L’Antoniade/Troisième Âge/Dieu seul !

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DIEU SEUL !

Séparateur

l’ange de la solitude.


 
L’Esprit de Dieu jamais n’agit dans le tumulte ;
Le Paradet se plait dans le désert inculte ;
L’azur calme et brillant n’est jamais reflété
Dans le cœur orageux ou le lac agité. —
Lorsque Dieu veut parler a quelque âme embrasée
Et sur elle répandre une douce rosée,
La séparant du monde, il l’attire au désert,
Et là, dans le secret, se montre à découvert !
Moi, l’Ange du silence et de la solitude,
L’Ange de la douleur, que fuit la multitude ;
Moi, j’aime les grands bois ; j’habite les hauts-lieux,
Où jamais n’ont mugi les torrents populeux. —
Ah ! le Démon me craint ! le monde me redoute !
La chair tremble et pâlit, quand une âme m’écoute !
Mon regard terrine ; il glace au fond du cœur
De tout homme charnel le sourire moqueur !
Le sentier où je marche est parsemé d épines ;
On y cueille l’absinthe et d’amères racines ;
On y voit le cilice et le sac et la croix,
Instruments de souffrance et d’ivresse à la fois !
Là, le jeûne ascétique enflamme la prière ;
Comme un aigle, l’esprit plane dans la lumière ;
Là, toute chair revêt de mystiques pâleurs,
Et l’âme goûte en paix la volupté des pleurs !
L’âme y souffre avec joie ; et la chair, dans l’ivresse,
En se fortifiant, partage sa tristesse !
Oh ! c’est là que l’amour, divine passion,
Mélange d’agonie et d’exultation,
Dans l’étroite cellule et l’obscur oratoire,
Accomplit devant Dieu son œuvre expiatoire !
C’est là qu’en ses transports l’extatique douleur
Des maux universels sonde la profondeur ! —
L’humanité coupable a besoin de victimes !
Il faut un contre-poids au fardeau de ses crimes !
C’est le décret du ciel, la loi de tous les temps,
Que les bons, en priant, souffrent pour les méchants ;

Que les Saints soient punis pour tout le siècle impie ;
Que l’amour intercède et l’innocence expie !
Ô vous, qui possédez les fragiles trésors,
Les vains et faux plaisirs de l’esprit et du corps ;
Vous, qui n’avez joui que d’un bonheur factice :
Vous ne comprenez pas ce divin sacrifice !
Vous ne comprenez pas qu’une âme, en s’isolant,
Se fasse ainsi victime, — holocauste vivant !
Vous ne comprenez pas, dans votre ivresse molle,
Que pour vous elle prie, elle souffre et s’immole ;
Et qu’apaisant ainsi la colère de Dieu,
Sous vos pieds elle ferme un abîme de feu !
Mais l’Ange la comprend ! mais Dieu la récompense !
Mais le ciel tout entier la contemple en silence ;
Et pour la foule ingrate acceptant ses douleurs,
Éteint dans son amour tous les foudres vengeurs ! —
Du moine recueilli, du prêtre et du fidèle,
Le Christ, austère et doux est l’éternel Modèle !
Le Christ, en répandant sa doctrine d’amour,
D’une sainte tristesse a marqué son séjour.
Le Christ, du froid berceau jusqu’au sanglant Calvaire,
Fut l’exemple vivant de l’Évangile austère !
Le terme de la vie étant l’éternité,
L’homme doit y marcher avec solennité !
Par un Dieu qui pleura, la tristesse est bénie ;
La tristesse toujours à l’amour est unie ;
Les fruits les plus divins sont arrosés de pleurs ;
Le lys de chasteté croît au sein des douleurs ;
Le bandeau glorieux, l’auréole royale,
Le signe rayonnant de splendeur virginale,
C’est la tristesse austère au front de l’humble enfant
Que le monde joyeux insulte en triomphant : —
La tristesse rayonne en sa pâleur mystique ;
C’est l’attrayant éclat d’une âme apostolique ;
C’est le reflet divin projeté par la croix,
La sainte ressemblance avec le Roi des rois !
Et chaque Règle écrite, et chaque monastère,
L’Orient, l’Occident, l’Église tout entière,
Et la nature et l’Art ont partout constaté
De l’innocence en pleurs l’invincible beauté !


marie-antonie.


