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Diderot et la Société du baron d’Holbach/2/2

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Livre II


CHAPITRE II


1770-1774


Une statue est votée à Voltaire. — M. et madame Necker. — Ils attirent chez eux les gens de lettres. — Influence des philosophes. — Jean-Jacques Rousseau revient à Paris. — Les Confessions. — Lettre de madame d’Épinay au lieutenant de police, M. de Sartines. — Renvoi des parlements. — Le Chancelier de Maupeou. — Les Réflexions sur la jalousie, de Georges le Roy. — Querelle au sein de l’Académie. — Les Bonnets et les Chapeaux. — Départ de Diderot pour la Russie. — Séjour à la Haye. — Accueil que fait à Diderot Catherine II. — Entrevue de Diderot et de Falconet. — Retour à Paris.


Au moment même où Voltaire, par un excès de prudence très-blâmable séparait sa cause de celle de d’Holbach et de ses amis, ceux-ci venaient d’envoyer à Ferney le sculpteur Pigale, pour faire le portrait du patriarche.

L’érection d’une statue à l’auteur de tant de chefs-d’œuvre dramatiques, avait été décidée chez Necker, après une conférence dont Grimm a retracé la physionomie d’une façon très-plaisante dans sa Correspondance :

« Le dix-sept du mois d’avril, il s’est tenu chez madame Necker une assemblée de dix-sept vénérables philosophes, dans laquelle, après avoir dûment invoqué le saint Esprit, copieusement dîné, et parlé à tort et à travers sur bien des choses, il a été unanimement résolu d’ériger une statue à l’honneur de M. de Voltaire. Cette chambre des pairs de la littérature était composée des membres suivants : Je vais les nommer comme le hasard les avait placés au moment de la fonction la plus importante, c’est-à-dire à table, attendu que l’inégalité des forces étant compensée par l’égalité des prétentions, il n’a jamais été question dans cette chambre de fixer le rang ou la prérogative de qui que ce soit. À la dextre de madame Necker se trouva placé M. Diderot, ensuite M. Suard, M. le chevalier de Chastellux, M. Grimm, M. le comte de Schomberg, M. Marmontel, M. d’Alembert, M. Thomas, M. Necker, M. de Saint-Lambert, M. Saurin, M. l’abbé Raynal, M. Helvétius, M. Bernard, M. l’abbé Arnaud et M. l’abbé Morellet.

» Après le repas, il fut proposé d’ériger une statue à M. de Voltaire, et cette résolution passa unanimement à l’affirmative. M. Pigale, vers lequel M. l’abbé Raynal avait été député plusieurs jours auparavant pour le prier de se charger de l’exécution, et qui avait accepté cette proposition avec la plus grande joie, produisit l’ébauche d’une première pensée modelée en terre qui fut généralement admirée. Le prince de la littérature y est assis sur une draperie qui lui descend de l’épaule gauche par le dos, et enveloppe tout son corps par derrière. Il a la tête couronnée de lauriers ; la poitrine, la cuisse, la jambe et le bras droit nus. Il tient de la main droite, dont le bras est pendant, une plume. Le bras gauche est appuyé sur la cuisse gauche. Toute la position est de génie. Il y a dans la tête un feu, un caractère sublimes ; et si l’artiste réussit à faire passer ce caractère dans le marbre, cette statue l’immortalisera plus que tous ses précédents ouvrages. »

Cette résolution, prise chez madame Necker, le grand nombre des personnages qu’elle recevait prouvent combien son salon avait acquis d’importance ; et, en même temps, cela témoigne de l’habileté et du tact qu’elle dut déployer pour faire de son hôtel du Marais le centre de réunion de tant d’hommes distingués.

