Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure/Travaux préparatoires et dissertation

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Traduction par Jacques Ponnier.
Texte établi par Jacques Ponnier, Ducros (p. 29-54).


LES TRAVAUX PRÉPARATOIRES ET LA DISSERTATION

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Depuis 1839, Marx travaille sur les philosophies grecques postérieures à Aristote. Il ne faut pas croire que ce centre d’intérêt soit spontané : il lui est offert et dicté par le champ idéologique. L’idéologie allemande s’intéresse à ces philosophes pour plusieurs raisons. La critique religieuse fait de tout philosophe athée et matérialiste une arme, et Prométhée appelle naturellement Épicure. De plus, la situation de ces philosophies, dans la descendance du système d’Aristote, n’est pas sans rappeler celle de la philosophie allemande par rapport à Hegel. Enfin Bauer a accentué l’importance de ces philosophies contre Hegel. Hegel considérait le cycle des philosophies grecques postérieures à Aristote comme étant le produit de la conscience malheureuse, de l’esprit opprimé qui s’était replié sur lui-même pour sauvegarder sa liberté. Il leur opposait les évangiles comme réconciliation relative de l’homme avec Dieu, de la conscience avec le monde. Bauer au contraire assimilait les évangiles à ses doctrines, y voyant l’opposition établie entre l’homme et le monde, l’expression d’un moment essentiel du développement de la conscience universelle[1]. Les Travaux préparatoires montrent l’influence profonde qu’exerçaient alors sur Marx ces vues. La thèse de l’opposition du sage épicurien au monde allait dans le sens de l’aspect irrationnel du monde allemand de 1839 et préservait, en face de ce monde, la philosophie de la conscience de soi. L’ami de Marx, Frédéric Köppen, devait célébrer en 1840 cette idée dans sa brochure : Frédéric le Grand et ses adversaires. Il y faisait l’éloge du roi, « en montrant que sa grandeur venait de ce qu’il s’était inspiré à la fois de l’épicurisme, du stoïcisme et du scepticisme ». « Ces philosophies affirmaient la valeur éminente de la conscience humaine et son indépendance vis-à-vis d’un monde irrationnel, et exprimaient les principes essentiels du rationalisme[2].

L’influence qu’exercent sur Marx ces différentes conceptions le pousse à étudier le cycle des doctrines épicurienne, stoïcienne et sceptique, pour en dégager une philosophie de l’action intégrant l’esprit au monde pour transformer ce monde. Ce choix a donc un sens politique, mais il se double de la conviction que ces doctrines constituent la clef de la philosophie grecque dans son aspect subjectif.


I. — LES TRAVAUX PREPARATOIRES


Ces notes de lecture, écrites pour la majeure partie au cours de l’année 1839, concentrent les thèmes du champ idéologique : affirmation de la conscience de soi humaine comme affirmation révolutionnaire (Bauer), accentuation du support du développement et de l’individualité, de l’existence par quoi advient l’idée, philosophie de l’action visant à transformer le monde par la volonté critique (Cieszkowski, Bauer). Ces thèmes philosophiques se doublent d’une participation active au combat politique des Jeunes hégéliens et à leur critique religieuse. Ce dernier aspect du texte explique la part importante qui y revient à la critique de la polémique de Plutarque contre Épicure. Dans cette critique se font déjà jour des thèmes feuerbachiens : l’homme aliène en Dieu son essence, sa nature éternelle. La vérité de la religion est la philosophie, mais non au sens hégélien. Entre religion et philosophie, il y a désormais un rapport critique. Le même texte est faussé par la religion et révélé dans sa vérité par la philosophie. L’origine de la religion comme de la philosophie, c’est l’homme (la conscience de soi), leur objet commun est cette même conscience de soi. Mais la religion n’est pas seulement une expression confuse du concept, elle est une perversion de la conscience de soi qui se nie en croyant s’affirmer. La religion, avant d’être comprise comme erreur, est vécue comme rapport pratique aliénant. C’est pour cela que la philosophie critique doit commencer par nier (détruire) la religion.

C’est pour accentuer l’identité d’origine entre religion et philosophie que Marx insiste sur l’idée que Plutarque, en critiquant Épicure, ne fait que se critiquer lui-même, car le philosophe Épicure révèle la conscience de soi qui est aussi ce qui apparaît inversé dans la religion. L’analyse de la joie religieuse, dans le fragment intitulé le Culte et l’individu, est ainsi suggestive : la religion commence par nier la conscience de soi en l’écartant dans la lointaine conscience divine. Dieu n’est de ce point de vue que l’innocence objectivée, l’Ataraxie (absence de trouble) tombée dans une existence autonome qui s’oppose à l’homme et lui interdit du même coup la béatitude. La négation religieuse fait ainsi de Dieu un Autre. Mais Dieu n’est pas le pur et simple détour de l’ataraxie. L’altérité qui le sépare de l’homme est un conflit et non une différence sereine. Dans un premier moment, Dieu est investi de la plus haute béatitude, par opposition à l’homme, car les actes ne s’accordent pas avec la béatitude, mais s’accomplissent selon la faiblesse, la crainte et le besoin, c’est-à-dire la partie la plus faible et la plus vulnérable de l’homme. L’homme est condamné aux conflits de la moralité. Mais l’attitude religieuse comporte un second moment contradictoire : le Dieu religieux possède une volonté, s’occupe des hommes qui ressentent douloureusement les effets de cette volonté. Ce sont donc bien aussi les actes humains qui sont hypostasiés en Dieu, ou plutôt la « crainte de l’avenir » et du « châtiment », l’ensemble « de toutes les conséquences que peuvent comporter de mauvaises actions empiriques[3] ». La partie la plus négative de l’homme, sa mauvaise conscience et sa crainte, est sanctifiée du fait qu’elle se trouve renversée en Dieu, si bien qu’il reste à ce Dieu l’action et la volonté doublées d’une justice et d’une innocence absolues. L’opposition devient celle d’un Dieu juste, juge et bourreau et d’un homme faible, injuste, accusé et victime ; d’où l’état de crainte perpétuelle qui caractérise la conscience religieuse. La représentation religieuse forge la fiction d’un superhomme doué de volonté et seul à posséder l’innocence ; elle condamne les hommes à la culpabilité[4].

