Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure/Présentation

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Traduction par Jacques Ponnier.
Texte établi par Jacques Ponnier, Ducros (p. 11-28).


PRÉSENTATION

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I. — LA CRISE DE LA PHILOSOPHIE


C’est l’année 1841 que Marx achève et présente sa Dissertation de doctorat sur la Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure. Ce texte est le fruit d’études plus vastes qu’il avait entreprises dès 1839 sur les philosophies grecques postérieures à Aristote. Les notes de lecture rassemblées au cours des années 1839-1840 constituent les Travaux préparatoires de cet ouvrage plus important dont la Dissertation ne devait constituer que l’un des volets.

1839-1841 : ces deux dates enserrent une période critique pour l’idéologie allemande : celle qui s’étend très exactement entre la remise en cause pratique du système hégélien par la philosophie pratique et le début de sa mise en question théorique par Feuerbach, dont l’Essence du christianisme paraîtra en novembre 1841. Ces années se caractérisent par une lutte idéologique intense, qui se déploie à l’intérieur de la situation léguée par le système hégélien.

Depuis 1830, l’héritage de Hegel se fait de plus en plus lourd à assumer. « Déjà ébranlée par la révolution de 1830, qui avait marqué la fin de la Restauration et du système de la Sainte-Alliance, sa doctrine ne devait pas résister aux effets du réveil économique, politique et social de l’Allemagne après 1830[1]. » L’école hégélienne se scinde vers la fin des années 30. L’opposition naissante entre la Gauche hégélienne (ou « Jeunes hégéliens » ) et l’aile droite formée par les « Vieux hégéliens », concrétise alors une nouvelle orientation à l’intérieur du champ idéologique de l’Allemagne (l’orientation libérale et critique), les « Jeunes hégéliens » entamant dès 1835 une critique politique beaucoup plus vigoureuse qu’auparavant. Cette orientation, basée sur la critique religieuse et politique dans un esprit hégélien, devait se transformer profondément après 1840. L’année 1840, qui vit la déception définitive succéder au fol espoir que les Jeunes hégéliens avaient placé en Frédéric-Guillaume IV, marqua le début d’une période caractérisée par le radicalisme politique et la critique directe du système hégélien dans son ensemble. Cette critique trouva sa base théorique dans la problématique de Feuerbach, comprise dans toute sa portée à partir de 1842.

Cette évolution du champ idéologique allemand est très contraignante ; elle impose à tout philosophe sa problématique, ne lui laissant que la possibilité de prendre position à l’intérieur de cette problématique. Les deux textes du jeune Marx représentent une telle intervention, dont nous verrons qu’elle n’est pas indifférente à l’égard de l’itinéraire qui le conduit de Hegel à Feuerbach[2], à travers la philosophie critique, puis de Feuerbach au socialisme scientifique.

L’évolution qui conduisit la Gauche hégélienne d’une adhésion sans réserve au système hégélien à sa critique, puis à sa mise en cause radicale et à son renversement, fut commandée par le devenir du système lui-même. On sait que Hegel aboutissait, de par le mouvement de sa rigueur, à voir dans l’État prussien l’incarnation de la Raison et le terme final de la dialectique. Cette conclusion comportait deux exigences :

— Le Savoir absolu de Hegel est l’Esprit (la Raison) qui se sait lui-même, la réalité effective venue à la conscience de soi, la réconciliation de l’essence et de l’existence. Un tel savoir, ayant supprimé la différence en tant que telle, c’est-à-dire toutes les formes possibles de différence qui l’opposaient au monde, rejetait la possibilité d’une production idéologique qui lui serait extérieure. La constatation empirique du comportement rationnel de l’État devait consacrer l’union retrouvée de l’Esprit et du monde, du sujet et de la substance, de la nature et de l’être pour soi. Par la rationalité de l’État se trouvait donc niée toute différence entre la pratique individuelle idéologique et le monde réel-rationnel, et donc la possibilité d’une philosophie nouvelle. Si les Vieux hégéliens assumaient en fait la responsabilité de la mort de la philosophie dans une répétition pure et simple du système hégélien, c’est que la nécessité de droit d’une telle mort se trouvait dans ce système lui-même. Le Savoir absolu ne doit pas avoir de successeurs, mais des héritiers, et encore des héritiers complaisants qui parviennent, à partir de la lettre morte des textes qui le consignent, à le répéter en eux-mêmes. Il ne saurait supporter aucun développement nouveau.

