Discours sur la loi Agraire (trad. Nisard)

La bibliothèque libre.
(Redirigé depuis Discours sur la loi agraire)


Discours sur la loi Agraire (trad. Nisard)
Discours sur la loi Agraire (trad. Nisard), Texte établi par NisardGarnier2 (p. 502-543).


PREMIER DISCOURS.
SUR LA LOI AGRAIRE,
CONTRE RULLUS, DANS LE SÉNAT

DISCOURS QUINZIÈME.


ARGUMENT.

Ces trois discours sont les premiers que prononça Cicéron pendant son consulat. Ils commencent la série des discours consulaires dont Cicéron donne lui-même le catalogue à Atticus (Ep. ad Att. II, 1 ), et dont il lui promet le recueil. De cette série trois sont perdus, les discours sur la loi théâtrale d’Othon, qui assignait à l’ordre équestre un banc distingué aux spectacles ; sur sa démission du gouvernement de sa province ; sur les enfants des proscrits, à qui une loi de Sylla interdisait les honneurs et l’entrée au sénat, mais qu’il était dangereux de rétablir dans leurs droits. Comme œuvre politique, ce dernier discours est à jamais regrettable, en ce qu’il nous eut montré Cicéron. S’inclinant devant les faits accomplis, et combattant une loi conforme à la justice, à l’humanité, et certainement aussi à ses propres sentiments, parce que l’adoption de cette loi, en dépouillant les lâches qui s’étaient enrichis de proscriptions, eut ramené la guerre civile, et fait verser encore des flots de sang.

Ce premier discours sur la Loi Agraire fut prononcé dans le sénat, l’an de Rome 690, le premier jour du consulat de Cicéron. Peu de jours auparavant, P. Servilius Rullus, tribun du peuple, avait proposé une loi agraire, c’est-à-dire, l’établissement d’une partie du peuple indigent dans les terres de l’État. L’intention du tribun était de faire créer un décemviral ou dix commissaires, avec un pouvoir absolu, pendant cinq ans, sur tous les domaines de la république, pour les distribuer aux citoyens, suivant leur volonté on leur caprice ; pour vendre ou acheter comme ils le jugeraient à propos ; pour régler les droits de ceux qui les possédaient ; pour faire rendre compte à tous les généraux, excepté Pompée, de tout le butin qu’ils avaient fait dans les guerres étrangères ; pour établir des colonies dans tous les lieux qu’ils y croiraient propres, et particulièrement à Capoue ; enfin, pour disposer absolument de tous les revenus et de toutes les forces de l’empire.

Une telle loi était une révolution tout entière ; elle causa de vives alarmes, principalement dans l’aristocratie et le sénat, et devint immédiatement l’objet des attaques de Cicéron. Le premier jour de son consulat, il rassure les sénateurs, s’engage devant eux à ne pas souffrir, pendant son administration, la moindre atteinte contre les libertés de l’État, poursuit les tribuns jusqu’au forum, écrase Rullus de son accablante logique, le signale bientôt dans une adroite réplique, comme un indigne calomniateur, et sait si bien ramener à soi les dispositions du peuple, que le tribun lui-même, désespérant du succès, n’osa point présenter sa loi. Il existe au commencement de ce discours une lacune assez considérable. On a perdu les deux premiers feuillets du manuscrit qui a servi de copie à tous les autres.


Lacune considérable.

… Butin, dépouilles, prix de la victoire, les tentes même de Pompée, les decemvirs vendront tout, et Pompée sera spectateur de la vente ? … Toute la Propontide et l’Hellespont seront mis à l’encan ; les côtes communes aux Lyciens et aux Ciliciens viendront ensuite ; la Mysie et la Phrygie subiront la même loi, la même destinée… À ces projets publiquement manifestés d’abord ont succédé les intrigues et les sourdes menées. Les décemvirs diront ce que beaucoup de gens ont souvent déjà dit et ce qu’ils disent encore, à savoir, que depuis les mêmes consuls, le royaume de Ptolémée est devenu, par le testament de ce prince, l’héritage du peuple romain. Accordez-vous donc Alexandrie aux sollicitations secrètes de ceux dont vous avez repoussé les exigences publiques ? Par les dieux immortels ! sont-ce là, sénateurs, des inspirations d’hommes à jeun, ou des hallucinations de gens ivres, des pensées de sages, ou des désirs de fous ?

Mais voyez, dans l’article suivant, comment ce dissipateur impur introduit le désordre dans la république, comment il livre à la dispersion et à la ruine les domaines de nos ancêtres, traitant le patrimoine de l’empire comme il a traité le sien, en pupille émancipé. Il annonce, dans sa loi, les biens à vendre par les décemvirs ; en d’autres termes, il annonce la vente des domaines de l’État. Il veut qu’on achète des terres pour les distribuer ; il cherche donc de l’argent, et son imagination lui suggérera quelque moyen d’en trouver. Car s’il profanait tout à l’heure la dignité du peuple, s’il appelait sur le nom romain l’exécration du monde, s’il donnait à ses décemvirs nos villes amies, les campagnes des alliés, le trône et la couronne des rois, maintenant c’est de l’argent qu’il cherche, de l’argent sous la main, de l’argent comptant. Voyons donc les expédients de ce tribun actif et subtil. « Vendez, dit-il, la forêt Scantia. » Où trouvez-vous cette forêt, Rullus ? parmi les terres abandonnées ou dans celles affermées par les censeurs ? Si votre instinct scrutateur a fait sortir du sein des ténèbres quelque lambeau de terre, bien qu’il soit injuste que vous le dévoriez, dévorez-le, j’y consens, puisque cela vous plaît, puisque vous êtes l’auteur de la découverte ; mais vendre la forêt Scantia, vous, quand je suis consul, et sous les yeux du sénat ! vous, toucher au moindre de nos revenus ! vous, enlever au peuple romain le dépôt de ses ressources en temps de guerre, de ses magnificences en temps de paix ! Certes, je m’estimerais moi-même un consul plus lâche que mes courageux prédécesseurs du temps de nos ancêtres, si l’on supposait que les richesses acquises au peuple romain sous leur consulat, ne pussent pas même être conservées sous le mien !

II. Rullus vend successivement toutes nos possessions d’Italie ; il n’en omet aucune, et j’admire en cela son exactitude. Il parcourt la Sicile entière sur les registres des censeurs ; pas une habitation, pas un champ ne lui échappent. Vous avez entendu le programme de la vente du peuple romain par un tribun du peuple ; au mois de janvier s’ouvrent les enchères, et je pense que si les citoyens dont la bravoure et les armes ont doté l’État de ces possessions, se sont abstenus de les vendre, c’était, à n’en plus douter, afin que nous les vendissions nous-mêmes et en fissions des largesses.

Maintenant voyez comment ces intrigues prennent une allure moins équivoque. Tout à l’heure je vous signalais la première partie de la loi des décemvirs comme hostile à Pompée ; à présent ils se démasquent eux-mêmes. Ils ordonnent de vendre les terres d’Attalie et d’Olympe, que les victoires du valeureux Servilius ont réunies à la république ; puis les domaines des rois de Macédoine, que nous devons, partie au courage de T. Flamininus, partie à L. Paullus, le vainqueur de Persée ; puis le riche et fertile territoire de Corinthe, dont les produits, grâce au talent militaire et au bonheur de Mummius, ont grossi les revenus du peuple romain ; puis encore les campagnes qui environnent la nouvelle Carthage en Espagne, merveilleuses conquêtes des deux Scipions ; puis enfin la vieille Carthage elle-même que Scipion l’Africain a rasée, et dont il a consacré les ruines à l’impérissable mémoire des hommes, soit pour imprimer un caractère indélébile aux malheurs des Carthaginois, soit pour attester la victoire de Rome, ou pour accomplir quelque vœu religieux. La vente de ces insignes sacrés de l’empire, de ces héritages somptueux de nos pères, une fois consommée, ils font vendre à la suite les anciennes possessions de Mithridate dans la Paphlagonie, dans le Pont et dans la Cappadoce. Est-il douteux enfin qu’ils poursuivent de la pique du crieur l’armée de Pompée, ceux-là qui ordonnent de vendre le sol sur lequel il fait encore la guerre, le sol qu’il n’a pas encore conquis ?

III. Mais comment qualifier leur discrétion sur le lieu où la vente doit être effectuée ? car la loi autorise les décemvirs à vendre partout où ils le jugeront à propos. Il est interdit aux censeurs d’affermer les biens de l’État, si ce n’est sous les yeux du peuple romain, et les décemvirs pourront sans obstacle les vendre aux extrémités du monde ? Mais les hommes les plus obérés, quand ils vendent leur patrimoine, aiment mieux en vendre les débris sur les places destinées aux ventes de cette nature, que dans les carrefours ou dans les rues. Rullus et sa loi permettent aux décemvirs de choisir à leur guise des lieux obscurs et solitaires, et d’y vendre les biens du peuple. Voyez-vous déjà combien cette irruption des décemvirs au sein des provinces, des royaumes et chez les peuples libres, sera sensible et désastreuse pour ceux-ci, et pour ceux-là lucrative ? quand vous donnez à certains personnages des missions libres, pour aller recueillir des héritages, ils partent à titre de simples particuliers et pour des affaires particulières, sans étaler un grand faste, sans être environnés d’un grand crédit ; cependant, vous le savez, leur arrivée est souvent fort onéreuse à vos alliés. Concevez-vous donc la terreur et les maux que cette loi va répandre parmi toutes les nations, quand elles verront lancés sur la surface du monde des décemvirs revêtus d’un immense pouvoir, dominés par une avarice extrême, par une insatiable cupidité, et qui, au fardeau d’un séjour dispendieux, et à la présence formidable des faisceaux, ajouteront encore les vexations du despotisme et l’iniquité des jugements ? car ils auront le droit de déclarer publiques telles ou telles propriétés, et de les vendre conformément à cette décision. Il répugnerait même à ces hommes intègres de recevoir de l’argent pour ne pas vendre, que la loi, à cet égard, lève encore leurs scrupules. Imaginez maintenant l’énormité des spoliations dans tous les lieux possibles, le scandale des marchés, et le trafic infâme de la justice et de toutes les fortunes ! car cet article de la loi qui ne comprenait d’abord que les biens acquis depuis le consulat de L. Sylla et de Q. Pompée, ils l’ont étendu depuis arbitrairement et indéfiniment à toutes nos conquêtes.

IV. La même loi autorise les décemvirs à frapper toutes les terres d’un impôt considérable, afin que les unes puissent être affranchies ou qu’il soit passé outre à la vente des autres, suivant la commodité ou le bon plaisir de ces magistrats. Cette disposition ne permet pas de décider si la rigueur des jugements sera plus désastreuse aux populations, ou l’indulgence plus profitable aux décemvirs.

Cependant, il y a dans la loi deux exceptions moins injustes que suspectes. Elles portent, l’une, qui regarde les biens à imposer, sur le territoire de Récentore en Sicile ; l’autre, qui regarde la vente des terres, sur celles dont la garantie est consacrée par un traité : ce sont les terres possédées en Afrique par Hiempsal. Or, je le demande, si un traité garantit à Hiempsal ses possessions, et si le territoire de Récentore est un domaine privé, qu’était-il besoin de les excepter ? Si au contraire ce traité est l’objet de quelque doute, si l’on a dit souvent que le domaine de Récentore est public, à qui Rullus fera-t-il croire que lui, Rullus, ait trouvé dans tout l’univers deux endroits seulement dignes de sa commisération gratuite ? Maintenant donc, y a-t-il quelque part un écu assez profondément enfoui, dont les fabricateurs de la loi n’aient flairé la retraite ? Les provinces, les villes libres, les alliés, les amis, les rois enfin, ils épuisent tout, ils portent la main sur les domaines de Rome. Ce n’est pas assez. Écoutez, écoutez, vous qui avez commandé les armées, et livré des batailles en vertu de l’auguste suffrage du peuple et du sénat. « QUICONQUE A REÇU OU QUI RECEVRA QUELQUE PARTIE DU BUTIN, DES DÉPOUILLES, DE L’OR CORONAIRE, LAQUELLE N’AURA PAS ÉTÉ EMPLOYÉE EN MONUMENTS OU VERSÉE AU TRÉSOR, EST TENU DE LA REMETTRE AUX DÉCEMVIRS. » Ainsi le veut la loi. Ils espèrent beaucoup de cet article ; déjà ils préparent des enquêtes contre tous les généraux et leurs héritiers ; mais c’est de Faustus principalement qu’ils pensent tirer les plus grosses sommes. Cette cause, dont ne voulurent point connaître des juges assermentés, est soumise à la décision des décemvirs. Peut-être même ceux-ci pensent-ils qu’elle n’a été ainsi abandonnée que pour être déférée à leur juridiction. Ensuite, Rullus n’est pas moins soucieux de l’avenir ; il décrète que tout général en possession d’une somme quelconque en fera la remise immédiate aux décemvirs. Cependant il excepte Pompée de la façon, selon moi, dont la loi qui expulse les étrangers de Rome excepte Glaucippe : car excepter ainsi un seul homme, c’est ne pas lui faire une grâce, c’est ne pas lui faire une injustice. Mais en restituant à Pompée sa part de dépouilles, il fait main basse sur le produit des domaines conquis par celui-ci ; car si la vente de ces nouveaux domaines, à opérer depuis notre consulat, doit rapporter quelque argent, il ordonne d’en adjuger l’emploi aux décemvirs. N’est-il pas sensible à tous que leur intention est de vendre aussi les propriétés dont Pompée est appelé à nous enrichir encore ?

V. Vous voyez déjà, sénateurs, se former, se grossir par tous les procédés imaginables le trésor des décemvirs. Mais ils atténueront l’odieux de son origine, ils le consacreront tout entier à des achats des terres. Très bien. Qui donc achètera ces terres ? les mêmes décemvirs ; et vous, Rullus (je ne parle plus de vos collègues), vous achèterez celles que vous voudrez, vendrez celles que vous voudrez, estimerez au prix que vous voudrez. Car cet honnête homme veut prévenir les achats forcés, comme si nous ignorions que de telles opérations sont injustes, et qu’au contraire le consentement du vendeur est profitable à l’acheteur. Combien votre beau-père, par exemple, vous vendra-t-il des terrains ? et si je connais bien sa loyauté, il ne vendra pas malgré lui. D’autres l’imiteront volontiers, pour échanger contre de l’argent des propriétés qui sont l’objet de la haine publique ; ils donneront ce qu’ils ne peuvent guère retenir, afin de recevoir ce qu’ils désirent tant. Voyez donc sur quelle immense échelle ils se disposent à exploiter leurs intolérables privilèges. L’argent pour acheter des terres est amassé ; mais on n’achètera pas malgré les possesseurs. Si les possesseurs sont d’accord pour ne pas vendre, qu’arrivera-t-il ? L’argent sera-t-il rendu au trésor ? La loi ne le permet pas. L’y fera-t-on rentrer avec violence ? Elle le défend encore. Mais soit ; il n’est rien qu’on ne puisse acheter, si l’on cède à toutes les exigences des vendeurs. Dépouillons donc le monde entier, vendons nos domaines, épuisons le trésor, et, pour enrichir les possesseurs de terres odieuses et pestilentielles, achetons encore des terres.

Je continue. Comment distribuera-t-on ces terres ? quel plan sera suivi ? quel ordre arrêté ? Rullus dit : « On établira des colonies. Combien ; de quels hommes ; dans quels lieux ? Qui ne voit qu’en pareille matière tout cela est à considérer ? Pensiez-vous donc, Rullus, que nous livrerions à vous et aux vôtres, à ces machinateurs de vos nobles projets, l’Italie désarmée, pour être mise sous la sauvegarde de vos garnisons, occupée par vos colonies, opprimée et chargée de vos chaînes ? Qui nous garantit, Rullus, que vous n’installerez pas une colonie sur le mont Janicule, et qu’il vous sera impossible de rendre cette ville la vassale et l’esclave d’une autre ville ? — Nous ne le ferons pas, dites-vous. — D’abord, je n’en sais rien ; ensuite, je l’appréhende ; et enfin, je ne saurais consentir à ce que le salut de Rome fût un de vos bienfaits plutôt que le résultat de notre prudence commune.

VI. Avez-vous supposé que personne de nous ne comprendrait le but où vous tendez en couvrant l’Italie de vos colonies ? Il est écrit dans la loi : « LES DÉCEMVIRS CONDUIRONT DES COLONS DANS TELLES VILLES MUNICIPALES, TELLES COLONIES QU’ILS VOUDRONT ; ILS ASSIGNERONT A CES HOMMES TELLES TERRES ET TELLES LOCALITÉS QU’ILS VOUDRONT ; de sorte que, lorsqu’ils auront rempli l’Italie de leurs soldats, vous aurez perdu, non seulement l’espérance de conserver votre dignité, mais encore de reconquérir votre indépendance. On m’objecte que ce ne sont là que des soupçons et des conjectures. Que personne ne s’y trompe ; déjà, ils manifestent leur antipathie contre le nom de cette république, contre Rome, siége de notre empire, contre ce temple du grand Jupiter, contre cette citadelle de toutes les nations. Ils veulent établir une colonie à Capoue, opposer cette ville à la nôtre, y porter leurs richesses, y transférer le nom de cet empire. Ce lieu, dit-on, par la fertilité de son territoire, par l’immensité de ses ressources, enfanta jadis l’orgueil et la cruauté ; et c’est là que nos colons, gens choisis pour l’exécution de tous les crimes, seront placés par les décemvirs. Sans doute aussi qu’une fois en possession de cette ville, dont les habitants, héritiers d’une splendeur et d’une opulence antiques, n’ont pu jouir autrefois avec modération de leur prospérité, vos satellites useront avec mesure d’un état de fortune si nouveau pour eux. Nos pères ont enlevé à Capoue ses magistratures, son sénat, ses conseils, toutes les marques d’une république ; ils ne lui ont laissé que le vain nom de Capoue ; et ce n’était pas par cruauté (qui fut en effet plus clément que ces hommes qui ont restitué tant de fois tous leurs biens à des ennemis étrangers et vaincus ? ), c’était par prudence. Ils prévoyaient que s’il y subsistait toujours quelque vestige des formes républicaines, cette même ville pourrait bien devenir un jour le siège de notre empire. Vous, décemvirs, si vous ne vouliez renverser la république, et vous préparer à vous-mêmes une domination nouvelle, auriez-vous méconnu les conséquences désastreuses de votre loi ?

VII. Que faut-il craindre, en effet, quand on fonde une colonie ? Les délices ? Capoue a corrompu Annibal lui-même. L’orgueil ? il semble né chez les Campaniens de la satiété. Une garnison suspecte ? Celle qui protégerait Capoue serait moins l’auxiliaire que l’ennemie de Rome. Et que ne fait-on pas, dieux immortels ! pour fortifier cette colonie ? Dans les guerres puniques, tout ce que Capoue avait de puissance, elle l’avait en elle seule : aujourd’hui, ses nouveaux colons vont occuper, au gré des décemvirs, toutes les cités qui l’environnent. Car c’est pour cela même que la loi permet aux décemvirs « DE CONDUIRE CEUX QU’ILS VOUDRONT DANS LES VILLES QU’ILS JUGERONT CONVENABLES. » Elle ordonne donc de distribuer à ces intrus les terres de la Campanie et celles de Stellate.