Ange de la tristesse et de la solitude,
Prends pitié de mon âme, en ta sollicitude !
Suppliante à tes pieds, je me jette à genoux :
Prends pitié de mon âme, incomprise de tous ! —
Sous le toit paternel, je me sens étrangère ;
Au sein des flots humains je reste solitaire !

Prends pitié de mon âme, Ange ami du désert :
Toute plainte me semble un ravissant concert !
Je fuis toute gaîté ; c’est la douleur que j’aime !
Pour moi, l’extrême ivresse est dans le deuil extrême
Chaque soupir en moi trouve un intime accent ;
Je touche à tous les points d’un cercle tressaillant ;
Comme un plomb, la douleur sur moi tombe et retombe
Sous le poids de la croix je fléchis et succombe !
En moi, je sens passer d’électriques frissons ;
Mon âme est une lyre aux sympathiques sons !
Dans mon isolement, je tiens par chaque fibre
À tout membre qui souffre, à tout âme qui vibre !
Des cœurs les plus navrés centre retentissant,
J’entends gémir en moi comme un luth frémissant !
Hélas ! des maux de tous suis-je donc solidaire ?
Dois-je prendre ma croix et monter au Calvaire ?


l’ange de la solitude.


Il ne sait pas aimer, qui ne sait pas souffrir ;
Une Vierge l’a dit : « Ou souffrir ou mourir ! »
De l’âme la souffrance est l’aliment céleste ;
L’amour par la douleur se prouve et manifeste ;
La douleur nous épure et grandit devant Dieu ;
Il ne sait rien celui que n’atteint pas ce feu !
La tristesse féconde exalte le génie ;
Les sanglots de l’amour sont des chants d’harmonie ! —
Enfant du sacrifice et de la passion,
Aimer, souffrir, prier, — c’est ta vocation ;
Ton âme attire et meut des âmes satellites ;
Avec elles vers Dieu, sans cesse tu gravites ;
Tu n’es pas isolée, et dans ton oraison,
Comme avec les anneaux d’un mystique chaînon,
Vers le trône de Dieu tu soulèves les âmes !
Vierge épouse divine, heureuse entre les femmes,
Dieu t’appelle au désert, où, s’unissant à toi,
Il te révélera les secrets de la foi ;
T’abreuvant de douleur pour t’enivrer de joie,
Dans l’abîme d’amour où l’âme enfin se noie,
Perdant le souvenir de tout objet mortel,
Tu ne sentiras plus que l’Être Essentiel ;
Ton âme, au ciel des cieux, de lumière inondée,
Dans l’extatique oubli doucement absorbée,
Par l’astre intérieur verra l’éclat produit :
L’excès de la lumière engendrera la nuit ! —
Nuit obscure pour l’âme, et pourtant lumineuse ;
Nuit que n’éclaire plus une lueur trompeuse ;
Nuit divine, où les sens, l’âme et ses facultés,
Semblent s’éteindre au sein d’embrasantes clartés !…
 La douleur et l’amour ! sublime et doux mystère
Qu’ignorent l’égoïste et la foule vulgaire !

Sublime et doux mystère, éclairé par la Croix,
Et compris par tous ceux qu’en des sentiers étroits
J’ai vu marcher, vêtus du sac et du cilice,
La douleur et l’amour, ineffable délice !


marie-antonie.


