Discours sur l’Histoire universelle/III/7

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VII.

La suite des changemens de Rome est expliquée.


Il vous sera aisé d’en découvrir toutes les causes, si aprés avoir bien compris l’humeur des romains, et la constitution de leur république, vous prenez soin d’observer un certain nombre d’évenemens principaux, qui quoy-qu’arrivez en des temps assez éloignez, ont une liaison manifeste. Les voicy ramassez ensemble pour une plus grande facilité.

Romulus nourri dans la guerre, et réputé fils de Mars, bastit Rome, qu’il peupla de gens ramassez, bergers, esclaves, voleurs qui estoient venus chercher la franchise et l’impunité dans l’asile qu’il avoit ouvert à tous venans : il en vint aussi quelques-uns plus qualifiez et plus honnestes.

Il nourrit ce peuple farouche dans l’esprit de tout entreprendre par la force, et ils eûrent par ce moyen jusqu’aux femmes qu’ils épouserent. Peu à peu il établit l’ordre, et réprima les esprits par des loix tres-saintes. Il commença par la religion, qu’il regarda comme le fondement des estats. Il la fit aussi serieuse, aussi grave, et aussi modeste que les tenebres de l’idolatrie le pouvoient permettre. Les religions étrangeres et les sacrifices qui n’estoient pas établis par les coustumes romaines, furent défendus. Dans la suite on se dispensa de cette loy ; mais c’estoit l’intention de Romulus qu’elle fust gardée, et on en retint toûjours quelque chose.

Il choisit parmi tout le peuple ce qu’il y avoit de meilleur, pour en former le conseil public, qu’il appella le senat. Il le composa de deux cens senateurs, dont le nombre fut encore aprés augmenté ; et de là sortirent les familles nobles qu’on appelloit patriciennes. Les autres s’appelloient les plebeïens, c’est à dire, le commun peuple.

Le senat devoit digerer et proposer toutes les affaires : il en regloit quelques-unes souverainement avec le roy ; mais les plus générales estoient rapportées au peuple qui en décidoit. Romulus, dans une assemblée où il survint tout à coup un grand orage, fut mis en pieces par les senateurs qui le trouvoient trop imperieux ; et l’esprit d’indépendance commença deslors à paroistre dans cét ordre. Pour appaiser le peuple qui aimoit son prince, et donner une grande idée du fondateur de la ville, les senateurs publierent que les dieux l’avoient enlevé au ciel, et luy firent dresser des autels. Numa Pompilius second roy, dans une longue et profonde paix acheva de former les moeurs, et de regler la religion sur les mesmes fondemens que Romulus avoit posez. Tullus Hostilius établit par de severes réglemens la discipline militaire et les ordres de la guerre que son successeur Ancus Martius accompagna de céremonies sacrées, afin de rendre la milice sainte et religieuse.

Aprés luy, Tarquin l’ancien, pour se faire des créatures, augmenta le nombre des senateurs jusqu’au nombre de trois cens où ils demeurerent fixez durant plusieurs siecles, et commença les grands ouvrages qui devoient servir à la commodité publique.

Servius Tullius projeta l’établissement d’une république sous le commandement de deux magistrats annuels qui seroient choisis par le peuple.

En haine de Tarquin le superbe, la royauté fut abolie avec des exécrations horribles contre tous ceux qui entreprendroient de la rétablir, et Brutus fit jurer au peuple qu’il se maintiendroit éternellement dans sa liberté. Les memoires de Servius Tullius furent suivis dans ce changement. Les consuls élûs par le peuple entre les patriciens estoient égalez aux rois, à la réserve qu’ils estoient deux qui avoient entre eux un tour reglé pour commander, et qu’ils changeoient tous les ans. Collatin nommé consul avec Brutus comme ayant esté avec luy l’auteur de la liberté : quoy-que mari de Lucrece, dont la mort avoit donné lieu au changement, et interessé plus que tous les autres à la vengeance de l’outrage qu’elle avoit receû, devint suspect parce qu’il estoit de la famille royale, et fut chassé.