— Cette dernière proposition a son pendant dialectique : de même que le Savoir absolu a terminé son développement, l’expression objective de ce Savoir, l’État réel, doit conserver au fil du temps les déterminations essentielles de son concept. Le conservatisme politique de Hegel n’est pas un élément sentimental venu troubler une problématique philosophique pure, c’est la conséquence rigoureuse de son principe.

Hegel ne dit certes pas que le monde empirique cesse d’exister dans la mesure où il est coupé du Savoir absolu ! Le réel n’est pas l’empirique, et le philosophe admet qu’un décalage subsiste entre les deux niveaux, un résidu irrationnel dont on ne peut faire totalement abstraction. Au moment où Hegel écrit, la constitution de l’État prussien ne correspond pas exactement à son concept, et le philosophe se charge d’écrire lui-même une constitution. Mais ce qu’affirme Hegel, c’est que rien ne saurait advenir qui bouleverse le degré atteint par le développement du concept, ni l’expression objective de ce degré. C’est en ce sens que le philosophe est satisfait par l’État moderne, quand bien même la majorité des hommes de son temps ne le serait pas. La raison est désormais consciente de son but qui est l’affirmation de la liberté. « Au niveau de la raison objective, la satisfaction est donnée à l’homme… la véritable liberté humaine trouve son effectuation dans la mesure où l’individu peut raisonnablement vouloir son intérêt et, en même temps, ce qui est universellement bon et raisonnable[3]. » Sans doute, la subjectivité peut confiner d’opposer à cette perspective ses protestations et ses moqueries : « Mais ce qui compte pour le philosophe, c’est le fait que, s’il arrive à la subjectivité — avide de manifester sa liberté abstraite — de prétendre contester l’ordre raisonnable, il est loisible désormais de démontrer qu’en agissant ainsi, elle se montre insensée et criminelle[4]. » (Ibidem.) Il ne s’agit donc pas, pour Hegel, d’une fin de l’histoire événementielle, d’une « fin des temps », mais, « de même qu’il n’y a plus rien d’essentiel à savoir… de même le devenir ne peut plus apporter de changements importants à la structure de l’Etat[5] ». L’histoire n’est pas terminée, mais le dernier mot sur l’histoire est dit.

Ce serait pourtant encore mal comprendre Hegel que de le rendre complètement indifférent au monde empirique. Plus que tout autre, il a condamné toute philosophie qui ferait de l’être quelque chose d’irrémédiablement séparé de l’empirique. Sa philosophie de l’histoire repose sur l’analyse d’événements qui révèlent à l’homme dans une expérience le développement rationnel. Il faut qu’il y ait de tels événements qui fassent coïncider l’empirique et le rationnel et rendent possible l’analyse philosophique. Il est de l’essence du rationnel de se manifester.

On se trouve donc devant cette situation : Hegel fige le développement rationnel au point qu’il a atteint. À ce stade du développement subsiste un décalage avec l’empirique. La seule possibilité de résoudre ce décalage — si tant est qu’il doive être résolu — tient donc à l’histoire empirique et non au développement rationnel. Hegel est donc conduit à transgresser son principe — qui interdisait au philosophe de rien savoir de l’avenir — et à sacrifier au prophétisme. Il est « raisonnable » de penser que les temps nouveaux qui ont engendré les formes modernes de l’Etat — données grâce auxquelles une détermination correcte de l’essence objective de l’Etat a été rendue possible — verront apparaître des formations historiques dont l’existence empirique se rapprochera de plus en plus de l’Etat réel, jusqu’à se confondre avec lui[6]. Ce prolongement de l’analyse hégélienne produit donc la possibilité d’un jugement de l’histoire, et traîne la philosophie au tribunal du fait. Le décalage entre l’empirique et le réel doit tendre vers son annulation : tel est le mouvement de l’ensemble de la philosophie hégélienne. On peut concevoir un résidu empirique, mais non pas le mouvement de détérioration qui verrait ce résidu étendre sa marche anarchique jusqu’à menacer l’équilibre qui le maintient enchaîné au concept. Si le décalage devient divorce, le concept retombe dans l’irréalité et le concret est mesuré à un devoir-être idéal. Le concret n’est plus l’effectivement réel et redevient la simple illusion qui masque l’être, comme dans la plupart des philosophies que précisément Hegel a combattues.

