Dieu et patrie/37

La bibliothèque libre.

VI


La nuit tardive de mai descendait paisiblement, un air très doux caressait le visage brûlant de Michelle. Ainsi qu’une voleuse, elle se glissa par la porte, soigneusement huilée aux gonds par Mina. Elle entendit les serviteurs causer pendant ce repas du soir, toujours prolongé par eux, leur journée étant terminée, puis elle passa ainsi qu’une ombre.

Les êtres du logis lui étaient familiers ; elle traversa l’antichambre qu’éclairait une lanterne de couleur, le grand escalier de marbre où une statue, de grandeur naturelle, tenait un globe opaque qu’illuminait une lampe.

Au premier étage, la nuit devenait absolue : les enfants couchés, on avait éteint les girandoles ; mais elle savait se guider, ayant aux lèvres de ferventes invocations. Le tapis assourdissait ses pas qu’elle faisait aussi silencieux qu’une criminelle…

Enfin, elle toucha le bouton de la porte, le tourna avec précaution. Une simple veilleuse éclairait la chambre. Deux petits lits de cuivre doré s’allongeaient sur le même plan, une table ronde, une armoire à glace, des sièges en tapisserie et bambou, une grande bibliothèque étagère et, à terre, une natte aux couleurs vives, tel était l’aspect de l’appartement bien connu de la mère. Rien n’était changé.

Le lit le plus voisin de l’entrée était celui de Wilhem. Le petit garçon dormait déjà. Son souffle régulier scandait le silence.

Sa mère alla près de lui. Elle le contempla les mains jointes, muette d’émotion, n’osant troubler ce repos. Elle se pencha, effleura le front de l’enfant avec d’infinies précautions. Lui ne s’éveillait pas, il balbutiait des mots dans l’agitation de son rêve, des phrases hachées sortaient de ses lèvres :

« Je l’ai pris… le drapeau français !

— Comme tu es Allemand, soupira la mère, tu es le portrait de ton père, oh ! mon chéri, tu ignores ma présence près de toi ! »

Elle se retourna pour aller à Heinrich.

Le petit, assis sur son lit, comme en extase, la fixait, silencieusement, les bras étendus vers elle.

Elle s’élança, l’étreignit, tandis que, s’accrochant à elle :

« Oh ! toi, enfin ! J’ai cru à une vision tout à l’heure ; mais, non, je te tiens, mère, tu ne me quittes plus. »

Elle s’était assise sur le bord de la couchette, en proie à une telle émotion que les sons ne pouvaient venir à ses lèvres.

« Pourquoi tu nous as quittés ? reprenait Heinrich.

— Parle bas, mon trésor, je suis obligée à me cacher pour t’embrasser, on est si méchant, si injuste pour moi ! Tu penses bien que si je suis partie c’est qu’on m’y a forcée !

— Tante Edvig est une méchante !

— Il faut prier Dieu de changer son cœur. Elle t’aime toi, ton frère et ta sœur avec un grand dévouement.

— Moi, j’aime ma maman. Je n’ai plus de papa, alors je veux aller avec ma maman.

— Mon mignon aimé, on m’a mise hors de la voie. On t’a dit que j’avais mal fait, que j’avais trahi ton père et vous ; ne le crois pas, ne le crois jamais ; explique-le à Wilhem. Si, en ce moment, je devais paraître devant Dieu, je le jurerais. Crois-le, mon fils, toute ta vie, et quoi qu’on te dise, quand je ne serai plus là.

— Comment, tu pars encore ?

— Il le faut.

— Emmène-nous.

— Oh ! comme je le voudrais ! Mais je ne suis pas libre, on m’espionne. Ensuite, je suis si pauvre, je n’aurai que ce que je puis gagner pour vivre.

— Moi, je t’aiderai.

— Pauvre petit, tu es trop faible !

— Crois pas cela : j’enlève le gros haltère du gymnase.

— Je ne peux pas, je ne peux pas…

— Alors, je mourrai de chagrin. Prends-moi, mère, avec toi, dis, n’importe où ! »

Michelle sentait son cœur se briser. N’était-ce pas une loi contre nature qui la condamnait ? Une Vierge, au fond de la chambre, rayonnait derrière la mince clarté de la veilleuse.

« Mère de douleur, priez pour moi ! » gémit la pauvre femme en se levant, après avoir mis un dernier baiser sur le front de son fils qu’elle borda dans son lit.

D’un pas de somnambule, elle passa dans la chambre de Frida.

Si elle se fût retournée à ce moment, elle eût aperçu Heinrich glisser doucement hors de ses draps et, avec une rapidité silencieuse, mettre ses bas, ses vêtements, chercher dans son tiroir un mouchoir, son couteau, sa bourse, ses billes d’agate et ensuite descendre à pas de loups… Il franchit la petite porte que lui indiquait une bouffée d’air frais et il se cacha dans un massif de lauriers, l’œil sur la sortie.

« Ah ! se dit l’enfant, tu ne m’échapperas pas, je te suivrai quand même. »

Pendant cette scène muette, Michelle était allée s’agenouiller près du berceau de Frida. Le bébé dormait calme, rose et tiède, ses petits poings fermés reposaient sur le drap brodé.

Et comme la veilleuse éclairait mal, la mère prit une bougie et revint, voulant bien voir ce visage d’ange, s’en graver les traits dans les yeux. La clarté soudaine causa une agitation à Frida. À travers ses paupières closes, elle vit le rayon lumineux, elle se retourna, murmurant :

« Tante Edvig ! »

Ah ! ce nom dans le sommeil de son enfant ! Michelle s’enfuit. Sa chambre à elle était tout près, elle y possédait des choses aimées, des souvenirs, elle y entra. La petite clé de son bureau était cachée dans un tiroir, elle le prit, ouvrit le meuble. Ce qui frappa sa vue tout d’abord, ce furent quelques rouleaux d’or, le reste de la pension mensuelle que lui faisait généreusement son mari. Elle ne les toucha pas. Dans un autre tiroir, elle recueillit des lettres de sa mère, une vieille image ayant appartenu à sa grand’mère, et la livre d’heures de son père, conservé pieusement à travers les années et qui avait fait partie de son mince bagage d’enfant lorsqu’elle émigra de Paris en Bretagne. Il y avait vingt ans ! oui, vingt ans ! Que d’événements en ces années, mon Dieu ! Alors elle était une fillette de six ans, orpheline, et aujourd’hui elle était veuve, abandonnée, rejetée. Les meurtrissures de la vie, elle les connaissait toutes. L’expérience cruelle l’avait heurtée de ses angles aigus, elle se débattait seule désormais entre les vagues furieuses comme un pauvre navire démâté, sans gouvernail et sans pilote, mais que guide toujours l’étoile des croyants.