Discours de Salernes, par Georges Clemenceau

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La Justice du Varannée 6, n° 452 (extrait) (p. 2-27).

SUPPLÉMENT À LA JUSTICE DU VAR DU 9 AOÛT 1893

ÉLECTIONS LÉGISLATIVES

DISCOURS
PRONONCÉ À SALERNES LE 8 AOÛT 1893
PAR
M. CLÉMENCEAU


Mes chers Concitoyens,

Après une longue épreuve, je me présente devant vous.

C’est le sort des hommes politiques — je parle des hommes de combat — d’être exposés à toutes les surprises, à tous les attentats.

Autrefois on les assassinait, c’était l’âge d’or.

Aujourd’hui, contre eux l’entreprise réputée infâme paraît légitime ; contre eux le mensonge est vrai ; la calomnie, louange ; la trahison, loyauté.

Dans une démocratie où tous les appétits, tous les intérêts, toutes les passions sont publiquement aux prises, quoi de plus tentant que de profiter sans scrupules de tous les incidents pour chercher à troubler l’opinion par les attaques personnelles les plus violentes ? Et tous ceux qu’on aura pu redouter un jour seront exposés à subir ce qu’auront accumulé de sentiments inavouables, les appétits inassouvis, les intérêts menacés, les espérances trompées, les ambitions déçues.

J’ai lu que c’était un honneur d’être le point de mire de telles attaques, un honneur redoutable, qu’on ne peut affronter que cuirassé de haute indifférence, capable d’endurer tout sans défaillir, et toujours face à l’ennemi, jusqu’à ce que la fortune se lasse et fasse honte aux hommes. (Applaudissements).

Attaqué de tous les côtés à la fois, insulté, vilipendé, lâché, renié ; sous les accusations les plus infamantes, je n’ai pas faibli ; et me voici debout, devant vous pour qui j’ai subi ces outrages, prêt à vous rendre des comptes. (Appl. prolongés.)

Je ne vous ai jusqu’ici jamais parlé de moi.

Après plus de six mois d’attaques quotidiennes, qu’il me soit permis, pour cette fois, de me mettre en cause.

Depuis plus de trente ans, je suis un républicain de bataille.

En 1862, étudiant, j’étais en prison pour la République.

Depuis lors, fidèle à mon parti, je suis resté dans la mêlée, sans repos, sans trêve, m’efforçant de régler l’ardeur des uns, pressant, encourageant les autres, toujours montrant l’ennemi et criant : En avant ! (Bravos !)

Maire de Paris pendant le siège, député à Bordeaux et à Versailles, président du Conseil municipal de Paris, de nouveau député depuis 1876, j’ai, suivant mes moyens, servi publiquement la cause du peuple. Contre les monarchistes, les cléricaux, les réactionnaires de tous noms et de tous déguisements, au grand jour, sous les yeux du pays, bien ou mal, heureux ou malheureux, j’ai combattu.

Sans doute pour le triomphe de nos idées communes, fort de l’assentiment de mes commettants, vigoureusement secondé par mes amis, j’ai dû livrer plus d’un combat à des républicains ; à des républicains qui étaient les plus nombreux, les plus forts et — j’en puis témoigner — très ardents contre nous.

Le parti républicain peut-il se soustraire à ce qui est la vie même de l’humanité, la lutte entre l’esprit de stabilité, de conservation et l’esprit d’évolution, de réforme, de progrès ? Dans notre parti commun, pour la réformation politique et sociale, nous avons donc obstinément bataillé, tous solidaires, vous mes commettants, moi votre mandataire.

Mais ce que j’ai le droit de dire aujourd’hui, sans craindre un démenti, c’est que, étranger à la politique d’insultes et de haine, j’ai combattu les idées non les personnes ; c’est que, en lutte avec des républicains, j’ai toujours respecté mon parti ; c’est que, au plus fort de la bataille, ne perdant jamais de vue le but commun, j’ai toujours conclu par un appel à la solidarité commune contre l’ennemi commun ; c’est qu’enfin, attaqué, injurié, calomnié par certains républicains, et pouvant parfois user de mortelles représailles, je ne l’ai pas fait. (Vifs applaudissements.)

J’aurai l’orgueil d’ajouter que je n’ai rien demandé à mon parti. Il m’est arrivé de solliciter des places pour beaucoup de gens, jamais pour les miens, qui sont étrangers aux fonctions publiques. Hélas ! j’aurai beau jeu si je voulais parler de républicains ou prétendus tels, les uns discrètement et bassement perfides, les autres scandaleusement violents contre moi, qui, pour eux-mêmes et pour les leurs, ont largement, immodérément profité de la République.

Un intérêt personnel, ou simplement l’avancement d’un sous-préfet ou d’un employé des finances, n’a-t-il jamais faussé le scrutin dans les Chambres ? Passons, cela est de tous les partis, de tous les temps, de tous les pays.

Il est vrai, j’ai renversé des ministères. Des personnages plus ou moins désintéressés me le reprochent souvent.

Ce qu’on ne dit pas, c’est que les modérés ont à travers tout, sous des noms divers, maintenu les mêmes hommes et la même politique d’atermoiement. Ce qu’on ne dit pas, c’est que rencontrant un Cabinet radical, les modérés ne se sont pas fait faute de s’unir à la droite pour le renverser. Ainsi se retourne contre eux, un de leurs principaux griefs contre nous.

Ces rencontres de partis opposés sont toute l’histoire du régime parlementaire. Et puis ce n’est pas nous apparemment, qui avons fait et soutenu le cabinet Rouvier adjuvante Mackau. Et puis ce n’est pas nous, qui nous proposons de gouverner, dans la Chambre prochaine, avec des monarchistes déguisés en républicains. (Très bien ! Très bien !)

Par une contradiction grossière on me reproche à la fois d’avoir été opposant systématique et gouvernement occulte. L’une des accusations détruit manifestement l’autre. Toujours en minorité, je n’ai jamais refusé le pouvoir parce qu’on ne me l’a jamais offert, sauf quand il était inacceptable, au moment où M. Grévy allait quitter l’Élysée.

C’est à ce moment que M. Déroulède me pressa si fort d’accepter la présidence du Conseil. Cette vertu d’un rigorisme intransigeant tenait pour M. Wilson à l’Élysée. Un homme d’esprit qui se trouvait là dit même, à ce propos, un mot d’un cynisme gai qui jeta un éclat de rire dans les misères de cette nuit : car, toute une nuit durant, je dus subir les objurgations incohérentes et les prudhommesques rodomontades de M. Déroulède.

Le plan était simple. Boulanger ministre de la guerre. Si j’étais mis en minorité à la Chambre, Déroulède lançait la ligue des patriotes contre le Palais-Bourbon, et l’armée restait dans ses casernes. Que dites-vous de ce grand patriote, qui enrôle ses concitoyens sous le drapeau sacré du patriotisme, et qui, disposant de Français pour la défense de la Patrie, ne craint pas, dans la situation de notre pays, de les lancer, sans leur consentement, dans une entreprise de guerre civile. Ma résistance mit fin à ces criminelles espérances. M. Déroulède s’en est souvenu.