L’homme religieux serait incapable de supporter son existence condamnée si la négation de la conscience de soi en Dieu ne se niait elle-même à l’occasion de la fête religieuse[5]. La divinité adresse sa bienveillance et sa miséricorde… à la conscience de soi qu’elle avait commencé par nier ; elle se réjouit au spectacle de la joie de l’individu. Mais cette « négation de la négation » qui s’accomplit dans la fête n’est en aucun cas une suppression dialectique : l’inversion fantastique de la religion s’atténue dans la fête sans s’anéantir totalement. Il faut à la conscience religieuse deux négations rigides et sans progrès dialectique pour produire le fantôme de l’affirmation de la conscience de soi. La preuve en est que la conscience voit toujours en face d’elle la divinité qui s’est seulement, pour un temps, faite bienveillante, et que sa joie a besoin, pour être éprouvée, du cérémonial morbide de la fête et du sacrifice. Le philosophe affirme au contraire immédiatement l’ataraxie de la conscience de soi comme étant l’affaire de l’homme et insiste sur son urgence face à la fausse affirmation de la religion. Feuerbach dira dans L’Essence du christianisme que c’est dans ce détour que fait l’homme par la divinité (qui n’est que l’incarnation du genre) qu’il perd toutes ses possibilités génériques.

La différence exacte de Plutarque et d’Épicure est logiquement donnée dans les Travaux préparatoires par cette distinction entre une affirmation immédiate, naïve et sans détour, axée sur le concret corporel, de la conscience de soi singulière et un fantôme d’affirmation défiguré, obtenu à grands coups de sacrifices morbides. On se trouve pourtant en présence d’un apparent paradoxe : d’une part, le principe d’Épicure est athée, prométhéen. Il détruit « tout ce qui transcende la conscience de soi abstraite et appartient donc à l’entendement imaginatif[6] ». D’autre part, il admet des dieux et recommande au sage de les adorer. Qu’est-ce à dire ?

En réalité, ces dieux d’Épicure sont très différents des dieux « religieux » tels qu’on vient de les décrire. Ils sont à la fois complètement séparés des hommes (habitant dans les « intermondes ») et tout à fait semblables à eux (ils ont un quasi corps, un quasi sang, etc.). Ces dieux sont l’image parfaite de l’homme, ou plutôt du sage, de la conscience de soi déjà parvenue à l’ataraxie. Ils ne sont pas du tout forgés à partir de la crainte morale, mais à partir de la sérénité théorique. « Ce sont les dieux plastiques de l’art grec. » (Dissertation. Chapitre : La déclinaison…). Épicure affirme l’identité de nature de ces dieux et des hommes : ils sont eux aussi faits d’atomes, mais plus fins. C’est l’élément atomistique — expression matérielle de la conscience de soi — qui unifie le sage et le dieu. Entre sage et dieu, il n’y a plus que la différence de degré qui fait du dieu le Sage radical, celui qui dévie de toute existence déterminée. Mais cette radicalité n’est pas une menace pour l’ataraxie de l’homme, elle n’en est que le modèle. La « religion » d’Épicure n’est absolument pas un rapport de conflit ou de crainte à un dieu qui serait seul à posséder innocence, sérénité et pouvoir. Les dieux d’Épicure ne comportent pas l’ombre d’une négation, si ce n’est celle de la partie négative de l’homme, sa crainte et sa mauvaise conscience[7].

Tel est l’essentiel de la critique de la religion contenue dans les Travaux préparatoires. Elle laisse apparaître certaines limites : le mécanisme et la cause de la projection sont laissés de côté. L’inversion proprement dite qu’opère la religion et le contenu précis de ce qui est alors perdu par l’homme ne sont pas analysés avec rigueur. L’accent est plutôt mis sur le simple détour et sur l’identité fondamentale d’objet et d’origine de la religion et de la philosophie. Marx se ralliera sans hésiter à L’Essence du christianisme de Feuerbach, ouvrage qui lui apparaîtra comme la confirmation et le développement rigoureux de ses propres thèses. Mais Feuerbach se contente lui aussi de résoudre religion et philosophie dans le concept d’homme, sans s’interroger plus avant sur un tel concept, sans donc demander le pourquoi de la projection religieuse. C’est pourquoi Marx dépassera également l’analyse feuerbachienne en écrivant, en 1843, l’Introduction de la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Il commence par y résumer la critique de Feuerbach : « La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. » Mais il dépasse aussitôt cette critique : « L’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde réel, l’État, la société. Cet État, cette société produisent une conscience erronée du monde parce qu’ils constituent eux-mêmes un monde faux. » « C’est la réalisation fantastique de l’essence humaine parce que l’essence humaine n’a pas de réalité véritable[8]. » « Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. » Ce prolongement de l’analyse de Marx permet de juger des Travaux préparatoires.

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Le deuxième thème de ce texte est l’accentuation de la dialectique. C’est la dialectique qui permet au jeune Marx de soutenir le débat avec Hegel et le devenir-antinomique de son système. Comme le souligne Marx dans les Remarques à la Dissertation, il ne s’agit pas d’opposer au langage hégélien un élément non philosophique (non dialectique) qui en montrerait, sans la démontrer, la caducité, mais de remonter au principe, de faire en sorte que ce soit le système hégélien lui-même qui comprenne, et par là supprime la séparation du réel dans laquelle l’a fait retomber la marche anarchique de l’histoire concrète. Marx rejette la séparation opérée par les Jeunes hégéliens entre un bon et un mauvais Hegel : si un philosophe s’est rendu coupable d’un compromis, la possibilité de ce compromis doit se trouver dans une insuffisance ou une compréhension insuffisante de son principe. En somme, Hegel n’a pas pris au pied de la lettre son affirmation essentielle du mouvement dialectique. La compréhension philosophique du fait que le savoir absolu se relativise et retombe dans l’opposition au monde de l’esprit subjectif est approfondissement du concept de la dialectique hégélienne. D’où les belles métaphores où Marx reprend Hegel pour décrire la dialectique comme mouvement, comme flot incessant. La dialectique, comme essence des déterminations ontologiques, « fait tomber ces déterminations en collision avec le monde concret et les force à révéler ce qu’elles sont en réalité, l’idéalité du concret[9]». La dialectique est une force qui prend son essor, dissout les déterminations de l’entendement et de la représentation ; elle est le fleuve qui charrie tout, la mort, mais aussi la source d’où tout renaît, la vie. En tant que ressort du développement, elle porte le support spirituel individuel en qui le développement arrive à la conscience[10]. Elle fait entrer en mouvement les concepts des philosophes et les ramène à leur mesure, révélant la haine de la vie chez tous les philosophes conservateurs, la crispation hautaine et pleine de raideur qui les pousse à arrêter le développement effectif. C’est encore elle qui démasquera, à propos des météores, le principe épicurien de la conscience de soi abstraite retirée du monde.

Ce qui est en jeu dans cette pensée de la dialectique, c’est le monde de l’histoire, c’est le fondement de toute action théorique ou politique, de toute transformation du monde, de toute praxis. Comme le note Cornu, cette conception permet à Marx de dépasser à la fois Hegel et les Jeunes hégéliens[11].