Madame Necker était la fille d’un M. Curchod, ministre de Crassi, village situé dans les montagnes qui séparent le pays de Vaud de la Franche-Comté. Dans la solitude où ses fonctions l’obligeaient à vivre, ce pasteur s’appliqua à donner à sa fille une éducation plus soignée que celle que recevaient alors les jeunes personnes. Pendant les courtes visites que fit à Lausanne mademoiselle Suzanne Curchod, dit Gibbon[1], qui en devint amoureux, comme un Anglais froid et sérieux peut l’être, « son esprit, sa beauté et son éducation furent le sujet des applaudissements universels. » M. Curchod étant mort, sa fille se retira à Genève, où elle vécut et soutint sa mère en donnant des leçons. En 1764, elle épousa M. Necker, et alla vivre à Paris. C’est sous son influence que le financier embrassa la carrière politique.

Jacques Necker, de Genève, était entré de bonne heure dans la maison de banque de M. Vernet, à Paris, et son aptitude aux affaires le fit remarquer du chef de la riche maison Thelusson, dont il devint l’associé. Reconnaissant ses capacités d’administrateur, la République de Genève le choisit pour son résident à la Cour de France. Nommé plus tard syndic de la Compagnie des Indes, il la défendit en 1769 contre les attaques de l’abbé Morellet, mais sans pouvoir empêcher sa chute, arrivée en 1770, l’année même où nous voyons les philosophes souscrire, chez lui, pour l’érection d’une statue à Voltaire.

Il ne paraît pas que ce soit la recherche de sa table qui attirât les gens de lettres chez le banquier. Grimm, dans une annonce comique, qu’il fait au nom de l’Église philosophique, dit : « Sœur Necker fait savoir qu’elle donnera toujours à dîner les vendredis : l’Église s’y rendra parce qu’elle fait cas de sa personne et de celle de son époux ; elle voudrait pouvoir en dire autant de son cuisinier[2]. »

Parmi le grand nombre des gens de talent, qui faisaient partie de la société de M. et madame Necker, l’absence des économistes n’aura pas échappé. Déjà l’opposition théorique, devenue plus tard une rivalité politique entre les philosophes et les économistes, commençait à se dessiner.

Quand madame Necker forma son salon, elle n’eut garde d’oublier Diderot. En 1765, il écrivait à Sophie[3] : « À propos, savez-vous qu’il ne tient qu’à moi d’être vain ! Il y a ici une madame Necker, jolie femme et bel esprit qui raffole de moi : c’est une persécution pour m’avoir chez elle. Suard lui fait sa cour avec une assiduité à tromper M. de ***, aussi le pauvre M. de *** l’est-il parfaitement, comme vous en jugerez par la mauvaise plaisanterie que je vais vous dire ! « Eh bien, lui disait M. ***, quelques jours avant son départ, on ne vous voit plus, tendre grenouille ? — Qu’est-ce que cela signifie, tendre grenouille ? — Eh ! oui, est-ce que vous ne passez pas à présent vos jours et vos nuits à soupirer au Marais. » Madame Necker demeure au Marais. C’est une Genevoise sans fortune, qui a de la beauté, des connaissances et de l’esprit, à qui le banquier Necker vient de donner un très-bel état. »

L’empressement de madame Necker à attirer chez elle les gens de lettres montre que cette habile personne avait conscience du profond changement qui s’était accompli depuis dix ans dans les rapports du gouvernement avec les directeurs de l’opinion publique. Ce n’était plus le temps, en effet, où on les enfermait à Vincennes et à la Bastille ; sans être encore arrivés au point où les ministres allaient sortir de leur rang, ils se faisaient écouter du pouvoir, et avaient accès auprès des plus hauts représentants de l’autorité.

Palissot et ses pareils allaient bientôt se trouver sans emploi. Quand survenait une attaque dirigée contre l’école philosophique, le lieutenant de police, M. de Sartines, s’adressait à Diderot pour savoir s’il y avait lieu d’en autoriser la publication. Le fait venait de se produire à l’occasion d’une comédie que l’auteur des Philosophes, protégé par le maréchal de Richelieu, se flattait de faire représenter[4].