Que les modérés, de leur côté, ne m’aient pas tenu compte de cette attitude, il n’y a pas lieu de s’en étonner pour qui les connaît. Ils ont cru plus habile de me reprocher d’avoir fait Boulanger, sachant bien que si j’avais concouru à le porter au ministère, j’avais tout fait pour qu’il se maintînt dans son rôle de soldat républicain, et résistât aux tentations de tout ordre qui l’ont perdu.

Ce sont les mêmes hommes qui m’ont accusé d’avoir, par mon ardeur inconsidérée, à servir la cause radicale, porté préjudice au parti républicain lui-même. Méconnaissais-je donc l’intérêt général du parti républicain et pouvait-on m’accuser de le subordonner à celui de mon groupe, quand, au second tour des élections de 1885, j’obtenais de mes amis de Bordeaux — non sans résistance — qu’ils se retirassent devant la liste de M. Raynal ; quand je me faisais vertement reprendre par M. Bepmal, de Saint-Gaudens, pour lui avoir demandé de se retirer, au second tour de scrutin, devant M. Cruppi, opportuniste ; quand je résistais aux supplications éplorées de Judet, qui me demandait mon appui pour combattre le candidat républicain en Corse avec la complicité des bonapartistes ? Étais-je donc oublieux des sacrifices que commandait l’intérêt de la République, lorsqu’à Versailles j’abandonnais les candidatures de MM. Brisson, Floquet, Freycinet, pour concourir à l’élection de M. Carnot ? Ne me montrais-je pas préoccupé de l’intérêt suprême qui doit dominer tout, quand, les fusils chargés, j’intervenais à Carmaux, assez heureux, grâce à la sagesse des ouvriers, pour assurer à la fois, et la paix civile, et le triomphe du droit ? (Double salve d’appl.)

Ces accusations seraient ineptes si elles n’étaient surtout méprisables, car c’est précisément pour avoir froissé, sacrifié trop d’intérêts personnels au profit de l’intérêt général — dans toute cette longue route, à travers tant d’incidents divers — que j’ai récolté chemin faisant un bouquet de sentiments fort éloignés de la bienveillance.

J’ai fondé un journal pour servir la politique de réformes. Notre plate-forme, c’était la République par l’application de ce qui a constitué notre parti : le vieux programme républicain. Développer l’action du suffrage universel, accroître son efficacité par la plus large diffusion de l’instruction à tous les degrés ; mieux répartir les charges publiques ; débarrasser l’individu des vieilles entraves monarchiques qui l’enserrent. Vis-à-vis de l’Église, la liberté de conscience, la sécularisation de l’État. Dans le domaine économique et social, rechercher le principe par se résume tout le programme républicain : la Justice. Enfin, pour refaire la France vaincue, ne pas gaspiller son sang et son or dans des expéditions sans profit. Voilà ce qu’on a osé appeler une politique antipatriotique.

Qu’on ouvre le journal depuis quinze ans, on n’y trouvera pas autre chose.

Pour l’œuvre commune, j’ai fait appel à des hommes qui, depuis se sont distingués au premier rang. Peut être estimera-t-on quelque jour que la Justice a utilement essaimé dans le parti républicain. Quoi qu’il en soit, elle n’a jamais reculé dans la bataille contre les privilèges de tout ordre. Et depuis sa première victoire — l’amnistie de la Commune — elle est toujours restée fidèle à la cause des déshérités. (C’est vrai ! C’est vrai !)

Seulement, un journal qui se consacre à défendre un corps de doctrines n’est pas en faveur aujourd’hui auprès d’un public qui veut avant tout des informations rapides et relevées d’épices. Donc, la Justice fut une mauvaise affaire. Comme ce n’était pas une affaire, à travers tout, je continuai.

Il faut apparemment de l’argent pour faire un journal. Nous a-t-on reproché d’avoir jamais subi la servitude de l’argent ? Qui a été plus ardent que nous contre les monopoles et les privilèges de la haute banque ? Qui s’est montré plus résolu, en toute occasion, contre la féodalité financière ? Quand se discutèrent les fameuses conventions de M. Raynal, combien de journaux nous suivirent contre les grandes Compagnies de Chemins de fer ?

Nous a-t-on reproché de nous être vendus ? A-t-on produit contre nous une seule accusation précise ? Jamais. Et pourtant, ni le désir de le faire ni les moyens de recherches n’ont manqué.

Non, la calomnie n’a garde de préciser. On se contente de hausser les épaules en disant mystérieusement ces simples mots : Cornélius Herz. Ou bien encore le loyal et scrupuleux Déroulède me crie : Commandité de Cornélius Herz.

Aujourd’hui que les accusateurs sont devenus des accusés, que leur déloyauté, leur mauvaise foi a éclaté au grand jour, je pourrai passer outre, mais je m’en garderai bien.

À dire la vérité, je ne sais pas exactement ce qu’on me veut. J’ai eu pour actionnaires des hommes politiques, des amis personnels et des personnes qui ont pu compter sur un succès d’argent. C’est l’histoire de tous les journaux.

M. Cornélius Herz a été actionnaire de la Justice de 1883 à 1885, cela résulte d’une note publiée dans la Justice du 2 décembre 1886, qui n’a pas été et ne pouvait pas être contredite. Cette note n’a pas été publiée apparemment en vue de la campagne qui devait se faire huit ans plus tard. Elle dit :

M. Herz n’est pas commanditaire de La Justice. Il a été actionnaire du 26 février 1883 au 15 avril 1885.

M. Clémenceau lui a cédé, le 26 février 1883, la moitié de ses actions libérées en paiement des sommes versées par lui du 31 mars 1881 au 16 juin 1883.

Le 15 avril 1885, M. Clémenceau a racheté les actions de M. Herz.

M. Clémenceau n’a jamais recommandé M. Herz à aucun ministre, ni à personne pour aucune affaire, ni pour aucune faveur.

Enfin, dans l’affaire des téléphones, M. Clémenceau a repoussé de son vote, à la commission du budget, le projet de concession.

Ceci dit pour établir la vérité et sans qu’on en doive tirer aucune conclusion défavorable contre un homme qui, à la vérité, n’est pas Français, mais qui a été attaché en qualité de chirurgien à l’armée de la Loire pendant la guerre franco-allemande.

Qu’a t-on à répondre à cela. Rien, sans doute, car on n’y a jamais répondu.

M. Cornélius Herz, dit-on, a des comptes à rendre à la loi pour des faits de beaucoup postérieurs aux dates que je viens d’indiquer. Eh bien, il les rendra, comme tout le monde. Quant à moi, je ne vois pas comment je pourrais être tenu pour responsable d’autre chose que de mes actes.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que si l’on appliquait de pareils procédés de polémique à d’autres journaux, on ne songerait guère à me parler de M. Cornélius Herz. Croit-on que je ne sache rien des choses de certaine presse. Tournez-vous de grâce, professeurs de vertu, et jetez les yeux sur un miroir. (Rires et applaudissements).