C’est bien ce qui semble se produire. « La réussite de la philosophie doit… esquisser les conditions ou les possibilités de la satisfaction. Or il se trouve, il s’agit là d’un fait historique, d’un « événement » aussi important pour le destin de la volonté philosophique que la condamnation de Socrate ou l’échec sicilien de Platon, que l’évolution des États modernes, essentiellement, pour cette période, de la Prusse, de l’Angleterre et de la France, ne confirme nullement la description philosophique[7]. » « En fait, rien n’annonce dans l’histoire du XIXe siècle le passage des États existants à une forme d’organisation qui convienne mieux à la raison[8]. » Le système hégélien produit lui-même ce qu’en apparence il exclut absolument : le démenti historique, l’existence irrationnelle qui revient maîtriser l’essence, la blessure rouverte du réel d’où surgit la conscience de soi abstraite renaissant de ses cendres. À peine terminée, l’histoire se moque du philosophe, elle inaugure sa résurrection dans une différence joyeuse.


II. — LA PHILOSOPHIE CRITIQUE


Cette brutale scission n’est qu’un rappel à l’ordre : elle indique la survivance de l’histoire réelle au discours philosophique. Elle est la manière qu’a l’histoire concrète de réfuter la construction idéaliste. Mais cette histoire concrète n’est pas reconnue comme telle dans sa rationalité propre. D’où l’embarras des philosophes allemands qui méconnaissent totalement le processus historique concret et qui sont placés devant ce démenti de l’histoire réelle. Voués à méconnaître l’histoire comme objet possible de science, ils ressentent douloureusement le devenir-irrationnel du monde et le devenir-abstrait de la philosophie.

La contradiction nouvelle entre la philosophie et le monde ne devait pas tarder, vers 1835, à provoquer « une scission au sein de l’école hégélienne entre une droite conservatrice, composée des disciples orthodoxes attachés à la doctrine du maître, et une gauche progressiste qui s’efforça d’adapter cette doctrine aux tendances libérales de la bourgeoisie[9] ». Cette scission, qui ne devait faire que s’accentuer, définit le mouvement des Jeunes hégéliens qui forma à partir de cette date l’aile gauche de l’école hégélienne, et qui devait donner à la philosophie une nouvelle tâche : la critique.

Ce concept de critique est ambigu. L’activité critique se présente d’abord comme le résultat de la fidélité théorique absolue à Hegel : le maître a effectivement, comme le dira Cieszkowski, découvert les lois du monde. Il ne s’agit donc pas, au départ, de renoncer à Hegel ou de le réinterpréter. Le divorce entre le concept et l’empirie conduit la philosophie à se tourner contre le monde devenu irrationnel et à le transformer. La philosophie, écrira Marx dans ses Remarques à la Dissertation, « se tourne vers le monde concret, et noue pour ainsi dire des intrigues avec lui[10] ». Le décalage entre concept et réel suscite la volonté « de réaliser le concept ici et maintenant, au sein même de l’empirie, par une action ». Cette réalisation ne touche pas à la théorie hégélienne de l’Etat. « Comme Hegel, ils pensent qu’il importe de créer un régime dans lequel… l’intérêt de tous coïncide avec celui de chacun, dans lequel la volonté individuelle veuille ce qui est objectivement raisonnable[11]. »

Mais ce que refuse la critique, c’est que le fait de comprendre le divorce entre empirique et réel soit suffisant pour supprimer ce divorce. Elle réclame pour l’homme la satisfaction empirique, et veut réaliser effectivement l’Etat rationnel. La philosophie comme interprétation du monde est terminée avec Hegel ; il faut appliquer la science, faire du concept une arme de combat dans la lutte qui rendra l’Etat adéquat à son essence. La critique suppose la conviction que le rationnel est communicable et que le langage qui possède la science est convaincant. Or, s’il est convaincant, c’est que la raison lui préexiste et constitue le réel véritable. La critique se propose donc de faire échec au mauvais vouloir des gouvernants, et d’« accoucher » la rationalité que le devenir contient. La réalisation de la science « repose désormais sur l’acuité critique et sur le courage civique des philosophes » qui sauront dénoncer ce qui est mort et faire valoir le point de vue de la raison[12]. Il faut souligner que l’ensemble de cette action ne quitte pas le sol de la pure critique : il suffit de mener la lutte contre les éléments irrationnels du monde, de les faire disparaître, pour amener un changement radical. Si, au départ, la Critique représentait le refus de rester sur le terrain de la pure pensée, la frontière entre cette pure pensée et la critique n’est plus si évidente : elle semble se réduire à la manifestation de la raison par la presse libre. Concrètement, les Jeunes hégéliens réclament du gouvernement une politique libérale et hostile à l’obscurantisme religieux. Dans leur esprit, ce qui empêche le changement du monde, c’est l’occultation de la rationalité. Il s’agit donc de dénoncer et d’aiguiser le divorce empirique-réel, de faire de la raison une force de négativité à l’égard du donné.