À la communication de M. de Sartines, Diderot répondait : « Il ne m’appartient pas, monsieur, de vous donner des conseils ; mais si vous pouvez faire en sorte qu’il ne soit pas dit qu’on ait deux fois, avec votre permission, insulté en public ceux de vos concitoyens qu’on honore dans toutes les parties de l’Europe, dont les ouvrages sont dévorés de près et au loin ; que les étrangers révèrent, appellent et récompensent ; qu’on citera, et qui conspireront à la gloire du nom français, quand vous ne serez plus, ni eux non plus ; que les voyageurs se font un devoir de visiter et qu’ils se font honneur d’avoir connus lorsqu’ils sont de retour dans leur patrie, je crois, monsieur, que vous ferez sagement. Il ne faut pas que des polissons fassent une tache à la plus belle magistrature, ni que la postérité, qui est toujours juste, déverse sur vous une petite portion du blâme qui devrait résider tout entier sur eux. Pourquoi leur serait-il permis de vous associer à leurs forfaits ? Les philosophes ne sont rien aujourd’hui, mais ils auront leur tour : on parlera d’eux, on fera l’histoire des persécutions qu’ils ont essuyées, de la manière indigne et plate dont ils ont été traités sur les théâtres publics ; et si l’on vous nomme dans cette histoire, comme il n’en faut pas douter, il faut que ce soit avec éloge. Voilà mon avis, monsieur, et le voilà avec toute la franchise que vous attendez de moi ; je crains que ces rimailleurs-là ne soient moins les ennemis des philosophes que les vôtres. »

On voit, par cette lettre, quelle modification le temps avait apportée dans les dispositions du pouvoir vis-à-vis des philosophes. Ce changement sera rendu bien plus sensible encore par un incident que nous allons raconter.

Parmi les ennemis de l’école philosophique il en est un qui, jadis, avait été un de ses membres les plus fameux et qui en était devenu l’adversaire le plus dangereux et le plus acharné. Est-il besoin de nommer Jean-Jacques Rousseau ?

Nous avons vu qu’après avoir quitté l’Angleterre, Rousseau avait trouvé un asile au château de Trie, chez le prince de Conti. Deux mois après, sans donner aucune explication sur les motifs qui faisaient de cette résidence un séjour maussade, il pria madame de Luxembourg d’obtenir du prince la permission de quitter, sans encourir sa disgrâce, l’asile qu’il lui avait offert et de savoir s’il pouvait s’établir avec sécurité dans quelque endroit du royaume. Au mois de juin 1768, il quitta en effet cette habitation, se rendit à Lyon, puis à Grenoble, ensuite à Chambéry et enfin près de Bourgoin, en Dauphiné, où nous le trouvons installé à une demi-lieue de la ville, en février 1769. Mais il ne voulait pas donner un démenti à ceux qui l’appelaient le voyageur perpétuel. Après un séjour d’une année à Bourgoin, il revint à Paris.

Rousseau ne s’en cache pas, ce qui l’attirait dans la capitale, c’était le désir de donner à ses Confessions toute la publicité qu’elles pouvaient acquérir sans avoir recours à l’impression ; il se proposait à cet effet, d’en communiquer le manuscrit et d’en faire des lectures. « L’honneur et le devoir crient ; je n’entends plus que leurs voix. » Pour le sensible Jean-Jacques, l’honneur et le devoir consistaient à calomnier ses anciens amis, à outrager ses bienfaiteurs. À l’en croire, au milieu de la société où il a vécu, il ne se serait pas trouvé un seul honnête homme, que dis-je, partout il n’aurait rencontré que des monstres. Il fait exception, il est vrai, en faveur de deux personnes, de Duclos et de Condillac ; mais on remarquera qu’il n’a jamais vécu avec eux dans l’intimité, et que c’est uniquement à cela, sans doute, qu’ils doivent d’avoir été épargné par le misanthrope.