Qu’était M. Cornélius Herz au moment où il se trouvait non pas mon commanditaire, mais un de mes actionnaires parmi beaucoup d’autres. Citoyen américain, délégué par le gouvernement des États-Unis au Congrès d’Électricité de Paris, ainsi qu’en fait foi une lettre du Secrétaire d’État M. Blaine, publiée dans tous les journaux. Cette situation le mit naturellement en relation avec un très grand nombre de personnes du monde savant, du monde financier et de la presse. C’est ainsi que j’ai fait sa connaissance par l’intermédiaire du directeur d’un des premiers journaux de Paris, à l’occasion même de la publication de la Justice, qui succédait à une Société d’Électricité dans le local qu’elle occupe encore aujourd’hui.

J’ai dit ailleurs que M. Cornélius Herz était en relation d’affaires avec M. Dalloz, du Moniteur Universel, et M. Bapst, du Journal des Débats. J’en pourrais nommer bien d’autres. Le général Richard qui l’avait connu pendant la campagne de 1870, lui servait de témoin dans une affaire avec un rédacteur du Monde. Le général Boulanger lui adressait la lettre que voici :

MINISTÈRE
de la guerre

Cabinet du ministre


Mon cher ami.

Bien que je vous ai déjà embrassé de grand cœur, je tiens à vous répéter combien m’a fait plaisir votre plaque de grand-officier.

Nul n’était plus digne que vous de l’obtenir en raison des services que vous avez rendus et rendez tous les jours à la science et à votre patrie d’adoption. Tous les vrais Français se réjouiront.

Mais aucun d’eux ne sera aussi heureux que votre ami dévoué qui vous serre cordialement les deux mains.

Général Boulanger.

Lundi, 5 avril.

Enfin n’est-ce pas à l’époque même où M. Cornélius Herz était actionnaire de la Justice, que le journal de M. Déroulède, le Drapeau du 9 août 1884, publiait sous la signature de M. Henri Deloncle, l’article suivant :

Décoration française

M. le docteur Cornélius Herz, l’illustre électricien américain, vient d’être fait commandeur de la Légion d’honneur.

Il appartenait au Drapeau de se rappeler que cet homme de travail et de liberté a conquis sa croix de chevalier en 1870, en combattant pour la France, et de lui donner l’accolade française.

M. Herz a fondé et dirigé l’important journal La Lumière Électrique et vulgarisé, par quatre années de généreux efforts, les découvertes de M. Marcel Deprez : c’est la France qu’il servait encore.

Nous sommes heureux d’associer ce souvenir aux félicitations que nous adressons à M. Herz.

M. Déroulède ayant cherché à épiloguer, M. Deloncle adressa au Matin une lettre en date du 18 mars 1893, où il dit qu’il n’a écrit cette note qu’après en avoir conféré avec M. Déroulède lui-même ; et celui-ci n’a plus soufflé mot.

Et c’est ce même Déroulède qui m’a si longtemps reproché avec tant de véhémence d’avoir eu au nombre des actionnaires de la Justice l’homme qu’alors il portait aux nues ; ce même Déroulède, qui a eu pour ami intime Élie Boudeau, condamné, comme escroc, à trois ans de prison ; ce même Déroulède, qui a fait avec Boudeau campagne dans la Charente ; ce même Déroulède, qui a fait tout exprès le voyage de Londres pour imposer la candidature Boudeau au général Boulanger et au Comité national, alors qu’il connaissait les accusations portées contre lui ; ce même Déroulède, qui, malgré ces accusations, a chaudement recommandé Boudeau aux électeurs (Voir le Journal le Tambour battant du 12 octobre 1889), et a finalement réussi à le faire entrer à la Chambre, d’où l’a chassé la police correctionnelle. Il est même à noter que Boudeau étant en fuite, M. Déroulède continuait à voter pour lui. Il a fallu, pour faire cesser ce scandale, que la Justice lui en fit honte.

Quand on a de pareils états de service, on ferait bien de se montrer plus modeste.

J’arrive à la grande entreprise, savamment conçue, vigoureusement menée contre le parti républicain : La campagne de Panama. (Mouvement d’attention.)

La droite, la même droite qui est aujourd’hui républicaine, ou à peu près, avait conçu l’espoir de détruire le parti républicain en accusant cent quatre députés de gauche d’avoir touché des pots-de-vin. Ayant échoué, voilà nos monarchistes si fort épris de la République, qu’ils veulent absolument s’en emparer pour la mieux défendre contre nous.

Il y a quelques mois c’était une autre affaire. Concussionnaires, voleurs, les parlementaires républicains avaient ruiné la petite épargne et, par leur avidité sans scrupules, fait échouer la belle entreprise de M. de Lesseps.

Vous connaissez l’enquête et le rapport. Vous avez suivi le procès qui, grâce à la surprise de la prescription, a commencé par la condamnation des coupables et fini par la proclamation de leur impunité. Ce qui a justement fait dire à quelqu’un : il y a un milliard volé et pas de voleur. Le tour était joué. (Applaudissements.)

C’est que la campagne politique que j’ai signalée, s’est doublée d’une scandaleuse campagne de presse, campagne payée par les intéressés, comme cela est prouvé aux annexes du rapport et dont le but était de détourner des vrais coupables l’attention de l’opinion publique.

Cependant les faits subsistent. En résumé les voici : Sur 1.462 millions dépensés, il y a :

560 millions de travaux.
102 millions de gros matériel et d’outillage.
300 millions de frais de banque.
500 millions de frais généraux.
Total 1.462 millions.

De ces 560 millions de travaux, il faut déduire les bénéfices inconnus, scandaleux des entrepreneurs. Jugez-en : Sur 248 millions pour lesquels on a fait le compte, on a trouvé 78 millions de bénéfices, soit 30 %, sans compter le bénéfice des petits tâcherons. Suivant M. Vallé le bénéfice des entrepreneurs varie entre 25 et 50 %.

Comptons approximativement 160 millions de bénéfices scandaleux.

Restent 400 millions de travaux faits

Plus… 0100 millions de matériel.

Restent 900 millions à retrouver, sur lesquels il y a 22 millions de publicité.

L’administration à Paris et dans l’Isthme a coûté 100 millions et, en plus, 30 millions de constructions.

L’achat des actions du Panama railroad a coûté 92 millions. La Société d’études avait traité avec un Comité d’actionnaires représentant la majorité. Elle payait déjà 200 dollars ce qui en valait 100. On a laissé périmer ce traité et on a payé 250 dollars ce qui n’en valait pas 100.

Deux Compagnies d’entrepreneurs ont payé l’une 600.000 francs, l’autre 1 million à la Caisse des Dépôts et Comptes courants, qui avait dans son Conseil d’administration un administrateur du Suez et l’administrateur principal du Panama.