Valere substitué à sa place, au retour d’une expedition où il avoit delivré sa patrie des veïentes et des étruriens, fut soupçonné par le peuple d’affecter la tyrannie à cause d’une maison qu’il faisoit bastir sur une éminence. Non seulement il cessa de bastir ; mais devenu tout populaire, quoy-que patricien, il établit la loy qui permet d’appeller au peuple, et luy attribuë en certains cas le jugement en dernier ressort.

Par cette nouvelle loy, la puissance consulaire fut affoiblie dans son origine, et le peuple étendit ses droits.

à l’occasion des contraintes qui s’exécutoient pour dettes par les riches contre les pauvres, le peuple soulevé contre la puissance des consuls et du senat, fit cette retraite fameuse au Mont Aventin.

Il ne se parloit que de liberté dans ces assemblées ; et le peuple romain ne se crut pas libre s’il n’avoit des voyes legitimes pour résister au senat. On fut contraint de luy accorder des magistrats particuliers appellez tribuns du peuple, qui pussent l’assembler, et le secourir contre l’autorité des consuls, par opposition, ou par appel.

Ces magistrats, pour s’autoriser, nourrissoient la division entre les deux ordres, et ne cessoient de flater le peuple, en proposant que les terres des païs vaincus, ou le prix qui proviendroit de leur vente, fust partagé entre les citoyens. Le senat s’opposoit toûjours constamment à ces loix ruineuses à l’estat, et vouloit que le prix des terres fust adjugé au tresor public. Le peuple se laissoit conduire à ses magistrats seditieux, et conservoit néanmoins assez d’équité pour admirer la vertu des grands hommes qui luy résistoient.

Contre ces dissensions domestiques, le senat ne trouvoit point de meilleur remede que de faire naistre continuellement des occasions de guerres étrangeres. Elles empeschoient les divisions d’estre poussées à l’extrémité, et réünissoient les ordres dans la défense de la patrie. Pendant que les guerres réüssissent, et que les conquestes s’augmentent, les jalousies se réveillent.

Les deux partis fatiguez de tant de divisions qui menaçoient l’estat de sa ruine, conviennent de faire des loix pour donner le repos aux uns et aux autres, et établir l’égalité qui doit estre dans une ville libre.

Chacun des ordres prétend que c’est à luy qu’appartient l’établissement de ces loix. La jalousie augmentée par ces prétensions fait qu’on résout d’un commun accord une ambassade en Grece pour y rechercher les institutions des villes de ce païs, et sur tout les loix de Solon qui estoient les plus populaires. Les loix des Xii tables sont établies, et les décemvirs qui les rédigerent furent privez du pouvoir dont ils abusoient.

Pendant qu’on voit tout tranquille, et que des loix si équitables semblent établir pour jamais le repos public, les dissensions se réchauffent par les nouvelles pretensions du peuple qui aspire aux honneurs et au consulat réservé jusqu’alors au premier ordre. La loy pour les y admettre est proposée. Plustost que de rabaisser le consulat, les peres consentent à la création de trois nouveaux magistrats qui auroient l’autorité de consuls sous le nom de tribuns militaires, et le peuple est admis à cét honneur.

Content d’établir son droit, il use moderément de sa victoire, et continuë quelque temps à donner le commandement aux seuls patriciens. Aprés de longues disputes on revient au consulat, et peu à peu les honneurs deviennent communs entre les deux ordres, quoy-que les patriciens soient toûjours plus considerez dans les élections.

Les guerres continuënt, et les romains soumettent aprés cinq cens ans les gaulois cisalpins leurs principaux ennemis, et toute l’Italie. Là commencent les guerres puniques ; et les choses en viennent si avant, que chacun de ces deux peuples jaloux croit ne pouvoir subsister que par la ruine de l’autre.