On pense quel scandale dut causer la lecture des Confessions durant l’hiver de 1770 à 1771. Plusieurs folliculaires, — Dorat entre autres, — en donnèrent des extraits. Parmi les personnes insultées dans les Confessions, la plupart méprisèrent l’injure, mais madame d’Épinay, plus impressionnable et plus maltraitée, ne put rester calme : pour sa tranquillité, elle écrivit au lieutenant de police la lettre suivante : « Il n’y a rien de si insupportable pour les personnes surchargées d’affaires, monsieur, que ceux qui n’en ont qu’une. C’est le rôle que je meurs de peur de jouer avec vous ; mais comptant, comme je le fais, sur votre amitié et sur votre indulgence, je dois vous dire encore que la personne dont je vous ai parlé hier matin a lu son ouvrage aussi à M. Dorat, à M. de Pesay et à M. Dusaulx : c’est une des premières lectures qui en aient été faites. Lorsqu’on prend ces messieurs pour confidents d’un libelle, vous avez bien le droit de dire votre avis, sans qu’on soit censé vous en avoir porté des plaintes. J’ignore cependant s’il a nommé les personnages à ces messieurs. Après y avoir réfléchi, je pense qu’il faut que vous parliez à lui-même avec assez de bonté pour qu’il ne puisse s’en plaindre, mais avec assez de fermeté cependant pour qu’il n’y retourne pas. Si vous lui faites donner sa parole, je crois qu’il la tiendra. Pardon mille fois, mais il y va de mon repos, et c’est le repos de quelqu’un que vous honorez de votre estime et de votre amitié, et qui, quoi qu’en dise Jean-Jacques, se flatte de la mériter. J’irai vous faire mes excuses et mes remerciements à la fin de cette semaine ; ne vous donnez pas la peine de me faire réponse, cela n’en demande pas ; je compte sur vos bontés ; cela me suffit. »

À partir de ce moment, le dangereux monomane dut se priver de sa plus douce jouissance : M. de Sartines le fit mander et lui interdit toute lecture de ses Mémoires dans les salons parisiens.

Cette condescendance de l’homme en place, était le prélude de la justice qu’on allait rendre aux gens de lettres les plus éminents. Nous les verrons bientôt, en effet, prendre une part directe aux affaires. La classe dirigeante, les gens de Cour, tomberont si bas, entraînant la France avec eux, que l’on sentira enfin la nécessité de remettre le pouvoir en des mains plus habiles et plus pures.

En attendant, le duc de Choiseul avait été exilé à sa terre de Chanteloup, le 24 décembre 1770[5] ; les Parlements enlevés, le 20 janvier 1771, et remplacés par des commissions à la tête desquelles le roi avait placé Maupeou. Cette révolution ne paraît avoir été mal vue des philosophes ; Voltaire, en particulier, écrivait à madame du Deffand : « Vous haïssez les philosophes, et moi je hais les tyrans bourgeois. J’ai abhorré, avec l’Europe entière, les assassins du chevalier de la Barre, les assassins de Calas, les assassins de Sirven, les assassins du comte de Lally. Je les trouve, dans la grande affaire dont il s’agit aujourd’hui, tout aussi ridicules que du temps de la Fronde. Ils n’ont fait que du mal, et ils n’ont produit que du mal[6], » et à d’Argental il disait : « Je trouve ces six actes (les six conseils) admirables, surtout si on trouve des acteurs. Il me paraît que la pièce réussit beaucoup auprès de tous les gens désintéressés. Il faut la jouer au plus tôt. Je la regarde comme un chef-d’œuvre qui doit enchanter la nation malgré la cabale[7]. » Cependant, la chute de Choiseul lui causait un vif chagrin. « Je vous conjure, écrivait-il à d’Argental, de me mander s’il est vrai que M. le duc de Choiseul ait été accusé de s’entendre avec le Parlement de Paris, et de fomenter sa très-condamnable désobéissance[8]. » C’était un protecteur que perdait le Patriarche, et sur lequel il croyait pouvoir compter en un besoin. Heureusement que la chute de Choiseul devait avoir pour résultat d’augmenter le crédit du duc de Richelieu[9], et de son neveu, le duc d’Aiguillon ; en sorte que le prudent vieillard ne pouvait pas manquer d’appui, le cas échéant. Malgré sa peur d’être persécuté, ce n’est pas le gouvernement qui allait lui faire une des blessures les plus profondes qu’il ait jamais reçues. Au commencement de l’année 1772, un livre parut, imprimé à Amsterdam et portant ce titre : Réflexions sur la jalousie pour servir de commentaire aux derniers ouvrages de M. de Voltaire. Or, ce livre était une attaque des plus acerbes contre Voltaire, à l’occasion des critiques, pour la plupart très-superficielles, et quelquefois malveillantes il faut le dire, qu’il avait faites des écrits de Buffon, de Montesquieu et d’Helvétius.