Ô Dieu, source d’amour, mon principe et ma fin,
Donne-moi pour t’aimer un cœur de séraphin !
Que par toi la science en moi soit abolie,
Et que de l’amour seul domine la folie !
Avec joie, à toi seul consacrant tous mes jours,
Et dans un seul amour fondant tous les amours,
Languissant d’une soif qu’ici-bas rien n’apaise,
Au milieu des humains tout m’attriste et me pèse ! —
Il ne sait pas aimer, qui ne sait pas souffrir ;
Une Vierge l’a dit : « Ou souffrir ou mourir ! »
J’aime et je veux souffrir ; je consacre ma vie
À prier, à souffrir pour sauver la patrie ;
À prier, à souffrir pour les hommes d’État,
Pour tous ceux que la gloire expose à trop d’éclat ;
À prier, à souffrir, comme sainte Thérèse,
Pour attirer du ciel sur chaque diocèse
Les bénédictions, les grâces, les faveurs,
Qui rallument l’amour, l’héroïsme des cœurs ;
À prier, à souffrir, pour tous ceux de mes frères
Qui jamais vers le ciel n’élèvent leurs prières ;
Pour tous ceux que l’erreur égare en des sentiers
Où, sans atteindre au but, se déchirent leurs pieds ;
Pour ceux que la Magie avec ses faux prodiges
Entraîne sur les pas du démon des vertiges,
Et dans un labyrinthe, aux ténébreux détours,
Par l’espoir d’un faux bien veut perdre pour toujours !
Enfin, pour tous, Seigneur, oui, pour tous, sans réserve,
Afin que votre amour les épargne et préserve ! —
J’aime et je veux souffrir, unie au Christ divin :
Le chemin de la Croix, c’est le royal chemin !
Oui, de la Passion j’ai compris le mystère :
Ou souffrir ou mourir, c’est mon sort sur la terre !


l’ange de la solitude.


Enfant du sacrifice et de la passion,
Aimer, souffrir, prier, c’est ta vocation !
Par des liens cachés, par des rapports intimes,
Tout se tient et s’embrasse à travers les abîmes :
Et l’âme qui s’isole, et, dans l’isolement,
Fait monter sa prière au cœur du firmament.

Cette âme est en contact avec la foule active,
Et c’est ainsi qu’agit l’âme contemplative,
Plus utile en repos qu’une autre en s’agitant :
L’immobile prière est un levier puissant !
Oui, tandis que l’acteur, qui s’admire et qui s’aime,
Croit remuer le monde, en s’agitant lui-même,
C’est l’âme de Marie, en son oisiveté,
Qui produit, sans orgueil, l’immense activité !
L’amour, dans le repos, aidé de la prière,
Ainsi que la rosée, ainsi que la lumière,
Dont la fleur se colore et s’abreuve à la fois,
Pour opérer le bien, suit de célestes lois ;
Et pénétrant les cœurs, sans bruit et sans secousse,
Atteste une influence aussi forte que douce !
Ah ! laisse au siècle actif, émerveillé de bruit,
Ignorant du pouvoir qu’à donné Jésus-Christ,
Laisse à ce siècle aveugle, épris de la matière,
Sa bruyante action et sa fausse lumière !
Le bruit fait peu de bien, et le bien peu de bruit ;
L’acte le plus divin devant Dieu seul reluit ;
La fleur de la vertu, belle de son mystère,
S’ouvre et brille dans l’ombre, et puis meurt solitaire !
La plus grande action s’opère sans éclat ;
La vaine activité, recherchant l’apparat,
D’un public aussi vain recueille les louanges :
Agir dans le repos c’est imiter les Anges !
L’immobile prière est un mystique aimant ;
Par elle tout gravite au seuil du firmament ;
La prière est la loi souveraine des êtres :
Les Anges dans le ciel, dans le temple les prêtres,
Les hommes, en tous lieux, subissent cette loi ;
C’est le lien d’amour, d’espérance et de foi :
Il aime et sert, celui qui s’isole et qui prie,
Et qui, dans le repos, contemple avec Marie ;
Il aime et sert, l’ermite au fond de son désert ;
L’âme contemplative, à distance, aime et sert !
Si tout pouvait manquer à la fois, sur la terre,
Pour tout reconquérir, resterait la prière !
 Enfant du sacrifice et de la passion,
Aimer, souffrir, prier, — c’est ta vocation !
Dieu t’appelle au désert, pour y vivre en recluse ;
Ton âme, avec l’amour, a la science infuse ! —
Vois !… dans ce siècle ardent de folle activité,
D’un vol vertigineux le monde est emporté ;
L’esclave genre humain tourne sa lourde meule ;
Le désert est désert ! la solitude est seule !