Une troisième Société, fondée par un ingénieur de la Compagnie, s’associe à des entrepreneurs en leur faisant doubler leurs prix.

Pourquoi une grande partie de la presse a-t-elle fait le silence sur ces choses ? Pourquoi, au lieu de les divulguer, a-t-elle fait une utile diversion pour les accusés, en menant une campagne systématique d’injures et de calomnies contre des hommes politiques. Ici, je rencontre des faits délicats ; mais je me suis tu assez longtemps pour avoir le droit de parler une fois.

La Compagnie a largement payé la publicité des journaux ; mais, à côté de la publication régulière dont les états sont connus, il y a eu d’autres marchés.

Certains journaux ont pratiqué à l’égard de la Compagnie le chantage le plus caractérisé, le plus honteux. Au premier rang, le Petit Journal. En juillet et en août 1879, le Petit Journal se livre à un éreintement complet de l’entreprise, au point de vue financier et réussit à faire manquer l’émission du 7 août. La Compagnie capitule, paye, et le même Petit Journal porte l’entreprise aux nues. Jamais on ne vit s’étaler plus audacieusement cynisme plus impudent.

Pour donner une idée des ruines sans nombre accumulées par de telles campagnes, il suffit de citer un fait qui montre avec quelle imperturbable candeur le public se laisse entraîner, duper, dévaliser.

Il semble que si quelqu’un doive être à l’abri du puffisme financier, c’est bien celui qui, moyennant finances, écrit l’article dont l’enthousiasme est tarifé. Eh bien, il y a, à Paris, un journaliste qui a fait trois articles, à raison de mille francs l’un, en faveur du Panama. Au troisième article, il s’était si bien convaincu lui-même, qu’il mit dix mille francs, toutes ses économies, dans l’affaire et perdit tout. Qu’on juge par là de ce que peut être l’exploitation du grand public. Qu’on juge des ruines causées par des campagnes comme celles du Petit Journal, avec ses trois millions de lecteurs. Et, pour mettre le comble à l’ignominie, on verra ce même Petit Journal, de maître chanteur éhonté se faire accusateur déshonoré. Le Petit Journal a fatigué le dégoût. (Très bien ! Très bien !)

Ce n’est pas tout. On a beaucoup parlé des hommes politiques dans les journaux : on n’a pas parlé des journalistes. La question ne laisse pas d’être intéressante. Ouvrez ce document, curieux entre tous, le rapport Flory, et vous en apprendrez de belles. Vous y verrez défiler quelques-uns des noms les plus connus de Paris. Des directeurs des journaux les plus en vogue, qui s’arrogent naturellement la part du lion — pour eux-mêmes — non pour leurs journaux. La tourbe des professeurs de vertu, les cyniques calomniateurs qui détiennent les journaux les mieux pensants, ont reçu de ce chef des sommes considérables ; quelques-uns, extravagantes.

Des députés, dont le nom figure sur cette liste, alléguèrent que n’étant pas encore membres du Parlement à cette époque, ils avaient le droit de se vendre. Ayant mis leur conscience en règle par cette déclaration, on les vit au premier rang des accusateurs. Un directeur de journal, également notable par son bruyant amour pour la vertu, a obtenu, au cours de la période des émissions de Panama, une situation importante dans la Compagnie de Suez, ce qui ne l’empêche pas, malgré ses dénégations, d’être inscrit pour une somme assez ronde au rapport Flory.

N’oublions pas les hommes du monde, touchant quelquefois de très près à ces mêmes professeurs de vertu, qui, dûment payés, après dîner, au fumoir, disaient négligemment :

— Mon cher, achetez donc du Panama, moi j’en prends, c’est excellent.

On a parlé de démoralisation, de corruption, on n’a peut-être pas porté la lumière partout où il aurait fallu ? Beaucoup ont crié bien haut à qui, d’abord, on aurait dû dire : Si vous retourniez vos poches ?

Pour payer tout ce monde, il a fallu répandre l’or à pleines mains ; les moyens n’ont pas manqué. Les plus notables sont les parts de syndicat et les bons anonymes — anonymes au regard de la comptabilité de la Compagnie. Pour les parts de syndicat, non-seulement on les distribuait aux journaux et aux journalistes — à trois ou quatre journaux surtout et précisément les plus vertueux — ce qui constituait un cadeau de 8 fr. 50 par titre, mais en outre la Compagnie y ajoutait gracieusement, en argent, les 2 fr. 50 par titre qu’ils auraient dû lui verser. Et encore faut-il ajouter que les documents publiés sont bien loin de révéler tout, et que nombre de gens au courant des choses vous indiqueront des versements considérables dont la trace a disparu.

Et ce sont ces mêmes feuilles, ces mêmes hommes, gorgés de l’argent du Panama — le fait est officiellement constaté — qui vont crier au voleur et mener un vacarme d’enfer.

Le procédé est classique. Il n’y a pas lieu de s’en étonner. En agissant ainsi les complices des coupables évitent l’attaque qui les menace, discréditent leurs ennemis politiques et détournent l’attention des vrais chefs d’accusation aussi bien que des vrais coupables — et ce moyennant de nouvelles sommes reçues et de nouveaux contrats (Voir le Rapport Vallé). Les mêmes hommes qui mènent grand bruit d’accusations mensongères ignoreront qu’un milliard a disparu. Cent accusations sont lancées à tort et à travers. Mais il ne sera pas dit un mot du milliard volé.

C’est ainsi qu’un député taré, porté sur la liste Flory comme ayant touché une somme importante alors qu’il n’était que journaliste, faisait impudemment écrire, il y a peu de temps encore, par un de ses gagistes : Panama, c’est Clémenceau ; quitte à dire le contraire le lendemain par crainte de représailles.

C’est ainsi que tel autre — moyennant argent comptant — décernait l’auréole du martyre à un homme condamné par la justice régulière pour escroquerie, et qui doit à la seule prescription d’avoir échappé aux conséquences de sa condamnation.

Dirai-je enfin, pour compléter le tableau, que l’auteur d’un des premiers articles dirigé contre moi est actuellement sous les verrous pour faits de droit commun.

Voilà nos professeurs de vertu, voilà les mobiles vrais, indiscutables de leur belle campagne pour l’honneur et pour la probité.

Je n’ai pas récriminé. Je n’ai pas dénoncé. Je constate.

Il faut tout dire, les monarchistes, les cléricaux faisant chorus, le parti républicain ne s’est pas défendu.

Pourquoi ?

L’ancien parti républicain, le parti de combat qui a conquis la République, n’existe plus.

Le parti républicain actuel est en voie de transformation. Tiraillé entre les modérés qui vont jusqu’à M. Piou, et les progressistes qui vont jusqu’à M. Baudin, il est ébranlé, dissocié, désorganisé.