Il n’en fallait pas tant pour que le Patriarche, dont l’épiderme, comme on sait, était très-sensible, entrât en fureur. Il sentait bien que le coup ne pouvait venir de ses ennemis habituels. Il partait, en effet, d’une main plus ferme et plus exercée. Il s’adressa à tous ses amis de Paris pour savoir sur qui devait retomber sa colère. Un instant il soupçonna Diderot.

À tout hasard il écrivit, le 20 avril 1772, sa Lettre sur un écrit anonyme. Diderot ayant appris que Voltaire l’accusait d’avoir fait les Réflexions s’en défendit énergiquement et reçut du Patriarche la lettre suivante[10] qui prouve qu’à ce moment il en connaissait le véritable auteur : « Non, assurément, mon cher Philosophe, je ne vous ai jamais soupçonné d’avoir eu la moindre part à ce libelle que M. le Roy s’est diverti à faire contre moi. Il est très-permis sans doute de dire que je suis un plat auteur, un mauvais poète, un vieux radoteur ; mais il n’est pas honnête de dire que je suis jaloux et ingrat ; car, sur mon Dieu, je n’ai jamais été ni l’un ni l’autre.

» Je suis charmé que la petite leçon que M. le Roy m’a faite m’ait valu une de vos lettres, vous n’écrivez que dans les grandes occasions : vous consolez vos amis quand ils éprouvent des disgrâces. Je suis juste ; je n’en aime pas moins l’article Instinct, de M. le Roy, dans ce grand dictionnaire, sur lequel je vous fais, de mon côté, mes compliments de condoléance. J’en dois aussi à notre pauvre Académie. »

L’Académie était à cette époque divisée en deux parties : celle des chapeaux et des bonnets, c’est-à-dire des philosophes et de leurs ennemis. Au moment où Voltaire écrivait à Diderot, le parti des bonnets venait de remporter une victoire signalée : Delille et Suard n’avaient pu y entrer malgré l’appui des philosophes ; mais cet échec n’était pas irréparable ni le succès des bonnets définitif. Les philosophes, dans l’Académie comme en dehors d’elle, avaient pris des forces, et il est très-probable que si Diderot eût voulu en faire partie, il n’aurait pas trouvé alors l’opposition qu’il avait autrefois rencontrée. À son défaut, on y recevait de temps en temps la monnaie du Philosophe : Marmontel en faisait partie depuis 1764, Saint-Lambert y avait été admis en 1770, l’abbé Arnaud venait d’y entrer en 1771. On trouve dans la Correspondance de Diderot, à la date du 10 septembre 1768, une boutade contre la célèbre compagnie, qui prouve qu’il avait depuis longtemps renoncé à en faire partie. Il raconte à son amie une conversation qu’il avait eue avec deux Anglais, et dans laquelle ces étrangers remarquaient, à tort ou à raison, que notre langue avait atteint le dernier degré de perfection, tandis que la leur était restée presque barbare. « C’est, leur répliqua Diderot, que personne ne se mêle de la vôtre, et que nous avons quarante oies qui gardent le Capitole. Comparaison, ajoute Diderot, qui leur parut d’autant plus juste, qu’ainsi que les oies romaines, les nôtres gardent le Capitole et ne le défendent pas[11]. »