Je ne me plains pas de la diminution de nos revenus, de la honte de ce déficit et du dommage qui doit en résulter ; j’omets d’autres inconvénients dont il n’est personne qui ne se plaigne sérieusement et légitimement ; tel est d’abord l’abandon de la plus belle propriété du peuple romain, laquelle est notre ressource dans la disette, le dépôt de nos subsistances pendant la guerre, et repose, pour ainsi dire, sous le sceau protecteur de la république ; c’est ensuite l’exploitation octroyée à Rullus d’un territoire qui avait échappé à la domination spoliatrice de Sylla, aux largesses des Gracques. Je ne dis pas que le revenu de ce territoire est le seul qui nous reste quand nous perdons les autres, qui soit toujours actif quand les autres sont suspendus, magnifique en temps de paix, intarissable en temps de guerre ; qui soutienne nos soldats et ne craigne pas l’ennemi : je néglige toutes ces considérations, que je réserve pour l’assemblée du peuple. Je parle maintenant du péril qui menace notre salut, notre liberté. Quel sera, pensez-vous, votre partage dans le gouvernement ; que conserverez-vous de votre liberté, de votre dignité, lorsque Rullus, et d’autres dont vous vous effrayez encore davantage, avec une troupe de gens besogneux et pervers, avec les plus grands secours d’hommes et d’argent, seront les maîtres de Capoue et des villes voisines ? Quant à moi, pères conscrits, j’opposerai à ces hommes une résistance énergique, opiniâtre, et je ne souffrirai pas, moi consul, qu’ils exécutent un complot dès longtemps médité contre la patrie.

Vous vous trompiez grossièrement, Rullus, vous et quelques-uns de vos collègues, lorsque vous espériez, en dépit d’un consul plus populaire que vous, sans affecter de l’être, marcher à la popularité sur les ruines de la république. Je vous provoque donc, je vous mande à l’assemblée du peuple ; c’est le peuple que je veux pour arbitre entre vous et moi.

VIII. Si nous examinons en effet toutes les choses qui conviennent, toutes celles qui sont agréables au peuple, nous ne trouvons rien d’aussi conforme à ses goûts que la paix, l’union, le repos. Vous, au contraire, m’avez livré la cité inquiète et défiante, irrésolue et craintive, troublée par vos lois, vos harangues et vos menées séditieuses ; vous avez montré l’espérance aux méchants, jeté l’effroi dans l’âme des bons, chassé le crédit du forum, et enlevé sa dignité à l’État. Au milieu de ce désordre dans les affaires, de cette perturbation dans les esprits, quand le consul aura fait entendre sa voix au peuple, déployé son autorité, et jeté la lumière au sein des ténèbres ; quand il aura montré qu’on ne doit craindre ni armée, ni faction, ni colonie, ni vente de revenus publics, ni pouvoir nouveau, ni tyrannie décemvirale ; qu’on ne verra pas sous son consulat une autre Rome, un autre siège de l’empire ; qu’on jouira enfin d’une tranquillité profonde et d’une paix bien assise ; nous ne redouterons plus, je pense, que votre admirable loi agraire soit plus populaire que mes raisons. Et quand j’aurai dévoilé la scélératesse de vos intentions, le mensonge de la loi, et les machinations perfides dressées contre le peuple romain lui-même, par des tribuns populaires, je craindrais, Rullus, de vous tenir tête dans une assemblée du peuple, moi, dont la volonté, la résolution est de gérer mon consulat de la seule manière qu’il doit l’être, c’est-à-dire, gravement, librement, sans briguer ni province, ni honneur, ni distinction, ni avantage d’aucune espèce qui puisse soulever l’opposition d’un tribun du peuple ! Oui, dans ce jour des calendes de janvier, en présence de cette nombreuse assemblée du sénat, votre consul déclare que, si la république reste en l’état où elle est maintenant, s’il ne survient pas d’obligation nouvelle à laquelle il ne pourrait se soustraire, sans blesser l’honneur, il n’acceptera le gouvernement d’aucune province. Ainsi, ma conduite sera telle dans cette magistrature, que j’aurai le pouvoir de réprimer les colères d’un tribun, si elles s’adressent au peuple, de les mépriser, si ce n’est qu’à moi.

IX. Je vous en prie donc, tribuns du peuple, au nom des dieux immortels, rentrez en vous-mêmes ; abandonnez ceux qui, si vous n’y prenez garde, ne tarderont guère à vous abandonner ; conspirez avec nous ; unissez-vous aux honnêtes gens, et confondez votre zèle et votre patriotisme dans la défense du salut commun. Mille maux inconnus assiègent la république, mille complots parricides sont tramés contre elle par des scélérats ; cependant le danger n’est nulle part au dehors, et nous n’avons à craindre ni roi, ni peuple, ni nation : le mal est ici, il est au sein de Rome et sous nos propres yeux ; nous devons tous y porter remède, et tous travailler à le guérir. Vous vous trompez, tribuns, si vous pensez que le sénat seul approuve mes paroles, et que le peuple a d’autres sentiments. Quiconque veut se sauver, entendra la voix imposante d’un consul, sans arrière-pensées ambitieuses, sans reproches, circonspect dans le danger, mais intrépide dans la lutte. Que s’il en est un parmi vous qui se flatte de pouvoir arriver aux honneurs par des voies perturbatrices, qu’il cesse d’abord de l’espérer sous mon consulat, et qu’il apprenne ensuite, par l’exemple de moi-même, consul né, comme il le voit, dans les rangs des chevaliers, quelle route conduit plus facilement les bons citoyens aux honneurs et à la considération. Et vous, pères conscrits, si vous m’assurez le concours de votre zèle dans ma défense de notre dignité commune, je saurai remplir, n’en doutez pas, le vœu le plus cher de la république, et restituer enfin à celle-ci l’autorité dont le sénat jouissait chez nos aïeux.


SECOND DISCOURS.
SUR LA LOI AGRAIRE,
CONTRE RULLUS, DEVANT LE PEUPLE.

DISCOURS SEIZIÈME.


ARGUMENT.

Le discours de Cicéron dans le sénat, l’effet qu’il produisit sur cette assemblée, étonnèrent tellement les tribuns, qu’ils n’osèrent, au rapport de Plutarque, ni rien répondre, ni rien objecter. Toutefois Rullus appela le consul devant le peuple, et Cicéron, qui n’eut pas d’ailleurs attendu cet appel, vint, suivi du sénat tout entier, combattre les projets de Rullus, en présence des Romains, et attaquer une loi qui avait pour le peuple le double attrait de lui rappeler le souvenir encore cher des Gracchus, et de le flatter de l’espérance d’un bien-être dont il ne soupçonnait pas la chimère.

Cicéron commence par déclarer qu’il veut être un consul populaire, mais il avertit que ce mot a besoin d’explication ; et, après en avoir démêlé les différents sens, après avoir découvert les secrètes intrigues des tribuns et leurs desseins ambitieux, il proteste qu’il ne blâme pas la loi tout entière ; mais que si les Romains, lorsqu’ils l’auront entendu, ne reconnaissent pas que cette loi, sous un dehors flatteur, porte atteinte à son repos, à sa liberté, il est prêt à y donner son assentiment. Puis il examine la loi, laquelle renfermait au moins quarante articles, puisque dans le discours suivant, chap. 2, il est parlé d’un article quarantième. Il critique la manière de nommer les decemvirs, ou les exécuteurs de la loi, l’appareil et l’étendue de leur pouvoir, la faculté qu’ils s’arrogent de recevoir l’argent du trésor, et d’en disposer à leur guise ; leur intention surtout de partager le territoire de la Campanie, point sur lequel il s’arrête longtemps, pour faire voir ce qu’on aurait à craindre d’une colonie établie à Capoue. Il récapitule ensuite ses moyens avec autant de vivacité qu’il a mis d’éloquence et d’adresse à les développer, et conclut en annonçant sa ferme et courageuse résolution de s’opposer aux projets pernicieux des tribuns, et de veiller, de concert avec son collègue (C. Antonius), à la tranquillité et au bonheur de ses concitoyens.


I. Romains, c’est un usage institué, admis par nos pères, que ceux qui doivent à votre bienveillance le privilège de transmettre leurs images à leurs familles, ne parlent la première fois devant vous que pour joindre à l’expression de leur reconnaissance l’apologie de leurs aïeux. S’il s’en trouve quelques-uns qui n’ont pas dégénéré, l’unique avantage des autres est de faire voir que, de la dette par vous contractée envers leurs ancêtres, une partie restait encore à payer à leurs descendants. Pour moi, Romains, je ne puis vous parler de mes aïeux, non qu’ils aient été différents de ce que vous nous voyez nous-mêmes, nous issus de leur sang et formés par leurs exemples ; mais ils n’ont connu ni le prix de la popularité, ni l’hommage éclatant de vos honneurs. En ce qui me touche personnellement, je crains qu’il n’y ait de l’orgueil à vous en parler, de l’ingratitude à m’en taire. Car, raconter moi-même par quel effet de votre zèle j’ai mérité l’honneur du consulat, est une entreprise extrêmement délicate ; et garder le silence sur d’aussi grands bienfaits que les vôtres, m’est absolument impossible. Je les rappellerai donc avec mesure, avec sobriété ; je dirai en peu de mots, puisque cet aveu est nécessaire, à quel titre je me crois digne de la position élevée que vous m’avez faite, et d’un témoignage de confiance aussi extraordinaire ; et vous, Romains, qui m’avez déjà jugé, vous allez, je pense, me juger encore.

Depuis un grand nombre d’années, depuis une époque dont la mémoire est presque perdue, je suis le premier homme nouveau que vous voyez promu au consulat ; et ce poste, dont la noblesse s’était assuré la possession exclusive, dont elle tenait fermées toutes les avenues, vous l’avez conquis à votre tour pour m’y placer à votre tête, et pour le rendre désormais accessible au mérite. Non seulement vous m’avez fait consul, faveur déjà si considérable en elle-même, mais, parmi les nobles qui ont obtenu cet honneur dans notre république, peu l’ont obtenu comme moi, et personne avant moi parmi les hommes nouveaux.

II. En effet, si vous voulez interroger vos souvenirs, vous trouverez que ceux des hommes nouveaux qui ont été investis de la dignité consulaire, sans en avoir été repoussés d’abord, n’y sont enfin parvenus qu’après des peines infinies, et à la suite de quelque circonstance heureuse ; qu’ils avaient déclaré leurs prétentions plusieurs années avant leur préture, et passé l’âge requis par les lois ; que ceux qui l’ont sollicitée en temps opportun, ont commencé par être refusés ; que je suis le seul de tous les hommes nouveaux, que nous puissions nous rappeler, qui ai demandé le consulat dès qu’il m’a été permis de le faire, qui l’ai obtenu dès que je l’ai demandé ; et cette magistrature, que j’ai sollicitée du jour où la loi m’y autorisait, ne paraîtra pas avoir été surprise à la faveur de concurrents, ni arrachée par des prières incessantes, mais accordée plutôt au mérite personnel du solliciteur. C’est donc pour moi, je le répète, une gloire insigne d’être, après tant d’années, le premier homme nouveau que vous ayez nommé consul, et cela sur ma première demande et des mon temps légal ; mais ce qui est encore pour moi plus honorable, ce qui me distingue le plus, c’est que, dans les comices où je fus élu, vous déclarâtes votre choix non par la voie du scrutin, dépositaire muet de la liberté des suffrages, mais par vos acclamations ; témoignage vivant de votre affectueuse bienveillance envers moi. Ainsi encore, ce ne sont pas les votes des dernières centuries, mais le concours des premières ; ce n’est pas la voix des hérauts, mais la voix unanime du peuple romain qui m’a proclamé consul.

Ce bienfait, Romains, si grand, si extraordinaire, et dont l’immense valeur élève mon âme et la remplit de joie, ne fait qu’exciter davantage ma vigilance et ma sollicitude. Mille pensées graves m’agitent et ne me laissent de repos ni le jour ni la nuit. La première de toutes est de maintenir la dignité du consulat, tâche énorme et difficile pour tout autre, mais pour moi principalement qui ne dois espérer aucune indulgence si je commets une faute, et n’attendre que des éloges médiocres et arrachés à l’envie, si j’accomplis vigoureusement mes devoirs ; qui enfin ne dois compter dans mes incertitudes, ni sur les conseils de la noblesse, ni sur sa coopération sincère dans les circonstances épineuses.

III. Que si alors, j’encoure quelque blâme, je le souffrirai, Romains, avec plus de tranquillité ; mais je connais des hommes qui, s’ils viennent à croire que j’ai failli par réflexion ou même par mégarde, vous blâmeront tous tant que vous êtes de m’avoir donné la préférence sur le corps de la noblesse. Néanmoins, il n’est pas d’afflictions auxquelles je ne me résigne d’avance, plutôt que de ne pas agir dans mon consulat de telle sorte que toutes mes inspirations, tous mes actes fassent applaudir ce que vous avez résolu, ce que vous avez fait pour moi. À ces difficultés de ma charge, ajoutez la plus grave de toutes ; c’est la résolution que j’ai prise de n’imiter en rien le système de mes prédécesseurs, dont les uns évitèrent avec grand soin d’aborder cette tribune et d’y paraître en votre présence, et dont les autres y vinrent avec un médiocre empressement. Mais moi, ce n’est pas seulement ici que je le déclare, ici où cet aveu n’a rien de pénible ; au sénat même, qui ne semblait pas le lieu propice à un pareil langage, j’ai déclaré, le jour des calendes de janvier, dans mon premier discours, que je serais un consul populaire. En effet, lorsque je me vois honoré du consulat, non par le zèle officieux de puissants personnages, ni par la bienveillance particulière de quelques amis, mais par vos suffrages universels, lesquels m’ont rendu l’objet d’une préférence si éclatante sur les citoyens de la plus noble origine ; je ne puis, dans cette magistrature et pendant toute ma vie, ne pas être un consul populaire.

Mais pour vous expliquer ce mot, pour vous en faire saisir toute la portée, j’ai besoin essentiellement du secours de votre sagesse. Une erreur grossière s’est partout répandue, accréditée par le rôle hypocrite de certains individus qui, lors même qu’ils attaquent et compromettent les intérêts et la sûreté du peuple romain, veulent se ménager par leurs discours la réputation de magistrats populaires. Je sais, Romains, en quel état j’ai trouvé la république aux calendes de janvier : de toutes parts, l’inquiétude et la crainte ; pas un revers, pas un malheur que n’appréhendassent les gens de bien, que n’espérassent les méchants. On tramait, disait-on, ou déjà même on avait tramé, lorsque je fus désigné consul, des machinations séditieuses contre la constitution de la république, contre votre tranquillité. Le crédit avait disparu du forum, non pas à la suite de quelque catastrophe inattendue, mais à cause des soupçons, des désordres qui régnaient dans les tribunaux, et de l’inexécution des arrêts. On pressentait de nouvelles tyrannies sous la forme, non de commandements extraordinaires, mais de despotisme monarchique.

IV. Moi qui soupçonnais ces complots, et qui même les voyais de mes propres yeux (car on ne cherchait pas à les dissimuler), je déclarai dans le sénat que je serais un consul populaire. Car, quoi d’aussi populaire que la paix, dont tous les êtres doués de sentiment, nos demeures mêmes et nos campagnes semblent apprécier la jouissance ? Quoi d’aussi populaire que la liberté, si vivement désirée et préférée à tout autre bonheur non seulement par les hommes, mais encore par les brutes ? quoi d’aussi populaire que le repos, situation si attrayante, que vous, vos ancêtres et les hommes les plus courageux, jugiez bon d’affronter les travaux les plus pénibles pour jouir enfin, au sein du repos, de la gloire et de la puissance ? Et combien surtout ne devons-nous pas d’éloges et d’actions de grâces à nos ancêtres, puisque la possession de ce repos que nous pouvons goûter impunément, est le prix de leurs fatigues ! Comment donc, Romains, puis-je n’être pas populaire, quand je vois tous ces bienfaits, la paix avec les nations, la liberté, cet attribut inhérent à votre origine, à votre nom, le repos domestique, en un mot, tous les biens qui vous sont précieux et chers, confiés à mes soins, et mis en quelque sorte sous la sauvegarde de mon consulat ? Car, je ne pense pas, Romains, qu’elle soit populaire, qu’elle soit bien venue de vous cette annonce publique de certaines largesses qui peut bien être exaltée avec emphase, mais dont la réalisation ne peut qu’épuiser le trésor. Non, vous ne regarderez pas comme des actes populaires le bouleversement de la législature, l’inexécution des jugements, la restitution des biens des condamnés ; mesures désastreuses, et qui servent ordinairement à accélérer la ruine des États déjà sur leur déclin. Et s’il est des hommes qui promettent des terres au peuple romain, qui ourdissent dans l’ombre des projets funestes, tandis qu’ils vous bercent d’ailleurs d’espérances perfides, les regarderez-vous aussi comme des hommes populaires ?

V. Je le dis avec franchise, Romains, je ne blâme pas tout entier le mode de la loi agraire en lui-même ; j’aime à me rappeler que deux de nos plus illustres citoyens, de nos plus brillants génies, Tibérius et Caïus Gracchus, si dévoués au peuple de Rome, ont établi ce peuple sur des terres de la république, dont quelques particuliers se trouvaient possesseurs. Non je ne suis pas un consul de la façon de certains autres qui regardent comme un crime de louer les Gracques, ces magistrats austères, dont les conseils, la sagesse et les lois ont apporté une réforme salutaire dans plusieurs branches de l’administration. Aussi, dès que je fus désigné consul, informé que les tribuns désignés annonçaient la publication d’une loi agraire, je désirai connaître leur plan. Je croyais, puisque nous allions être magistrats dans la même année, qu’il fallait en quelque sorte unir nos efforts pour bien gérer les affaires. Tandis que je participais et me mêlais familièrement à leurs conférences, on se cachait de moi, on m’éconduisait : et lorsque je déclarais vouloir présenter moi-même et appuyer la loi, si elle me paraissait utile au peuple romain, on dédaignait ces offres obligeantes, on me niait la faculté de faire approuver aucune espèce de largesse. Je cessai donc de m’offrir, de peur que mon assiduité ne semblât insidieuse ou peu digne de mon caractère. Cependant ils continuaient de s’assembler en secret, d’admettre à leurs conciliabules quelques particuliers, d’envelopper leur secret des mystères de la nuit et de la solitude. Vous pouvez juger, par l’inquiétude où vous étiez alors, des terreurs dont nous étions agités nous-même. Enfin, les tribuns du peuple entrent en exercice. On attendait le discours de Rullus, qui était l’instigateur de la loi agraire, et qui affectait beaucoup plus de roideur que tous ses collègues. À peine est-il désigné, qu’il s’étudie à prendre un autre visage, un autre son de voix, une autre démarche ; son costume est plus à l’antique ; son extérieur, plus négligé et plus inculte ; ses cheveux, plus en désordre ; sa barbe, plus longue : sa figure, ses yeux semblent présager toutes les violences tribunitiennes, et porter un défi à la république. J’attendais, comme les autres, l’homme et sa harangue. Sa loi, il ne la propose pas d’abord ; il convoque une assemblée du peuple ; on y court avec impatience. Il déroule sa harangue, sans doute très longue, mais en fort bons termes. Un seul défaut m’y frappa, c’est que, dans cette foule d’auditeurs, il ne s’en trouva pas un seul en état de la comprendre. Voulait-il cacher sa pensée, ou se complaisait-il dans ce genre d’éloquence ? je l’ignore. Cependant, s’il en fut de plus sagaces qui tinrent ferme dans l’assemblée, ils le soupçonnèrent d’avoir voulu parler de je ne sais quoi, qui était une loi agraire. Enfin, je n’étais encore que désigné ; la loi est proposée au peuple. En même temps, par mon ordre, plusieurs copistes courent au forum ; ils transcrivent la loi et me l’apportent aussitôt.