On voit déjà la limite essentielle de tout ce mouvement critique : il admet profondément l’analyse hégélienne de l’État, il fait de l’État la vérité de la société civile. Aucun changement effectif ne saurait donc se produire sans passer d’abord par l’État. Derrière toute activité critique se cache la foi en la possibilité d’une conversion du mauvais vouloir des gouvernants en bon vouloir si tant est que la raison soit universelle et communicable. C’est ainsi le fait que la vérité politique ne se situe qu’au plan de l’État qui, en idéalisant les rapports entre société civile et État, permet à une action intellectuelle comme la critique d’être du même coup politiquement effective[13].

Nous avons vu que la critique reposait au départ sur une adhésion totale au système hégélien, auquel elle se bornait à reprocher son aspect purement théorique. Il s’agissait pour elle de forger une théorie de l’effectuation des lois de l’histoire ainsi découvertes.

En fait, la totalité de cette adhésion doit être remise en question : le système hégélien est une totalité qui ne laisse rien en dehors d’elle, ni ses conclusions de détail dans l’ordre empirique, ni le problème de son effectuation. Il y a chez Hegel une certaine réponse à ce type de questions, et toute réponse différente porte atteinte au système lui-même.

Pour ce qui est des conclusions politiques réactionnaires du système, les Jeunes hégéliens sont en fait contraints dès le départ de poser la question de la contradiction qui oppose l’ « esprit » révolutionnaire de la dialectique au conservatisme des conclusions ultimes qu’elle semble entraîner. L’action critique elle-même les oblige à distinguer deux Hegel : un Hegel ésotérique et révolutionnaire contre un Hegel exotérique qui se serait rendu coupable de compromis avec l’état de fait, pour des raisons inavouables. Ils inaugurent le « décrassage » du philosophe en même temps que la théorie du « noyau pur » infesté de gangrène trop humaine. Mais à aucun moment ils ne posent la question philosophique de cette séparation : celle qui demande la raison systématique des compromis. Ce faisant, ils détruisent la rigueur du système hégélien. Le défaut du monde tombe dans la philosophie.

Mais cette falsification n’est pas la seule. La philosophie de la réalisation critique du savoir hégélien exige la construction de concepts qui ne se trouvent pas dans le système puisqu’ils ont pour mission de l’entraîner vers sa réalisation. Ces catégories nouvelles peuvent être rassemblées sous le titre général de Philosophie de la Praxis. Celle-ci comporte plusieurs thèmes :

1. On accentue la catégorie de l’existence. Selon Hegel, l’existence est l’essence réalisée et ne peut comporter d’autres présuppositions que celles de l’essence. La déception politique des Jeunes hégéliens représente pour eux la revanche de l’existence, du monde empirique. Mais cette sensibilité à l’existence ne va pas jusqu’à remettre en cause l’idée hégélienne : l’essence est toujours la vérité de l’existence, et l’existence ne saurait la mettre en question. La « révolte » de l’existence ne fait que la disqualifier face à l’essence. Il faut donc faire violence au monde pour le rendre conforme à son concept. Cette violence de la philosophie sera pour Marx le côté positif de la critique. Mais elle comporte le risque de séparer complètement essence et existence et de disqualifier tout donné empirique, entraînant un retour à la philosophie du devoir-être.

2. La sensibilité à l’existence se traduit donc par l’exigence de sa transformation. Ceci nous amène au second thème : la philosophie de la volonté. La conception de la philosophie comme d’une transformation du monde par la volonté critique qui s’y oppose avait été professée par A. Won Cieszkowski dans son livre de 1836 : Prolégomènes à la philosophie de l’histoire. Cieszkowski résume les problèmes de la gauche hégélienne : « L’histoire du monde exprime le développement de l’idée, de l’esprit. Jusqu’ici elle ne l’a fait que d’une façon imparfaite, car elle n’était pas l’œuvre de l’activité consciente des hommes, de leur volonté rationnelle. Mais nous sommes au seuil d’une période nouvelle qui s’ouvre avec Hegel, où l’homme déterminera la marche rationnelle de l’histoire[14]. » Hegel, qui a dégagé les lois de l’histoire réelle, n’a pas vu que l’action de l’homme était une volonté et non une pensée. L’homme doit transformer le monde en s’appuyant sur les lois ainsi découvertes par Hegel. Autant dire qu’on se refuse à penser ensemble l’expression de l’idée par le réel tel qu’il est et non tel qu’il devrait être et la philosophie de la liberté de l’homme conçue comme volonté transformatrice du monde[15].