Les dissentiments y sont d’autant plus aigus, les inimitiés, je dirai même les haines, d’autant plus vives que, bon gré mal gré, on a dû marcher longtemps côte à côte.

Des jeunes sont venus, avec des idées de vieux, qui ne veulent plus des vieux avec des idées de jeunes. À la première occasion, beaucoup devaient chercher à profiter des attaques d’où qu’elles vinssent, pour se débarrasser à tout prix et par tous les procédés possibles, d’adversaires réputés dangereux. L’ancienne organisation ayant emporté avec elle les derniers vestiges de la solidarité commune, les rancunes, les haines, d’autres sentiments encore, pouvaient se donner librement carrière. La tentation était si grande de résoudre tous les problèmes pratiques et sociaux, et d’amener, par surcroît, le règne de la vertu sur la terre, par la seule application du grand principe divin qui gouverne le monde : ôte-toi de là que je m’y mette.

L’ennemi pouvait venir. L’ennemi vint.

Quand il se fut assuré, au milieu de l’indifférence du plus grand nombre, de la connivence discrète des uns, et du concours empressé des autres, quand il eut fait le bois, comme on dit, et reconnu le terrain, alors l’attaque commença.

Ce qu’elle a été, vous le savez. Les échos en retentissent encore à vos oreilles. Il est difficile aujourd’hui, sans soulever des nausées, de revenir sur cette écœurante aventure. Il faut cependant bien que j’en retienne ce qui me touche, puisque je suis devant vous pour vous rendre des comptes.

Contre moi, j’ai l’orgueil de dire que la meute a donné toute entière d’une rage inouïe. Ce fut une belle chasse, longue et pourtant endiablée, où nul ne s’épargna, ni les valets ni les chiens. Il n’y manqua que l’hallali trop tôt sonné. (Bravos !)

Prenant prétexte de tout, dénaturant tout, mentant, calomniant, faisant des faux, toute une bande accusatrice se leva d’un seul coup contre moi.

On réveilla tout, on fouilla ma vie, on n’épargna rien.

J’avais assassiné Lecomte et Clément Thomas.

Le bureau de poste installé dans la maison que j’habite payait mon loyer.

Il y a quelques semaines encore j’ai lu dans un journal, que j’avais une loge à l’Opéra, que je dépensais 200.000 francs par an et que c’était le budget qui payait tout cela. Un aventurier bien connu ou plutôt mal connu dans le Var, où le jury de la cour d’assises lui a dit son fait, a trouvé plus rond de fixer à 400.000 francs le chiffre de mes dépenses annuelles, (cris de à bas Cluseret !)

Alors que ma vie est au grand jour et que je défie qu’on y trouve d’autre luxe qu’un cheval de selle, dont la pension est de 5 francs par jour, pendant neuf mois, et une action de chasse qui ne me revient pas à 500 francs.

J’avais fait obtenir un avancement inouï dans la Légion d’honneur à M. Cornélius Herz. Je l’avais aidé dans ses entreprises. Je défiai qu’on apportât une seule preuve à l’appui de ces dires, on n’a jamais essayé.

M. Cornélius Herz était un espion et par conséquent j’étais son complice. De preuve ou de commencement de preuve, pas de trace.

J’avais extorqué à M. de Lesseps des sommes fantastiques. Toute la presse de la Compagnie de Panama vécut de cela pendant de longues semaines. Cinq minutes de témoignage devant la Cour d’assises et, de l’aveu de M. de Lesseps, il restait de cela néant. À ce point qu’après tant d’accusations si diverses et si passionnées, mon nom n’est même pas prononcé dans le rapport de la Commission d’enquête.

Aujourd’hui, je dirai devant vous ce que je n’ai pas voulu dire pour me défendre : C’est que M. Charles Bal m’ayant offert des parts de syndicat, j’ai refusé. C’est qu’un personnage autorisé m’ayant offert 50,000 francs pour la Justice, en dehors de la publicité régulière, j’ai refusé.

Voilà l’homme accusé de vénalité par les vendus ! (Applaudissements !)

Tout ceci je puis le prouver.

Mais il s’agissait bien de preuves.

Un membre de la Commission d’enquête donnait aux journaux une note indiquant que j’avais touché un chèque de 100,000 francs de la Compagnie de Panama. Le même enquêteur en faisait discrètement confidence à un député que je pourrais nommer. Quand les journaux s’en furent donné à cœur joie, le même homme, interrogé par un de mes amis, répondit qu’il y avait eu erreur. Mais il ne donna pas de note aux journaux pour démentir sa note précédente. C’est l’histoire du fameux chèque Marot dont le seul tort est de n’avoir jamais existé. Il y a quelques jours à peine un journaliste-député faisait allusion à cette histoire, en ayant soin de brouiller tout, pour émettre avec plus d’aise un doute discret.

Et puis j’avais reçu des millions de M. Cornélius Herz. Était-ce trois, était-ce cinq ? On ne savait pas bien. Plutôt cinq que trois.

L’argent était-il entré dans la caisse du journal. On l’avait affirmé d’abord, mais la comptabilité étant là, on ne put le soutenir longtemps. Ce fut alors à mon profit personnel que j’avais touché cette somme.

Je monte à la tribune, j’offre mes livres, ceux de mon journal. « On pense bien qu’ils sont en règle », répond naïvement l’accusateur. (Rires.)

Que me reste-t-il à établir ? Qu’il n’y a pas trace de ces millions dans ma vie. Rien n’est si facile.

Quand j’ai connu M. Cornélius Herz, il n’était pas millionnaire. Quand il l’est devenu, la comptabilité du journal établit :

1o Que la Justice est restée dans une situation précaire ; à certains moments, très difficile ;

2o Que j’ai contracté, pour la soutenir, des engagements personnels dont je n’ai pu encore me libérer, et qui seraient lourds pour moi au jour de la liquidation.

Parlerai-je de ma situation personnelle.

J’ai réglé mes dettes de jeunesse par un emprunt chez un notaire de Nantes. On peut y aller voir, la dette subsiste encore. Où sont les millions ?

J’ai marié ma fille sans dot. Où sont les millions ?

Je suis installé depuis six ans dans mon domicile actuel. Le marchand de meubles et le tapissier ont été peu à peu réglés par à-comptes. Je n’ai pas encore fini de les payer. Où sont les millions ?

Voici à quels aveux on réduit les serviteurs désintéressés de la République.

Que la honte de cette humiliation soit sur ceux qui ont rendu cette confession nécessaire.

C’est ainsi qu’on décourage les bons, les fidèles serviteurs pour faire place aux pires.

