Discours prononcé au 13e banquet de la conférence Scientia par Sully Prudhomme le 13 avril 1889

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DISCOURS DE M. SULLY PRUDHOMME

de l’Institut.

Messieurs,

C’est avec une timidité bien naturelle que, rimeur égaré dans une société de savants par une insigne faveur, je me permets de prendre la parole dans ce banquet. Mais pouvais-je me résigner au silence ? J’ai signé une protestation d’artistes et d’écrivains contre le gigantesque édifice dont nous fêtons ce soir le hardi créateur, et je tiens à ce que vous n’ignoriez pas combien cependant, membre de la Scientia, j’avais à cœur d’associer mon hommage au vôtre. Je n’aurais pas voulu vous laisser craindre d’avoir introduit un traître dans la place, et j’aurais été trop humilié d’être jugé par vous incapable de partager non seulement vos travaux, mais encore vos admirations.

Si j’avais été appelé à formuler cette protestation fougueuse, je l’aurais fait plutôt avec un respect plaintif, car deux sentiments divisent mon cœur : d’une part, un grand amour de la poésie, pour laquelle vous témoignez en ma personne une déférence qui vous venge noblement, et, d’autre part, une vive gratitude pour la science, dont j’ai sucé le lait dans ma première jeunesse et à laquelle je dois le meilleur de ma discipline intellectuelle. Ah ! combien j’aurais souhaité de pouvoir admirer la tour Eiffel comme une fleur ! Et quel héroïsme il m’a fallu pour oser choisir entre mon culte de la grâce et ma vénération pour le génie asservissant la force !

Je n’avais, heureusement, jugé et condamné que par défaut, et devant l’œuvre accomplie et victorieuse, je me sens aujourd’hui plus à l’aise que d’autres pour en appeler de ma propre sentence. L’idée que je me fais de mon art me rend sans doute la conversion plus facile qu’à mes confrères, plus facile surtout qu’aux artistes dont les œuvres s’adressent aux yeux. La poésie, en effet, me semble être, comme la musique, un art où la forme, empruntant le moins possible à la matière, n’est plus, pour ainsi dire, que le frisson même de l’âme. Aussi le poète, à mon avis, peut-il regretter que la tour Eiffel ne caresse pas les yeux sans perdre pour cela le droit ni faillir au devoir d’y saluer une audace magnifique dont la majesté suffit amplement à le satisfaire. Ce colosse rigide et froid peut dès lors lui apparaître comme un témoin de fer dressé par l’homme vers l’azur pour attester son immuable résolution d’y atteindre et de s’y établir.

Voilà le point de vue qui a réconcilié mon regard

avec ce monstre, conquérant du ciel. Et quand même, en face de sa grandeur impérieuse, je ne me sentirais pas converti, assurément je me sentirais consolé par la joie fière, qui nous est commune à tous, d’y voir le drapeau français flotter plus haut que tous les autres drapeaux du monde, sinon comme un insigne belliqueux, du moins comme un emblème des aspirations invincibles de la patrie.