Rome preste à succomber se soustient principalement durant ses malheurs par la constance et par la sagesse du senat.

à la fin la patience romaine l’emporte : Annibal est vaincu, et Carthage subjuguée par Scipion l’africain.

Rome victorieuse s’étend prodigieusement durant deux cens ans par mer et par terre, et réduit tout l’univers sous sa puissance. En ces temps et depuis la ruine de Carthage, les charges dont la dignité aussi-bien que le profit s’augmentoit avec l’empire, furent briguées avec fureur. Les prétendans ambitieux ne songerent qu’à flater le peuple, et la concorde des ordres entretenuë par l’occupation des guerres puniques se troubla plus que jamais. Les Gracques mirent tout en confusion, et leurs seditieuses propositions furent le commencement de toutes les guerres civiles.

Alors on commença à porter des armes, et à agir par la force ouverte dans les assemblées du peuple romain, où chacun auparavant vouloit l’emporter par les seules voyes legitimes, et avec la liberté des opinions.

La sage conduite du senat et les grandes guerres survenuës modererent les brouïlleries. Marius Plebeïen, grand homme de guerre, avec son éloquence militaire et ses harangues seditieuses, où il ne cessoit d’attaquer l’orgueïl de la noblesse, réveilla la jalousie du peuple, et s’éleva par ce moyen aux plus grands honneurs. Sylla patricien se mit à la teste du parti contraire, et devint l’objet de la jalousie de Marius. Les brigues et la corruption peuvent tout dans Rome. L’amour de la patrie et le respect des loix s’y éteint.

Pour comble de malheurs, les guerres d’Asie apprennent le luxe aux romains et augmentent l’avarice. En ce temps, les généraux commencerent à s’attacher leurs soldats, qui ne regardoient en eux jusqu’alors que le caractere de l’autorité publique.

Sylla dans la guerre contre Mithridate laissoit enrichir ses soldats pour les gagner. Marius de son costé proposoit à ses partisans des partages d’argent et de terre.

Par ce moyen maistres de leurs troupes, l’un sous prétexte de soustenir le senat, et l’autre sous le nom du peuple, ils se firent une guerre furieuse jusques dans l’enceinte de la ville. Le parti de Marius et du peuple fut tout à fait abbatu, et Sylla se rendit souverain sous le nom de dictateur. Il fit des carnages effroyables, et traita durement le peuple et par voye de fait et de paroles, jusques dans les assemblées legitimes. Plus puissant et mieux établi que jamais, il se réduisit de luy-mesme à la vie privée, mais aprés avoir fait voir que le peuple romain pouvoit souffrir un maistre.

Pompée que Sylla avoit élevé succeda à une grande partie de sa puissance. Il flatoit tantost le peuple et tantost le senat pour s’établir : mais son inclination et son interest l’attacherent enfin au dernier parti.

Vainqueur des Pirates, des Espagnes et de tout l’orient, il devient tout-puissant dans la république, et principalement dans le senat. Cesar qui veut du moins estre son égal, se tourne du costé du peuple, et imitant dans son consulat les tribuns les plus seditieux, il propose avec des partages de terre, les loix les plus populaires qu’il put inventer. La conqueste des Gaules porte au plus haut point la gloire et la puissance de Cesar. Pompée et luy s’unissent par interest, et puis se brouïllent par jalousie. La guerre civile s’allume. Pompée croit que son seul nom soustiendra tout, et se neglige. Cesar actif et prévoyant remporte la victoire, et se rend le maistre.

Il fait diverses tentatives pour voir si les romains pourroient s’accoustumer au nom de roy. Elles ne servent qu’à le rendre odieux. Pour augmenter la haine publique, le senat luy décerne des honneurs jusqu’alors inoûïs dans Rome : de sorte qu’il est tué en plein senat comme un tyran.