Accentuant le développement infini de la dialectique, Marx est confronté à l’exigence de penser la scission réapparue, à propos de l’État prussien, entre l’Esprit et le Monde. Il résout le problème (mais cette résolution n’est que limitée et provisoire) par le concept d’alternance. Cette solution lui permet avant tout de ne pas retomber, comme Bauer, dans la philosophie de Kant ou dans celle de Fichte.

« Ce qui apparaît au premier abord comme une opposition absolue entre la philosophie et le monde, la conscience et la substance, se révèle à l’analyse comme une action réciproque des deux éléments antithétiques ; philosophie et monde, conscience et substance ne doivent pas être considérés en effet métaphysiquement en eux-mêmes, comme des entités isolées, absolues, mais conçues dans leurs rapports et leur unité dialectique. Après s’être séparée du monde et opposée à lui pour le transformer, la philosophie s’intègre à nouveau en lui, et détermine ainsi par son alternance d’intégration et d’opposition le développement rationnel infini du monde[12]. » Cette conception est exposée dans les Travaux préparatoires (« Points nodaux dans le développement de la philosophie ») et dans un fragment des Remarques à la Dissertation. Marx rouvre ainsi la possibilité de l’histoire en ne posant plus de limite à son développement. Adversaire de l’ « une fois pour toutes », il critique l’impérialisme du spéculatif qui n’est que la production par la conscience de soi de ses désirs. Être le monde et être éternel, tels sont les désirs qui se profilent derrière le Savoir absolu. Marx attribue au monde une réalité indépendante de l’esprit : du coup, le rapport de la conscience de soi au monde se caractérise par l’action et l’interaction réciproque et alternante des deux termes.

Dans cet espace de la Praxis s’énonce le principe : aucune coupure, aucune rupture, aucune prise de conscience, aucun savoir n’ont lieu une fois pour toutes ; l’action de l’esprit sur le monde et la réaction du monde sur l’esprit instaurent l’irréductibilité de leur alternance. Cette alternance concerne la forme du rapport de la conscience de soi au monde. Prise comme formelle, elle est alternance pure, c’est-à-dire que les situations se partagent en une rigoureuse dichotomie. Si le contenu, selon le processus dialectique, s’enrichit sans cesse de déterminations nouvelles, la forme du rapport semble répéter purement et simplement le couple primordial de rapports : union avec le monde (Savoir) / opposition au monde (Praxis). Hegel semble avoir voulu supprimer la contradiction entre la monotonie de cette répétition et la progression dialectique du contenu, mais il ne pouvait le faire que dans une répétition de la forme et du contenu (Savoir absolu). Marx démontre au contraire que c’est la progression dialectique elle-même qui condamne la répétition formelle du couple de rapports à sa monotonie[13]. C’est ainsi que, dans les moments d’opposition de la conscience et du monde, c’est cette opposition qui en s’accentuant provoque le changement révolutionnaire qui aboutit de nouveau à un moment d’union de la conscience et de la substance. Le projet même d’étudier les philosophies grecques en question trouve sa justification dans la pureté de l’analogie selon laquelle ce qu’elles sont à Aristote, les Jeunes hégéliens et Marx lui-même le sont à Hegel.

Mais l’alternance elle-même ne se pense que par la dialectique de Hegel, fondée sur l’opposition. Sur ce point, Marx est formel : le développement de l’histoire n’est pas celui de la mesure. « Une médiocrité qui se donne pour le phénomène de l’absolu est elle-même tombée dans la démesure, en l’espèce la démesure dans la prétention[14]. » L’ironie de la polémique ne doit pas faire oublier le problème : tout accommodement des contraires fait obstacle au développement dialectique de l’histoire. « L’opposition entre la philosophie et le monde doit au contraire s’accentuer pour devenir féconde, car ce n’est que de cette accentuation que peut naître la révolution, la transformation profonde de la philosophie et du monde qui rétablira entre eux une harmonieuse synthèse[15]

Les périodes d’opposition de la philosophie et du monde sont donc les périodes révolutionnaires. La philosophie totale en soi est tombée au rang d’une totalité abstraite et fait face au monde. De ce fait, la contradiction tombe dans le monde, qui devient lui-même déchiré et contradictoire. Dans de telles périodes, l’homme peut adopter deux attitudes différentes vis-à-vis du monde : « Ou bien se retirer de celui-ci et chercher son bonheur en lui-même, dans le domaine de la conscience…, ou bien s’efforcer d’agir sur le monde pour le transformer[16]. » L’intérêt des philosophies étudiées par Marx est de se situer sur le sol de l’opposition au monde favorable à sa transformation. Mais Épicure choisit le retrait du monde, se bornant à témoigner de la validité de l’alternative.

La philosophie qui veut transformer le monde devient philosophie de l’action et de la volonté. Son mode d’action est la critique, qui mesure le donné à l’essence. Mais la contradiction qui était tombée dans le monde réside aussi dans la philosophie elle-même dans la mesure où elle s’engage dans le mouvement pratique. D’une part, la critique s’oppose à la philosophie totale, mais elle est incapable de la dépasser théoriquement et ne fait qu’« en réaliser les divers moments[17] ». D’où, chez les Jeunes hégéliens, les risques de chute théorique dont nous avons parlé. D’autre part, la philosophie totale se trouve, à l’image du monde devenu contradictoire, déchirée intérieurement : sa mise en pratique définit deux directions opposées. La critique s’incarne dans le parti libéral qui se donne pour tâche la transformation du monde et l’extériorisation de la philosophie. En face de cette direction, la « philosophie positive » tente de justifier le donné en rejetant la faute sur la philosophie. En même temps cette tendance refuse d’abolir la philosophie dans son être-séparé-du-réel. Elle veut la maintenir dans son abstraction en la réformant pour l’accorder au monde donné. À l’inverse, la critique représente la fin de la philosophie conçue comme contemplation sereine d’un monde rationnel. Elle exprime la pointe la plus haute de l’opposition entre la philosophie et le monde, l’extrémité de leur différence. Elle est donc l’inverse de tout positivisme, et les risques qu’elle comporte ne doivent pas faire oublier sa force révolutionnaire.

