Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 42
Il faut prendre Jésus-Christ comme on nous le donne. Nous ne pouvons juger de ses mœurs que par la conduite qu’on lui attribue. Nous n’avons ni de Clarendon ni de Hume qui ait écrit sa vie. Ses évangélistes ne lui imputent d’autre action d’homme violent et emporté que celle d’avoir battu[1] et chassé très-mal à propos les marchands de bêtes de sacrifice, qui tenaient leur boutique à l’entrée du temple. À cela près, c’était un homme fort doux, qui ne battit jamais personne ; et il ressemblait assez à nos quakers, qui n'aiment pas qu'on répande le sang. Voyez même comme il remit l'oreille à Malchus[2], quand le très-inconstant et très-faible saint Pierre eut coupé l'oreille à cet archer du guet[3], quelques heures avant de renier son maître. Ne me dites point que cette aventure est le comble du ridicule, je le sais tout aussi bien que vous ; mais je suis obligé, encore une fois, de ne juger ici que d'après les pièces qu'on produit au procès.
Je suppose donc que Jésus a été toujours honnête, doux, modeste ; examinons en peu de mots comment les chrétiens l'ont imité, et quel bien leur religion a fait au genre humain.
Il ne sera pas mal à propos de faire ici un petit relevé de tous les hommes qu'elle a fait massacrer, soit dans les séditions, soit dans les batailles, soit sur les échafauds, soit dans les bûchers, soit par de saints assassinats, ou prémédités, ou soudainement inspirés par l'esprit.
[4]Les chrétiens avaient déjà excité quelques troubles à Rome lorsque, l'an 251 de notre ère vulgaire, le prêtre Novatien disputa ce que nous appelons la chaire de Rome, la papauté, au prêtre Corneille : car c'était déjà une place importante, qui valait beaucoup d'argent, et précisément dans le même temps la chaire de Carthage fut disputée de même par Cyprien, et un autre prêtre nommé Novat, qui avait tué sa femme à coups de pied dans le ventre[5]. Ces deux schismes occasionnèrent beaucoup de meurtres dans Carthage et dans Rome. L'empereur Décius fut obligé de réprimer ces fureurs par quelques supplices : c'est ce qu'on appelle la grande, la terrible persécution de Décius. Nous n'en parlerons pas ici ; nous nous bornerons aux meurtres commis par les chrétiens sur d'autres chrétiens. Quand nous ne compterons que deux cents personnes tuées ou grièvement blessées dans ces deux premiers schismes, qui ont été le modèle de tant d'autres, nous croyons que cet article ne sera pas trop fort.
[7]Le tout calculé ne montera qu’à la somme de neuf millions quatre cent soixante-huit mille huit cents personnes, ou égorgées, ou noyées, ou brûlées, ou rouées, ou pendues, pour l’amour de Dieu. Quelques fanatiques demi-savants me répondront qu’il y eut une multitude effroyable de chrétiens expirants par les plus horribles supplices, sous les empereurs romains avant Constantin ; mais je leur dirai, avec Origène[8], « qu’il y a eu très-peu de persécutions, et encore de loin à loin ». J’ajouterai : Quand vous auriez eu autant de martyrs que la Légende dorée[9] et dom Ruinart le bénédictin en étalent, que prouveriez-vous par là ? Que vous avez toujours été intolérants et cruels ; que vous avez forcé le gouvernement romain, ce gouvernement le plus humain de la terre, à vous persécuter, lui qui donnait une liberté entière aux Juifs et aux Égyptiens ; que votre intolérance n’a servi qu’à verser votre sang, et à faire répandre celui des autres hommes vos frères ; et que vous êtes coupables non-seulement des meurtres dont vous avez couvert la terre, mais encore de votre propre sang, qu’on a répandu autrefois. Vous vous êtes rendus les plus malheureux de tous les hommes, parce que vous êtes les plus injustes.
Qui que tu sois, lecteur, si tu conserves les archives de ta famille, consulte-les, et tu verras que tu as eu plus d’un ancêtre immolé au prétexte de la religion, ou du moins cruellement persécuté (ou persécuteur, ce qui est encore plus funeste). T’appelles-tu Argyle, ou Perth, ou Montrose, ou Hamilton, ou Douglas[10] ? Souviens-toi qu’on arracha le cœur à tes pères sur un échafaud pour la cause d’une liturgie et de deux aunes de toile. Es-tu Irlandais ? Lis seulement la déclaration du parlement d’Angleterre, du 25 juillet 1643 : elle dit que, dans la conjuration d’Irlande, il périt cent cinquante-quatre mille protestants par les mains des catholiques. Crois, si tu veux, avec l’avocat Crooke, qu’il n’y eut que quarante mille hommes d’égorgés, sans défense, dans le premier mouvement de cette sainte et catholique conspiration. Mais quelle que soit ta supputation, tu descends des assassins ou des assassinés. Choisis, et tremble. Mais toi, prélat de mon pays, réjouis-toi, notre sang t’a valu cinq mille guinées de rente[11].
Notre calcul est effrayant, je l’avoue ; mais il est encore fort au-dessous de la vérité. Nous savons bien que si on présente ce calcul à un prince, à un évêque, à une chanoine, à un receveur des finances, pendant qu’ils souperont avec leurs maîtresses, et qu’ils chanteront des vaudevilles orduriers, ils ne daigneront pas nous lire. Les dévotes de Vienne, de Madrid, de Versailles, ne prendront même jamais la peine d’examiner si le calcul est juste. Si par hasard elles apprennent ces étonnantes vérités, leurs confesseurs leur diront qu’il faut reconnaître le doigt de Dieu dans toutes ces boucheries ; que Dieu ne pouvait moins faire en faveur du petit nombre des élus ; que Jésus étant mort du dernier supplice, tous les chrétiens, de quelque secte qu’ils soient, devraient mourir de même ; que c’est une impiété horrible de ne pas tuer sur-le-champ tous les petits enfants[12] qui viennent de recevoir le baptême, parce qu’alors ils seraient éternellement heureux par les mérites de Jésus, et qu’en les laissant vivre on risque de les damner. Nous sentons toute la force de ces raisonnements ; mais nous allons proposer un autre système, avec la défiance que nous devons avoir de nos propres lumières.
- ↑ Jean, ii, 15.
- ↑ Luc, xxii, 51.
- ↑ Il y a dans l'anglais to that constable. On l'a traduit par archer du guet. (Note de Voltaire.)
- ↑ Cet alinéa et presque toute la fin de ce chapitre étaient, en 1771, transcrits dans l'article Massacres des Questions sur l'Encyclopédie ; voyez tome XX, page 49.
- ↑ Histoire ecclésiastique. (Note de Voltaire.)
- ↑ Année 313. (Note de Voltaire.)
- ↑ Cet alinéa n’était pas compris dans la citation faite, en 1771, dans l’article Massacres des Questions sur l’Encyclopédie. Immédiatement après le total 9,468,800 on lisait : Qui que tu sois, etc. (B.)
- ↑ Origène contre Celse, l. III, ch. viii. (Note de Voltaire.) — Voici le texte d’Origène : « Pauci per intervalla temporum et facile numerabiles pro christiana religione mortem obierunt. »
- ↑ Voyez tome XIII, page 175.
- ↑ Voyez tome XV, page 301.
- ↑ Fin de la citation dans l’article Massacres des Questions sur l’Encyclopédie, en 1771. (B.)
- ↑ Voyez tome XXV, page 97.