Antoine sa creature qui se trouva consul au temps de sa mort, émut le peuple contre ceux qui l’avoient tué, et tascha de profiter des brouïlleries pour usurper l’autorité souveraine. Lepidus qui avoit aussi un grand commandement sous Cesar, tascha de le maintenir. Enfin le jeune Cesar, à l’âge de dix-neuf ans, entreprit de venger la mort de son pere, et chercha l’occasion de succeder à sa puissance.

Il sceût se servir pour ses interests des ennemis de sa maison, et mesme de ses concurrens. Les troupes de son pere se donnerent à luy touchées du nom de Cesar, et des largesses prodigieuses qu’il leur fit.

Le senat ne peut plus rien : tout se fait par la force et par les soldats, qui se livrent à qui plus leur donne.

Dans cette funeste conjoncture le triumvirat abbatit tout ce que Rome nourrissoit de plus courageux et de plus opposé à la tyrannie. Cesar et Antoine défirent Brutus et Cassius : la liberté expira avec eux. Les vainqueurs, aprés s’estre défaits du foible Lepide, firent divers accords et divers partages où Cesar comme plus habile trouvant toûjours le moyen d’avoir la meilleure part, mit Rome dans ses interests et prit le dessus. Antoine entreprend en vain de se relever, et la bataille Actiaque soumet tout l’empire à la puissance d’Auguste Cesar. Rome fatiguée et épuisée par tant de guerres civiles, pour avoir du repos, est contrainte de renoncer à sa liberté.

La maison des Cesars, s’attachant sous le grand nom d’empereur le commandement des armées, exerce une puissance absoluë.

Rome sous les Cesars plus soigneuse de se conserver que de s’étendre, ne fait presque plus de conquestes que pour éloigner les barbares qui vouloient entrer dans l’empire.

à la mort de Caligula, le senat sur le point de rétablir la liberté et la puissance consulaire, en est empesché par les gens de guerre qui veulent un chef perpetuel, et que leur chef soit le maistre. Dans les révoltes causées par les violences de Neron, chaque armée élit un empereur ; et les gens de guerre connoissent qu’ils sont maistres de donner l’empire.

Ils s’emportent jusqu’à le vendre publiquement au plus offrant, et s’accoustument à secoûër le joug. Avec l’obéïssance, la discipline se perd. Les bons princes s’obstinent en vain à la conserver, et leur zele pour maintenir l’ancien ordre de la milice romaine, ne sert qu’à les exposer à la fureur des soldats.

Dans les changemens d’empereur, chaque armée entreprenant de faire le sien, il arrive des guerres civiles, et des massacres effroyables. Ainsi l’empire s’énerve par le relaschement de la discipline, et tout ensemble il s’épuise par tant de guerres intestines.

Au milieu de tant de desordres, la crainte et la majesté du nom romain diminuë. Les Parthes souvent vaincus deviennent redoutables du costé de l’orient sous l’ancien nom de Perses qu’ils reprennent. Les nations septentrionales qui habitoient des terres froides et incultes, attirées par la beauté et par la richesse de celle de l’empire, en tentent l’entrée de toutes parts. Un seul homme ne suffit plus à soustenir le fardeau d’un empire si vaste et si fortement attaqué. La prodigieuse multitude des guerres, et l’humeur des soldats qui vouloient voir à leur teste des empereurs et des Cesars, oblige à les multiplier.

L’empire mesme estant regardé comme un bien heréditaire, les empereurs se multiplient naturellement par la multitude des enfans des princes.

Marc Aurele associe son frere à l’empire. Severe fait ses deux enfans empereurs. La necessité des affaires oblige Diocletien à partager l’orient et l’occident entre luy et Maximien : chacun d’eux surchargé, se soulage en élisant deux Cesars. Par cette multitude d’empereurs et de Cesars, l’estat est accablé d’une dépense excessive, le corps de l’empire est desuni, et les guerres civiles se multiplient.