Cette pensée de l’alternance reste tout entière sur le sol hégélien. Elle est même en un sens plus hégélienne que la pensée des Jeunes hégéliens, incarnée par Bauer, car elle refuse de « laisser tomber » un des deux moments essentiels, et de faire une « philosophie de la conscience » opposée à la substance. C’est ici précisément que le jeune Marx affirme sa différence spécifique. Le refus de suivre Bauer dans sa philosophie de la pure conscience de soi, dans son retour en arrière philosophique, dans sa critique de Hegel entièrement solidaire du système hégélien, est le simple effet de la rigueur philosophique. Marx croit à l’activité créatrice déterminante de l’esprit dans le développement de l’histoire, mais « au lieu d’attribuer, comme Bauer, cette puissance créatrice à l’essence, c’est-à-dire à la forme subjective de l’esprit, dans laquelle celui-ci arrive à la conscience de soi par un acte de réflexion qui l’oppose à la réalité concrète[18] », il l’attribue, comme Hegel, « à l’esprit objectif, à l’idée, où la pensée et l’être, le sujet créateur et l’objet créé par lui se confondent ». L’apparente fidélité à Hegel professée par Marx est en réalité ce qui lui permettra, en vertu de la rigueur de sa démarche, d’accueillir, sans en rester l’esclave, le renversement de Hegel accompli par Feuerbach. Ce que Marx comprend dès 1839, c’est qu’il ne sert à rien de critiquer un système philosophique total de manière parcellaire, sous peine de s’y enfoncer davantage. Il n’y a pas de détail chez un philosophe qui ne tienne à son principe[19]. La véritable critique de Hegel ne saurait être un « replâtrage », mais le « changement d’élément » déjà indiqué dans les Travaux préparatoires avec le symbole de Thémistocle. Quand la solution hégélienne de l’antinomie philosophie / monde se révélera tout à fait insuffisante, c’est le renversement du système lui-même et de son principe idéaliste qui s’avérera nécessaire. En un mot, toute critique est radicale ou n’est pas. Il faut paradoxalement rester dans un premier moment sur le même terrain que Hegel, celui de l’union (idéaliste) de l’idéel et du réel, pour pouvoir accomplir le renversement qui permettra à son tour la percée hors de ce système ; et ceci pour la raison qu’hors de la pointe extrême, du résultat, de la clôture de ce système, on ne saurait aller nulle part sans en être prisonnier. C’est parce qu’il se tiendra sur la limite du système hégélien que Feuerbach pourra le critiquer de manière radicale, tandis que Bauer persistera dans son effort illusoire pour penser dans certaines catégories hégéliennes hypertrophiées une histoire concrète s’éloignant de plus en plus de ces catégories[20].


II. — LA DISSERTATION


De même que les Travaux préparatoires, la Dissertation de 1841 sur la Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure a donc en fait deux objets relativement distincts, comme en témoigne l’avant-propos. Le premier objet est la philosophie de la nature d’Épicure dans ses rapports avec celle de Démocrite, le second la situation idéologique de l’Allemagne et la question du devenir du système hégélien. Le premier objet n’est pas absorbé par le second : Marx insiste sur le fait qu’il a « résolu un problème, insoluble jusque-là, de la philosophie grecque » et critique Hegel d’avoir méconnu la grande importance pour la philosophie grecque des systèmes postaristotéliciens. La Dissertation est donc une réponse à Hegel sur le terrain même de l’histoire de la philosophie, dont celui-ci est le fondateur. Affirmer que « ces systèmes sont la clef de la philosophie grecque dans son aspect subjectif », ce n’est pas détruire la méditation hégélienne, mais en montrer la limite : la méconnaissance, en faveur du développement idéel, du support de ce développement, de l’individu existant historiquement, de l’énergie pratique, en un mot de l’aspect subjectif de la philosophie. Si Hegel a raison de privilégier Platon et Aristote pour ce qui est du contenu, la subjectivité grecque s’exprime de manière plus éclatante dans des systèmes nés en un temps où le monde devient irrationnel, et où l’accent est naturellement mis sur le sujet philosophant. La clef de la philosophie grecque dans son aspect subjectif est le σοφος, comme réceptacle du développement de l’idéalité. Sur le plan du σοφος, aucune rupture ne sépare Épicure des philosophies précédentes, si ce n’est l’approfondissement qu’entraîne le progrès dialectique.

Les deux objets de la Dissertation sont ainsi immédiatement liés, conformément à la théorie de l’alternance. L’affirmation de la subjectivité individuelle est immédiatement aussi affirmation antireligieuse, car « si la conscience de soi abstraite-singulière est posée comme principe absolu…, c’est l’effondrement de tout ce qui transcende la conscience et appartient donc à l’entendement imaginatif[21] ». L’intervention de Marx dans la lutte religieuse des Jeunes hégéliens, l’affirmation révolutionnaire de l’indépendance de la philosophie, la « vénération » de Prométhée comme le héros philosophique par excellence ne sont donc pas surajoutés à la Dissertation, mais fondés en elle.

L’épicurisme, le stoïcisme et le scepticisme sont avant tout envisagés ici « dans leur connexion avec la philosophie grecque antérieure ». Ils constituent la fin paradoxale de cette philosophie qui, ayant atteint l’universel, connaît avec eux un retour aux anciens philosophes de la nature et à l’école socratique. Ils ont pourtant une importance essentielle, constituant « la construction complète de la conscience de soi », tandis que chacun d’eux en présente un élément « comme ayant une existence propre[22] ». Le principe de la lecture de Marx est ici indiqué. Il écrivait dans un projet d’avant-propos : « Ce n’est que maintenant que le temps est venu où on comprendra les philosophies des épicuriens, des stoïciens et des sceptiques : ce sont les philosophes de la conscience de soi ». Il s’agira donc pour Marx de lire dans les philosophies qu’il étudie les moments du concept affectés de l’être immédiat, c’est-à-dire représentés. Cette manière de réaliser immédiatement les moments idéels constitue la grandeur et la faiblesse de ces philosophies. Marx, qui restreint son étude à la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure, pourra montrer que cette réalisation immédiate et abstraite est conforme au principe épicurien, la conscience de soi abstraite-singulière. Ce principe est donc réalisé dans l’atome, « forme extrême de l’inconceptualité » comme dit Hegel dans la Science de la logique, ou « forme immédiate et universelle du concept » comme dit Marx dans les Travaux préparatoires.

C’est pour cela que l’on trouve l’opposition de deux mondes chez Épicure : le monde phénoménal et le monde des atomes, lequel constitue la nature véritable. L’atomistique, en attribuant l’être à l’idéel, empêche cet idéel de se révéler comme idéalité du concret : autrement dit, les deux mondes coexistent et restent l’un en face de l’autre sans entrer en contradiction dialectique. La lecture de Marx consistera à révéler l’idéel dans le représenté (l’atome), c’est-à-dire à nier l’être immédiat de ce dernier pour développer la contradiction incluse dans la réalisation immédiate du principe. La contradiction entre l’idéel et le représenté se retrouve dans toutes les déterminations, même de détail, de cette philosophie. Le projet de la Dissertation est donc justifié : lire dans le détail les philosophies de la nature de Démocrite et d’Épicure pour en révéler la différence essentielle. Cette lecture conceptuelle doit réintroduire le contraste que l’identification abusive de la tradition avait gommé.