VI. Je puis vous assurer, Romains, par toutes les raisons possibles, que j’ai mis cet empressement à lire la loi et à la connaître, dans l’intention réelle de la proposer aussi et d’en appuyer l’auteur, si je comprenais qu’elle vous fût utile et convenable. Car, ce n’est jamais par suite d’une nécessité absolue, d’une fatale aversion, d’une haine invétérée, qu’il règne une espèce de guerre entre le consulat et le tribunat. Si des consuls fermes et sages ont souvent résisté à des tribuns factieux et pervers, ou si la puissance tribunitienne a quelquefois traversé l’ambition consulaire, ce n’est pas de l’incompatibilité des deux pouvoirs, mais de la différence des sentiments, que naissait cette désunion. Je pris donc la loi avec le désir sincère de la trouver conforme à vos intérêts, telle enfin qu’un consul populaire pût la défendre par la parole, avec honneur, avec plaisir. Eh bien, depuis le premier article jusqu’au dernier, je découvre que la pensée, le but, l’exécution de cette loi ne tendent à rien moins qu’à établir dix rois maîtres du trésor public, de nos revenus, de toutes nos provinces, de toute la république, des royaumes, des peuples libres, en un mot, de toute la terre, au nom de ce qu’il leur plaît d’appeler la loi agraire. J’affirme donc, Romains, que cette loi sublime et populaire ne donne rien au peuple, et livre tout à quelques hommes bien connus ; qu’en promettant magnifiquement des terres au peuple romain, elle lui enlève sa liberté même ; qu’elle enrichit quelques particuliers et qu’elle ruine l’État ; qu’enfin, ce qu’il y a de plus indigne, un tribun du peuple, constitué par nos ancêtres le gardien et le surveillant de la liberté, ose établir des rois au sein d’une république. Si tout cela vous semble faux, quand je vous l’aurai exposé, je changerai mon avis pour suivre le vôtre ; si, au contraire, il est évident pour vous qu’on tend des pièges à votre liberté, sous l’apparence d’une prétendue largesse, n’hésitez pas à défendre, avec l’aide de votre consul, et sans beaucoup d’efforts de votre part, cette liberté que vos ancêtres ont acquise au prix de leurs sueurs et de leur sang, et dont ils vous out transmis l’héritage.

VII. Le premier article de la loi agraire doit être, suivant l’intention de ses auteurs, une légère épreuve de la tolérance dont vous êtes capables, en cas d’atteinte à vos libertés. Il permet « AU TRIBUN DU PEUPLE QUI AURA PORTÉ LA LOI, DE FAIRE NOMMER DES DÉCEMVIRS PAR DIX-SEPT TRIBUS, EN SORTE QUE CELUI-LA SOIT DECEMVIR, DONT L’ÉLECTION AURA ÉTÉ FAITE PAR NEUF TRIBUS. »

Je demande pour quelle raison Rullus cherche, dès le début de sa loi, à frustrer le peuple romain de son droit de suffrage ? On a créé bien des fois, pour pourvoir à l’exécution de lois agraires, des triumvirs, des quinquévirs, des décemvirs ; je demande encore à ce tribun populaire quand a eu lieu cette création autrement que par les trente-cinq tribus ? Car, s’il convient que tous les pouvoirs, les commandements, les emplois, émanent de la volonté du peuple entier, ce principe devient plus rigoureux quand il s’agit d’offices à instituer pour l’intérêt de ce même peuple : tout le monde choisit alors celui qui est jugé le plus propre à servir le peuple romain, et chacun, par son zèle et par son vote, peut s’assurer le moyen d’obtenir sa part du bienfait. Et c’est à un tribun du peuple qu’il est venu dans l’esprit d’enlever au peuple entier son droit de suffrage, et d’appeler un petit nombre de tribus, non d’après les conditions légales, mais par la voie du sort, au gré de la fortune, à usurper l’exercice de la liberté commune ! « ON OBSERVERA., dit l’article suivant, LE MÊME MODE D’ÉLECTION QUE POUR UN SOUVERAIN PONTIFE. » Il n’a pas même fait attention que nos ancêtres, si respectueux pour les décrets du peuple, ont voulu qu’une dignité dont il n’était pas permis au peuple, à cause des usages religieux, de conférer l’investiture, ne fût cependant conférée, attendu l’importance du sacerdoce, qu’avec l’agrément du peuple. L’illustre tribun Cn. Domitius a soumis à la même règle toutes les autres fonctions sacerdotales ; il a fait décréter que, la religion interdisant au peuple la faculté de disposer des sacerdoces, on convoquerait moins de la moitié du peuple, et que celui qui en obtiendrait les suffrages serait agréé par le collège des prêtres. Voyez donc quelle différence entre le tribun Cn. Domitius, homme d’une noblesse incontestable, et P. Rullus, qui, je pense, a voulu mettre votre patience à l’épreuve en se disant noble. Une prérogative dont la rigueur de nos principes religieux privait le peuple, Domitius a obtenu qu’on vous la conférât, du moins en partie, et autant que le permettaient les lois divines et humaines ; et cette autre prérogative qui a toujours appartenu au peuple, qu’on n’a jamais diminuée ni changée, et par laquelle le peuple peut exiger de ceux qui se proposent de lui assigner des terres, qu’ils reçoivent de sa part un bienfait, avant de lui donner rien eux-mêmes, Rullus voudrait vous la ravir tout entière, vous l’arracher des mains ! L’un a donné en quelque sorte au peuple ce qui ne pouvait nullement lui appartenir, l’autre s’efforce de trouver quelque moyen de lui ôter ce qui ne pouvait à aucun droit lui être ravi.

VIII. On me demandera ce qu’il espère de tant d’injures et de tant d’audace. Il n’a pas manqué de prudence pour lui-même, mais il a manqué essentiellement de droiture et d’équité pour le peuple romain, pour votre liberté. Car il veut que l’auteur de la loi tienne les comices pour l’élection des décemvirs. Je m’explique. Rullus, cet homme modeste et sans ambition, veut que Rullus tienne les comices. Je ne le blâme pas encore ; d’autres ont fait comme lui ; mais ce que n’a fait personne, c’est-à-dire, convoquer moins de la moitié du peuple, cette innovation a un but, et le voici. Rullus tiendra les comices, il voudra nommer ceux auxquels sa loi confère une autorité vraiment royale. Il se défie d’une assemblée générale du peuple, et ses complices partagent sa défiance à votre égard. Le même Rullus tirera les tribus au sort. Cet homme heureux fera sortir de l’urne les tribus qu’il voudra. Ceux qu’auront nommés décemvirs les neuf tribus choisies au gré de Rullus deviendront, comme je le prouverai tout à l’heure, nos maîtres absolus. Pour ne point paraître oublieux et ingrats, ils avoueront qu’ils doivent quelque chose aux principaux citoyens des neuf tribus ; quant aux vingt-six autres, ils se croiront en droit de leur tout refuser. Mais enfin, qui veut-il que l’on crée décemvirs ? Lui d’abord. Cela est-il légal ? Il est d’anciennes lois, non des lois consulaires, si la distinction vous importe, mais des lois tribunitiennes, qui vous sont, comme elles le furent à vos ancêtres, toujours chères et précieuses ; ces lois sont : la loi Licinia, et la loi Ebutia. Or, l’une et l’autre interdisent l’exercice de toute charge, de tout emploi, non seulement à celui qui a fait établir cette charge ou cet emploi, mais même à ses collègues, à ses parents, à ses alliés. Si donc, Rullus, vous avez à cœur les intérêts du peuple, éloignez de vous le soupçon d’intérêt personnel. Prouvez que vous ne cherchez que l’avantage et l’utilité du peuple ; laissez aux autres le pouvoir, et vous contentez de l’honneur du bienfait. Mais tout ceci est à peine digne d’un peuple libre, digne de la grandeur et de la noblesse de votre caractère.

IX. Qui a porté la loi ? Rullus. Qui a privé des suffrages la plus grande partie du peuple ? Rullus. Qui a présidé aux comices ? Rullus. Qui a convoqué les tribus qu’il voulait, les ayant tirées au sort sans avoir été surveillé ? Rullus. Qui a nommé les décemvirs qu’il a voulu ? le même Rullus. Qui a-t-il nommé le premier ? Encore Rullus. Certes, il eut à peine, je pense, fait goûter à ses propres esclaves un pareil procédé, bien loin de le faire approuver par vous, les maîtres de toutes les nations. Les meilleures lois seront donc, sans que personne s’en doute, supprimées par cette loi unique ? En vertu de cette loi, le même Rullus demandera qu’on le charge de l’exécution ; et après avoir dépouillé la plus grande partie du peuple de son droit de suffrage, il tiendra les comices ; il nommera ceux qu’il voudra ; il se nommera lui-même, et ne répudiera pas sans doute pour collègues ceux qui souscrivent à sa loi ! Or ceux-ci lui ont déjà laissé l’honneur si envié de combattre pour elle au premier rang, et de l’appeler de son nom ; mais ils se réservent toutefois le droit de partage égal avec lui, sous leur garantie réciproque, des bénéfices qu’ils en espèrent. Admirez donc les belles combinaisons de Rullus, si toutefois vous croyez Rullus capable de les avoir imaginées, ou qu’elles aient pu lui venir à l’esprit. Les machinateurs de ce complot ont prévu que, si vous étiez libres de choisir dans tout le peuple, là où il s’agirait d’une affaire qui demanderait du zèle, de l’intégrité, du courage, un nom respecté, vous vous empresseriez tout d’abord de nommer Pompée. En effet, le seul homme que vous aviez choisi entre tous pour vaincre toutes les nations et sur terre et sur mer, devait seul aussi, lorsqu’il allait être question de créer des décemvirs, soit que ces fonctions fussent un poste de confiance ou un titre d’honneur, leur paraître manifestement le plus digne, à tous égards, de cette confiance et de cet honneur. Aussi la loi n’exclut-elle du décemvirat ni les jeunes gens, ni ceux qui sont liés par quelque empêchement légal, par leurs charges, leurs magistratures, par des missions ou par toutes autres affaires ; elle n’exclut pas davantage les accusés. Mais Pompée, elle l’exclut, ne voulant pas que, sans parler des autres, il puisse être décemvir avec Rullus. Elle exige la présence du postulant (ce que n’a jamais exigé aucune loi, pas même pour nos magistratures annuelles), de peur que, la loi étant portée, vous ne donnassiez à Rullus, en choisissant Pompée, un collègue qui observât et réprimât ses entreprises.

X. Ici, puisque je vous vois émus au nom d’un illustre personnage, et au récit de l’affront que cette loi lui inflige, je répéterai ce que j’ai dit en commençant : on veut par cette loi fonder la tyrannie, anéantir votre liberté. Pourrait-il en être autrement, dites-moi, lorsqu’une poignée d’hommes aurait jeté sur toutes vos possessions des regards de convoitise ; et pensiez-vous qu’ils ne fissent pas tout pour enlever à Pompée tout moyen de protéger votre liberté, tout pouvoir, toute responsabilité, toute surveillance active de vos intérêts ? Ils ont prévu, et ils prévoient encore que, si par inattention de votre part ou négligence de la mienne, vous receviez cette loi sans la connaître parfaitement, et qu’ensuite, après l’élection des décemvirs, vous veniez à découvrir la ruse, vous pourriez juger bon d’opposer l’influence de Pompée aux vices et aux criminels abus de cette loi funeste. Et sera-ce pour vous une médiocre preuve que certains hommes aspirent au pouvoir absolu, si vous voyez celui qu’ils regardent eux-mêmes comme le gardien de vos libertés, privé des honneurs qui lui appartiennent ?

Voyez maintenant quelle est la nature, quelle est l’étendue de l’autorité donnée aux décemvirs. Rullus veut d’abord qu’une loi des curies confirme leur élection. Chose inouïe et tout à fait nouvelle qu’une magistrature soit confirmée par une loi des curies avant d’avoir été donnée par les comices ! Il veut que la loi soit portée par le préteur qui aura été élu le premier. Et comment ? « afin, dit-il, que ceux-là soient décemvirs que le peuple aura désignés. » Il a oublié qu’ils ne doivent pas être désignés par le peuple. Et il impose à l’univers de nouvelles lois, cet homme qui oublie dans un troisième article ce qu’il a dit dans le second ! Maintenant, voyez-vous clairement les droits que vous avez reçus de vos pères, et ceux que vous laisse votre tribun ?

XI. Vos ancêtres ont voulu que, pour toute magistrature, vous donnassiez deux fois vos suffrages. La loi des centuries étant pour les censeurs, et celle des curies pour les autres magistratures patriciennes, il fallait appeler une seconde fois au vote pour la même élection, afin que le peuple pût se rétracter, s’il se repentait de son choix. Aujourd’hui que vous avez adopté les comices par centuries et par tribus, les comices par curies ne sont réservés que pour les auspices. Mais ce tribun, voyant qu’il n’était possible à personne de posséder une charge sans l’agrément du peuple, fait confirmer le décemvirat dans les comices par curies que vous ne permettez plus, et vous enlève les comices par tribus que vous aviez conservés. Ainsi, tandis que vos ancêtres ont voulu que vous délibérassiez dans deux comices différents pour chaque magistrature, ce tribun populaire n’a pas même laissé au peuple le pouvoir de tenir des comices d’une seule espèce. Mais remarquez ses scrupules et sa prévoyance : son œil pénétrant a découvert que la nomination des décemvirs ne serait pas valable sans une loi des curies, puisqu’elle n’aurait été opérée que par neuf tribus. Il ordonne donc qu’une loi des curies soit portée à ce sujet : il ordonne au préteur (peu m’importe l’absurdité de cette injonction), « Au PRÉTEUR QUI AURA ÉTÉ NOMMÉ LE PREMIER, DE PORTER LA LOI DES CURIES, OU A CELUI QUI AURA ÉTÉ NOMMÉ LE DERNIER, SI LE PREMIER NE LE PEUT PAS : » en sorte qu’il paraît ou s’être joué dans une affaire aussi sérieuse, ou avoir eu d’autres desseins que j’ignore. Mais laissons là ces précautions aussi perverses que ridicules, aussi captieuses qu’enveloppées d’obscurité ; revenons aux scrupules de cet homme. Il voit que l’action des décemvirs est paralysée sans une loi des curies. Mais si cette loi n’est pas portée ? Admirez le génie inventif de Rullus. « ALORS, dit-il, LES DÉCEMVIRS LE SERONT AU MÊME TITRE QUE S’ILS L’ÉTAIENT EN VERTU DE LA LOI LA PLUS FAVORABLE. » S’il se peut faire que, dans cet État, le plus libre de tous, quelqu’un obtienne un commandement, un pouvoir quelconque sans une assemblée des comices, à quoi bon demander dans un troisième article qu’on porte une loi des curies, lorsque vous permettez dans le quatrième que, nonobstant cette formalité, les décemvirs aient les mêmes droits que s’ils avaient été créés par le peuple, suivant la loi la plus favorable ? Romains, ce sont des rois et non des décemvirs qu’on vous impose ; et telles sont les bases sur lesquelles est fondée leur puissance, que, dès leur entrée en exercice, au moment même de leur institution, vos droits, vos pouvoirs, votre liberté auront disparu.

XII. Mais voyez encore avec quel soin il ménage l’autorité tribunitienne. Les tribuns du peuple se sont souvent opposés aux consuls qui portaient une loi des curies. Nous ne réclamons pas contre ce privilège ; seulement, nous en blâmons l’abus. Notre tribun le repousse, lui, à l’occasion d’une loi portée par un préteur. Si l’on doit trouver répréhensible, dans un tribun du peuple, une atteinte à l’autorité tribunitienne, il paraîtra surtout ridicule que, tandis qu’un consul ne peut se mêler de l’administration de la guerre, sans une loi des curies, le tribun qui interdit le droit d’opposition annonce, qu’en dépit de toute opposition, il installera la puissance décemvirale, comme si sa loi était sanctionnée. De sorte que je ne comprends pas pourquoi il défend d’intervenir, ni comment il pense qu’on interviendra, lorsque l’intervention serait un acte de folie et n’empêcherait pas l’effet de la loi. Voilà donc des décemvirs qui ne sont créés ni dans les véritables comices, c’est-à-dire, par les suffrages du peuple, ni dans les comices convoqués pour la forme, à cause des auspices, et représentés, suivant la coutume antique, par trente licteurs. Maintenant vous allez voir ces hommes, qui n’auront reçu de vous aucune partie de leur mandat, recevoir au contraire, de la munificence de Rullus, des distinctions telles qu’il n’en a jamais été accordé d’aussi éclatantes à nous tous qui vous sommes cependant redevables de hautes dignités. Il veut que, pour prendre les auspices en établissant les colonies, les décemvirs aient avec eux des pullaires, « PAR LE MÊME DROIT, dit-il, QU’EN ONT EU LES TRIUMVIRS EN VERTU DE LA LOI SEMPRONIA. » Vous osez encore, Rullus, parler de la loi Sempronia ? Mais cette loi même ne vous apprend-elle pas que les triumvirs ont été créés par les suffrages des trente-cinq tribus ? Or vous, qui êtes si étranger aux sentiments d’honneur et d’équité de C. Gracchus, vous prétendez que là où le principe de l’élection est si différent, doivent exister les mêmes droits ?

XIII. Outre cela, Rullus donne à ses décemvirs une puissance prétorienne de nom, mais royale de fait : il la limite à cinq ans, mais il la perpétue en effet ; car il l’environne d’un tel appareil de pouvoir et de force, qu’il sera impossible de la leur ôter malgré eux. Il leur forme ensuite tout un cortège d’appariteurs, de greffiers, de secrétaires, d’huissiers, d’architectes, et il joint à cela des mulets, des équipages, des tentes et des ameublements. Pour fournir à ces dépenses, il puise dans le trésor public et rançonne nos alliés. Chaque année, deux cents hommes tirés de l’ordre des chevaliers, et chargés de mesurer les terres, sont constitués gardiens de leur personne, ministres et satellites de leur autorité. Ce ne sont là jusqu’ici, Romains, que les dehors de la tyrannie ; vous en voyez tout le faste et non encore la puissance elle-même. On me dira peut-être : En quoi vous blessent un greffier, un licteur, un huissier, un pullaire ? Eh ! peut-on n’être pas blessé de toutes ces distinctions si nombreuses et de telle nature que celui qui les a usurpées semble être un roi odieux ou un particulier en démence ?