Constantin fils de l’empereur Constantius Chlorus partage l’empire comme un heritage entre ses enfans : la posterité suit ces exemples, et on ne voit presque plus un seul empereur. La mollesse d’Honorius, et celle de Valentinien Iii empereurs d’occident fait tout perir.

L’Italie et Rome mesme sont saccagées à diverses fois, et deviennent la proye des barbares. Tout l’occident est à l’abandon. L’Afrique est occupée par les vandales, l’Espagne par les visigots, la Gaule par les francs, la grande Bretagne par les saxons, Rome et l’Italie mesme par les herules, et en suite par les ostrogots. Les empereurs romains se renferment dans l’orient, et abandonnent le reste, mesme Rome et l’Italie.

L’empire reprend quelque force sous Justinien par la valeur de Belisaire et de Narses. Rome souvent prise et reprise, demeure enfin aux empereurs. Les Sarasins devenus puissans par la division de leurs voisins, et par la non-chalance des empereurs, leur enlevent la plus grande partie de l’orient, et les tourmentent tellement de ce costé-là, qu’ils ne songent plus à l’Italie. Les lombards y occupent les plus belles et les plus riches provinces. Rome réduite à l’extrémité par leurs entreprises continuelles, et demeurée sans défense du costé de ses empereurs, est contrainte de se jetter entre les bras des françois. Pepin roy de France passe les monts, et réduit les lombards. Charlemagne, aprés en avoir éteint la domination, se fait couronner roy d’Italie, où sa seule moderation conserve quelques petits restes aux successeurs des Cesars ; et en l’an 800 de nostre seigneur élû empereur par les romains, il fonde le nouvel empire.

Il vous est maintenant aisé de connoistre les causes de l’élevation et de la chute de Rome. Vous voyez que cét estat fondé sur la guerre, et par là naturellement disposé à empieter sur ses voisins, a mis tout l’univers sous le joug pour avoir porté au plus haut point la politique et l’art militaire.

Vous voyez les causes des divisions de la république, et finalement de sa chute dans les jalousies de ses citoyens, et dans l’amour de la liberté poussé jusqu’à un excés et une délicatesse insupportable. Vous n’avez plus de peine à distinguer tous les temps de Rome, soit que vous vouliez la considerer en elle-mesme, soit que vous la regardiez par rapport aux autres peuples ; et vous voyez les changemens qui devoient suivre la disposition des affaires en chaque temps. En elle-mesme vous la voyez au commencement dans un estat monarchique établi selon ses loix primitives, en suite dans sa liberté, et enfin soumise encore une fois au gouvernement monarchique, mais par force et par violence. Il vous est aisé de concevoir de quelle sorte s’est formé l’estat populaire en suite des commencemens qu’il avoit dés les temps de la royauté ; et vous ne voyez pas dans une moindre évidence, comment dans la liberté s’établissoient peu à peu les fondemens de la nouvelle monarchie.

Car de mesme que vous avez veû le projet de république dressé dans la monarchie par Servius Tullius, qui donna comme un premier goust de la liberté au peuple romain ; vous avez aussi observé que la tyrannie de Sylla, quoy-que passagere, quoy-que courte, a fait voir que Rome, malgré sa fierté, estoit autant capable de porter le joug que les peuples qu’elle tenoit asservis.

Pour connoistre ce qu’a operé successivement cette jalousie furieuse entre les ordres, vous n’avez qu’à distinguer les deux temps que je vous ay expressément marquez : l’un, où le peuple estoit retenu dans certaines bornes par les perils qui l’environnoient de tous costez ; et l’autre, où n’ayant plus rien à craindre au dehors, il s’est abandonné sans réserve à sa passion. Le caractere essentiel de chacun de ces deux temps, est que dans l’un l’amour de la patrie et des loix retenoit les esprits ; et que dans l’autre tout se décidoit par l’interest et par la force.