Le chapitre III s’efforce de faire sentir cette opposition qui va contre la plupart des interprétations. Il insiste sur la distinction « de l’énergie pratique » des deux hommes, thème dont nous avons vu l’importance. « Ce sont deux tendances opposées qui prennent corps. Nous voyons comme différence d’énergie pratique ce qui se manifeste plus haut comme divergence de la conscience théorique ». Dans ce chapitre convaincant, nous voyons les deux hommes « s’opposer pas à pas ». Le sceptique Démocrite tient le monde sensible pour une apparence subjective, doute de la vérité, mais se jette dans l’étude empirique de la nature ; le dogmatique Épicure considère le monde comme un phénomène objectif, tout en méprisant les sciences. La catégorie principale de Démocrite est la nécessité, celle d’Épicure le hasard et la possibilité formelle abstraite.

Toutes ces différences se retrouvent sur le plan de la doctrine (objet de la deuxième partie). Elles se résument en une distinction essentielle, point central de l’interprétation de Marx : si Démocrite admet deux mouvements des atomes, la chute en ligne droite et la répulsion, Épicure en ajoute un troisième : la déclinaison de la ligne droite. Or, la déclinaison n’est pas un ajout extérieur dicté par la nécessité d’expliquer la rencontre des atomes et la création du monde, elle est une détermination essentielle, exigée par le concept de l’atome. Du même coup est affirmée la différence conceptuelle qui sépare les atomes de Démocrite de ceux d’Epicure : celle qui distingue une hypothèse mécaniste de l’affirmation de la conscience de soi singulière et abstraite.

La compréhension essentielle de la déclinaison résout son aspect contradictoire. La solidité de l’atome ne peut s’affirmer qu’en niant l’espace dans sa sphère totale. La ligne droite est la négation de l’être spécifique ; l’atome y est purement déterminé par l’espace, il y est soumis à un être-là relatif, son existence est matérielle, c’est-à-dire extérieure.

Or, le concept de l’atome épicurien inclut deux moments contradictoires : un moment matériel, où l’atome tombe en ligne droite vers un centre situé en dehors de lui, et un moment formel, où l’atome est une pure forme niant tout rapport avec un être-là qui lui serait extérieur. Selon Hegel, la chute en ligne droite est la position abstraite d’un centre extérieur au corps qui tombe et vers lequel ce corps tend[23]. Mais l’atome, incarnant l’être pour soi, doit se poser lui-même comme centre. L’insistance sur ce second moment est l’apport essentiel d’Epicure, ce qui affirme la différence qui l’oppose à la philosophie déterministe, matérialiste et mécaniste de Démocrite. Le problème d’Epicure est de réaliser dans la sphère de l’être immédiat (la sphère atomistique), le moment formel de l’atome. Or, la négation de l’être-autre est dans cette sphère une négation représentée, négation d’un étant qui elle-même est : négation sensible de la chute en ligne droite, mouvement de déclinaison. Le mouvement oblique affirme l’autonomie de l’atome.

Nous avons donc :

— le moment matériel : la ligne droite, l’extériorité, la nécessité, le mécanisme, le déterminisme, le monde réel comme Autre de la conscience, la maladie, la douleur ;

— le moment formel : la déclinaison, l’affirmation de l’être pour soi singulier, l’arbitraire, le hasard, la possibilité formelle, l’ataraxie de la conscience de soi abstraite-singulière, le monde comme projection de cette conscience dans la nature.

Démocrite s’en tient au premier moment, Épicure accentue le second et affronte leur contradiction. Cette contradiction dans l’essence se traduit par une contradiction dans la théorie : en vertu du principe atomistique, les deux mouvements contradictoires devraient s’incarner dans deux être-là distincts ; il devrait donc y avoir deux sortes d’atomes. Rejeter la déclinaison dans un temps et un lieu indéterminés revient, de la part d’Épicure, à masquer cette contradiction.

La déclinaison définit donc le principe de la philosophie d’Épicure, au sens le plus fort du terme : ce principe est l’atome dans son concept achevé (dans ses deux moments). En tant que principe, l’atome est présupposé. Ce qui met la déclinaison à l’abri de tout reproche, c’est qu’elle est posée nécessairement dès que l’on fait de l’atome, dans son concept, un principe et un point de départ non critiqué. L’atome affirme donc la conscience de soi abstraite-singulière qui s’oppose au monde concret, au niveau du pur être pour soi. Cet être pour soi singulier est incapable d’idéaliser l’être-là qui s’oppose à lui et donc de le supprimer dialectiquement pour affirmer l’union médiate du rationnel et du réel. L’être pour soi ne peut donc que faire abstraction de cet autre être-là, en dévier. Ce principe est l’essence unique de la philosophie d’Épicure. Il est présent à tous ses niveaux et à tous ses développements : à l’atome de la physique correspond l’ataraxie qui voit le sage dévier de la douleur et les dieux habiter hors du monde.

La répulsion est dans l’ordre du concept la conséquence de la déclinaison, et non l’inverse, comme le croit Cicéron. C’est quand on se contente de juxtaposer les deux mouvements que les paradoxes surgissent, mais le philosophe comprend que la répulsion est la vérité et la réalisation nécessaire des deux moments précédents, la matérialité ou extériorité et la détermination formelle ou concept. Comme nous ne quittons pas la sphère atomistique, la répulsion vient s’ajouter comme troisième mouvement aux deux précédents.

L’atome contient deux exigences :

— Il ne peut se rapporter qu’à lui-même et doit faire abstraction de tout autre être-là qui viendrait le limiter.

— Pour se réaliser, le concept de la singularité doit se rapporter à une autre singularité, et ne pas rester abstraitement enfermé en lui-même.

Il faut donc, en vertu de la première exigence, que l’autre singularité réclamée par la seconde soit la même que la première, tout en se présentant sous la forme d’un être-autre et d’un être-là extérieur. L’atome se rapporte donc à lui-même comme à un autre, en se rapportant à un autre atome. Ainsi est posée la répulsion comme « première forme de la conscience de soi » « répondant à la conscience de soi se concevant comme singularité abstraite ». Dans la répulsion, la rencontre de l’atome avec lui-même se fait sous la forme de l’être-autre. L’atome se rapporte à lui-même comme à quelque chose d’immédiatement autre. « C’est le plus haut degré d’extériorité qui se puisse concevoir[24]. » La répulsion réalise donc aussi bien la forme de l’atome (il se rapporte à lui-même…) que sa matière (… comme à un être-autre). Épicure représente également la forme comme matière.