Mais observez attentivement quel immense pouvoir est attribué aux décemvirs, et vous avouerez qu’il ne s’agit pas là de particuliers en démence, mais bien de despotes les plus absolus. On leur confère d’abord la faculté illimitée de tirer de vos domaines des sommes considérables, non pour les faire valoir, mais pour les aliéner. On leur permet ensuite de juger sans conseil tous les peuples de l’univers, de condamner sans appel, de punir sans miséricorde. Pendant cinq ans, ils pourront juger ou des consuls ou des tribuns du peuple, et personne ne pourra les juger eux-mêmes : ils exerceront souverainement la justice, et ils n’y seront point soumis ; ils pourront acheter les terres qu’ils voudront, de qui ils voudront, au prix qu’ils voudront : on leur permet d’établir de nouvelles colonies, de renouveler les anciennes, de couvrir de colons l’Italie entière ; on leur donne plein pouvoir de parcourir toutes les provinces, de confisquer les terres des peuples libres, de disposer à leur gré des royaumes. Ils peuvent rester à Rome quand cela leur convient, et ont toute liberté d’aller en quelque lieu que ce soit, avec une autorité souveraine, et une juridiction universelle. Cependant, ils casseront les arrêts des tribunaux constitués ; ils éloigneront les juges qui leur déplairont ; ils prononceront, chacun isolément, sur les affaires les plus importantes, ou délégueront ce pouvoir au questeur ; ils enverront un arpenteur, et le rapport de cet agent, à celui-là seul qui l’aura envoyé, sera immédiatement ratifié.

XIV. L’expression me manque, Romains, quand j’appelle ce pouvoir un pouvoir royal ; il est certes quelque chose de plus. Il n’y eut jamais de monarchie qui ne fût limitée sinon par des lois, du moins par l’étendue de son territoire. Le pouvoir décemviral, au contraire, est sans bornes, puisque la loi qui le crée livre à sa discrétion tous les royaumes, votre empire qui est si vaste, les contrées qui ne sont pas vos tributaires, et celles même qui vous sont inconnues.

On leur permet donc d’abord de vendre tout ce dont les sénatus-consultes publiés sous le consulat de M. Tullius et de Cn. Cornélius, ou depuis ce consulat, avaient déjà autorisé la vente. Pourquoi cette définition obscure et louche ? Les objets qui ont motivé la décision du sénat ne pouvaient-ils pas être spécifiés nommément dans la loi ? Il y a, Romains, deux causes de cette obscurité : la première est un sentiment de pudeur, si la pudeur n’est pas incompatible avec une conduite aussi effrontée ; la seconde est une intention criminelle. Rullus n’ose pas nommer les objets dont le sénat avait ordonné la vente ; car ce sont des lieux publics à Rome, ce sont des lieux sacrés restés intacts depuis le rétablissement de la puissance tribunitienne, et que nos ancêtres ont conservés au sein de la cité pour servir de refuge dans les temps d’alarme. Ces lieux donc seront vendus par les décemvirs, en vertu de la loi tribunitienne. Ajoutez-y le mont Gaurus et les marais de Minturnes ; ajoutez-y encore la voie d’Herculanum, qui vaut bien la peine d’être vendue pour ses campagnes délicieuses et d’un si bon revenu : ajoutez-y enfin beaucoup d’autres propriétés, dont le sénat, alors que les finances étaient épuisées, décréta l’aliénation, mais que les consuls ne vendaient pas, pour ne pas vous déplaire. S’il n’est pas question de tout cela dans la loi, c’est sans doute, je le répète, par pudeur. Mais ce qu’il faut craindre, ce qu’il faut éviter avant tout, c’est de laisser à des décemvirs audacieux la liberté d’altérer les registres publics, et de supposer des sénatus-consultes qui n’existèrent jamais, supposition d’autant plus facile que, parmi les citoyens qui ont exercé le consulat durant cet intervalle, beaucoup ont cessé de vivre ; à moins peut-être qu’il ne soit injuste de suspecter l’audace de ces hommes dont la cupidité paraît être à l’étroit dans l’univers entier.

XV. Je m’aperçois que vous comprenez très bien la gravité de cette sorte de vente ; mais écoutez la suite, et vous verrez que cette vente est comme un premier degré, comme une ouverture à d’autres malversations. LES CHAMPS, dit la loi, LES PLACES, LES ÉDIFICES. Qu’y a-t-il de plus ? beaucoup de choses ; des esclaves, du bétail, des matières d’or et d’argent, de l’ivoire, des tapis, des meubles, et d’autres choses encore. Eh bien, Rullus aurait-il craint de se rendre odieux en nommant ces objets ? nullement. Quelle était donc son idée ? Il a jugé ces détails trop longs, et a craint d’oublier quelque chose. Il a donc ajouté, « ET LE RESTE ». Dans ce peu de mots, comme vous voyez, rien n’est excepté. Ainsi, tout ce qui est devenu votre domaine hors de l’Italie, pendant et depuis le consulat de L. Sylla et de Q. Pompée, sera vendu par les décemvirs ; ainsi le veut Rullus. Je dis, Romains, que, par cet article, toutes les nations, les provinces et les royaumes sont livrés, abandonnés à la juridiction, au pouvoir, à l’arbitraire des décemvirs. Car, je le demande, quel est le lieu dont les décemvirs ne puissent pas dire qu’il est devenu domaine de la république ? Et de quel lieu ne le diront-ils pas, quand ils en seront eux-mêmes les juges ? Ils ne se gêneront pas pour déclarer que Pergame, Smyrne, Tralles, Éphèse, Milet, Cyzique, et toute cette partie de l’Asie reconquise depuis le consulat de L. Sylla et de Q. Pompée, appartiennent en toute propriété au peuple romain. Les raisons manqueront-elles à l’appui de cette opinion ? et celui qui la soutiendra, devant aussi décider, pourra-t-il résister au désir de juger contre la justice ? S’il épargne l’Asie, ne mettra-t-il pas à tel prix qu’il voudra les craintes et les menaces d’une condamnation ? Mais peut-on discuter davantage quand la chose a été jugée et décidée par vous-mêmes ; quand vous vous êtes déclarés héritiers de ce royaume de Bithynie, devenu ainsi sans retour le domaine du peuple romain ? comment empêcher les décemvirs de vendre les terres, les cités, les arsenaux de marine, les ports, enfin la Bithynie entière.

XVI. Et Mitylène, qui est bien à vous par les lois de la guerre et par les droits de la victoire ; la ville d’abord, célèbre par la beauté du ciel, par sa position, par l’ordonnance et la splendeur de ses édifices ; puis le territoire qui réunit à la fois la fertilité et l’agrément : tout cela est renfermé dans le même article de la loi de Rullus. Et Alexandrie, et l’Égypte, comme on a su aussi les y envelopper avec art, et comme elles passent inaperçues, livrées tout entières aux décemvirs ! Qui de vous ignore ce qu’on dit publiquement, à savoir que le royaume d’Égypte appartient au peuple romain en vertu du testament du roi Alexandre ? Et pourtant, moi, consul du peuple romain, non seulement je ne décide rien sur ce fait, mais je ne veux pas même émettre mon sentiment ; car cette affaire me semble également grave à juger et à discuter. J’en vois qui soutiennent la réalité du testament ; je sais que, par un décret du sénat, il y a eu prise de possession de l’héritage, quand, après la mort de Ptolémée, nous avons envoyé des députés à Tyr, chargés de retirer l’argent que ce prince y avait déposé pour nous ; je me rappelle que L. Philippus a plus d’une fois attesté ces faits dans le sénat, et tout le monde convient à peu près que le prince qui règne aujourd’hui n’a ni la naissance ni les sentiments d’un roi. Mais ailleurs on dit que ce testament est une fable ; que le peuple romain ne doit point paraître si avide de tous les royaumes ; que tous nos citoyens, attirés par la fertilité du sol, par l’abondance de toutes choses, émigreraient en foule dans ces contrées. Cette grande question sera-t-elle tranchée par Rullus et par ses collègues ? Et comment le sera-t-elle ? Toute décision à cet égard est d’une haute importance, et vous ne devez ni souffrir, ni permettre que Rullus en prenne aucune. Voudra-t-il être populaire ? il adjugera le royaume au peuple romain. Il vendra donc Alexandrie en vertu de sa loi, il vendra l’Égypte ; il sera donc juge, arbitre, maître de la ville la plus riche et des plus belles campagnes, roi enfin du royaume le plus opulent ? Mais il n’aura pas cette ambition, il ne sera pas si avide. Eh bien, il décidera qu’Alexandrie est au roi et non au peuple romain.

XVII. D’abord, dix hommes prononceront-ils sur la validité d’un héritage du peuple romain, quand vous voulez qu’il y en ait cent pour prononcer sur les héritages des particuliers ? ensuite, qui plaidera la cause du peuple ? Où le procès sera-t-il débattu ? Quels sont les décemvirs dont nous puissions répondre qu’ils adjugeront le royaume d’Alexandrie à Ptolémée ? Que s’ils voulaient s’emparer d’Alexandrie, pourquoi ne pas user des mêmes moyens que sous le consulat de L. Cotta et de L. Torquatus ? Pourquoi aussi ne pas réclamer ouvertement ce pays en vertu d’un sénatus-consulte ? Pourquoi, n’ayant pu entrer dans Alexandrie directement et à pleines voiles, s’imaginer qu’on y parviendra par des voies obscures et ténébreuses ? À toutes ces objections, ajoutez celle-ci. Ceux de nos concitoyens qui obtiennent des légations libres, avec une autorité fort mince, et qui voyagent ainsi pour leurs intérêts privés, les nations étrangères les souffrent à peine. Car le simple titre du commandement est odieux ; il est redouté même dans un personnage insignifiant, parce que ce personnage, une fois sorti de Rome, abuse, non pas de son nom, mais du vôtre. Quand donc les décemvirs avec leur toute-puissance, leurs faisceaux, et cette jeune élite de leurs arpenteurs, se répandront sur toute la terre, quels seront, à votre avis, les sentiments, les craintes, le danger des malheureuses nations ? Le formidable appareil de la puissance inspire la terreur, elles obéiront ; son arrivée occasionne des dépenses, elles les supporteront ; on exigera quelques présents, elles ne les refuseront pas. Mais que sera-ce, Romains, lorsqu’un décemvir, ou attendu dans une ville comme un hôte, ou bien y arrivant à l’improviste comme un maître, annoncera que le lieu où il sera venu, que le toit sous lequel il aura reçu l’hospitalité, est la propriété du peuple romain ? quel malheur pour les habitants, s’il le dit ! Quelle source de gain pour lui-même, s’il ne le dit pas ! Et ces hommes de convoitise sont les mêmes qui se plaignent quelquefois que la terre et la mer aient été abandonnés à Pompée ! Est-ce donc la même chose qu’un abandon partiel, ou une concession sans limites ? La responsabilité du travail et des affaires ou celle de piller et de faire des bénéfices ? La mission de délivrer les alliés, ou celle de les opprimer ? Enfin lorsqu’il s’agit d’une dignité extraordinaire, est-ce la même chose que le peuple romain l’octroie à qui il veut, ou que, par une loi captieuse, elle soit impudemment surprise au peuple romain ?

XVIII. Vous savez maintenant combien cette loi permet aux décemvirs de vendre de choses, et combien ces choses sont importantes. Ce n’est pas encore assez. Quand ils se seront gorgés du sang des alliés et des nations étrangères, ils couperont le nerf de l’État, ils mettront la main sur vos revenus, ils fondront sur le trésor public. En effet, je trouve ensuite un article qui non seulement permet, si l’argent vient à manquer (ce qui est impossible après toutes les sommes que devront produire les opérations dont j’ai parlé ci-dessus), mais qui ordonne aux décemvirs, et qui les force, comme si votre salut en dépendait, de vendre nommément vos revenus. Qu’on lise donc la vente des biens du peuple romain, article par article, ainsi qu’ils sont portés dans la loi, cette lecture sera, j’en suis persuadé, affligeante et pénible pour le crieur lui-même…. Dans les affaires publiques, comme dans les siennes, Rullus procède en dissipateur éhonté ; il vend les bois avant les vignes. Vous avez parcouru l’Italie, passez en Sicile… Cette province n’a rien de ce que nous ont laissé nos ancêtres, soit dans les villes, soit dans les campagnes, dont Rullus ne prescrive la vente. Et ces possessions, que vous avez recouvrées après une victoire récente, que vos pères vous avaient laissées dans les villes et dans les pays des alliés, comme des gages de la paix et des monuments de nos triomphes ; ces terres enfin que vous avez reçues de tels hommes, les vendrez-vous de par la volonté de Rullus ? Ici, Romains, je vais, ce me semble, toucher tant soit peu vos cœurs, en vous dévoilant les noires intrigues qu’on trame dans l’ombre contre la gloire de Pompée, et qu’on s’est flatté de dérober à nos yeux. Pardonnez, je vous prie, si je prononce trop souvent ce grand nom. Vous-mêmes, il y a deux ans, quand j’étais préteur, et parlais à cette tribune, vous m’imposâtes la tâche de défendre avec vous, par tous les moyens possibles, la gloire de Pompée calomnié pendant son absence. Je l’ai fait jusqu’ici autant que je l’ai pu, sans céder ni à notre amitié commune, ni à l’espoir de cette magistrature suprême que j’ai obtenue de vous, à sa grande satisfaction, mais en son absence. Comme je vois que la loi presque tout entière n’est qu’une machine dressée pour renverser le crédit de Pompée, je m’opposerai aux complots de ses ennemis, et j’en dévoilerai si clairement la trame que vous croirez non seulement l’avoir sous vos yeux, mais la toucher du doigt.

XIX. Rullus ordonne de vendre ce qui appartenait aux Attaliens, aux Phasélites, aux Olympiens, et de plus le territoire d’Agère, d’Orondes et de Géduse ; toutes possessions qui vous ont été acquises par la victoire et sous le commandement de l’illustre P. Servilius. Il y ajoute les domaines des rois de la Bithynie, que des fermiers publics font valoir maintenant ; puis les domaines d’Attale dans la Chersonèse ; dans la Macédoine, les anciennes possessions de Philippe ou de Persée, affermées par les censeurs, et qui sont de vos plus sûrs revenus. Il comprend aussi dans la vente les riches et fertiles campagnes de Corinthe et de Cyrène, qui appartenaient à Apion, de même que les campagnes situées auprès de Carthage la Neuve en Espagne ; et en Afrique, il vend encore l’ancienne Carthage, quoique Scipion l’Africain, de l’avis de son conseil, en ait consacré le sol, non par un respect religieux pour cette cité antique, mais afin que le lieu même fit voir à tous les yeux l’ineffaçable empreinte des désastres d’un peuple qui avait disputé à Rome l’empire du monde. Scipion ne fut pas aussi habile que Rullus, ou peut-être ne put-il pas trouver d’acquéreur de ces ruines. Enfin à tous ces domaines royaux conquis, dans les anciennes guerres par le courage de nos plus célèbres généraux, Rullus ajoute les domaines de Mithridate dans la Paphlagonie, dans le Pont et dans la Cappadoce ; le tout pour être vendu par les décemvirs. Quoi donc ! nous n’avons point encore imposé de lois à ces provinces ; nous n’avons point entendu le rapport de notre général ; la guerre n’est pas terminée ; Mithridate, sans armée et chassé de son royaume, médite encore, aux extrémités du monde, de nouvelles entreprises ; protégé par les Palus-Méotides, par d’étroits défilés, par la hauteur des montagnes, il résiste encore aux invincibles légions de Pompée ; Pompée lui-même poursuit toujours la guerre, dont le nom n’a pas cessé de remplir ces contrées ; et ces terres, dont Pompée, suivant l’usage de nos ancêtres, doit être l’absolu dispensateur, seront vendues par les décemvirs ! Et ce sera, je pense, Rullus (car il en use déjà comme s’il était nommé décemvir) qui, de préférence à tous, ira en personne présider à cette vente.

XX. Avant que d’arriver dans le Pont, il écrira sans doute à Pompée une lettre dont ils ont, j’imagine, déjà composé le modèle. « P. SERVILIUS RULLUS, TRIBUN DU PEUPLE, DÉCEMVIR, à C. POMPÉE, FILS DE CNÉIUS, SALUT. » Je suppose qu’il omettra le titre de GRAND, car il n’est pas vraisemblable qu’il lui donne en parole un titre que sa loi tend à lui ôter en fait. JE VOUS FAIS SAVOIR QUE VOUS AYEZ À VOUS RENDRE INCESSAMMENT PRÈS DE MOI, À SINOPE, ET QUE VOUS AMENIEZ DES TROUPES SUFFISANTES, TANDIS QUE JE VENDRAI, EN VERTU DE MA LOI, LES TERRES QUE VOUS AVEZ CONQUISES PAR VOS ARMES. » N’admettra-t-il pas Pompée à cette vente ? Vendra-t-il les trophées du général sur le sol même où il les a cueillis ? Figurez-vous Rullus dans le Pont, plantant la pique entre le camp des Romains et celui des ennemis, et procédant à la vente, entouré de ses brillants arpenteurs. Et il n’y a pas seulement un affront, aussi insigne que nouveau, à vendre et même à donner à ferme le produit de nos conquêtes, quand le vaincu n’a pas encore subi nos lois, quand notre général fait encore la guerre ; les décemvirs méditent certainement quelque chose de plus qu’un affront. Ils espèrent bien, si l’on ferme les yeux sur leurs sentiments haineux à l’égard de Pompée, non seulement transporter dans tous les pays leur autorité militaire, leur juridiction universelle, leur puissance absolue et leurs innombrables trésors, mais pénétrer jusqu’à son armée, le surprendre dans leurs piéges, détacher de lui une partie de ses troupes, affaiblir ses ressources et ternir sa gloire. Ils pensent que si l’armée attend de son chef des terres ou d’autres récompenses, elle perdra cette espérance en voyant passer aux mains des décemvirs le droit de disposer de toutes les faveurs. Je souffre sans peine qu’il y ait des hommes assez sots pour se bercer de ces chimères, assez impudents pour chercher à les réaliser ; ce dont je me plains, c’est qu’ils m’aient assez méprisé pour tramer, sous mon consulat, ces complots monstrueux.

Et cette vente générale de terres et de maisons, les décemvirs peuvent l’étendre « EN QUELS LIEUX ILS VOUDRONT. » Quel renversement de tout ordre ! quelle audace effrénée ! quels projets furieux et désespérés !

XXI. Il n’est permis d’affermer les revenus de l’État nulle autre part que dans Rome, au lieu même d’où je vous parle, en présence du peuple assemblé ; et on laissera vendre, aliéner à toujours vos propriétés, au fond de quelque retraite obscure de la Paphlagonie ou dans les solitudes de la Cappadoce ? Lorsque Sylla vendait, à ces enchères de funeste mémoire, les biens des citoyens non condamnés, ce qu’il appelait vendre son butin, il opérait ici même, sur cette place, et n’était pas assez audacieux pour se soustraire à la présence de ceux dont il blessait les regards ; et les décemvirs vendront vos revenus, non seulement loin de votre contrôle, mais sans prendre même pour témoin le crieur public ?

Vient ensuite la vente « DE TOUTES LES TERRES HORS DE L’ITALIE, » de celles sans doute que nous possédons depuis un temps illimité, et non, comme ils le disaient d’abord, depuis le consulat de Sylla et de Pompée. Ils jugeront, si telle propriété est privée ou publique ; c’est la frapper déjà d’un impôt excessif. Qui ne voit de suite l’énormité, la tyrannie insupportable et toute royale d’un pouvoir qui, partout, au gré de son caprice, sans discussion, sans conseil, confisque au profit de l’État les propriétés privées, ou affranchit les propriétés publiques ? On excepte dans ce chapitre le territoire de Récentore en Sicile. Je me réjouis fort de cette exception, Romains ; à cause des liens d’amitié qui m’attachent aux habitants de ce pays, et parce que la chose est juste Mais voyez l’impudence ! Les possesseurs de ce territoire s’appuient sur l’ancienneté de la possession, et non sur un droit ; sur la bienveillance du sénat, et non sur le privilège de la jouissance ; car ils conviennent que leur territoire est domaine public, et se contentent de dire qu’on ne doit pas les exproprier, ni les chasser des lieux qui leur sont chers et où se trouvent leurs dieux pénates. Or, si ce territoire ne fait point partie de notre domaine, pourquoi l’excepter ? s’il en dépend, où est la justice de permettre qu’on déclare acquises au domaine public des propriétés privées, et d’en excepter une qui reconnaît appartenir à ce même domaine ? C’est donc par d’autres raisons particulières, Rullus, que cette exception a été ménagée ; tous les autres territoires, dans tous les pays, sans choix aucun, seront, à l’insu du peuple romain et sans l’avis du sénat, adjugés aux décemvirs.