De là s’ensuivoit encore que dans le premier de ces deux temps les hommes de commandement qui aspiroient aux honneurs par les moyens legitimes, tenoient les soldats en bride et attachez à la république ; au lieu que dans l’autre temps où la violence emportoit tout, ils ne songeoient qu’à les ménager pour les faire entrer dans leurs desseins malgré l’autorité du senat. Par ce dernier estat la guerre estoit necessairement dans Rome ; et parce que dans la guerre où les loix ne peuvent plus rien, la seule force décide, il falloit que le plus fort demeurast le maistre, par consequent que l’empire retournast en la puissance d’un seul. Et les choses s’y disposoient tellement par elles-mesmes, que Polybe qui a vécu dans le temps le plus florissant de la république, a préveû par la seule disposition des affaires que l’estat de Rome à la longue reviendroit à la monarchie. La raison de ce changement est que la division entre les ordres n’a pû cesser parmi les romains que par l’autorité d’un maistre absolu, et que d’ailleurs la liberté estoit trop aimée pour estre abandonnée volontairement. Il falloit donc peu à peu l’affoiblir par des prétextes specieux, et faire par ce moyen qu’elle pust estre ruinée par la force ouverte.

La tromperie, selon Aristote, devoit commencer en flatant le peuple, et devoit naturellement estre suivie de la violence.

Mais de là on devoit tomber dans un autre inconvenient par la puissance des gens de guerre, mal inévitable à cét estat.

En effet cette monarchie que formerent les Cesars s’estant érigée par les armes, il falloit qu’elle fust toute militaire ; et c’est pourquoy elle s’établit sous le nom d’empereur, titre propre et naturel du commandement des armées. Par là vous avez pû voir que comme la république avoit son foible inévitable, c’est à dire, la jalousie entre le peuple et le senat ; la monarchie des Cesars avoit aussi le sien, et ce foible estoit la licence des soldats qui les avoient faits. Car il n’estoit pas possible que les gens de guerre qui avoient changé le gouvernement, et établi les empereurs, fussent long-temps sans s’appercevoir que c’estoit eux en effet qui disposoient de l’empire.

Vous pouvez maintenant ajouster aux temps que vous venez d’observer, ceux qui vous marquent l’estat et le changement de la milice ; celuy où elle est soumise et attachée au senat et au peuple romain ; celuy où elle s’attache à ses généraux ; celuy où elle les éleve à la puissance absoluë sous le titre militaire d’empereurs ; celuy ou maistresse en quelque façon de ses propres empereurs qu’elle créoit, elle les fait et les défait à sa fantaisie. De là le relaschement, de là les seditions et les guerres que vous avez veûës ; de là enfin la ruine de la milice avec celle de l’empire.

Tels sont les temps remarquables qui nous marquent les changemens de l’estat de Rome considerée en elle-mesme. Ceux qui nous la font connoistre par rapport aux autres peuples, ne sont pas moins aisez à discerner.

Il y a le temps où elle combat contre ses égaux, et où elle est en peril. Il dure un peu plus de 500 ans, et finit à la ruine des gaulois en Italie, et de l’empire des carthaginois. Celuy où elle combat, toûjours plus forte et sans peril, quelque grandes que soient les guerres qu’elle entreprenne. Il dure 200 ans, et va jusqu’à l’établissement de l’empire des Cesars. Celuy où elle conserve son empire et sa majesté. Il dure 400 ans, et finit au regne de Théodose Le Grand.