3. On accorde une importance nouvelle au support individuel du développement idéel. Hegel a bien écrit la Phénoménologie de l’Esprit, qui est une description de la conscience. Cette conscience ne se réduit pas cependant aux individus, mais est considérée dans son aspect universel. D’autre part, la vérité de la Phénoménologie est la Logique qui se place sur le strict plan du développement idéel en lui-même sans égard à la conscience, ni à plus forte raison à l’individu. La philosophie du support individuel a donc deux niveaux : celui de l’accentuation de la conscience (de la Phénoménologie contre la Logique), et celui de la réhabilitation de la personnalité propre des philosophes et de l’étude historique de celle-ci, étude que Hegel avait négligée au profit du contenu du système[16].

Ainsi définie, la philosophie de la pratique faisait valoir la subjectivité comme négation active d’un monde devenu irrationnel dans son aspect empirique. Elle visait à un « devenir-philosophique du monde » qui serait en même temps un « devenir-mondain » de la philosophie[17].

Tel est le fondement idéologique de cette extraordinaire activité critique manifestée par les Jeunes hégéliens. Dans l’Idéologie allemande, Marx sera particulièrement sévère pour cette période de l’histoire allemande, qu’il étend à 1845. «… Pour apprécier à sa juste valeur cette charlatanerie philosophique qui éveille même dans le cœur de l’honnête bourgeois allemand un agréable sentiment national, pour donner une idée concrète de la mesquinerie, de l’esprit de clocher parfaitement borné de tout ce mouvement jeune-hégélien, et spécialement du contraste tragi-comique entre les exploits réels de ces héros et leurs illusions au sujet de ces mêmes exploits, il est nécessaire d’examiner une bonne fois tout ce vacarme d’un point de vue qui se situe en dehors de l’Allemagne[18]. » Dans toute cette période, Feuerbach est « le seul à avoir au moins constitué un progrès ». Effectivement, l’histoire réelle disparaît presque sous l’épaisseur et la lourdeur de la couche idéologique qui transforme pour la conscience l’idéel en réel et le réel en idéel. La disparition de l’histoire réelle à l’Allemagne tient à son retard économique doublé de cette déformation idéologique[19].

Il est essentiel à cette critique de s’exprimer effectivement. Faite pour convaincre, représentant le but de l’activité pratique et de la volonté de l’homme, la critique doit être effective. La théorie coupée de la pratique matérielle doit être pratique en tant que pure théorie (!), et Bruno Bauer peut écrire à Marx, le 31 mars 1841 : « C’est la théorie qui constitue actuellement la plus forte activité pratique[20]. »


III. — LA CRITIQUE DE LA RELIGION


La chance des Jeunes hégéliens est de trouver un organe dans les Annales de Halle pour la science et l’art allemands, fondées en 1838 par Arnold Ruge et Theodor Echtermayer pour combattre l’organe conservateur des Vieux hégéliens, les Annales berlinoises de critique scientifique. Les Annales de Halle, qui au début n’avaient pas de caractère politique, furent entraînées dans l’opposition à l’occasion de la polémique autour du livre de David Strauss[21].

Ce nom n’est pas indifférent, car David Strauss était un des premiers critiques de la religion, critique qui représentait « la forme première de toute critique », comme l’écrira Marx en 1843 dans l’Introduction à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, dans ce même texte où il la juge « terminée pour l’Allemagne »[22]. La critique religieuse fut effectivement la forme primordiale de l’action politique des Jeunes hégéliens. Elle imprègne en fait l’histoire idéologique de l’Allemagne depuis 1822. L’assimilation hégélienne du contenu de la religion à celui de la philosophie était combattue depuis cette date, sans que les protagonistes en voient toujours les implications essentielles.