Dans la répulsion, l’être-autre n’est qu’une forme. L’atome, en se rapportant à l’autre atome, ne se rapporte en fait qu’à lui-même. L’être-autre qui définit l’« autre » atome est la forme universelle que prend l’atome dans la répulsion. En tant que tels, les atomes sont donc semblables, exemplaires identiques d’un genre unique. Mais comme l’altérité est représentée dans la forme de l’être, elle doit s’incarner dans des qualités. Les atomes « doivent être immédiatement différents entre eux, donc posséder des qualités » (IIe partie, chapitre ii). La qualité nie donc le concept de l’atome en le posant comme différent de son essence. Cette contradiction est essentielle et non accidentelle, car Épicure, à la différence de Démocrite, considère les qualités en rapport à l’atome et non en rapport aux phénomènes sensibles. Il accepte la contradiction au niveau de l’essence, en posant à côté de chaque qualité une détermination contraire qui fait prévaloir le concept de l’atome.

Les atomes d’Épicure ont trois qualités : la grandeur, la figure, la pesanteur. Chacune d’entre elles est contradictoire à la notion d’atome, et donc niée aussitôt que posée.

1. L’atome a une grandeur, mais celle-ci est en fait la négation de la grandeur, la petitesse infinie.

2. L’atome a une figure, mais le nombre de ces figures est fini. Il y a donc un nombre infini d’atomes de même figure, ce qui nie la notion de figure.

3. L’atome est pesant. La pesanteur est la représentation de la singularité idéale de la matière[25]. Mais cette singularité est extérieure à l’atome, le centre de gravité est ce vers quoi tend l’atome au cours de sa chute. D’où la contre-proposition : la pesanteur n’est que différence de poids, l’atome est lui-même point de gravité, centre. Le pluralisme des centres est affirmé. La terre n’a pas de centre. La pesanteur disparaît dans le vide, l’atome n’y étant pensé que par rapport au vide.

La qualité pose donc dans l’atome lui-même la contradiction entre essence et existence. Elle achève la construction de la chose en l’aliénant de son concept. Cet atome complet est la forme absolue de la nature. Mais il faut ensuite passer de ce monde des atomes au monde des phénomènes, et ce passage est éminemment contradictoire.

Le concept de l’atome est la conscience de soi abstraite-singulière projetée. Il est donc, comme forme idéelle, la négation de la matière. Cette opposition exclut qu’il y ait un passage progressif possible de la forme conceptuelle de l’atome à son existence comme base matérielle. « Si l’atome est conçu selon son concept, c’est le vide, la nature anéantie qui est son existence. » L’atome est la mort de la nature, de même que la philosophie épicurienne ouvre l’ère de la destruction effective de la nature matérielle[26]. Marx décèle une contradiction dans la méthode analogique qui passe insensiblement, par degrés, « paulatim », du monde sensible à la nature véritable de l’atome[27]. « La singularité abstraite est la liberté à l’égard de l’être-là, non pas la liberté dans l’être-là. » Entre la singularité et le monde, il y a une contradiction. L’expression de cette contradiction est la distinction[28] entre l’atome στοιχεῖον (qualifié, complet et aliéné de son concept) qui devient la base des phénomènes, et l’atome comme ἀρχή qui exprime le pur concept de l’atome et qui s’oppose au phénomène. L’atome complet et qualifié permet seul le passage au monde phénoménal, mais la véritable nature est celle de l’atome conceptuel. Le monde phénoménal est donc le lieu où ressort la plus grande contradiction de l’atome.

Les atomes forment le monde de l’être par opposition à la nature phénoménale. Mais cette dernière possède également l’être puisque le monde sensible est un phénomène objectif. L’être est donc ce qui réunit les deux mondes et permet de passer de l’un à l’autre par analogie. Mais le monde phénoménal reste fondamentalement distinct du monde atomistique : on n’y trouve que des compositions, c’est-à-dire des agrégats où les atomes se rapportent les uns aux autres. Ces compositions ne sont possibles que par la qualification des atomes. Or, l’atome qualifié est l’opposé de l’atome conceptuel.

La composition, comme « forme passive de la nature concrète », exprime la matérialité de l’atome dans le monde du phénomène. Par opposition à celle-ci, le temps est la « forme active » du phénomène, l’accident de l’accident, « l’anéantissement et le retour à l’existence pour soi de tout être-là déterminé ». La contradiction tombe donc entre temps et composition, à l’intérieur du monde phénoménal. Le phénomène est ainsi pensé comme phénomène, c’est-à-dire comme apparition d’un idéel, il révèle son être-phénomène. Le temps, en détruisant le phénomène, lui imprime le sceau de l’absence de l’être. Il est la réflexion du phénomène en soi-même. Comme les autres moments, le temps est substantifié comme être particulier : la sensibilité humaine. C’est ce qui justifie le fait que cette sensibilité est prise comme critérium réel de la nature concrète. L’épicurisme est donc, contrairement à la doctrine de Démocrite, une philosophie du temps. Mais le temps sert avant tout à ramener le phénomène à l’atome.

L’apparition des choses à la sensibilité — par la théorie des simulacres — est la même chose que leur temporalité. Les simulacres ont leur être-sensible hors d’eux-mêmes, dans les corps dont ils sont la forme. Sitôt séparés, ils périssent ; l’apparition du corps est déjà le processus de sa perte. La nature sensible est ainsi l’objectivation de la conscience empirique, comme l’atome était la projection de la conscience singulière-abstraite.

L’analyse de la théorie des Météores, qui clôt la Dissertation, est l’occasion pour Marx de vérifier et de développer son principe de lecture en déroulant jusqu’au bout la contradiction principale, celle qui gît dans le Principe d’Épicure lui-même. Épicure s’oppose en effet à toute la tradition grecque en se déclarant ennemi de la vénération des corps célestes. La théorie des météores accentue et dévoile le principe épicurien, qui est un individualisme éthique. Comme le soulignaient les Travaux préparatoires, cette théorie n’est fondée que dans l’éthique de l’ataraxie, quoiqu’elle y soit fondée comme théorique[29]. Mais elle a une méthode tout à fait différente des autres sciences : on doit expliquer les phénomènes célestes à partir des phénomènes terrestres, et de multiples manières. En effet, si le monde contradictoire du phénomène est notre ami, si, comme le monde des atomes, il est fait à notre image, le monde céleste est au contraire notre plus grand ennemi. La multiplicité des explications qu’Épicure met au principe de la connaissance des météores doit rassurer la conscience en détruisant la divinité des corps célestes, en niant en eux l’identité et la loi, en « faisant disparaître l’unité de l’objet[30] ».

Les corps célestes sont en effet la réalisation effective de la notion d’atome. En eux, la matière a reçu effectivement la singularité. « Ils forment un système de répulsion et d’attraction, tout en conservant leur autonomie. » Les corps célestes représentent la matière éternelle, autonome et indestructible. La contradiction entre essence et existence y est résolue, la matière possède en elle-même la forme et a admis la singularité. Les corps célestes représentent le principe d’Épicure, la conscience de soi singulière, qui a résolu ses contradictions et a gagné une réalité effective concrète.