Celuy enfin où son empire entamé de toutes parts, tombe peu à peu. Cét estat qui dure aussi 400 ans, commence aux enfans de Théodose, et se termine enfin à Charlemagne. Je n’ignore pas, monseigneur, qu’on pourroit ajouster aux causes de la ruine de Rome beaucoup d’incidens particuliers. Les rigueurs des créanciers sur leurs débiteurs ont excité de grandes et de frequentes révoltes. La prodigieuse quantité de gladiateurs et d’esclaves dont Rome et l’Italie estoit surchargée, ont causé d’effroyables violences, et mesme des guerres sanglantes. Rome épuisée par tant de guerres civiles et étrangeres se fit tant de nouveaux citoyens ou par brigue ou par raison, qu’à peine pouvoit-elle se reconnoistre elle-mesme parmi tant d’étrangers qu’elle avoit naturalisez. Le senat se remplissoit de barbares : le sang romain se mesloit : l’amour de la patrie par lequel Rome s’estoit élevée au dessus de tous les peuples du monde n’estoit pas naturel à ces citoyens venus de dehors ; et les autres se gastoient par le mélange. Les partialitez se multiplioient avec cette prodigieuse multiplicité de citoyens nouveaux ; et les esprits turbulens y trouvoient de nouveaux moyens de brouïller et d’entreprendre. Cependant le nombre des pauvres s’augmentoit sans fin par le luxe, par les débauches, et par la fainéantise qui s’introduisoit. Ceux qui se voyoient ruinez n’avoient de ressource que dans les seditions, et en tout cas se soucioient peu que tout perist aprés eux. Vous sçavez que c’est ce qui fit la conjuration de Catilina. Les grands ambitieux et les miserables qui n’ont rien à perdre aiment toûjours le changement. Ces deux genres de citoyens prévaloient dans Rome ; et l’estat mitoyen, qui seul tient tout en balance dans les estats populaires, estant le plus foible, il falloit que la république tombast. On peut joindre encore à cecy l’humeur et le génie particulier de ceux qui ont causé les grands mouvemens, je veux dire des Gracques, de Marius, de Sylla, de Pompée, de Jule Cesar, d’Antoine et d’Auguste. J’en ay marqué quelque chose ; mais je me suis attaché principalement à vous découvrir les causes universelles et la vraye racine du mal, c’est à dire cette jalousie entre les deux ordres dont il vous estoit important de considerer toutes les suites. Mais souvenez-vous, monseigneur, que ce long enchaisnement des causes particulieres qui font et défont les empires dépend des ordres secrets de la divine providence. Dieu tient du plus haut des cieux les resnes de tous les royaumes ; il a tous les coeurs en sa main : tantost il retient les passions, tantost il leur lasche la bride, et par là il remuë tout le genre humain. Veut-il faire des conquerans ? Il fait marcher l’épouvante devant eux, et il inspire à eux et à leurs soldats une hardiesse invincible. Veut-il faire des legislateurs ? Il leur envoye son esprit de sagesse et de prévoyance ; il leur fait prévenir les maux qui menacent les estats, et poser les fondemens de la tranquilité publique. Il connoist la sagesse humaine toûjours courte par quelque endroit ; il l’éclaire, il étend ses veûës, et puis il l’abandonne à ses ignorances : il l’aveugle, il la précipite, il la confond par elle-mesme : elle s’envelope, elle s’embarrasse dans ses propres subtilitez, et ses précautions luy sont un piege. Dieu exerce par ce moyen ses redoutables jugemens, selon les regles de sa justice toûjours infaillible. C’est luy qui prépare les effets dans les causes les plus éloignées, et qui frape ces grands coups dont le contrecoup porte si loin. Quand il veut lascher le dernier, et renverser les empires, tout est foible et irrégulier dans les conseils. L’égypte autrefois si sage marche enyvrée, étourdie et chancelante, parce que le seigneur a répandu l’esprit de vertige dans ses conseils ; elle ne sçait plus ce qu’elle fait, elle est perduë. Mais que les hommes ne s’y trompent pas : Dieu redresse quand il luy plaist le sens égaré, et celuy qui insultoit à l’aveuglement des autres tombe luy-mesme dans des tenebres plus épaisses, sans qu’il faille souvent autre chose pour luy renverser le sens que ses longues prosperitez. C’est ainsi que Dieu regne sur tous les peuples. Ne parlons plus de hazard, ni de fortune, ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous couvrons nostre ignorance. Ce qui est hazard à l’égard de nos conseils incertains, est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c’est à dire, dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un mesme ordre. De cette sorte tout concourt à la mesme fin, et c’est faute d’entendre le tout que nous trouvons du hazard, ou de l’irrégularité dans les rencontres particulieres. Par là se verifie ce que dit l’apostre, que Dieu est heureux, et le seul puissant roy des rois, et seigneur des seigneurs . Heureux, dont le repos est inalterable, qui voit tout changer sans changer luy-mesme, et qui fait tous les changemens par un conseil immuable ; qui donne, et qui oste la puissance ; qui la transporte d’un homme à un autre, d’une maison à une autre, d’un peuple à un autre, pour montrer qu’ils ne l’ont tous que par emprunt, et qu’il est le seul en qui elle réside naturellement.