XXII. L’article précédent, celui qui permet de tout vendre, renferme encore une exception assez lucrative : il fait grâce aux domaines garantis par un traité. Rullus a entendu dire fréquemment dans le sénat, et plus d’une fois à cette tribune, non par moi, mais par d’autres, que le roi Hiempsal possédait sur la côte d’Afrique des terres que P. Scipion avait adjugées au peuple romain, et que le consul Cotta avait néanmoins garanties à ce prince par un traité. Comme vous n’avez pas ratifié ce traité, Hiempsal craint qu’il ne soit pas suffisamment sûr ni légal. Qu’est-ce à dire ? On se passe de votre approbation pour ce traité, on l’approuve soi-même, et là-dessus on fonde une exception. Mais la vente des décemvirs en sera diminuée, d’accord ; les possessions d’un prince ami seront épargnées ; je loue ces égards ; mais que cette faveur soit désintéressée, je n’en crois rien. L’image de Juba, le fils du roi, de ce jeune prince, non moins attrayant par son or que par sa belle chevelure, a déjà fasciné leurs yeux.

On trouverait à peine un lieu capable de contenir tant de trésors. Rullus ajoute, entasse, accumule : « TOUT L’OR, TOUT L’ARGENT PROVENANT DU BUTIN, DES DÉPOUILLES ET DE L’OR CORONAIRE, EN QUELQUES MAINS QU’IL AIT PASSÉ, ET QUI N’AURA PAS ÉTÉ VERSÉ AU TRÉSOR, NI EMPLOYÉ DANS LES MONUMENTS, » doit être déclaré et apporté aux décemvirs. Vous voyez, par cet article, que le droit d’enquête sur la conduite des plus illustres généraux qui ont terminé les guerres du peuple romain, et le droit de jugement pour crime de concussion, sont déférés aux mêmes décemvirs. Ce sont eux qui estimeront la valeur du butin, ce que chaque général en aura remis au trésor, ce qu’il aura gardé pour lui-même. Cette loi impose dorénavant, à chacun de vos généraux, l’obligation d’aller, au sortir de la province, déclarer aux décemvirs ce qu’il aura tiré du butin, des dépouilles et de l’or coronaire. Ici, toutefois, cet excellent Rullus excepte Pompée, qu’il aime. D’où lui vient cette affection subite et si imprévue ? Un homme qu’on exclut presque nommément de l’honneur du décemvirat, auquel on ravit le droit de juger les peuples qu’il a vaincus, de leur donner des lois, de disposer de leurs terres ; qui voit venir non seulement dans sa province, mais jusque dans son camp, des décemvirs avec les faisceaux, avec des sommes immenses, une juridiction universelle, une puissance infinie ; qui seul enfin est dépouillé des prérogatives de sa haute position militaire, prérogatives conservées de tout temps a tous les généraux : cet homme, dis-je, est seul dispensé de rendre compte du butin. Est-ce un honneur qu’on prétend lui faire ? ou cherche-t-on à le rendre odieux ?

XXIII. Pompée fait grâce à Rullus de cette attention ; il ne veut profiter en rien du bénéfice que la loi lui confère, ni des bontés des décemvirs. Car, s’il est juste que les généraux, au lieu de consacrer les dépouilles conquises à enrichir les temples des dieux, et à multiplier les embellissements de Rome, les apportent aux décemvirs, comme à leurs maîtres, Pompée ne désire en aucune façon le privilège de déroger à cette habitude ; il entend subir la loi commune. Si, au contraire, il est injuste, honteux, intolérable, que ces décemvirs soient établis les collecteurs de tout l’argent de tout le monde, et qu’ils mettent à rançon non seulement les rois et les peuples étrangers, mais encore nos généraux, il me semble, Romains, que ce n’est pas pour honorer Pompée qu’on l’excepte, mais parce qu’on appréhende qu’il ne soit pas d’humeur à partager l’humiliation des autres généraux. Cependant Pompée se fera toujours un devoir de souffrir ce qu’il vous aura plu de lui imposer ; mais ce qui vous paraîtra insupportable, il prendra soin que vous ne le supportiez pas trop longtemps malgré vous. Quoi qu’il en soit, Rullus prévoit que, « SI, APRÈS NOTRE CONSULAT, DE NOUVEAUX IMPÔTS RAPPORTENT QUELQUE ARGENT, CET ARGENT SERA MIS A LA DISPOSITION DES DÉCEMVIRS. » Or, il a pressenti que ces nouveaux impôts seront ceux que Pompée nous aura procurés. Ainsi, en abandonnant les dépouilles à Pompée, il se réserve la jouissance des produits plus solides des conquêtes de ce général. Les décemvirs étant donc possesseurs d’autant d’argent qu’il y en a sur la terre, sans en excepter un seul lieu ; ayant le droit de vendre les villes, les campagnes, les royaumes, vos revenus, et de grossir la masse énorme de leurs recettes des dépouilles faites par vos généraux, voyez, Romains, quelles vastes et scandaleuses richesses ils vont recueillir de ces ventes si considérables, de ces jugements sans nombre, de ce pouvoir sans limites.

XXIV. Apprenez maintenant quels sont les autres profits des décemvirs, profits immenses et odieux, lesquels vous aideront à comprendre que la popularité de ce nom de loi agraire est un leurre et sert avant tout à couvrir l’importune avarice de certains individus. Rullus veut qu’on emploie cet argent à acheter des terres où vous serez envoyés en colonies. Je n’ai pas coutume, Romains, d’apostropher durement les gens, à moins qu’ils ne m’attaquent. Je voudrais qu’il me fût possible de nommer, sans injures, ceux qui se flattent d’être décemvirs ; vous verriez dès à présent à quels hommes vous auriez donné le pouvoir de tout vendre et de tout acheter. Mais ce que je ne crois pas devoir dire encore, vous pouvez déjà facilement le deviner. Il est un fait du moins que je puis avancer et affirmer ; c’est qu’au temps où la république avait des citoyens tels que les Luscinus, les Catalinus, les Acidinus, tous également recommandables et par les honneurs dont le peuple les a revêtus, et par leurs exploits, et surtout par une pauvreté noblement endurée ; lorsque nous avions les Catons, les Philippus, les Lélius, dont vous connaissiez parfaitement la sagesse et la modération dans la vie privée, comme dans les affaires publiques, au forum comme dans l’intérieur de leurs familles, on n’a jamais confié à aucun d’eux, ni le droit de tout juger et de tout vendre, et cela par toute la terre et pendant cinq ans ; ni celui d’aliéner les domaines du peuple romain ; ni enfin, après avoir sans témoins, et suivant son caprice, amassé des sommes énormes, celui d’acheter à qui bon lui semblait tout ce qui lui plairait. Abandonnez maintenant, Romains, ce monstrueux pouvoir aux hommes que vous soupçonnez être à la piste du décemvirat ; vous trouverez qu’ils n’auront jamais assez, les uns pour assouvir leur avarice, les autres pour fournir à leurs prodigalités.

XXV. Ici, je ne discute pas même, Romains, ces vérités reconnues, que nos ancêtres ne nous ont point transmis l’usage d’acheter des terres aux particuliers, afin d’y envoyer le peuple par colonies ; que, suivant toutes les lois, ce sont des particuliers qui ont été envoyés dans ce but sur les domaines de la république ; que j’attendais de ce tribun austère et farouche quelque proposition analogue : mais j’ai toujours regardé ces trafics honteux, ce commerce d’acquisitions et de ventes, comme incompatible avec les fonctions du tribunat, avec la dignité du peuple romain. Il vous plaît d’acheter des terres ? D’abord, je le demande, quelles terres et dans quel pays ? Je ne veux pas que le peuple romain soit tenu en suspens, ni qu’on le berce de promesses vagues et de mystérieuses espérances. Nous avons les territoires d’Albe, de Sétia, de Priverne, de Fondi, de Vescia, de Faterne, de Linterne, de Cumes, de Casinum. J’entends. A l’autre porte nous avons ceux de Capène, de Falisque, de la Sabine, de Réate, de Vénafre, d’Arlifa, de Trébule. Vous avez tant d’argent, Rullus, que vous pouvez, non seulement acheter tous ces territoires et d’autres pareils, mais encore les acheter tous en masse ; pourquoi ne les désignez-vous pas, ne les nommez-vous pas ? Le peuple examinerait au moins ce qu’il lui importe de faire, et jusqu’à quel point il est expédient de se confier à vous pour acquérir et pour vendre. « Je désigne l’Italie », dit-il. La désignation est claire. Car, d’être envoyé en colonies sur les coteaux de Massique, ou dans l’Apulie, ou ailleurs, la différence est peu de chose. Mais encore, vous ne spécifiez point le lieu. Et la nature des terres ? CE SONT, dit Rullus, LES TERRES QUI PEUVENT ÊTRE LABOURÉES OU CULTIVÉES ; qui peuvent être labourées ou cultivées, dit-il, et non pas qui sont labourées ou cultivées. Est-ce là une loi ? ou plutôt, n’est-ce pas l’annonce d’une vente de Nératius, laquelle annonce contenait, dit-on, cet article : « DEUX CENTS ARPENTS QUI PEUVENT ÊTRE PLANTÉS D’OLIVIERS ; TROIS CENTS ARPENTS QUI PEUVENT ÊTRE PLANTÉS DE VIGNES. » Avec cette prodigieuse quantité d’argent, voilà donc ce que vous achèterez ; des terres qui pourront être labourées ou cultivées ? Est-il un terrain si maigre et si aride que ne puisse pénétrer la charrue ? Est-il un sol si dur, si rocailleux, que les travaux du laboureur ne parviennent à mettre en culture ? La raison, dit Rullus, qui s’oppose à ce que je désigne les terres, c’est que je ne contraindrai personne à vendre. Cette indulgence de Rullus lui sera en effet beaucoup plus lucrative, car il spéculera, Romains, sur vos propres deniers, et n’achètera des terres que lorsque vendeur et acheteur y trouveront à la fois leur compte.

XXVI. Mais considérez la vertu puissante de cette loi : ceux mêmes qui possèdent des terres provenant de nos domaines ne seront expropriés qu’à d’excellentes conditions et en échange de beaucoup d’argent. Ici, les choses prennent une autre face. Autrefois, lorsqu’un tribun du peuple parlait de loi agraire, soudain les détenteurs de quelques propriétés publiques ou d’autres biens mal acquis étaient en alarmes. Cette loi de Rullus enrichit encore ces mêmes hommes ; elle les décharge de la haine publique. Que de gens, en effet, qui ne pourraient, selon vous, défendre leurs vastes possessions, ni soutenir la haine attachée aux largesses de Sylla ; qui, désireux de vendre ne trouveraient point d’acquéreurs ; qui voudraient enfin se dessaisir par quelque moyen ? Tel qui dernièrement encore tremblait jour et nuit au seul nom de tribun, qui redoutait votre puissance, qui frémissait au premier bruit de loi agraire, sera maintenant prié, supplié de céder aux décemvirs, au prix qu’il voudra, des terres dont les unes appartiennent à l’État, et dont les autres, objet de l’exécration publique, exposent leurs nouveaux maîtres à mille dangers. Le tribun se chante intérieurement cette chanson, non pour vous, mais pour lui. Il a un beau-père, excellent homme, qui, à cette époque orageuse de la république, s’est emparé d’autant de terres qu’il en a convoité. Déjà il succombait, écrasé sous le poids des générosités de Sylla ; mais Rullus par sa loi lui vient en aide ; il veut qu’elle lui permette de s’affranchir enfin de ses possessions détestées, et de remplir ses coffres. Et vous n’hésiteriez pas, Romains, à vendre vos revenus, prix des sueurs et du sang de vos ancêtres, pour augmenter la fortune des gens enrichis par Sylla, et pour les rassurer ? La vente des décemvirs comprend deux espèces de terres : les unes sont à charge à leurs maîtres à cause de la tache de leur origine, les autres, à cause de leur étendue. Les terres données par Sylla, et agrandies considérablement par certaines gens, excitent tellement l’indignation, qu’au premier murmure d’un tribun loyal et courageux, elles seraient abandonnées : si peu qu’elles vous coûtent, elles seront toujours trop payées. Les terres de l’autre espèce qui sont incultes parce qu’elles sont stériles, et laissées en friches parce qu’elles sont malsaines, seront achetées à des hommes qui prévoient la nécessité de les abandonner s’ils ne les vendent pas. Voilà donc pourquoi il a été dit en plein sénat, par un tribun du peuple, que le peuple de Rome regorgeait dans la ville, et qu’il fallait en écouler le trop plein : car, il s’est servi de ce terme, comme s’il eût parlé d’une sentine à nettoyer, et non de la classe des citoyens la plus patriotique.

XXVII. Pour vous, Romains, si vous voulez m’en croire, conservez votre pouvoir, votre liberté, vos suffrages, votre dignité, votre ville elle-même, votre forum, vos jeux, vos fêtes, et toutes vos autres commodités ; à moins peut-être que vous ne préférassiez renoncer à ces possessions, à la majesté de la république, pour aller, à la suite de Rullus, transporter vos foyers domestiques dans les sables arides de Siponte, ou dans les marais empestés de Salapia. Mais qu’il dise enfin quelles terres il doit acheter, qu’il nomme ce qu’il donnera et ceux à qui il veut donner. Car, après qu’il aura vendu les villes, les territoires, les domaines, les royaumes, s’il achète des sables et des marais, pourrez-vous, de grâce, y consentir ? Ce qui n’est pas moins merveilleux, c’est qu’en vertu de cette loi, on vend tout, on amasse, on entasse de l’argent, avant d’acheter un seul pouce de terre. Puis la loi veut qu’on achète, sans toutefois forcer personne à vendre. Et s’il n’y a pas de vendeurs, que deviendra l’argent, je vous prie ? La loi défend de le verser au trésor, de le demander même aux décemvirs. Les décemvirs garderont donc l’argent ; on ne vous achètera point de terres. Vos revenus seront aliénés ; vos alliés, persécutés ; les rois et les peuples, épuisés : mais les décemvirs auront l’argent, et vous vous passerez de terres. L’abondance de l’argent, dit Rullus, inspirera facilement le désir de vendre. Ainsi, nous vendrons comme nous pourrons ce qui est à nous, et nous achèterons ce qui est aux autres, comme ils le voudront. Puis, ces terres dont la loi prescrit l’acquisition, devront recevoir des colonies envoyées par les décemvirs !

Quoi ! tout pays est-il ainsi fait qu’il soit indifférent à la république d’y envoyer ou non des colonies ? Tel lieu demande-t-il des colonies ; tel autre ne les repousse-t-il pas ? En cela, comme dans les autres parties de la république, il est utile de rappeler la sage politique de nos ancêtres. Ils choisissaient, pour y installer leurs colonies, des lieux si convenables, si propres à les garantir de tout péril, qu’elles semblaient moins être des villes d’Italie que des boulevards de l’empire. Mais les décemvirs établiront des colonies sur les terres qu’ils auront achetées. — Même contre l’intérêt de la république ? — « ET DE PLUS, DANS LES LIEUX QU’ILS JUGERONT À PROPOS. » Qui les empêchera d’en fonder une sur le mont Janicule, et de placer, au-dessus de vos têtes, le siége de leur tyrannie ? Vous ne désignerez, Rullus, ni le nombre, ni le lieu, ni la force de vos colonies ? Vous vous emparerez du lieu qui vous semblera le mieux favoriser vos projets violents, vous le peuplerez, vous le fortifierez comme il vous plaira ; les revenus du peuple, ses domaines, seront dans vos mains les instruments qui vous aideront à opprimer ce même peuple, à le courber sous le joug de votre omnipotence décemvirale !

XXVIII. Écoutez, Romains, je vous prie, comment Rullus se propose d’investir toute l’Italie, de la couvrir de ses garnisons. Il permet aux décemvirs d’envoyer à leur guise, dans toutes les villes municipales, dans toutes les colonies de l’Italie, des citoyens auxquels il veut qu’on assigne des terres. N’est-ce pas chercher évidemment à usurper plus de puissance et de force que n’en comporte la liberté de vos institutions ? N’est-ce pas évidemment se constituer une autorité royale ? N’est-ce pas évidemment détruire votre indépendance ? Car lorsque ces hommes auront employé tout ce qu’ils ont de moyens énergiques pour se rendre maîtres de l’argent des populations, en un mot, de l’Italie entière ; lorsqu’ils tiendront votre liberté cernée de toutes parts, par leurs garnisons et leurs colonies, quelle espérance, quel pouvoir vous restera-t-il de la recouvrer ?

Mais, d’après la loi, on distribuera le territoire de la Campanie, le plus riche de l’univers ; on enverra une colonie à Capoue, la ville la plus belle et la plus considérable. À cela, que répondre ? Je parlerai d’abord, Romains, de ce qui regarde vos intérêts ; ensuite de ce qu’exigent votre dignité, votre honneur, afin que s’il en est parmi vous qui soient séduits par la richesse de la ville et de son territoire, ils n’attendent pas de s’y voir établis, et que ceux qui se laisseraient émouvoir par la grandeur du projet, résistent à cette feinte largesse. Parlons premièrement de la ville, s’il en est ici quelques-uns qui préfèrent Capoue à Rome. La loi ordonne d’inscrire cinq mille citoyens pour la colonie de Capoue ; chacun des décemvirs en choisira cinq cents. Ne vous faites pas illusion, je vous prie, et voyez bien la vérité des choses. Croyez-vous être de ces élus, vous et ceux qui vous ressemblent, gens désintéressés, amis de la paix et du repos ? Si vous devez en être tous, ou seulement le plus grand nombre d’entre vous, quoique ma dignité m’ordonne de veiller jour et nuit, et d’avoir l’œil ouvert sur tout ce qui se passe dans la république, pour peu que vous y trouviez d’avantage, Romains, je ne serai pas très éloigné d’être d’accord avec vous. Mais si l’on donne à cinq mille individus choisis pour être les complices d’actes violents, criminels et homicides, un pays et une ville où l’on puisse organiser la guerre et la soutenir, permettrez-vous qu’on élève, sous votre nom et contre vous-même, un nouvel empire, qu’on arme des places, qu’on s’assure des villes, des troupes et des territoires ? Car le territoire de Capoue qu’ils vous offrent en perspective, c’est pour eux-mêmes qu’ils l’ont désiré ; ils y établiront leurs hommes, au nom desquels ils posséderont et jouiront réellement ; ils achèteront ensuite, ils étendront leurs dix arpents. Car, si l’on dit que la loi le défend, la loi Cornélia le défendait aussi ; et pourtant, sans aller plus loin, nous voyons que le territoire de Préneste est possédé par un petit nombre de gens. Il ne manque aux richesses des décemvirs que des terres dont l’étendue les mette à même de nourrir un nombreux domestique, et de soutenir les dépenses de leurs maisons de Cumes et de Pouzzoles. Rullus, au contraire, n’a-t-il en vue que votre intérêt ? qu’il vienne et s’explique en ma présence sur le partage de la Campanie.