Pour Hegel, la religion en général se rapporte au même objet que le concept. La religion chrétienne, ou religion symbolique, exprime en images et en représentations ce que la philosophie pense par concepts, mais l’image est image de ce dont le concept est le concept[23]. Le christianisme, comme religion absolue, dit donc moins bien ce que la philosophie révèle. Cette identité de contenu sera prétexte à Feuerbach pour renverser la spéculation du même geste qu’il renverse le renversement fantastique opéré par la religion. L’Essence du christianisme ne paraîtra qu’en novembre 1841 et ne sera lu par Marx qu’à partir de 1842. Mais l’identité de la philosophie et de la religion est déjà battue en brèche. Les théologiens Hinrichs et Hengstenberg, qui en leur qualité de théologiens ne comprennent pas les implications philosophiques de l’identification hégélienne ni sa nécessité dans le système, la critiquent au nom de la supériorité de la religion. Les rationalistes s’en prennent toutefois eux aussi à cette assimilation par la parution en 1835 de la Vie de Jésus, de David Strauss. Strauss lui non plus ne se place pas au point de vue philosophique, mais historique. Comprenant les évangiles comme des mythes traduisant les aspirations du peuple juif, il nie l’historicité du Christ et réduit sa valeur symbolique à un des moments essentiels de l’humanité. La polémique autour de ce livre souda le mouvement des Jeunes hégéliens et le jeta dans la lutte.

« S’élevant à la fois contre les chrétiens orthodoxes qui prétendaient subordonner la philosophie à la religion et contre les hégéliens conservateurs qui voulaient assimiler la religion à la philosophie », les Jeunes hégéliens revendiquèrent avec David Strauss « le droit pour la philosophie et la science de soumettre la religion à une analyse critique[24] ».

Cette tendance est déjà accentuée dans les premiers écrits de Feuerbach, publiés dans les Annales de Halle. Il donne sa rigueur à la critique de l’identification hégélienne de la religion et de la philosophie. « Les dogmes ne sont pas des doctrines philosophiques, mais des articles de foi… Il est de leur nature de contredire la raison. » La philosophie positive est un mensonge car « elle fonde sur des concepts philosophiques et justifie par eux des dogmes qui contredisent ces concepts[25] » ; elle justifie le dogme « au moyen de concepts qui non seulement les contredisent, mais en constituent la négation[26] ».

Cette critique religieuse manquait encore de ses fondements essentiels, bien que Feuerbach commençât déjà à l’élargir à l’ensemble de la philosophie hégélienne, la fondant sur la reconnaissance de l’idéalisme qui en est la base. Dans la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (parue à partir du 4 mars 1839), il montrait la falsification de la nature opérée par Hegel. « La Phénoménologie et la Logique… commencent non pas avec ce qui est autre chose que la pensée, mais avec la pensée sous la forme d’autre chose qu’elle-même… Le retour à la Nature est la seule source de salut[27]. » L’influence de Feuerbach et de sa profonde critique de Hegel resta cependant limitée jusqu’à la faillite de la philosophie critique. C’est pour cela que la critique religieuse des Jeunes hégéliens, légère sur le plan théorique, avait surtout un rôle politique. Elle ne devait d’ailleurs pas tarder à prendre un ton politique plus accentué.

Parallèlement au mouvement Jeune hégélien, la critique religieuse était menée par le Club des Docteurs, « dont les principaux membres étaient Bruno Bauer, Rutenberg et Köppen, et qui, dans le milieu étroit et servile qu’était alors Berlin, constituait un groupe intellectuel indépendant et vivant[28] ». Le club collabora aux Annales de Halle au moment de l’accentuation politique de la critique jeune-hégélienne. Il partageait les grandes options des Jeunes hégéliens : hégélianisme libéral, orientation radicale et critique, philosophie de l’action et de la volonté critique. Marx faisait alors partie de ce club, dont le membre principal était Bruno Bauer, qui fut son grand ami et exerçait alors sur lui une grande influence. L’esprit des recherches de Bruno Bauer est un des fils qui tissent la problématique du jeune Marx en 1839.