Toutes les têtes de meute ont donné dans cette clameur furibonde. Au premier rang, à pleins poumons, la presse bien pensante, la presse dite libérale, tirant argument des rancunes boulangistes, la presse payée ; les journalistes officiellement gorgés de l’argent du Panama, décernant, moyennant finances, l’auréole du martyre à des hommes condamnés pour escroquerie ; des journaux fondés ou subventionnés par des entrepreneurs du Panama, ayant réalisé les scandaleux bénéfices que j’ai dit ; et puis, les hommes d’affaires et de toutes les affaires dans le Parlement et hors du Parlement. Ce fût un dévergondage de vertu, aggravé d’un bouillonnement de haines. Cependant les hommes de paix, silencieux, tournaient discrètement la tête pour ne point voir, tirant à eux, par mégarde, autant de couverture qu’il se pouvait.

Pour que ce fût complet, un républicain se leva, dénonçant l’attaque comme dirigée contre la République, et pour la déjouer proposant d’appuyer la meute. Pour réduire les aboyeurs au silence, il suffisait aux républicains d’aboyer plus fort.

Ce fut un grand succès.

Quelques jours après, de jeunes essoufflés reprochaient à M. Ribot de subir une influence occulte : la mienne. Quelle ironie.

Cependant, la clameur continuait de plus belle. Les uns ardents à mettre sur un seul toutes les déceptions, toutes les erreurs, toutes les fautes, toutes les responsabilités du passé ; les autres, les fameux convertisseurs de monarchistes à la foi républicaine déchaînés contre qui n’épargnerait aucun effort pour barrer la route à l’aventure.

Des modérés, aigris d’impuissance, exaspérés de rancunes, avec les boulangistes, acharnés contre l’ennemi d’hier ;

Les ralliés, contre l’ennemi de demain ; la droite, contre l’ennemi de toujours. Tous ameutés.

Rends-moi mon portefeuille, clamait l’un.

Tu ne nous l’ôteras plus, disait l’autre.

Ton règne est fini, criait le colonial qui coûte le plus cher à la France.

Parle-nous de la Haute Cour.

Qu’as-tu fait de Boulanger ?

Qu’allais-tu faire à Carmaux ?

Nous le dénonçons, c’est lui qui a fait l’insuccès de notre politique.

Il a combattu l’expansion coloniale, c’est un ennemi de la France.

Il introduisait des espions au ministère de la guerre.

Il renversait des ministères sur l’ordre de l’étranger.

Qu’il parle anglais.

Et tous, en chœur : Traître, concussionnaire, qu’on en finisse avec le bandit.

Un fils d’assassin, dans les couloirs, dit que j’avais du sang sur moi.

Si je me taisais : il est mort. Si je parlais : quelle audace ! (Appl. répétés.)

Hué, vilipendé, calomnié à trois millions d’exemplaires, bafoué, lâché, renié, jusqu’à provoquer chez d’anciens ennemis un haut le cœur de dégoût, lisant dans les journaux la nouvelle de mon arrestation ou de mon suicide, je me demandais si j’avais vraiment assez fait, dans le passé, pour mériter cet excès d’honneur, si j’étais vraiment assez redoutable, dans l’avenir, pour justifier cet excès de rage. (Bravos !)

Enfin, les dernières batteries se démasquèrent.

Il ne s’agissait plus d’accusations vagues. On précisait. On avait la preuve que j’avais vendu mon pays. C’étaient les mêmes hommes qui m’accusaient depuis six mois. Leur premier cri avait été : trahison. C’était encore leur dernier.

Mais cette fois ils en avaient trop dit : ils furent acculés à prouver. Vous savez le reste. Les faussaires démasqués proclamant eux-mêmes leur mauvaise foi en confessant qu’ils avaient voulu falsifier leurs faux pour cacher certains noms. La démission honteuse sous les huées, le vote unanime de flétrissure de la Chambre et l’abstention de la droite nous apportant le naïf aveu de sa complicité déshonorante.

J’aurais beau jeu si je voulais tirer parti de cette ignominieuse aventure, mais je me refuse ce facile avantage.

Il y a trois jours j’étais partie civile au procès de la Cour d’assises : Déroulède, pourchassé par la citation du parquet, avait honteusement fui le débat et le réquisitoire avait déclaré que, sans l’immunité parlementaire, la place de Millevoye serait au banc d’infamie entre deux gendarmes. J’ai parlé ; j’ai été indulgent aux accusés ; j’ai dit que la réparation que je demandais aurait, si elle m’était accordée, la signification d’une flétrissure de la Justice après la flétrissure du Parlement. J’ai obtenu plus que je ne demandais.

Je ne veux ni m’occuper de l’étrange troupe dont on a trouvé la main dans cette affaire, ni connaître les dessous de l’entreprise.

Je constate seulement que ce fut là la conclusion logique, fatale, légitime — si l’on peut employer un pareil mot — de toute cette campagne. Elle ne pouvait pas finir autrement.

Tant de scandales, tant d’accusations sans preuves, tant d’odieuses calomnies, pour aboutir à faire éclater quoi ? l’ignominie des accusateurs. Le coup était manqué.

La débandade vint, quelques-uns luttèrent encore pour l’honneur — pardon du mot. — D’autres philosophèrent. Le directeur d’une des feuilles les plus perfides fit sagement observer qu’on s’y était mal pris, et que, lorsqu’on voulait calomnier avec succès, il ne fallait pas offrir la preuve. Dans le même journal, un jeune énervé de dilettantisme, — qui n’est pas mal intentionné. n’étant pas intentionné du tout, — expliqua tranquillement à ses amis qu’ils avaient couru trop de lièvres et qu’ils auraient dû, dans les papiers faux, ne pas mettre d’autres noms que le mien. Ainsi se consolent les grandes âmes dans l’observation des choses et l’analyse des phénomènes. (Rires.)

Messieurs, je ne ferai entendre ni récrimination ni plainte. De loin vous avez vu les grandes péripéties. J’ai vu de trop près les petites. J’ai tout subi sans qu’un cri m’échappât.

Mais, c’est assez parlé de moi.

On a voulu par tous les moyens possibles supprimer les défenseurs de la vieille politique républicaine ; ils sont encore debout.

Et si vous le voulez bien, ignorants des personnes, oublieux des intentions, nous allons demander des comptes à la politique nouvelle, au profit de laquelle on a tenté cette ignoble aventure.

C’est un signe des temps que tout le monde parle d’une politique nouvelle. De tous les côtés on est las de l’équivoque et des atermoiements. La machine parlementaire fonctionne à vide. Des intentions droites, des bonnes volontés actives, un labeur considérable aboutissent à des résultats insuffisants, quelquefois dérisoires. Dire que la République n’a rien fait est un mensonge. Dire qu’elle n’a pas fait tout ce qu’elle aurait pu, tout ce qu’elle aurait dû, est devenu une banalité. On veut en finir avec un système de gouvernement usé. Tout le monde a besoin de clarté, d’action utile et féconde.