Depuis qu’il avait été l’objet des bontés de l’Impératrice, Diderot caressait le projet d’aller la remercier. Enfin, le 10 mai 1873, il partit pour la Haye, où il devait prendre M. de Nariskin, chambellan de Catherine, et continuer avec lui son voyage en Russie. Un autre motif l’attirait à la Haye. M. de Galitzin, après quelque temps de disgrâce, avait été nommé par Catherine II, ambassadeur en Hollande, et le Philosophe se faisait un plaisir de revoir son ami et son bienfaiteur. Le prince avait épousé, en 1768, une jeune Allemande, et ce mariage paraît ne pas avoir été étranger au mécontentement de sa souveraine. La princesse était, au dire de Diderot, une femme très-vive, très-gaie,très-spirituelle et d’une figure assez aimable ; « plus qu’assez jeune, instruite et pleine de talents ; elle a lu ; elle sait plusieurs langues ; c’est l’usage des Allemandes ; elle joue du clavecin et chante comme un ange ; elle est pleine de mots ingénus et piquants ; elle est très-bonne : elle disait hier à table que la rencontre des malheureux est si douce, quand on peut leur venir en aide, qu’elle pardonnerait volontiers à la Providence d’en avoir jeté quelques-uns dans les rues. Nous avions un butor qui se repentait de ne s’être pas fait peindre à Paris ; elle lui demanda s’il n’y était pas du temps d’Oudry[12]. Elle est d’une extrême sensibilité ; elle en a même un peu trop pour son bonheur. Comme elle a des connaissances et de la justesse, elle dispute comme un petit lion. Je l’aime à la folie et je vis entre le prince et sa femme comme entre un bon frère et une bonne sœur[13]. »

Le séjour du Philosophe à la Haye fut pour lui l’occasion d’une foule d’observations qu’il a recueillies dans ses notes intitulées : Voyage de Hollande. Au commencement de cet opuscule, il donne des règles très-judicieuses pour voyager avec fruit. « L’esprit d’observation est rare, dit-il ; quand on l’a reçu de la nature, il est encore facile de se tromper par précipitation. Le sang-froid et l’impartialité sont presque aussi nécessaires au voyageur qu’à l’historien[14].

» Une des fautes les plus communes, c’est de prendre, en tout genre, des cas particuliers pour des faits généraux, et d’écrire sur ses lettres en cent façons différentes : À Orléans, toutes les aubergistes sont acariâtres et rousses. Vous abrégerez votre séjour et vous vous épargnerez bien des erreurs si vous consultez l’homme instruit et expérimenté du pays sur les choses que vous désirez savoir. L’entretien avec des hommes choisis dans les diverses conditions, vous instruira plus en deux matinées, que vous ne recueilleriez de dix ans d’observations et de séjour. »

Il eut encore le plaisir de retrouver en Hollande un ancien ami, qu’il avait connu jadis chez d’Holbach, le baron de Gleichen, du temps qu’il était ministre de Danemark en France. « On n’a guère plus de lumières, plus d’esprit, de finesse et de goût que lui ; nous fîmes ensemble plusieurs voyages, entre autres celui de Harlem. Nous allâmes à l’opéra comique ; on joua les Chasseurs, avec Zémire et Azor, en hollandais ou en flamand, nous n’entendîmes que la musique et ne sentîmes que plus vivement le mérite de Grétry ; quelque facilité qu’aient les vers du poète, ils nous parurent autant de poids attachés aux pieds du cygne à qui ils ôtaient la légèreté de son vol. M. le baron de Gleichen avait beaucoup d’esprit ; se croyait malade et il était promené de contrées en contrées par son imagination et des ascarides. Je ne cessais de lui dire : « Monsieur le baron, savez-vous ce que vous faites ? Vous cherchez un médecin qui vous tue et vous le trouverez[15]. »

Vers la fin d’août 1773, Diderot partit pour Pétersbourg en compagnie de M. de Nariskin, dans une bonne voiture et à petites journées. Il espérait trouver Grimm en Russie ; mais il apprit avec chagrin que le voyage de son ami était ajourné.