Et pourtant, Épicure refuse de toutes ses forces de reconnaître cette réalisation. Ce paradoxe n’est qu’apparent : le principe de sa philosophie est la conscience de soi abstraite-singulière et non la conscience de soi universelle, non l’universalité concrète. L’universel (les corps célestes) est la forme supprimée et dépassée de la conscience abstraite, « sa réfutation devenue matérielle ». Épicure reste donc fidèle à son principe ; il le développe jusqu’au moment de sa suppression, mais refuse cette suppression, arrête le mouvement dialectique pour rester sur le sol de l’opposition abstraite au monde. L’universel est en effet « la dissolution de la singularité abstraite[31] ». En face de cet universel, Épicure démasque le sens de sa philosophie, non pas un matérialisme naturaliste, mais l’affirmation de la conscience de soi dans son opposition au réel, représentant le moment de l’essence. La conscience de soi abstraite-singulière sort ici de son « déguisement matériel » et s’affirme comme le véritable Principe, achevant de creuser le fossé qui sépare son affirmation du matérialisme mécaniste de Démocrite. En fait, la conscience de soi ne se présente sous la forme de la nature qu’aussi longtemps que cette nature est à l’image de la conscience de soi singulière : contradictoire. Lorsque la nature devient au contraire autonome, la conscience se réfléchit en elle-même et s’oppose à la nature. La nature concrète et la conscience de soi ne peuvent coexister que si la conscience supprime dialectiquement son abstraction, mais « l’universel est seul à pouvoir connaître en même temps son affirmation ». La conscience abstraite ne tire son identité avec soi-même que de l’existence de ses représentations dans le sens commun. Cette identité, comme immédiate, est fausse et doit se dissoudre pour se médiatiser. L’universalité que la conscience doit atteindre apparaît donc d’abord dans la nature et s’oppose à la conscience, tandis que celle-ci ne se reconnaît pas dans cette universalité.

Chez Épicure, « la conscience de soi n’est conçue que dans la forme de la singularité ». Cette position de la conscience de soi abstraite marque cependant un progrès par rapport au matérialisme purement mécaniste de Démocrite : elle nie tout ce qui transcende faussement la conscience, toutes les projections où celle-ci s’aliène, au premier chef les illusions religieuses. L’éloge d’Épicure par Lucrèce qui termine la Dissertation le marque bien. Épicure, dit Marx, est le plus grand des « philosophes des Lumières[32] » grecs : dans ce titre sont contenues à la fois la force négatrice et l’unilatéralité de cette philosophie.


  1. . Cornu, op. cit., I, 158. Cette opposition soulignée par A. Cornu n’est peut-être pas aussi tranchée, car Hegel, dans un passage des Vorlesungen Ueber die Geschichte der Philosophie, compare le dogmatisme abstrait d’Épicure et des stoïciens à l’attitude des chrétiens, qui « se soucient abstraitement du salut de leur âme ». Ed. Frommann, Tome XVIII, p. 425.
  2. . Cornu, op. cit., I, 173.
  3. . Travaux préparatoires, fragment intitulé : la Crainte et l’Etre transcendant.
  4. . Travaux préparatoires, fragment intitulé : le Culte et l’individu. L’innocence grecque est donc dévoyée, chez Plutarque, par la conception morale du Dieu juge et bourreau. La projection religieuse identifie innocence et moralité (bonne volonté) rejetant l’homme hors de l’innocence afin de la lui promettre au terme d’une conduite morale.
  5. . Travaux préparatoires, fragment intitulé : le Culte et l’individu.
  6. . Dissertation, chapitre : les Météores.
  7. . Cf. Nietzsche : Généalogie de la morale, II, 24. Edition « Mercure de France ». « Les Grecs se sont longtemps servi de leurs dieux pour se prémunir contre toute velléité de « mauvaise conscience », pour avoir le droit de jouir en paix de leur liberté d’âme : donc dans un sens opposé à la conception que s’était faite de son Dieu le christianisme. »
    Cette analyse renvoie aussi au monde grec conçu comme moment heureux de la pure substance. Épicure ne serait-il pas un Grec confronté à la naissance de la subjectivité « chrétienne », et s’en défendant par les dieux plastiques de l’art grec ? Il ferait ainsi valoir le calme théorique grec contre la complexité affective de la conscience chrétienne, conçue comme conscience religieuse par excellence…
  8. . Traduction Molitor, p. 83-84 (Editions Costes. Œuvres philosophiques, tome I).
  9. . Travaux préparatoires, fragment : le Transfert de l’idéalité dans les atomes.
  10. . Ibidem, fragment : Sur la forme subjective de la philosophie platonicienne.
  11. . Une fois accompli le renversement matérialiste qui distingue radicalement le développement réel du développement pensé, la dialectique sera libérée et pourra être utilisée pour construire le reflet du développement réel. On ne pourra plus être tenté d’y réduire le développement réel, car l’exposition dialectique du mouvement devra toujours composer avec une analyse historique rigoureuse. Ceci est mis au point dans l’introduction à la Critique de l’économie politique (1857).
  12. . Cornu, op. cit., I, 191.
  13. . L’alternance est davantage l’indication d’une difficulté que la production d’une solution : difficulté à penser la scission histoire/philosophie dans les termes d’une philosophie dont l’esprit et l’expression récusent une telle scission. Hegel avait critiqué cette notion d’alternance, à propos de la dialectique fini/infini. « Dans l’alternance monotone des deux termes, la contradiction un instant écartée reparaît l’instant d’après. La solution toujours différée apparaît à la fois nécessaire et impossible. » (G. Noël, la Logique de Hegel, éd. Vrin, p. 29.)

    Hegel dit : « Il y a un dépassement abstrait qui reste incomplet en ce sens qu’on ne le dépasse pas lui-même. L’infini existe ; il se laisse cependant dépasser, et on le fait en posant une nouvelle limite, auquel cas on retourne au fini. Ce mauvais infini est en soi la même chose que le devoir-être éternel… Cet infini n’est tel que par rapport à son autre, qui est le fini. La progression à l’infini n’est, par conséquent, qu’une répétition monotone, une alternance fastidieuse, toujours la même, du fini et de l’infini. » Science de la logique, trad. S. Jankélévitch, éd. Aubier, tome I, p. 144. Ce texte traduit la difficulté centrale de la pensée dialectique :

    — ne pas pouvoir penser l’absence de solution dans la dialectique ;

    — ne pouvoir empêcher que la solution, indéfiniment affirmée, ne puisse l’être que dans une répétition ;

    — ne pouvoir concevoir un processus de développement infini sans retomber dans l’alternance condamnée.