Le pays tout entier veut garder la République. La question est de savoir si l’on en fera un instrument de conservation des vieilles lois monarchiques ou de réformation politique et sociale. Que ses deux tendances de l’esprit humain : le désir de conserver et le besoin de changer, se partagent le parti républicain ; que les républicains se divisent et s’organisent suivant ces affinités, rien de plus naturel. Je l’ai déclaré à Bordeaux en 1885, la République n’aura pris définitivement possession de ce pays, elle ne sera organisée pour la vie et le progrès auxquels ses destinées l’appellent, que lorsqu’elle pourra répondre aux deux sentiments dont la manifestation successive est toute l’histoire de l’humanité.

Mais pour que cette transformation se fasse à l’avantage du pays, il faut qu’elle soit sincère, c’est-à-dire le jeu naturel, la mise en action spontanée des forces républicaines.

Or, nous pouvons le dire bien haut, cela n’a rien à voir avec l’entreprise purement monarchique, qui s’appelle aujourd’hui la politique des ralliés.

Je ne parle pas des intentions de tel ou tel de ceux qui mènent la campagne, parce que les intentions ne comptent pas et qu’en politique les chefs sont poussés plus souvent qu’ils n’entraînent.

Je prends les faits, et les faits parlent assez haut. Les faits, c’est dans les temps récents : le boulangisme subventionné par les monarchistes, machine de guerre contre la République. Les faits, c’est la campagne du Panama, machine de guerre contre la République. Et voilà que, du jour au lendemain, sans d’autre motif que sa défaite, l’armée assiégeante demande à défendre la citadelle qu’elle n’a pu emporter d’assaut. La ruse est d’un enfant et ne peut tromper personne. (Très bien ! Très bien !)

Hantés par les souvenirs de 1850 et 1851 où ils ne vinrent à bout de la République qu’en se faisant républicains, les réactionnaires rêvent de tenter de nouveau l’aventure. D’autres temps.

Il est vrai, le parti républicain est ébranlé, disjoint. L’ancienne organisation croule sous les efforts de ceux-là même qui en ont profité. Les difficultés du gouvernement, les incidents de toute nature ont relevé à beaucoup un peu de la belle confiance et des grands espoirs d’autrefois. Les questions de personnes ont remplacé la discussion des idées. Prenez les discours de nos jeunes modérés, l’espoir de la bourgeoisie bien pensante, vous y verrez tout ce qu’ils ne veulent pas ; et c’est précisément tout ce que nous voulons, depuis la revision de la Constitution jusqu’aux lois ouvrières. Veulent-ils quelque chose ? Oui : rassurer le monde des affaires. On sait ce que cela veut dire.

L’impôt sur le revenu de Gambetta est devenu l’impôt sur les revenus de M. Burdeau, impôts si extraordinairement mal répartis qu’on ne peut les dégrever sans commettre de telles iniquités, qu’on a plutôt fait de maintenir les iniquités existantes, si révoltantes qu’elles soient. Lisez la discussion de la proposition de M. Jaurès sur la suppression de l’impôt foncier.

Et les lois ouvrières ? Demandez l’histoire de la loi Bovier-Lapierre. Tous ceux que préoccupent les questions sociales avaient mis leur espoir dans les syndicats ouvriers. Aujourd’hui, le gouvernement républicain est en lutte ouverte contre eux.

Où en est-on du vieux programme de la sécularisation de l’État ? On recule avec horreur à la seule idée de son achèvement.

Les lois laïques, ces fameuses lois dont on se vante, on n’en parle que pour déclarer qu’on ne reviendra pas sur ce qui a été fait, ce qui veut dire en français qu’on n’ira pas plus loin et qu’on continuera de ne pas les appliquer. Un parti dont tout le programme est de ne pas reculer, est un parti qui s’abandonne.

L’heure paraissait donc propice pour une entreprise oblique, sinon immédiatement contre la République, tout au moins, d’abord, contre le parti républicain. On a cherché, on a trouvé des républicains dévoyés pour se mettre à la tête de l’aventure. Mais ce n’est et ce ne peut être qu’une aventure. Les monarchistes ont trop longtemps crié qu’il fallait à tout prix détruire la République pour inspirer confiance quand ils disent, tout patelins aujourd’hui, qu’il faut à tout prix la conserver. Que penseraient-ils eux-mêmes de leurs amis s’ils prenaient leur langage au sérieux. Non, amis ou ennemis, personne ne s’y trompe. Tout le monde sent que si les chefs étaient sincères, ils n’auraient qu’à confesser l’erreur du passé et à rentrer dans le rang, ce à quoi ils ne songent guère. Mais ils ne prendront pas plus la République par la ruse qu’ils n’ont réussi à l’emporter d’assaut. (Applaudissements.)

L’immense effort auquel nous assistons pour constituer un parti politique avec la fraction vacillante des républicains et quelques droitiers qui ne voudraient pas mourir encore, ne peut aboutir qu’à une immense déception. Ceux-là mêmes qui trouvent les progressistes gênants, les sentiront bientôt nécessaires, car ils sont le ferment, le sel de cette masse inerte et sans levain, inutile culot de la bourgeoisie française. Il faudra donc garder de cette concentration, contre laquelle on crie, tout ce qui en sera nécessaire pour maintenir jusqu’à sa transformation, le parti républicain actuel.

Car le parti républicain demeure l’aboutissant de toute l’histoire de France et tout désagrégé qu’il soit, il est vivant. Il plonge par ses racines dans l’inépuisable réservoir des forces populaires. Cette apparente désorganisation que je signalais tout à l’heure c’est la préparation, c’est l’élaboration nécessaire d’une organisation nouvelle. Ce qui paraît un affaiblissement momentané de sa puissance, c’est un gage de vie, c’est l’enfantement de l’avenir.

Cependant sous nos yeux le parti monarchiste est étendu — mort. Toute la question est précisément de savoir ce qu’on fera du cadavre, suivant quelles lois de la nature il se décomposera, et quelles précautions il convient de prendre à cet égard.

Ce qui est vivant, très vivant encore et très puissant, c’est l’Église catholique, la plus grande force politique organisée qui soit. Le pape voit de loin, le pape n’est pas pressé. Ne servant qu’un intérêt, celui de l’Église, il saura bien courber sous le joug de son alliance les conservateurs de quelque nom qu’ils soient. Il s’est débarrassé de M. d’Haussonville qui se donne aujourd’hui ridiculement comme le dernier défenseur de la foi. Il se débarrassera quelque jour de M. Piou devenu à son tour compromettant. Jusqu’où ira-t-il, il serait hardi de le dire. Il ira peut-être loin, toujours demandant la tolérance, toujours poursuivant la domination.

Mais tôt ou tard, les deux grande groupements qu’appelle l’histoire, se feront spontanément : d’un côté sous l’égide de l’Église, toutes les passions, tous les intérêts, toutes les forces du passé. Conduit à la bataille par le chef des vieilles croyances séculaires, l’ordre ancien sous un drapeau nouveau. Et de l’autre côté, les masses profondes des campagnes aussi bien que des villes, non plus dispersées, disséminées, livrées à l’ignorance, à l’indiscipline, aux caprices du hasard, mais accrues par la culture, par une organisation puissante, soumises à la forte et volontaire discipline d’hommes qui, sachant, veulent ; et voulant, peuvent ; disposant de la force et de la légitimité ; invincibles.