L’Impératrice lui fit l’accueil le plus doux. Tous les jours, il lui était permis d’entrer dans son cabinet, depuis trois heures jusqu’à cinq ou six. « J’entre, écrit-il à Sophie, on me fait asseoir, et je cause avec la même liberté que vous m’accordez ; et, en sortant, je suis forcé d’avouer à moi-même que j’avais l’âme d’un homme esclave dans le pays qu’on appelle des hommes libres, et que je me suis trouvé l’âme d’un homme libre dans le pays qu’on appelle des esclaves. Ah ! mes amis, quelle souveraine ! quelle extraordinaire femme ! On n’accusera pas mon éloge de vénalité, car j’ai mis les bornes les plus étroites à sa munificence..... Sa Majesté impériale et le général Betzky, son ministre, m’ont chargé de l’édition du plan et des statuts des différents établissements que la souveraine a fondés dans son empire, pour l’instruction de la jeunesse et le bonheur de tous ses sujets[16]. »

Dès son arrivée à Pétersbourg, Diderot s’empressa d’aller voir Falconet, qui le reçut froidement, et lui exprima son très-grand regret de ne pouvoir le loger chez lui. À cette déclaration inattendue, le Philosophe prit la plume et écrivit à M. de Nariskin pour le prier de le recevoir dans sa maison. Le prince l’envoya chercher en voiture et le garda jusqu’au moment de son départ ; mais Diderot n’oublia jamais le procédé de Falconet. Cette déception fut compensée par la joie qu’il eut de revoir Grimm, sur lequel il ne comptait plus. En revenant de Russie, Diderot, bien qu’il y eût été engagé par Frédéric, ne voulut pas passer par Berlin[17] ; il retourna à la Haye, où il demeura encore quelques mois. C’est pendant ce séjour qu’il fit sa réfutation du livre d’Helvétius, intitulé l’Homme. Enfin, il arrivait à Paris dans les premiers jours d’octobre 1774, après une absence de quinze mois. Madame de Vandeul paraît persuadée que ce long voyage a abrégé les jours de son père. Elle le trouva maigre et changé, « mais toujours gai, sensible et bon, » sensible surtout. Lui-même le reconnaissait : « J’avais pensé, disait-il[18], que les fibres du cœur se racorniraient avec l’âge, il n’en est rien ; je ne sais si ma sensibilité ne s’est pas augmentée : tout me touche, tout m’affecte. »




  1. Voy. les Mémoires de Gibbon.
  2. Voy. Correspondance littéraire, janvier 1770.
  3. Lettre du 18 août.
  4. La preuve de la connivence du maréchal éclate dans cette lettre que lui écrit Voltaire. « On dit que vous protégez prodigieusement une nouvelle pièce de Palissot, intitulée : le Satirique ; c’est un beau grenier à tracasseries. Je sais que vous faites la guerre aux philosophes, ne pouvant plus la faire aux anglais et aux allemands : cela vous amuse, et c’est toujours beaucoup. Puissiez-vous vous amuser pendant tout le siècle où nous sommes ! vous en avez fait l’ornement, et vous en ferez la satire mieux que personne. » Malheureusement pour la mémoire de Voltaire, sa Correspondance contient plusieurs lettres de ce genre, qui font tache dans sa vie.
  5. Ce fat, plus autrichien que français, se flattait d’être l’ennemi personnel du grand Frédéric. Quelqu’un demandant en sa présence quel était l’auteur de vers outrageants contre ce prince (vers commandés à la fabrique de Palissot), l’auteur ? dit Choiseul, c’est moi !
  6. Lettre du 5 mai 1771.
  7. La révolution de Maupeou, saluée par Voltaire, fut approuvée par Turgot. Elle rendait la justice gratuite, supprimait la vénalité des charges, réduisait le ressort immense du parlement de Paris, dont la juridiction s’étendait à Arras et à Lyon, ce qui imposait des voyages ruineux aux plaideurs.

    Diderot a dit, à l’occasion d’un livre où Voltaire faisait l’éloge de Turgot et qui fut brûlé par la main du bourreau : « Après la Sorbonne, le corps le plus ignorant est le Parlement. » (Voy. la Vie de Voltaire, par l’abbé du Vernet.) Plus tard, il est vrai, dans la réfutation du livre de l’Homme, le Philosophe approuva le rappel des Parlements, mais cette approbation est postérieure au scandale causé par l’affaire Beaumarchais et Goësmon, laquelle dut modifier profondément l’opinion sur les commissions Maupeou.