Bauer participait à la critique religieuse. Il montrait que la communauté chrétienne « avait créé son propre dogmatisme et fait de Jésus le symbole de ses propres pensées et aspirations ». Concevant l’histoire comme le développement de la conscience universelle, il accomplissait, à l’inverse de David Strauss, une critique philosophique de la religion, parallèle à celle que menait Feuerbach. « Je ne me réfère pas, écrit-il, à la tradition au sens de Strauss, mais à la substance historique que les Ecrits sacrés ont modelée, à la substance véritable dont ils sont pétris[29]. » Il ramène la révélation divine au développement de la conscience universelle, pose ce développement en principe, dénie à toute substance le droit d’incarner cette conscience de manière absolue, et ne retient de Hegel que la conception du développement dialectique infini de l’histoire. Mais il oppose constamment la conscience à la substance et brise l’union établie par Hegel entre la pensée et l’être. Il néglige en fait presque complètement le moment de la substance. Cette philosophie représente donc un pas en arrière, un retour à l’idéalisme subjectif de Fichte.

Bauer devenait, de par cette conception unilatérale, le chef de file des Jeunes hégéliens. C’est ainsi que l’activité critique, rompant l’immobilité raide du système hégélien, comportait à la fois la possibilité de sa critique radicale et féconde (celle de Feuerbach et de Marx) et celle de la chute philosophique vers les systèmes antérieurs et du découpage du système en éléments disparates. Dans cette bataille critique, toute recherche était à la fois influencée et polémique ; derrière tout concept se cachait une personne que l’on connaissait bien, et la philosophie se réduisait à la lutte des supports individuels. Ce style polémique dominera les écrits de Marx jusqu’en 1845.