XXIX. Je lui ai demandé aux calendes de janvier à quels hommes et de quelle manière il ferait ce partage. Il me répondit qu’il commencerait par la tribu Romilia. D’abord que signifie ce mépris injurieux qu’il affecte, en retranchant une partie du peuple, et en ne suivant pas l’ordre des tribus ; en donnant des terres aux tribus de la campagne, avant que d’en donner à celles de la ville, déjà bercées de l’espoir de cette libéralité ? Ou, s’il nie sa réponse, et qu’il pense vous contenter tous, que ne commence-t-il ? que ne distribue-t-il à chacun dix arpents ? que ne vous appelle-t-il tous au partage, depuis la tribu de Suburra jusqu’à celle de l’Arno ? Si vous voulez comprendre que, non seulement on ne peut donner à chacun dix arpents, mais qu’une si grande multitude d’hommes ne peut être entassée dans la Campanie, souffrirez-vous encore qu’un tribun inquiète ainsi la république, qu’il insulte à la majesté du peuple romain, et qu’il se joue de vous plus longtemps ? Que si ce pays pouvait vous échoir, n’aimeriez-vous pas mieux qu’il restât votre patrimoine commun ? Quoi ? le plus beau domaine du peuple romain, la source de vos richesses, l’ornement de la paix, le soutien de la guerre, le fonds de vos revenus, le grenier d’abondance de vos armées, votre ressource dans la disette, le laisserez-vous disperser par lambeaux ? Avez-vous oublié, dans la guerre Italique, quand vous aviez perdu tous vos autres revenus, combien d’armées a nourries le seul territoire de la Campanie ? Ignorez-vous que ces autres magnifiques revenus du peuple romain sont plus d’une fois à la merci d’un caprice de la fortune, d’un évènement imprévu ? A quoi nous serviront les ports de l’Asie, les campagnes de la Syrie, et tous nos revenus d’outre-mer, au moindre bruit d’un mouvement des pirates et des ennemis ? Mais les revenus de la Campanie, toujours sous notre main, sont défendus par nos villes fortifiées : ils ne servent point à armer nos ennemis, ils ne varient pas, ils ne sont exposés aux accidents ni du climat ni du sol. Nos ancêtres, loin d’avoir morcelé les terres prises aux Campaniens, achetèrent celles dont ils ne pouvaient justement dépouiller les propriétaires. Aussi, ni les Gracques, dont toutes les pensées avaient pour but l’intérêt du peuple romain ; ni L. Sylla, qui prodigua sans pudeur tout ce qu’il voulut à quiconque il voulut, n’ont osé toucher au territoire de la Campanie. Et Rullus s’est rencontré qui enlève à la république un bien dont ni la libéralité des Gracques, ni la tyrannie de Sylla n’avaient pu la déposséder !

XXX. Ce territoire, où vous ne passez plus maintenant sans dire qu’il est le vôtre, et que les étrangers qui le traversent, vous entendent ainsi qualifier, une fois divisé ne sera plus à vous, ni regardé comme tel. Viendront d’abord s’y fixer les hommes remuants, toujours prêts à la violence, et les brouillons, qui, au moindre signal des décemvirs, pourront bien courir sus aux citoyens et les assassiner. Vous verrez ensuite toute la Campanie passer aux mains de quelques citoyens riches et puissants. Pendant ce temps-là, vous, pour qui les armes de vos ancêtres ont conquis ce dépôt de vos plus beaux revenus, il ne vous restera pas un sillon du terrain qu’auront possédé vos pères et vos aïeux, et en cela votre indifférence aura été bien au delà de celle de simples particuliers. On dit en effet que Lentulus, prince du sénat, ayant été envoyé dans ce pays par vos ancêtres, afin d’y acheter, des deniers du trésor, les domaines privés enclavés dans le domaine public, rapporta qu’il n’avait pu, à aucun prix, obtenir d’un propriétaire la vente de sa terre ; que cet homme, obstiné dans son refus, disait ne pouvoir se résoudre à ce sacrifice, parce que, de toutes ses propriétés, c’était la seule dont on ne lui donnât jamais de mauvaises nouvelles. Quoi donc ! cette raison a touché un simple particulier, et elle ne touchera pas le peuple romain, et il livrera gratuitement, sur la demande de Rullus, la Campanie à de simples particuliers ! Mais le peuple romain peut dire de ce domaine ce que ce particulier disait de sa propriété. L’Asie, pendant la guerre contre Mithridate, est restée plusieurs années sans nous rien rapporter : les revenus d’Espagne, lors de la révolte de Sertorius, ont été nuls ; M. Aquillius, pendant la guerre des esclaves, a même prêté des blés aux villes de la Sicile ; mais de nos terres de la Campanie, il ne nous est jamais venu de mauvaises nouvelles. Tous nos autres revenus sont épuisés par les guerres ; ceux-là seuls nous donnent les moyens d’en soutenir le fardeau. J’ajoute que ce partage du territoire de la Campanie ne pourrait être justifié par cette raison, valable pour tous les autres, à savoir, qu’il ne doit pas y avoir de terres qui ne soient occupées par le peuple et cultivées par des hommes libres.

XXXI. Je dis donc : Si l’on partage le territoire de la Campanie, loin d’en faire jouir le peuple et de l’y établir, on l’en dépouillera réellement, on l’en expulsera. Tout ce territoire, en effet, est possédé et cultivé par un peuple doux et simple ; et c’est ce peuple d’honnêtes gens, de bons cultivateurs et de bons soldats, qu’un tribun populaire menace d’exproprier sans retour. Ces malheureux, nés et élevés dans ces campagnes, exercés aux pénibles travaux du labourage, n’auront donc plus d’asile, et toute la Campanie sera livrée aux satellites puissants, robustes et audacieux des décemvirs. Vous dites maintenant de vos ancêtres : Nos ancêtres nous ont laissé ce territoire ; vos descendants diront de vous : Nos pères ont perdu ce territoire que leurs pères leur avaient laissé. Pour moi, je le pense, si l’on partageait aujourd’hui le Champs de Mars, et qu’à chacun de vous on en donnât un morceau de deux pieds, n’aimeriez-vous pas mieux jouir en commun de la totalité, que chacun en propre d’une portion si minime ? Ainsi quand il vous reviendrait à chacun une part de ce territoire qu’on vous promet et qu’on destine à d’autres, il serait plus honorable encore de le posséder tous ensemble que chacun en particulier. Mais puisqu’il ne vous en reviendra rien, qu’on le réserve à d’autres, et qu’on vous l’enlève, ne défendrez-vous pas avec énergie vos domaines contre la loi de Rullus, ainsi que vous les défendiez contre l’invasion de l’ennemi ? Au territoire de la Campanie, Rullus ajoute la plaine de Stellate, et il assigne à chacun douze arpents de cette plaine, comme si les deux territoires étaient, à peu de chose près, de la même nature. On cherche, Romains, une multitude pour en remplir toutes ces villes. Car, je l’ai déjà dit, la loi permet aux décemvirs de jeter des colons dans les villes municipales et dans les anciennes colonies qu’il leur plaira de choisir : ils vont donc en remplir la ville municipale de Calénum, en combler Téanum, et enlacer dans un vaste réseau de garnisons Atella, Cumes, Naples, Pompéi, et Nucéries. Pouzzoles même, aujourd’hui indépendante et usant librement de tous ses privilèges, sera bientôt envahie par un nouveau peuple et par des soldats étrangers.

XXXII. Alors ce drapeau de la colonie campanienne, si redoutable pour notre empire, sera, par les décemvirs, arboré sur les murailles de Capoue ; alors une nouvelle Rome s’élèvera contre l’ancienne, contre la mère patrie. Des hommes criminels veulent transporter notre république dans une ville où nos ancêtres ont voulu qu’il n’existât plus de république ; nos ancêtres, dis-je, qui ne reconnaissaient dans le monde entier que trois villes, Carthage, Corinthe et Capoue, qui pussent prétendre au titre de cités souveraines, et en soutenir la dignité. Carthage fut détruite ; sa population nombreuse, sa nature et sa situation, les ports qui l’environnaient, les remparts dont elle était armée, semblaient l’enhardir à s’élancer de l’Afrique, et à fondre sur nos îles les plus opulentes. À peine reste-t-il quelques traces de Corinthe. Située dans ces défilés, dans ces gorges profondes qui conduisent en Grèce, elle nous en fermait l’entrée du côté de la terre, tandis qu’elle réunissait, pour ainsi dire, en une seule deux mers séparées par un isthme étroit, et toutes deux également favorables à la navigation. Ces villes, si loin de nos regards et du centre de l’empire, furent non seulement détruites, mais rasées de fond en comble, de peur qu’elles ne se relevassent un jour, et ne pussent recouvrer leur ancienne splendeur.

On délibéra beaucoup et longtemps sur le sort de Capoue ; les archives de l’État, de nombreux sénatus-consultes, l’attestent. Nos sages ancêtres pensèrent que, s’ils ôtaient aux Campaniens leur territoire, s’ils abolissaient les magistratures, le sénat, le conseil public, s’ils ne laissaient pas même subsister l’ombre d’une république, nous n’aurions plus rien à craindre de Capoue. Aussi est-il expressément dit dans nos vieilles annales, que ce n’est qu’afin de conserver une ville capable de fournir les objets nécessaires à la culture, un lieu pour y transporter et garder les récoltes, pour y servir de demeures aux laboureurs fatigués des travaux des champs, que les maisons de Capoue n’ont pas été détruites.

XXXIII. Voyez quel intervalle immense entre la sagesse de nos ancêtres et la démence de ces hommes ! Les uns ont voulu que Capoue fût l’asile des laboureurs, le marché ouvert aux gens de la campagne, le dépôt des productions de la Campanie ; les autres chassent les laboureurs, dispersent les récoltes, font de cette même Capoue le siège d’une nouvelle république, et élèvent contre l’ancienne les remparts d’une rivale toute-puissante. Si nos ancêtres eussent prévu qu’il se trouverait un jour, dans ce grand empire, chez un peuple aussi admirablement discipliné que le peuple romain, un citoyen de la façon de M. Brutus ou de Rullus, les seuls qui paraissent vouloir encore transférer à Capoue notre république, certes ils eussent anéanti de cette ville jusqu’à son nom. Mais ils comprirent bien que, nonobstant l’abolition du sénat et de la magistrature à Corinthe et à Carthage, nonobstant les décrets qui enlèveraient leurs territoires aux habitants, il ne manquerait pas de gens pour restaurer et pour changer les choses avant que Rome en fût informée ; qu’ici au contraire, sous les yeux du peuple et du sénat, nulle tentative de ce genre ne pourrait avoir lieu qu’on ne la réprimât aussitôt ou qu’on n’en étouffât le germe. L’événement n’a point trompé la sage prévoyance de ces grands hommes. Car, depuis le consulat de Q. Fulvius et de Q. Fabius, sous lequel Capoue a été vaincue et prise, nul projet ne s’y est exécuté, ne s’y est même formé contre la république. Que de guerres n’avons-nous pas soutenues depuis, et contre les rois Philippe, Antiochus, Persée, et contre le faux Philippe, Aristonicus, Mithridate, et contre tant d’autres encore ! Ajoutez celles de Carthage, de Numance et de Corinthe, si multipliées et si graves. Je ne parle pas de nos fréquentes discordes intestines ; mais je citerai encore nos guerres avec les alliés, les Frégellans, les Marses, toutes les guerres, soit étrangères, soit domestiques pendant lesquelles Capoue, loin de nous nuire, s’est toujours montrée utile à la puissance romaine, en aidant nos préparatifs, en équipant nos troupes, en leur offrant des quartiers et des asiles. Personne alors, dans Rome, ne troublait la république par des discours incendiaires, par des sénatus-consultes séditieux, par des actes de pouvoir iniques ; personne ne cherchait des motifs de tout bouleverser, car personne n’avait la liberté de haranguer le peuple, de l’appeler à délibérer. Les citoyens n’étaient point emportés par un besoin effréné de gloire, parce que ce besoin n’existe pas là où le peuple n’a point d’honneurs à conférer. Les rivalités, l’ambition ne les divisaient pas ; car il ne restait rien qu’ils pussent se disputer, rien qu’ils briguassent au préjudice les uns des autres, rien qui détruisît leur union. Aussi, cette arrogance campanienne, cette fierté intolérable, fut amenée insensiblement, par la politique prudente de nos ancêtres, à l’état d’oisiveté la plus indifférente et la plus complète. Par là, ils ont échappé au reproche de cruauté, en épargnant l’une des plus belles villes de l’Italie, et ils se sont assuré une garantie pour l’avenir, en laissant à cet État, dont ils avaient brisé les ressorts vigoureux, une existence désormais mutilée et languissante.

XXXIV. Cette politique de nos ancêtres, trouvée jadis, comme je l’ai dit plus haut, digne de blâme par M. Brutus, semble aujourd’hui de même à Rullus. Le sort de Brutus n’est-il pas pour vous un présage, Rullus, un avertissement qui doit vous préserver d’une pareille folie ? Car, Brutus, qui a conduit la colonie, et ceux qui, en vertu de cette loi, se sont installés magistrats à Capoue, et ceux encore qui ont eu part à cet établissement, à ses honneurs et à ses profits, payèrent tous cruellement la peine de leur usurpation sacrilège. Et puisque j’ai parlé de Brutus et de cette fatale époque, je rappellerai ce que j’ai vu moi-même à Capoue, alors que la colonie y fut établie, sous L. Considius et Sextus Saltius, préteurs, comme ils se désignaient eux-mêmes. Vous verrez quel orgueil leur inspirait le lieu même, et comment cet orgueil apparut assez visiblement à mes yeux dès les premiers jours de la nouvelle colonie. J’ai déjà dit que les deux magistrats appelés duumvirs dans les autres colonies, se faisaient appeler préteurs à Capoue. La première année, ils avaient affecté cette incroyable prétention ; pensez-vous que, quelques années après, ils n’eussent pas aspiré au titre de consuls ? Ensuite, ils se faisaient précéder de licteurs, portant non les baguettes, mais les faisceaux, comme devant les préteurs de Rome. De grandes victimes étaient amenées sur la place ; de l’avis du collège des pontifes, et suivant les formalités que remplissent en pareil cas nos consuls, elles étaient agréées par ces préteurs du haut de leur tribunal, et immolées à la voix du héraut et au son de la flûte. Enfin, en s’adressant à eux, on les nommait Pères Conscrits. Mais déjà il était à peine possible de souffrir les airs de hauteur de Considius. Cet homme d’une effroyable maigreur, et que j’avais vu à Rome méprisé et avili, étalait à Capoue toute l’arrogance du pays et toute la fierté d’un monarque : il me semblait voir les Magius, les Blossius, les Iubellius. Et comme ces pauvres citadins étaient tremblants ! comme ils accouraient sur les places d’Albane et de Séplasie, demandant : Qu’a décidé le préteur ? Où soupe-t-il ? Que dit-il ? Nous autres, qui venions de Rome, on ne nous regardait plus comme des hôtes ; on nous appelait des étrangers.

XXXV. Les hommes qui avaient pressenti ces résultats, je veux dire nos ancêtres, n’ont-ils pas, Romains, autant de droits à vos respects, à votre vénération, que les dieux immortels ? Qu’ont-ils vu en effet ? cela même que je vous supplie de voir et de connaître vous-mêmes. Les mœurs de l’homme sont moins une conséquence de son origine et de sa race, que de la nature du climat, des habitudes de la vie et de l’éducation. Les Carthaginois étaient fourbes et menteurs, moins par caractère qu’à cause de la situation de leur pays ; la soif du gain, le désir de tromper, étaient provoqués en eux par leurs relations avec les marchands et les étrangers attirés dans leurs ports. Les Liguriens qui habitent les montagnes sont durs et sauvages ; leurs champs infertiles leur ont appris à n’en rien tirer que par une longue et pénible culture. L’orgueil des Campaniens vient de la bonté du terroir, de la richesse des récoltes, de la salubrité, de l’étendue et de la beauté de leur ville. De cette abondance de toutes choses, de ce bien-être universel, est née d’abord cette insolente présomption qui leur fit demander à nos ancêtres l’honneur de donner un des deux consuls à la république, puis ce luxe énervant qui triompha d’Annibal lui-même, et dompta par les voluptés cet homme que n’avait pu vaincre la force des armes. Lorsque les décemvirs, en vertu de la loi de Rullus, auront conduit à Capoue un certain nombre de colons, qu’ils y auront établi cent décurions, dix augures, six pontifes, songez quel sera l’orgueil de ces nouveaux habitants, leur fougue et leur audace ! Rome, au sommet de ses collines, et dans le fond de ses vallées, dont les maisons s’élèvent et semblent suspendues dans les airs, dont les rues sont étroites et mal percées ; Rome, en comparaison de leur Capoue, qui se développe dans une vaste plaine, dont toutes les rues sont spacieuses, sera l’objet de leurs injures et de leurs mépris. Auront-ils seulement la pensée de mettre en parallèle avec leurs campagnes riches et fertiles, les champs du Vatican et de Pupinia ? Ils opposeront, par une moquerie insultante, leurs villes voisines aux nôtres ; ils compareront Labicium, Fidènes, Collatie, Lanuvium même, Aricie, Tusculum, avec Cales, Téanum, Naples, Pompeï, Pouzzoles et Nucérie. Enflés de tant d’avantages, peut-être sauront-ils se contenir d’abord ; mais laissez-les prendre tant soit peu de consistance et de forces, et vous les verrez infailliblement éclater, aller plus avant, et secouer bientôt toute retenue. Un homme ordinaire, à moins qu’il ne soit doué d’une sagesse rare, peut à peine se maintenir dans les limites de la modération, quand la fortune l’a comblé de ses faveurs : à plus forte raison, des hommes habilement choisis par Rullus et ses pareils, établis à Capoue dans le séjour de l’orgueil, au milieu des jouissances du luxe, chercheront-ils aussitôt des occasions de désordre et de crime. Leurs excès surpasseront ceux des anciens indigènes de la Campanie ; car si ces hommes, nés et élevés au sein de l’opulence de leurs aïeux, cédèrent à la dépravation qu’entraîne avec soi l’excès des richesses ; combien les nouveaux habitants, transportés d’une extrême pauvreté au milieu des mêmes délices, ne se corrompront-ils pas non seulement par cette abondance, mais par l’ignorance où ils ont été jusque-là de ses séductions ?