  8. 17 avril 1771.
  9. En haine de Choiseul et pour contre-balancer son influence, le maréchal duc de Richelieu s’était associé avec un valet, Lebel, pour donner une maîtresse à Louis XV : le choix de ces deux pourvoyeurs du prince tomba sur Jeanne Bécu, plus connue sous le nom de la Du Barry. Le digne courtisan réussit dans son dessein, car la nouvelle favorite finit par faire sauter Choiseul. Parlant du ministère de Choiseul, le maréchal disait : « Pendant que M. de Choiseul gouvernait pour le roi, madame de Gramont gouvernait son frère, gouvernée elle-même par mademoiselle Julie, camériste-favorite, servante-maîtresse, mais esclave à son tour d’un petit chien frisé et musqué, qui par conséquent gouvernait la France. » (V. Nouveaux mémoires de Richelieu, par M. de Lescure.)
  10. En date du 17 mai 1772.
  11. Voltaire n’avait pas grande confiance dans la compétence des assemblées, parlementaires ou académiques. Il disait à propos de celle-ci : « Quand les hommes sont réunis, leurs oreilles s’allongent. »
  12. Célèbre peintre d’animaux. Il a fait les dessins des fables de la Fontaine.
  13. Lettre à Sophie du 22 juillet 1773.
  14. À propos de l’abus des voyages, on trouve, dans une autre lettre, cette réflexion de Diderot : « Pour moi, je n’approuve qu’on s’éloigne de son pays que depuis dix-huit ans jusqu’à vingt-cinq. Il faut qu’un jeune homme voie par lui-même qu’il y a partout du courage, des talents, de la sagesse et de l’industrie, afin qu’il ne conserve pas le préjugé que tout est mal ailleurs que dans sa patrie ; passé ce temps, il faut être à sa femme, à ses enfants, à ses concitoyens, à ses amis, aux objets des plus doux liens. Or ces liens supposent une vie sédentaire. Un homme qui passerait sa vie en voyage, ressemblerait à celui qui s’occuperait du matin au soir à descendre du grenier à la cave, et à remonter de la cave au grenier, examinant tout ce qui embellit ses appartements, et ne s’asseyant pas un moment à côté de ceux qui les habitent avec lui. »
  15. Dans sa Correspondance, Diderot remarque que les médecins ne font pas attention aux symptômes moraux, dans les maladies. « Je crois, dit-il, qu’ils ont tort. On est bien malade quand on perd son caractère : on se porte mieux quand on le reprend. » (Voy. Lettres à mademoiselle Voland.)
  16. Mademoiselle de Lespinasse a raconté dans ses Lettres une anecdote qui donne le ton des conversations qu’avait le Philosophe avec Catherine II. « Ils disputaient souvent ; un jour que la dispute s’anima plus fort, la Czarine s’arrêta en disant : « Nous voilà trop échauffés pour avoir raison ; vous avez la tête vive, moi je l’ai chaude, nous ne saurions plus ce que nous dirions. — Avec cette différence, dit Diderot, que vous pourriez dire tout ce qu’il vous plairait sans inconvénient et que moi je pourrais manquer. — Eh fi donc ! reprit la Czarine, est-ce qu’il y a quelque différence entre les hommes ? » Une autre fois elle lui disait : « Je vous vois quelquefois âgé de cent ans et souvent, aussi, je vous vois un enfant de douze. »
  17. À ce sujet, d’Alembert écrivait au roi de Prusse : « Je suis fâché que le phénomène encyclopédique dont V. M. me fait l’honneur de me parler, n’ait fait que raser l’horizon de Berlin. Je suis persuadé que V. M., en l’observant de plus près, l’aurait trouvé digne de quelque attention. Je l’avais fort exhorté et fort invité à se laisser voir du plus grand astronome de notre siècle ; je l’avais assuré que les lunettes de cet astronome étaient très-bénévoles, quoique très-exactes. Il a eu peur de l’astronome et j’en suis fâché ; car je suis bien sûr que l’astronome n’aurait pas été mécontent de son observation, et qu’il m’aurait fait l’honneur de m’écrire : J’ai trouvé vrai tout ce que vous m’avez dit du phénomène encyclopédique. »
  18. Lettre du 3 septembre 1774, à mademoiselle Voland.