  1. . Cornu (Auguste) : Karl Marx et Friedrich Engels, Presses Universitaires de France, tome premier, p. 134.
  2. . Marx adhère aux thèmes feuerbachiens de 1842 à 1844. Mais cette adhésion ne sera jamais totale. Déjà une lettre à Ruge de 1843 accuse Feuerbach de ne pas se référer assez « à la politique ». La Sainte Famille, écrite à partir du milieu de l’année 1844 et publiée en février 1845, inaugure le mouvement du dépassement de Feuerbach vers l’élaboration du matérialisme historique. L’Idéologie allemande, dont la première partie est une critique en règle de Feuerbach, consomme la rupture. Envisagée par Marx et Engels au printemps 1845, elle fut écrite au long des années 1845-1846. Fin 1845, Marx avait quitté l’Allemagne pour un voyage en Angleterre, et c’est de l’extérieur qu’il jugeait alors cette période de l’histoire allemande.
  3. . Chatelet (François) : Logos et Praxis. S.E.D.E.S., pp. 89-90.
  4. . Hegel distingue trois moments dans la morale concrète et objective : la Famille, qui représente l’état immédiat de cette morale, la Société bourgeoise qui est l’état de la nécessité et de l’entendement et qui correspond au moment de la vie privée dans lequel l’État n’apparaît encore que comme un moyen au service des individus pris dans leur isolement, l’État enfin à proprement parler qui représente l’unité organique de la vie politique. Le troisième moment, l’État, apparaît à la fois comme l’idée qui commande en principe le développement des autres moments et comme le résultat de ce développement (d’après J. Hyppolite : Études sur Marx et Hegel, Rivière, p. 123). Ce n’est que dans l’État que les individus sont conscients d’eux-mêmes comme de la volonté générale (ibidem, p. 124). Or, l’idée consciente d’elle-même doit se poser pour soi comme une réalité particulière dans la constitution et le souverain. La constitution est donc l’expression concrète de l’idée objective, de l’État. L’État moderne, contrairement à la Cité antique, « est assez puissant pour laisser le principe de la subjectivité s’accomplir jusqu’à l’extrémité de la particularité personnelle autonome et en même temps le ramener à l’unité substantielle, et ainsi maintenir cette unité dans ce principe lui-même ».
  5. . Chatelet (F.), op cit., p. 90.
  6. . Chatelet (F.), op. cit., p. 91.
  7. . Ibidem, p. 92.
  8. . C’est bien plutôt le contraire qui se produit : en 1840, Frédéric-Guillaume IV refuse l’octroi d’une constitution libérale et oriente ensuite définitivement sa politique dans une voie ouvertement cléricale et réactionnaire. L’État prussien devait alors régresser par rapport à celui qu’avait analysé Hegel. (Cornu, op. cit. I, pp. 166 et 167.)
  9. . Cornu (A.), op. cit., I, 135.
  10. . Travaux préparatoires : Points nodaux dans le développement de la philosophie.
  11. . Chatelet (F.), op. cit.
  12. . Idem, ibidem, p. 97.
  13. . La véritable critique de l’activité critique devra donc passer par une critique profonde de la philosophie de l’État de Hegel. Marx travaille sur ce texte dès 1841. Sa Critique de la philosophie de l’État de Hegel fut rédigée en 1841-1842. [La date de cet écrit n’est pas absolument fixée : si F. Chatelet indique 1841-1842, E. Bottigelli donne plutôt 1843. Préface aux Manuscrits de 1844, Editions Sociales, p. XXVII.] Elle se situe sur le seul plan de la Constitution et de l’État interne, montrant que le sujet réel (l’homme empirique, l’individu, la société civile et la famille) trouve chez Hegel sa vérité en dehors de lui-même, dans l’État, qui n’est que le prédicat de ce sujet. Cette critique, inspirée par Feuerbach, sera approfondie par l’Introduction à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, publiée en 1844. Se dégageant quelque peu de Feuerbach, Marx y pourra analyser la signification économique de la toute-puissance administrative, montrant que la société civile (sphère des intérêts économiques) détermine l’État (sphère politique) et qu’en conséquence l’État n’est que l’expression d’intérêts économiques particuliers.
    On voit que le rapport de Marx à la Critique autant que sa réflexion politique est étroitement lié à l’itinéraire philosophique qui le voit atteindre et dépasser Feuerbach, sans jamais cesser de se définir par rapport à Hegel.
  14. . Cornu, op. cit., I, 142.
  15. . On a pu souligner le caractère équivoque d’une telle philosophie. Auguste Cornu y voit un pur et simple retour à la philosophie kantienne et fichtéenne : « La philosophie de l’action, qui fixait comme tâche essentielle à la philosophie la détermination de l’avenir en opposant à l’être un devoir-être, au monde présent l’idéal qu’il doit réaliser, modifiait en effet radicalement la doctrine de Hegel en la rattachant à celle de Fichte. » (p. 143.) Et encore : « Cette philosophie de l’action qui se proposait de régler le cours de l’histoire par l’activité spirituelle conçue sous la forme de volonté devait devenir la philosophie des Jeunes hégéliens qui étaient portés à croire que le devenir de l’histoire pouvait être déterminé par la simple critique de la réalité présente. » (p. 144.)
    De même, F. Chatelet parle d’un retour en deçà des découvertes de Kant et de Hegel, qui implique la renonciation aux conquêtes hégéliennes. En effet « l’idée d’une application de la science compromet gravement la notion de science telle que l’a définie Hegel » (op. cit., p. 97). La philosophie n’est plus que savoir du rationnel et non pas du réel, elle est donc partielle. La philosophie découvre l’être caché et important, qu’elle oppose au donné comme un devoir-être. Signalons que Herbert Marcuse, dans son livre Raison et Révolution, met l’accent sur le fait que cette interprétation n’est pas tellement éloignée du jeune Hegel. Il nous propose du même coup une lecture « Jeune hégélienne » de Hegel, lecture qu’il étend à Marx : la pensée de Hegel est à l’origine une pensée négative qui oppose l’être-réel-et-idéal au donné, mais elle se termine sur une apologie de ce donné. Ce faisant, elle connaît à la fois son apothéose et sa suppression, déférant la charge de l’idéal à la critique, à la « théorie sociale ». La philosophie n’a cessé d’être critique. C’est la critique qui préexiste au triomphe de la philosophie et qui ne fait, avec Marx, que changer de forme (éditions de Minuit, p. 75).

  16. . Cf. Marx Avant-propos de la Dissertation. « C’est justement la forme subjective, le support spirituel des systèmes philosophiques qu’on a jusqu’ici presque totalement oubliés au profit des déterminations métaphysiques de ces systèmes. »
  17. . Marx, Remarques à la Dissertation.
  18. . Idéologie allemande, Editions Sociales, p. 42.
  19. . Cf. Althusser (L.) : Pour Marx, pp. 71-72.
  20. . Cité dans Cornu (A.), op. cit., I, p. 162.
  21. . Ibidem, p. 139. L’Idéologie allemande donne Strauss pour origine de la « décomposition de l’esprit absolu », p. 41.
  22. . Editions Costes, Œuvres complètes de Marx, tome I, p. 83.
  23. . Osier (J.-P.) : Présentation de l’Essence du christianisme, de Feuerbach, coll. Théorie, p. 49.
  24. . Cornu, op. cit., I, 140.
  25. . Ibidem, I, 151.
  26. . Ibidem, I, 151.
  27. . Ibidem, I, 151.
  28. . Ibidem, I, 133.
  29. . Ibidem, I, 160.