XXXVI. Ainsi, Rullus, vous avez mieux aimé suivre l’exemple criminel de Brutus, que les traditions de la sagesse de nos ancêtres. Vous avez donc formé le projet, vous et vos complices, de vendre nos anciens revenus et de faire main basse sur les nouveaux ; d’élever à Capoue une rivale de la puissance de Rome ; de soumettre à vos lois, à votre juridiction., à votre pouvoir, les villes, les nations, les provinces, les peuples libres, les rois, toute la terre enfin ; d’épuiser d’abord le trésor public, d’accaparer les produits de nos domaines, de faire une moisson de tout l’or des rois, des nations et des généraux ; et d’être ensuite les arbitres souverains de la fortune de tous les particuliers ; d’acheter à ceux qui les tiennent de Sylla et pour les occuper, vous et vos amis, les terres dont la possession est odieuse, ou celles qui sont désertes et malsaines, et de les compter au peuple romain le prix que vous voudrez ; d’introduire vos nouveaux colons dans toutes les villes municipales et dans les anciennes colonies de l’Italie ; de fonder vos propres colonies, selon votre bon plaisir, dans tous les lieux et en autant de lieux qu’il vous plaira ; d’investir la république de vos soldats, de vos villes, de vos garnisons, et de la tenir opprimée ; de proscrire, si vous le pouvez, de priver tout au moins de la présence du peuple, ce Pompée dont le bras tutélaire a protégé si souvent le peuple romain contre ses ennemis les plus acharnés, et contre les mauvais citoyens ; vous saisir et vous emparer de tout ce qui peut être acheté avec l’or et l’argent, arraché par surprise aux suffrages du peuple, ou enlevé de force et avec violence ; de courir cependant à travers les nations, à travers les royaumes, maîtres d’une autorité absolue, d’une juridiction universelle et d’un argent immense ; de venir, dans le camp de Pompée, vendre ce camp même, s’il vous en prenait envie ; de solliciter en même temps les autres magistratures, sans respect pour les lois, sans crainte d’aucun tribunal, sans redouter aucun péril ; d’empêcher personne de vous traduire devant le peuple romain, personne de vous accuser, le sénat de vous contraindre, le consul de vous réprimer, le tribun de vous modérer.

Que votre folie, que votre cupidité vous aient inspiré tant d’outrecuidance, je ne m’en étonne pas ; mais que vous ayez cru réussir sous mon consulat, c’est ce dont je m’étonne. Car si c’est un devoir rigoureux pour tous les consuls de veiller avec soin au salut de la république, ce devoir est sacré pour ceux qui ne sont pas désignés consuls dans le berceau, mais élus dans le champ de Mars. Nul de mes ancêtres n’a répondu de moi au peuple ; c’est en moi, Romains, que vous avez placé votre confiance ; c’est moi qui suis chargé de la dette, c’est de moi seul que vous devez la réclamer. Comme je n’ai fait intervenir, en sollicitant vos suffrages, la recommandation d’aucun des auteurs de ma race, je n’aurai pas non plus, si j’ai le malheur de faillir, une longue suite d’images qui pourraient demander grâce pour moi.

XXXVII. Pourvu donc que la vie me reste (et je la défendrai, si je le puis, contre les attentats de ces hommes pervers et contre leurs embûches) je vous promets, Romains, dans toute la sincérité de mon âme, que vous avez confié la république non pas à un citoyen timide et mou, mais actif et vigilant. Suis-je un consul à redouter vos assemblées, à trembler en présence des tribuns du peuple, à m’émouvoir souvent et sans motif, à m’effrayer de la prison, si un tribun ordonnait de m’y conduire ? Moi qui, avant d’être armé de l’autorité de votre mandat, avant d’être honoré des insignes de votre première magistrature, sans pouvoir, sans crédit, n’ai pas craint de monter à cette tribune et d’y résister, sous vos auspices, à la méchanceté d’un homme puissant, craindrai-je davantage que la république, soutenue par tant d’appuis, soit vaincue ou asservie par ces nouveaux factieux ? Si jamais j’eusse été accessible à de tels sentiments, ils auraient bientôt disparu dans cette assemblée et en votre présence. Qui donc, proposant une loi agraire, fut entendu avec plus de faveur que moi qui l’ai combattue, ou plutôt qui l’ai détruite, qui l’ai renversée ? Apprenez par là, Romains, que rien n’est aussi populaire que ce que vous offre pour cette année un consul vraiment populaire, je veux dire la paix, la tranquillité, le repos. Les malheurs que vous appréhendiez, quand je fus désigné consul, ma raison, ma prudence les ont prévenus. Non seulement vous conservez ce repos qui vous fut toujours cher, mais je saurai même, sans qu’il y soit porté aucune atteinte, y enchaîner ceux qu’il offusque. Ces hommes ne connaissent d’autres moyens d’obtenir les honneurs, la puissance et les richesses, que le tumulte et les discordes civiles ; mais vous qui faites consister votre pouvoir dans le don de vos suffrages, votre liberté dans les lois, votre honneur dans l’équité et dans les jugements de vos magistrats, la sûreté de vos biens dans la paix, vous devez conserver à tout prix ce repos. Si ceux qui vivent tranquilles par indolence, trouvent du charme dans cet état d’inertie honteuse, pourquoi, si vous trouvez meilleur le repos à l’ombre duquel vous gouvernez la fortune, ne le gardez-vous comme un bien que vous n’avez plus à chercher, mais que vous recevez avec la vie ? Déjà, par l’union que j’ai cimentée entre mon collègue et moi, j’ai pourvu à la conservation de ce repos, en dépit de ces hommes dont le caractère et la violence présageaient la haine qu’ils voueraient à notre consulat ; je les ai compris, je les ai prévenus. Je l’ai dit aux tribuns eux-mêmes, je les ai avertis de n’exciter aucun désordre sous mon consulat. La meilleure et la plus sûre garantie de notre prospérité commune, Romains, c’est que vous montriez dorénavant pour la république le même intérêt que vous venez de manifester à mes yeux, en ce jour mémorable et dans cette nombreuse assemblée, pour votre propre salut. Je vous promets, du reste, et je proteste de faire en sorte que ceux qui sont jaloux de ma dignité, reconnaissent enfin que vous n’avez pas été imprévoyants en m’honorant de vos suffrages.


TROISIÈME DISCOURS.
SUR LA LOI AGRAIRE,
CONTRE RULLUS, DEVANT LE PEUPLE.

DISCOURS DIX-SEPTIÈME.


ARGUMENT.

Rullus n’avait point osé se présenter dans l'assemblée où Cicéron avait attaqué sa loi ; mais, profitant du moment où le consul était absent du forum, il l’attaqua comme étant de ceux qui soutenaient le parti de Sylla et les détenteurs des biens des proscrits. Cicéron lui répond dans ce troisième discours ; il fait voir que c’est au contraire Rullus qui protège les possesseurs des biens des proscrits, et surtout Valgius son beau-père. Il prouve l’intention du tribun, en expliquant le quarantième article de la loi dont il n’avait point parlé d’abord, dans la crainte, disait-il, de réveiller les anciennes divisions.

Cicéron, après avoir placé à la tête de ses œuvres consulaires, les deux discours précédents (Epist. ad. Att.. II, 1 ), parle de deux autres petite discours, appendices de la loi agraire. Il est donc, probable que Rullus calomnia de nouveau l’orateur dans l’esprit du peuple, et que Cicéron répliqua une dernière fois. Ce quatrième discours est perdu.


I. Les tribuns qui ont profité de mon absence pour m’accuser devant vous, Romains, eussent mieux fait d’attendre que je fusse présent ; par là, ils eussent témoigné de leur respect pour l’équité que vous montrez dans ce débat, pour les anciennes coutumes et pour les droits même de leur magistrature. Mais puisque jusqu’ici ils ont déserté le combat face à face, qu’ils paraissent maintenant, s’ils le veulent, dans cette assemblée où je parle, et acceptent du moins les défis que je leur porte encore et qu’ils ont une première fois refusés. J’en vois parmi vous, Romains, quelques-uns dont les murmures trahissent je ne sais quel mécontentement, et dont les visages ont perdu cet air de satisfaction qui m’avait accueilli dans l’assemblée précédente. Je vous prie donc, vous qui n’avez point cru mes ennemis, de me conserver toujours les mêmes sentiments ; et vous aussi qui me paraissez légèrement changés à mon égard, je vous prie de me rendre pour un moment votre bonne opinion, et d’y persister si je prouve la vérité de ce que je vais dire ; sinon, de l’abandonner aujourd’hui et d’y renoncer pour toujours. On a lassé votre attention, Romains, et assourdi vos oreilles, à force de vous répéter que je ne m’opposais à la loi agraire et à vos intérêts qu’afin de flatter les sept tyrans et les riches possesseurs des terres données par Sylla. Ceux d’entre vous qui l’ont cru, ont dû croire avant tout que la loi agraire dont on sollicite l’adoption, enlève à leurs possesseurs actuels, pour vous les distribuer, les terres données par Sylla, ou qu’enfin elle prive des particuliers d’une partie de leurs possessions, pour vous y établir. Si je montre que, loin d’ôter à personne une parcelle de terrain donné par Sylla, un article de la loi assure et confirme impudemment l’intégrité des propriétés de cette nature ; si je prouve, que Rullus, par sa loi, a si bien ménagé ces possessions odieuses, qu’il est facile de reconnaître dans l’auteur de cette loi, non le défenseur de vos intérêts, mais le gendre de Valgius ; douterez-vous, Romains, que Rullus, en me calomniant près de vous pendant mon absence, se soit moqué de votre vigilance et de la mienne, de ma pénétration et de la vôtre ?

II. Il est un quarantième article de la loi, sur lequel je me suis tu d’abord à dessein, soit pour ne point rouvrir une plaie déjà cicatrisée, soit pour ne point rallumer le feu des discordes civiles, dans les circonstances les plus inopportunes. Et si j’en entame aujourd’hui la discussion, ce n’est pas que je ne sente la nécessité de maintenir avec fermeté l’état de choses actuel, moi surtout qui me suis déclaré pour cette année le défenseur de la tranquillité et de l’union ; mais c’est afin d’enseigner Rullus à garder désormais le silence au moins dans les choses où il doit désirer qu’on se taise sur lui et sur sa conduite. A mon avis, la plus injuste de toutes les lois, comme aussi la moins semblable à une loi, est celle qu’a portée L. Flaccus interroi, au sujet de Sylla, « POUR DÉCLARER LÉGAL TOUT CE QU’AVAIT FAIT CELUI-CI ». Dans les autres États, l’élévation d’un tyran est le signal de l’anéantissement complet des lois : Flaccus porte une loi pour donner un tyran à la république. Cette loi est odieuse, sans doute ; elle a cependant son excuse ; elle paraît être moins la loi du personnage que de la circonstance. Quoi ! si la loi de Rullus osait bien davantage ? Car la loi Valéria et les lois Cornélia ôtent en même temps qu’elles donnent ; elles joignent une injustice atroce à d’impudentes largesses ; mais elles laissent quelque espérance à celui qu’elles ont dépouillé, quelque inquiétude à celui qu’elles enrichissent. Mais voici une des précautions de la loi de Rullus : « DEPUIS, dit-elle, LE CONSULAT DE C. MARIUS ET DE CN. PAPIRIUS. » Comme il est habile à éloigner les soupçons, en nommant surtout les consuls qui furent les plus grands ennemis de Sylla ! S’il eût nommé le dictateur, il eût pensé dévoiler ses propres intrigues, et se rendre odieux. Mais qui de vous a-t-il jugé d’assez lourde mémoire pour avoir oublié que Sylla fut dictateur après ces consuls ? Que dit donc ce tribun, partisan de Marius, qui souffla contre nous la haine, comme si nous étions partisans de Sylla ? « TOUTES LES TERRES, TOUS LES ÉDIFICES, LES LACS, LES ÉTANGS, LES PLACES, LES POSSESSIONS » (il n’a laissé que le ciel et la mer, il a embrassé tout le reste), « QUI DEPUIS LE CONSULAT DE MARIUS ET DE CARBON, ONT ÉTÉ DONNÉS, ASSIGNÉS, VENDUS, CONCÉDÉS. » Par qui, Rullus ? qui est-ce qui a, depuis Marius et Carbon, assigné, donné, concédé, si ce n’est Sylla ? « QUE TOUT CELA SOIT POSSÉDÉ AU MÊME TITRE » À quel titre ? Il porte je ne sais quel désordre dans l’état actuel des choses ; ce tribun trop ardent, trop fougueux, annule les actes de Sylla. AU MÊME TITRE QUE LES BIENS PATRIMONIAUX LES PLUS LEGITIMES. Quoi ! plus légitimement peut-être que les biens de nos pères et de nos aïeux ? Oui, sans doute. Mais la loi Valéria ne le dit point ; les lois Cornélia ne renferment pas cette sanction ; Sylla lui-même ne le demande point. Si ces biens sont tant soi peu légitimes, s’ils ressemblent tant soit peu à une propriété réelle, si l’on peut en espérer une possession durable, le plus effronté de ceux qui en ont reçu s’estimera encore trop heureux. Mais vous, Rullus, que demandez-vous ? que les possesseurs de ces terres en restent possesseurs ? Qui l’empêche ? Qu’ils les possèdent comme les leurs propres ? Mais tels sont les termes de votre loi que, pour votre beau-père, le bien ou le territoire des Hirpins (car il le possède tout entier) vaut mieux que, pour moi, la terre d’Arpinum que j’ai reçue de mon père et de mes aïeux. Car c’est là que vous tendez. Les terres qui sont possédées avec le meilleur droit sont, sans contredit, celles dont la condition est la meilleure. Les terres libres sont possédées avec un meilleur droit que celles qui ne le sont pas : selon votre article, toutes les terres qui ont des servitudes n’en auront plus. Les terres qui n’ont pas de charges jouissent d’une meilleure condition que celles qui en ont : selon votre article, toutes les terres qui ont des charges en seront affranchies, pourvu qu’elles aient été données par Sylla. La condition des terres sans redevances est plus avantageuse que celles des terres qui en payent : je payerai une redevance dans ma terre de Tusculum, pour l’eau de Crabra qui l’arrose, parce que j’ai reçu la terre avec cette servitude ; si elle m’avait été donnée par Sylla, je ne payerais rien, en vertu de la loi de Rullus.

III. Je vois, Romains, que vous êtes également frappés, comme vous devez l’être, et de l’impudence de la loi de Rullus, et de l’impudence de ses discours : de sa loi, parce qu’elle fonde un droit de possession meilleur pour les terres données par Sylla, que pour les propriétés héréditaires ; de ses discours, lorsqu’il ose accuser qui que ce soit de défendre avec trop de chaleur les actes de Sylla. Si Rullus sanctionnait seulement les générosités de Sylla, je me tairais, pourvu qu’il s’en avouât le partisan ; mais il ne se borne pas à les sanctionner, il introduit encore dans sa loi une autre espèce de donations ; et celui qui me fait un crime de défendre les largesses de Sylla, ne se contente pas de les ratifier, il en prépare de nouvelles ; un autre Sylla s’élève parmi nous. Voyez quelles vastes concessions de terres ce censeur rigide prétend faire d’un seul mot. TOUT CE QUI A ÉTÉ DONNÉ, CONFÉRÉ, ACCORDÉ, VENDU. Patience ; je vous entends. Quoi ensuite ? TOUT CE QUI A ÉTÉ POSSÉDÉ. Ainsi, un tribun du peuple a osé dire que toute possession acquise depuis le consulat de Marius et de Carbon est aussi légitime que la propriété privée la plus légitime ? Comment ! même si cette possession est le fruit de la violence, de la fraude, ou si elle n’est que précaire ? Cette loi détruira donc le droit civil, les titres de possession, les ordonnances de préteur ? Ce simple mot de Rullus ne cache pas un projet de peu d’importance ni une fraude innocente. Il est en effet beaucoup de terres confisquées par la loi Cornélia, qui n’ont été ni réparties, ni vendues, et dont quelques individus sont effrontément les maîtres. Ce sont elles que Rullus garantit, qu’il défend, qu’il constitue en propriétés privées ; ces terres que Sylla n’a données à personne, Rullus ne veut pas vous les rendre ; il les assure à jamais à ceux qui les possèdent. Je vous demande pourquoi vous souffririez que l’on vendît les domaines conquis par vos ancêtres en Italie, en Sicile, dans les deux Espagnes, en Macédoine et en Asie, lorsque vous voyez ces biens, qui sont les vôtres, abandonnés par la même loi à ceux qui les ont usurpés ? Déjà vous comprenez que la loi tout entière est faite pour créer un pouvoir despotique en faveur de quelques hommes, et pour confirmer les donations de Sylla. Quant au beau-père de Rullus, c’est un fort honnête homme ; aussi n’est-il pas question maintenant de sa probité, mais de l’impudence de son gendre. En effet, le beau-père eut conserver ce qu’il possède, et il ne fait pas mystère d’être partisan de Sylla.

IV. Mais le gendre, pour avoir ce qu’il n’a pas, veut vous faire sanctionner des possessions douteuses ; et lorsqu’il va encore plus loin que Sylla, lorsque je combats ses prétentions, il m’accuse de défendre les largesses de Sylla. Mon beau-père, dit Rullus, a quelques terres éloignées et désertes ; d’après ma loi, il les vendra autant qu’il le voudra ; il en a d’autres dont la possession est douteuse et sans titre légal, il en jouira au meilleur titre possible ; il en a qui sont de propriété publique, j’en ferai sa propriété privée. Enfin, ces domaines du territoire de Casinum, si riches et si fertiles, qu’il a agrandis au moyen des proscriptions des propriétaires voisins, jusqu’à former de cette multitude de petits héritages un vaste territoire qui s’étend aussi loin que ses regards, il les possède maintenant avec quelque crainte ; il les possédera désormais sans inquiétude.

Et puisque j’ai montré pour quels motifs et pour quelles gens Rullus a proposé sa loi, qu’il vous dise maintenant si, lorsque je la combats, je défends quelque possesseur particulier. Vous vendez, Rullus, la forêt Scantia : elle est la propriété du peuple romain, je m’y oppose. Vous partagez le territoire de Campanie : Romains, ce territoire est à vous ; je ne le souffrirai pas. Je vois ensuite que, par la loi, on proscrit et l’on met en vente les possessions d’Italie, de Sicile, et d’autres provinces. Ce sont encore là, Romains, vos domaines, c’est votre propriété. Je m’y opposerai donc et je l’empêcherai. Je ne souffrirai pas que, sous mon consulat, le peuple romain soit dépossédé de son bien par qui que ce soit, surtout lorsqu’on ne cherche en rien votre intérêt : car, il ne faut pas vous laisser plus longtemps dans l’erreur. Est-il parmi vous un homme, un seul disposé, à la violence, au crime, à l’assassinat ? Non. Eh bien, c’est pour des hommes de cette espèce, croyez-moi, qu’on réserve le territoire de Campanie et l’opulente Capoue : c’est contre vous, contre votre liberté, contre Pompée, qu’on lève une armée : à Rome, on oppose Capoue ; à vous, une troupe d’audacieux aventuriers ; à Pompée, dix généraux. Que les tribuns se présentent, et, puisque sur vos instances, ils m’ont appelé à cette assemblée, qu’ils répondent.


NOTES
SUR LA LOI AGRAIRE.

I. Post eosdem consules. Lucius Cotta et Lucius Torquatus.

Regis Alexandri. Lee savants ne s’accordent pas sur le roi Ptolémée Alexandre dont il s’agit ici ; Justin, liv. XXXIX, parle d’un Ptolémée en ces termes : herede populo romano instituta, decedit. C’est celui-là sans doute dont veut parler Cicéron.

Silva Scantia. Dans la Campanie.

In censorum pascuis invenisti… C’étaient les censeurs qui affermaient les domaines de l’État. Ici le latin dit les pâturages, desquels seuls anciennement l’État tirait un revenu.

II. Attalie, ville de Pamphylie, fondée par le roi Attale ; Olympe, ville de Lycie : ces villes avaient été prises par Publius Servilius.