Nous — préparons ce jour, fiers de l’œuvre future, supérieurs aux misères des luttes quotidiennes où s’élaborent les hautes destinées de la démocratie.

Préparons ce jour, en maintenant dans toute sa force la France, la grande semeuse des idées d’émancipation, de Liberté, de Justice ; la France, la Patrie des hommes. Amoindrie, vaincue, ménageons ses forces pour la défendre, au lieu de disperser follement son sang et son or à tous les coins de l’horizon.

Préparons ce jour, en retrempant le parti républicain aux sources vives de la Révolution française ; en lui redonnant confiance dans la puissance invincible de l’idée ; en l’emplissant d’espérance, en le poussant sans relâche à des conquêtes sans fin ; en lui rappelant le grand devoir : devant l’ennemi commun, front commun. (Bravos !)

Donnons à notre peuple, une organisation constitutionnelle plus souple qui, lui rendant l’évolution plus facile, le délivre des charlatans, des prôneurs de panacées et, par là, de la tentation dangereuse de brusquer l’histoire.

Par dessus toutes choses, appliquons-nous à défendre, à développer l’individu. Il souffre des impôts les plus mal répartis qui soient. Toutes les tentatives de réformes partielles ont échoué. Soulageons-le par une grande réforme d’ensemble. Ses charges mieux distribuées, ne lui demandons que le nécessaire, et, sous prétexte d’enrichir quelques-uns, n’augmentons pas le prix de la vie pour tous.

L’individu est faible, isolé, souvent imprévoyant, ou hors d’état d’assurer l’avenir, livré sans défense à la domination de l’État, à la bureaucratie qui le guette dans toutes les manifestations de son activité, à l’oppression savamment organisée des entreprises par lesquelles il vit péniblement et contre lesquelles il se débat.

Et comme nous demandons que d’oppresseur du faible, l’État devienne son défenseur, voilà qu’on dénie à l’État le droit d’intervention. Oui, l’État pourra intervenir pour assurer la rémunération du capital dans de grandes entreprises ; l’État pourra intervenir pour accroître artificiellement le prix des denrées nécessaires à la vie ; l’État pourra intervenir en mettant l’armée nationale au service du patron contre le gréviste ; mais l’État si fort contre le faible sera impuissant à le protéger dans le morne atelier où pullulent les causes de maladie et de mort. Il le verra sans le secourir, livré sans défense à la machine sans frein. L’homme abusera de l’homme jusqu’à extraire de lui tout le suc de la vie, et l’État serein dira : Laissez passer la liberté. Oui la liberté de l’oppression, de l’écrasement du plus faible par le plus fort, la liberté de l’organisation du meurtre. (Très bien ! Très bien !)

Tout l’effort du socialisme est de mettre au contraire la force de tous au service de tous, non plus de quelques-uns. La voix des misérables crie des profondeurs. Entendons-la.

On nous dit : Vous anéantissez l’individu. Quel non sens ! Nous le protégeons, nous le défendons, nous le développons, nous le cultivons. Et accroissant l’homme nous accroissons la patrie.

Lentement, le peuple arrive à la conscience de ces choses.

Pendant que les gouvernements cherchent dans l’empirisme une stabilité plus ou moins durable, les masses autrefois soumises, dociles, gouvernées, aujourd’hui éveillées, inquiètes, remuantes, s’agitent et vont à la conquête d’une part plus grande de justice sociale. Mouvement irrésistible. Lui barrer la route, impossible. Composer avec lui, peut-être ! Si l’on veut préparer les solutions progressives, il est temps de commencer.

On essaye d’opposer les villes aux campagnes. Mais le paysan a conscience que la cause de l’ouvrier est la sienne. Séparés, impuissants ; unis, irrésistibles. Est-ce que leur plus pressant besoin commun n’est pas l’allègement de leurs charges, le crédit qui fait le travail émancipateur, un bon système d’assurances contre la maladie, la vieillesse, la misère. (Très bien !)

Qu’ils s’unissent donc. Que les mains qui se cherchent, se rencontrent. Qu’ils soient des hommes, et qu’ils fassent leurs destinées.

Cependant à vos mandataires, de hâter l’heure. Ces luttes de partis, qu’on vous représente comme stériles, sachez qu’elles sont fécondes, et que, si dans la lutte, il y a des blessés et des morts, ils ont au moins la consolation de tomber pour une grande cause.

Au milieu de l’indifférence des uns, du scepticisme et de la défiance des autres, des sympathies douteuses ou inertes, des haines certaines et agissantes, nous nous débattons, anéantissant dans des combats atroces le meilleur de la puissance vitale de la Patrie. Mais il faut le dire, ces luttes, petites par nous, sont grandes par l’idéal qui plane au-dessus de la mêlée. Ne les maudissons pas. Elles sont la vie des peuples. Par elles, ils croissent, ils progressent. Nous les avons reçues du passé : nous les lèguerons à l’avenir. Je ne dis pas d’arrêter le combat. Je ne demande pas de trêve. Il ne dépend de personne d’en accorder. C’est une irrésistible poussée qui nous entrechoque sans merci.

Luttons donc puisque la lutte est fatale. Mais ne nous rapetissons pas aux incidents de la bataille. Défenseurs de l’idée, ses victimes, élevons-nous jusqu’à elle. Et s’il nous est donné de réunir pendant une heure nos bras ennemis dans un effort victorieux pour la Patrie, c’est que nous aurons été les favoris de la destinée.

Que cette fortune nous soit ou non donnée, appliquons-nous à la mériter, en mettant au-dessus de tout la sauvegarde du sol de la Patrie ; en développant, en accroissant sans cesse, dans le cœur de nos concitoyens, ce qui fait le fonds commun de la Patrie morale : l’esprit inquiet et rayonnant de la France, en quête d’un idéal toujours plus haut. (Triple salve d’applaudissements.)


Ordre du Jour de Confiance

Voté par les électeurs de Salernes, à l’issue de la réunion du 8 août 1893.

À la suite du discours prononcé par M. Clémenceau et après avoir entendu ses concurrents, l’assemblée a voté à l’unanimité des électeurs de Salernes présents à la réunion, l’ordre du jour suivant :

Les électeurs radicaux-socialistes du canton de Salernes, réunis le 8 août 1893 dans la cour du café Sigaud, au nombre de plus de 1,500,

Après avoir entendu les explications du citoyen Clémenceau sur sa ligne de conduite pendant cette dernière législature,

Flétrissant les procédés infâmes employés par toute la bande des ennemis de la République pour salir un de ses plus vaillants défenseurs,

Renouvellent leur entière confiance au citoyen Clémenceau et engagent tout le parti radical-socialiste de l’arrondissement à voter pour lui le 20 août, afin de faire triompher une fois de plus la République menacée par la plus honteuse des coalitions.