    Rien n’est plus étranger à Hegel qu’une pensée de l’alternance, car l’alternance est en son fond répétition, et la répétition nie la dialectique comme sens. Soulignons que la théorie de l’alternance ne sera jamais pour Marx unique et souveraine. Nous verrons que la Sainte Famille, et plus encore les Manuscrits de 1844, la soumettent à un processus d’élaboration et d’accomplissement. Dans l’exposition du « mouvement d’ensemble » du capital (le Capital), cette progression devient celle d’un « organisme social donné ». Mais Marx ne cède pas à la tentation de nier l’alternance en faveur d’un accomplissement total et définitif de l’histoire. L’analyse des Manuscrits de 1844 (infra) montrera que la conception marxiste de l’histoire fonde la dialectique de l’accomplissement (aliénation et fin de l’aliénation) dans une dialectique plus profonde de l’objectivation fondée sur l’alternance des rapports homme/nature. Cette seconde dialectique constituant au sens propre l’histoire par opposition à la préhistoire. Ce débat central dialectique/alternance s’origine dans la réflexion présente des textes de 1839-1841.

  14. . Travaux préparatoires, « Points nodaux dans le développement de la philosophie. »
  15. . Cornu, op. cit., I, 187.
  16. . Ibidem. I, 188.
  17. . Travaux préparatoires : « Points nodaux dans le développement de la philosophie. »
  18. . Cornu, op. cit.. I, 178.
  19. . L’itinéraire philosophique de Marx peut être décrit comme la recherche constante de l’insuffisance du principe hégélien. Il écrit dans les Manuscrits de 1844 : « Ainsi, il ne peut même plus être question de concessions faites par Hegel à la religion, à l’Etat, etc., car ce mensonge est le mensonge de son principe même. » (À savoir le faux positivisme qui s’affirme comme aliéné.) [Cf. éd. citée,p. 141.]
  20. . Rester sur le même terrain que Hegel signifie conserver sans cesse l’exigence de penser ensemble le subjectif et l’objectif. Maintenir ces deux côtés revient à récuser d’avance toute philosophie unilatérale. (Philosophie fichtéenne du sujet, philosophie néo-spinoziste de l’objet.) Il y a donc bien chez Marx un dépassement des Jeunes hégéliens qui s’effectue par un « retour » à l’exigence hégélienne (c’est l’interprétation d’A. Cornu). Nous pensons cependant que cette double exigence situe le problème que se posait Hegel, mais que Marx, à aucun moment, ne résout ce problème par une synthèse spéculative. Il ne s’agit pas pour lui de s’élever à un lieu de pensée où les moments se fondent en une unité supérieure. Dès 1841, le dualisme sujet-objet est un problème qui apparaît comme insoluble à l’intérieur du système spéculatif de Hegel. La synthèse spéculative a démontré sa caducité et l’homme est de nouveau opposé au monde. L’analyse de la Dissertation montrera la distance qui sépare la compréhension qu’a Marx de l’universel de la définition hégélienne du spéculatif (cf. infra, le Ciel comme répulsion concrète).
  21. . Dissertation, chapitre : les Météores.
  22. . Dissertation, chapitre I : Objet de la dissertation.
  23. . Cf. Hegel : Philosophie de la nature, in Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques. Editions Vrin, p. 152.
  24. . La matérialité est ici définie formellement, comme extériorité du rapport. Cette définition est reprise de Hegel. La matière est donc le moment purement négatif de l’être-hors-de-soi. Cette définition formelle commence par réduire la matière à l’antithèse de l’être-auprès-de-soi qui caractérise l’effectivement réel (idée), d’où l’aversion de Hegel pour le matérialisme
  25. . Hegel, op. cit., p. 150-154.
  26. . Travaux préparatoires, fragment intitulé : Gassendi et Epicure.
  27. . Peut-on faire une lecture « contradictoire » de la pensée épicurienne qui procède toujours par degrés, par analogie ? Sur cette difficulté, cf. Gilles Deleuze, Lucrèce et le simulacre, in Logique du sens, éditions de Minuit.
  28. . Dissertation, deuxième partie, chapitre III.
  29. . Fragment intitulé : la Philosophie épicurienne des Météores. Qu’elle y soit fondée comme théorique veut dire que c’est la connaissance positive des météores qui doit donner le calme et non pas n’importe quel mythe explicatif. Mais en fait, cette proclamation « positiviste » cache la volonté de détruire les météores en les expliquant de différentes manières.
  30. . Dissertation, deuxième partie chapitre V.
  31. . Sur l’idée que se fait Marx de l’universel, cf. infra, la Dialectique répulsion-attraction et l’idée de déclinaison.
  32. . Cet anachronisme est très suggestif. La « Philosophie des Lumières » — Aufklärung — désigne en fait un courant rationaliste dont le conflit avec la foi remplit tout le dix-huitième siècle. Ce conflit est celui « de la conscience de soi, qui se sait la vérité de toute objectivité et de la pure pensée objectivée dans un monde de l’au-delà ». (J. Hyppolite : Études sur Marx et Hegel, éd. Rivière, p. 66.) L’Aufklärung engage la lutte contre un royaume de l’erreur : conscience naïve de la masse, mauvaise intention des prêtres, despotisme. L’Aufklärung entreprend de réformer directement la masse. Mais sa victoire ne laisse subsister que la catégorie vide de l’utilité. « Il ne reste qu’un monde plat et inconsistant. » (Ibidem, p. 69.)

    Pour Hegel, c’est le spéculatif qui est ainsi extirpé. Mais l’utilité est une fausse affirmation de la subjectivité, qui, en fait, la nie. Elle n’est « que le prédicat de l’objet ». (Ibidem, p. 70. Citation tirée de la Phénoménologie de l’Esprit, p. 399.) [Ed. Lasson, t. II.] Il faut que l’homme se révèle comme la profondeur de ce monde plat et découvre l’Absolu dans sa conscience de soi universelle.

    Revenir à l’Aufklärung dans sa valeur polémique et critique, c’est donc de la part de Marx s’opposer doublement à Hegel : en montrant d’une part que les superstitions subsistent à la victoire de la « Philosophie des Lumières », et que cette philosophie doit être reprise, en récusant d’autre part le rapport de Hegel à la religion. Pour Hegel, la découverte par l’homme de l’Absolu récupère la religion comme contenu symbolique de cet Absolu. La critique opérée par Marx de cet accueil de la religion se prolonge dès lors par celle de la philosophie de l’État qui en est tributaire. Ce refus de toute récupération de la religion est un motif fondamental d’opposition entre Marx et Hegel. Mais Marx est également sensible au fait que l’Aufklärung a surtout un contenu négatif et critique, et qu’elle constitue davantage une arme et un point de départ qu’une philosophie positive.