Flaminimis. Il est nommé par d’autres Flaminius ; il vainquit Philippe, roi de Macédoine ; Paul Émile, vainqueur de Persée, son fils ; Lucius Mummius, qui termina la guerre de Corinthe par la destruction de cette ville.

Carthaginem novam. Dans l’Espagne Bétique ; elle fut fondée par le Carthaginois Adsdrubal, et prise par les deux frères Cneïus et Publius Scipion, qui les premiers firent la guerre en Espagne, et y périrent tous deux ensemble. L’ancienne Carthage fut prise et détruite par le second Africain.

Ad oblatam aliquam religionem. Cicéron ne dit pas quelle était la nature de ce vœu.

Hasta prœconis. Lorsqu’on faisait une vente publique, on plantait une pique, le signe et l’annonce de la vente.

III. Ejus auctionis…. locum. Les places destinées aux enchères publiques étaient dans le forum, et par conséquent plus connues et plus fréquentées que les rues et les carrefours de la ville.

Sulla et Pompeio consulibus. L. Cornélius Sylla et Quintus Pompéius Rufus, consuls, l’an de Rome 665.

Legationes. Le sénat donnait quelquefois une légation libre, legatio libera, à des sénateurs qui se rendaient dans les provinces, soit pour recueillir un héritage, soit pour recouvrer des créances ; mais ils n’avaient aucune autorité à exercer.

IV. Recentore. En Sicile. Ce territoire était du domaine public.

Hiempsal. Roi de Mauritanie ; il avait reçu des Romains des terres en Afrique.

Ex manubiis. On appelait proprement manubiæ, l’argent qui provenait de la partie du butin vendue par le questeur. (Aulu-Gelle, XIII, 23.)

Ex auro coronario. Les habitants des provinces étaient obligés de donner des couronnes d’or aux généraux qui se distinguaient dans leurs fonctions. On leur permit ensuite de donner de l’argent au lieu de couronne. C’est ce que signifie auro coronario.

Faustus. Faustus Sylla, fils du dictateur, accusé déjà devant le préteur Orchinius, de pecuniis residuis.

Quam causam. Cicéron, dans le plaidoyer pour Cluentius, ch. 34, dit que, Faustus Sylla étant accusé par un tribun du peuple, pour l’argent du trésor qu’il avait entre les mains, les juges refusèrent de juger la cause, parce que, disaient-ils, la partie n’était pas égale.

In illa lege. Le tribun Caïus Papirius avait porté une loi qui chassait de Rome tous les étrangers, Gaulois, Espagnols et Grecs ; Glaucippe seul était excepté : on ne sait pas quel était ce Glaucippe, ni la raison de cette exception. Quæ Pompeius adjunxerit. Il faut se rappeler que Pompée faisait encore la guerre dans le Pont.

V. Socer tuus. Il s’appelait Valgius, et il en est beaucoup parlé dans les deux discours suivants. Il s’était enrichi au milieu des proscriptions de Sylla, et avait reçu de nombreuses concessions de la part du dictateur. Tous ceux que Sylla avait ainsi dotés, craignaient à chaque instant qu’on annulât les donations, et ils étaient fort disposés à les aliéner à bas prix. (Clément.)

In Janiculo. Montagne très-voisine de Rome, et qui dominait la ville.

VII. Hannibalem ipsum. On sait assez qu’après la bataille de Cannes, Annibal retira ses troupes à Capoue, et que les délices de cette ville furent pour les Carthaginois ce que la défaite de Cannes avait été pour les Romains.

Stellatem campum. Les terres de Stellate étaient voisines de celles de la Campanie.

Gracchorum largitioni. On connaît les excessives prodigalités des Gracques, pour obtenir la faveur du peuple.

VIII. Quæ a tribuno plebis impediri possit. Quoique les provinces consulaires, en vertu de la loi Sempronia, fussent décernées par le sénat, les tribuns du peuple, malgré la loi, interposaient souvent leur autorité pour faire décerner ou pour empêcher qu’on ne décernât à un consul une province avantageuse.


LIVRE SECOND.

I. Imagines. La dictature, la censure, le consulat, la préture, l’édilité même, donnaient le droit d’images, jus imaginis, le droit d’exposer dans sa maison les portraits de ses aïeux. Les hommes nouveaux, à qui le peuple n’accordait point de dignités, ne pouvaient avoir que leur propre image. Ceux qu’on appelait ignobiles n’avaient pas même ce privilège. (Clément.)

Hominem novum. Le dernier homme nouveau qui avait été fait consul, était C. Célius Caldus ; il y avait de cela trente ans.

II. Aliqua occasione. Tout ce passage est une allusion à Marius, qui avait obtenu son premier consulat à l’occasion de la guerre de Jugurtha, sept ans après sa préture, bien après sa quarante-troisième année, âge requis pour être nomme consul.

Non tabellam. Le peuple inscrivait sur des tablettes de bois le nom du candidat, et les déposait ensuite dans une urne.

V. Tib. et C. Gracchos. Les Gracques avaient devancé Rullus dans les projets de distributions de terres. On sait assez le résultat de leur entreprise, et leur fin malheureuse.

Barbaque majore. Les Romains ne commencèrent à couper leur barbe que depuis Scipion, l’an 454. Rullus, en laissant croître la sienne, affectait la sévérité antique.

VII. Ut populus romanus suffragiis privaretur. Le peuple entier formait trente-cinq tribus, et Rullus n’en demandait que dix-sept, de sorte que la majorité, pour être décemvir, n’eût été que de neuf tribus. Les Gracques proposaient dans leur loi qu’on créât des triumvirs, mais que les trente-cinq tribus prissent part à l’élection.

Pontificis maximi. Le souverain pontife était nommé anciennement par le collège des pontifes ; plus tard, il fut élu par dix-sept tribus, et agréé ensuite par le collège.

Se nobilem esse diceret. Cicéron, dans sa cinquième Philippique, semble reconnaître la noblesse de Rullus. Rullus était noble en effet ; il était de la famille Servilia.

VIII. Licinia est lex, atque altera Aebutia. La loi Licinia ou de Licinius défendait d’avoir égard à l’auteur de la loi ; celle d’Ébutius le défendait à ses collègues, à ses parents, à ses alliés. Licinius et Ébutius étaient tribuns du peuple.

IX. Nullo custode sortitus. Les custodes étaient des surveillants chargés de voir s’il ne se commettait aucune fraude dans le dépouillement des suffrages.

X. Commotos. Le peuple, à ce qu’il paraît, fit entendre quelques applaudissements au nom de Pompée.

Primum lege curiata. Sur tout le reste de ce chapitre, consultez la Constitution de la République romaine, par l’abbé Auger. Des explications sur cette matière exigeraient ici de trop longs développements.

XI. Ceteris patriciis magistratibus. La censure, la préture, le consulat et l’édilité avaient été d’abord des magistratures patriciennes ; mais au temps de Cicéron, les plébéiens pouvaient aussi les obtenir. (Clément.)

XII. Non rem impeditura. Il faut se rappeler ici cet article de la loi : « Si la loi des curies n’est point portée, qu’alors les décemvirs aient les mêmes droits que s’ils avaient été créés suivant la loi la plus favorable ».

Triginta lictores. Les comices par curies ne se tenaient plus depuis longtemps que pour la forme, et dans la personne de trente licteurs.

Pullarios. On appelait pullaires ceux qui gardaient les poulets sacrés.

XIII. Sine provocatione. Pour échapper aux poursuites d’un magistrat, on en appelait au peuple, ou l’on faisait intervenir l’opposition d’un tribun.

XIV. M. Tullius Décula et Cn. Cornélius Dolabella étaient consuls l’an de Rome 672, dix-huit ans avant le consulat de Cicéron.

Post restitutam tribunitiam potestatem. Sylla étant dictateur, l’an 673, avait ôté aux tribuns le droit d’appel, le pouvoir de convoquer le peuple, et de proposer des lois ; il ne leur avait laissé que le droit d’opposition. Pompée, étant consul, rétablit les tribuns dans toutes leurs prérogatives.

Perfugia esse voluerunt. À Rome, cet asile était un bois voisin du mont Tarpéïen.

Hinc lucum ingentem, quem Romulus acer asilum
Rettulit….

Virg., Eneid., liv. 8, vers 342.

À Athènes, c’était le temple de la Pitié.

Mons Gaurus. Dans la Campanie ; il produisait d’excellents vins. — Minturnus, colonie romaine à l’embouchure du fleuve Liris, et Herculanum, aussi dans la Campanie.

XV. Recuperata sit, par suite de la défaite d’Aristonicus. (Voir chap. 43.)

Regnum Bithyniæ. Nicomède, roi de Bithynie, avait légué, par testament, son royaume au peuple romain.

XVI. Mitylène, ville de l’île de Lesbos, tint seule encore, après la défaite de Mithridate. Elle fut prise, et ses murs détruits. — Alexandrie. Il en est parlé dans le Discours premier. Dans les notes de ce discours, il est dit qu’on ne s’accordait pas sur cet Alexandre, roi d’Egypte. (Voir ces notes.)

Philippum, orateur distingué. Il fut consul avec Sextus Julius, l’an de Rome 662.

Qui regnum illud teneat. Quelques-uns pensent qu’il s’agit ici de Ptolémée Aulétès qui, chassé du trône par ses sujets, implora le secours des Romains, et fut rétabli par Gabinius.

XVII. Cotta et Torquatus, consuls deux ans avant Cicéron.

Legationes liberas. (Voir les notes du chap. III, Discours premier.)

XVIII. Biennio ante. Lorsqu’il prononça son discours pour la loi Manilia.

Recenti victoria. Par la victoire de Manius Aquillius, qui avait terminé la guerre des esclaves.

XIX. Phasélis, Olympe, villes de la Lycie.

Agrum Agerensem, etc. Noms de lieux qu’on ne trouve que dans Cicéron, et que les commentateurs supposent avoir été altérés par les copistes.

P. Servilii. Il fut surnommé Isauricus, parce qu’il avait triomphé des Isaures.

Attale, roi de Pergame, avait aidé les Romains dans la guerre contre le faux Philippe (ch. 33), et en avait reçu des terres dans la Chersonèse.

Apionis. Ptolémée Apion, fils naturel de Ptolémée Évergète II, avait reçu pour apanage la Cyrénaïque, qu’il légua aux Romaine en mourant, l’an de Rome 658.

Aliquid moliatur. Quoique forcé d’abandonner ses États, Mithridate rassemblait des troupes pour venir, à l’exemple d’Annibal, faire la guerre aux Romains jusqu’en Italie.

Quorum adhuc penes. Les généraux romains avaient un pouvoir fort étendu sur les pays de conquête. On leur donnait quelquefois dix députés pour régler l’administration. Il paraît que, du temps de Cicéron, ils disposaient seuls de tout, sans le concours de ces députés.

XXI. Propter hominum mullitudinem. Cicéron avait été questeur à Lilybée, en Sicile, et là, il avait acquis l’estime, l’amitié et la reconnaissance des habitants.

XXII. Jubæ regis filios. Ce fils de Juba était Hiempsal, qui régnait en Mauritanie. On voit ici par quelles infâmes complaisances les princes étrangers achetaient la protection des magistrats romains.

Neque in monumento consumptum. Après quelque grande victoire, les généraux romains, avec l’argent du butin, qu’on appelait manubiae, avaient coutume d’élever des monuments qui en rappelaient le souvenir.

XXIV. Luscinos, Calatinos… C. Fabricius Luscinus, qui fut trois fois consul, qui subjugua l’Épire, méprisa l’or de Pyrrhus, et ne s’appropria aucune des dépouilles faites sur les ennemis.

L. Allilius Calatinus, deux fois consul l’an de Rome 496 et l’an 500 ; puis dictateur l’an 505 ; puis encore consul, deux ans après. Il s’empara d’un grand nombre de villes en Sicile. Ce n’est pas lui qui fut surnommé Serranus, mais C. Attilius Regulus qui fut consul l’année suivante, et qui était occupé à ensemencer son champ, lorsque les députés du sénat vinrent lui annoncer son élection. Il ne faut pas confondre ce second Attilius avec le fameux M. Attilius Régulus qui fut consul l’an de Rome 498, et qui le premier porta la guerre en Afrique.

Manlius Acidinus, qui se signala par ses exploits dans l’Espagne citérieure, et entra triomphant dans Rome. — Philippus l’orateur, Caton le Censeur et Lélius, surnommé le Sage ; tous trois distingués par leur rare mérite et par leur vie simple.

XXV. Neratianæ auctionis. Ce Nératius est inconnu. C’était probablement un crieur public dont les affiches étaient rédigées d’une manière ridicule.

XXVI. Atque hoc carmen hic tribunus plebis non vobis, sed sibi intus canit. Métaphore tirée d’un joueur de luth, chez les Grecs, nommé Aspendius. Lorsqu’il touchait les cordes de la main gauche, c’était avec tant de légèreté, qu’il n’était entendu que de lui seul et de ses plus proches voisins. On disait alors de lui intus canit, il chante intérieurement et pour lui seul. Nous avons cru devoir traduire littéralement cette métaphore, qui est claire, et dont la familiarité est ironique.

XXVII. Siponte, ville de la Pouille, près du mont Gargan. — Salapia, ville du même pays, peu éloignée de Siponte : l’air y était fort mauvais.

XXVIII. Ne per Corneliam quidem licet. La loi Cornelia, portée par Sylla, défendait aux soldats envoyés dans des terres de vendre celles qui leur seraient échues. Le territoire de Frénésie fut un de ceux que Sylla fit distribuer à ses soldats. — Cumes et Pouzzoles étaient des villes sur les confins de la Campanie, aux environs desquelles les riches Romains avaient de très-belles maisons de campagne.

XXIX. Romilia tribu. Cette tribu était la première des trente et une tribus de la campagne. — A Suburrana, la première des quatre tribus de la ville, usque ad Arniensem, la dernière des trente et une tribus de la campagne.

Italico bello, ou guerre Sociale qui éclata dans les années 663, 664 et 665 de Rome.

XXX. Princeps senatus. On appelait ainsi celui que les censeurs inscrivaient le premier sur la liste des sénateurs.

XXXII. Corinthi vestigium vix relictum est. Cicéron, dans son traité de Officiis, n’approuve point la destruction de Corinthe. Il est plus réservé en parlant devant le peuple, qui ne pouvait qu’applaudir à cette destruction.

Duo maria. La mer Ionienne et la mer Egée. — L’isthme de Corinthe n’était que de six mille pas.

XXXIII. M. Bruti. M. Brutus porta une loi pour conduire une colonie à Capoue ; on pense que ce fut dans les temps de Marius et de Sylla. Ce Brutus était tribun du peuple, l’an de Rome 670, sous le consulat de Scipion et de Norbanus. Il fut tué dans les guerres civiles par Cn. Pompée. Il avait épousé Servilia, sœur de Caton, et fut le père de M. Junius Brutus, l’un des meurtriers de César.

Capua… capta est. Cicéron ne s’accorde pas ici avec Tite-Live. Ce dernier fait remonter la prise de Capoue à deux années plus haut, sous le consulat de Cn. Fulvius et P. Sulpicius Galba, l’an de Rome 542. (Voyez Tite-Live, liv. XXV, ch. 14.)

Pseudo-Philippo. Le faux Philippe. C’était un aventurier de Mysie, nommé Andriscus, qui se donna pour fils naturel de Persée, et se fit appeler du nom de Philippe. Reconnu roi par les Macédoniens, il vainquit les Romains, mais il fut vaincu à son tour par Métellus le Macédonique, l’an de Rome 607.

Fregellanum, Marsicum. Frégelles, ville d’Italie, s’étant révoltée contre Rome, fut reprise par le préteur Lucius Opimius. — Les Marses, peuple d’Italie, commencèrent la guerre Sociale ; c’est ce qui la fit appeler aussi bellum Marsicum.

XXXIV. Omina illa Bruti. Il est probable que Sylla chassa la colonie établie par Brutus ; que Brutus et ses partisane périrent misérablement.

Cum bacillis. Les décemvirs, dans les colonies, faisaient porter devant eux, non des faisceaux armés de hache, mais simplement des baguettes.

Hostiæ majores. On appelait ainsi le taureau et la génisse.

Patres conscripti. C’est ainsi qu’on appelait à Rome les sénateurs. Les auteurs latins ne s’accordent pas sur la véritable origine de ce nom.

Magios, Blossios, Jubellios, noms des plus anciennes familles de Capoue.

Albana et Siplasia. Deux places publiques de Capoue, célèbres par leurs boutiques de parfumeurs.

Decuriones. Dans les colonies et les municipes, on donnait le nom de décurions aux magistrats qui remplissaient les fonctions de sénateurs.

Vaticanum. Célèbre colline de Rome, et qui a gardé jusqu’ici son nom. — Pupinia, campagne aux portes de la même ville, et qu’on croit être aujourd’hui les environs de la villa Pamphili ou de S. Paolo fuor le muri.

XXXVII. Ne mihi in carcere habitandum sit. Les tribuns avaient droit de faire conduire en prison, même un consul.

Non horrui in hunc locum progredi. Lorsqu’il prononça son discours en faveur de la loi Manilia.

Cum collega. Caius Antonius, son collègue au consulat.


LIVRE TROISIÈME

I. Septem tyrannis. Les sept hommes les plus riches des largesses de Sylla, et que Cicéron appelle tyrans pour les rendre odieux. Turnèbe pense que c’étaient les deux Lucullus, Crassus, Métellus, Hortensius, Philippus, Catulus.

Certo capite legis. Cet article de la loi est le quarantième ; il en va être parlé plus bas.

Valgii genero. Le gendre de Valgius est Rullus lui-même.

II. Valeria lege. Lorsque les consuls Cnéns Papirius Carbo et Caius Marius (le jeune Marius), furent tués, Lucius Valerius Flaccus, créé interroi, porta une loi appelée de son nom Valeria, qui nommait Sylla dictateur perpétuel, et qui ratifiait tous ses actes.

Post eos consules, Syllam dictatorem. Sylla fut dictateur en 673, un an après le consulat du jeune Marius et de Carbon. Rullus voulait donc faire donner une sanction légale aux largesses de Sylla, à ces biens dont la propriété était si précaire et si odieuse, puisque dans toutes les acquisitions qui avaient été faites depuis le consulat de Marius et de Carbon, se trouvaient comprises les donations de Sylla.

Pro aqua Crabra. Nous citerons sur cette fontaine l’intéressante note de M. J. V. Leclerc. « Aqua Crabra, suivant Ernesti, est un aqueduc qui, des environs de Tusculum, conduisait de l’eau dans la capitale ; suivant d’autres, c’est la petite rivière nommée aujourd’hui la Marrana ou la Marranella, qui, partie aussi des environs de Frascati, l’ancien Tusculum, se divise ensuite en deux bras, dont l’un se jette dans le Teverone, et l’autre dans le Tibre. La première opinion est la seule vraisemblable ; elle s’appuie du témoignage de Frontin, de Aqua duct., n. 9, de ce passage du troisième discours contre Rullus, et d’un mot d’une lettre à Tiron, Epist. famil., XXVI, 18 : De Crabra quid agatur, etsi nunc quidem etiam minimum est aquae, tamen velim scire. On voit ici que les propriétaires des maisons de Tusculum payaient une redevance pour que cet aqueduc leur fournit de l’eau toute l’année. »