C’est pourquoy tous ceux qui gouvernent se sentent assujetis à une force majeure. Ils font plus ou moins qu’ils ne pensent, et leurs conseils n’ont jamais manqué d’avoir des effets impréveûs. Ni ils ne sont maistres des dispositions que les siecles passez ont mises dans les affaires, ni ils ne peuvent prévoir le cours que prendra l’avenir, loin qu’ils le puissent forcer. Celuy-la seul tient tout en sa main, qui sçait le nom de ce qui est et de ce qui n’est pas encore, qui préside à tous les temps, et prévient tous les conseils.

Alexandre ne croyoit pas travailler pour ses capitaines, ni ruiner sa maison par ses conquestes. Quand Brutus inspiroit au peuple romain un amour immense de la liberté, il ne songeoit pas qu’il jettoit dans les esprits le principe de cette licence effrenée, par laquelle la tyrannie qu’il vouloit détruire devoit estre un jour rétablie plus dure que sous les tarquins. Quand les Cesars flatoient les soldats, ils n’avoient pas dessein de donner des maistres à leurs successeurs et à l’empire. En un mot, il n’y a point de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d’autres desseins que les siens. Dieu seul sçait tout réduire à sa volonté. C’est pourquoy tout est surprenant à ne regarder que les causes particulieres, et néanmoins tout s’avance avec une suite reglée. Ce discours vous le fait entendre ; et pour ne plus parler des autres empires, vous voyez par combien de conseils impréveûs, mais toutefois suivis en eux-mesmes, la fortune de Rome a esté menée depuis Romulus jusqu’à Charlemagne.

Vous croirez peut-estre, monseigneur, qu’il auroit fallu vous dire quelque chose de plus de vos François et de Charlemagne qui a fondé le nouvel empire. Mais outre que son histoire fait partie de celle de France que vous écrivez vous-mesme, et que vous avez déja si fort avancée, je me réserve à vous faire un second discours où j’auray une raison necessaire de vous parler de la France et de ce grand conquerant, qui estant égal en valeur à ceux que l’antiquité a le plus vantez, les surpasse en piété, en sagesse et en justice. Ce mesme discours vous découvrira les causes des prodigieux succés de Mahomet et de ses successeurs. Cét empire qui a commencé deux cens ans avant Charlemagne, pouvoit trouver sa place dans ce discours : mais j’ay cru qu’il valoit mieux vous faire voir dans une mesme suite ses commencemens et sa décadence. Ainsi je n’ay plus rien à vous dire sur la premiere partie de l’histoire universelle. Vous en découvrez tous les secrets, et il ne tiendra plus qu’à vous d’y remarquer toute la suite de la religion et celle des grands empires jusqu’à Charlemagne.

Pendant que vous les verrez tomber presque tous d’eux-mesmes, et que vous verrez la religion se soustenir par sa propre force, vous connoistrez aisément quelle est la solide grandeur, et où un homme sensé doit mettre son esperance.