Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 03

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Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 309-311).



CHAPITRE III.


Rome devint une ville puissante en ruinant les cités voisines, et en admettant facilement les étrangers aux honneurs.


Crescit interea Roma Albæ ruinis. Ceux qui veulent qu’une cité acquière un vaste empire doivent employer toute leur industrie pour la remplir d’habitants : sans une population nombreuse, une cité ne parviendra jamais à s’agrandir. On y parvient de deux manières : par l’affection ou par la force. Par l’affection, en tenant toutes les voies ouvertes aux étrangers qui voudraient y venir habiter, et en leur accordant sûreté, de manière à ce que chacun s’y fixe volontiers. Par la force, en détruisant entièrement les villes voisines, et en forçant leurs habitants à venir habiter dans vos murs. Rome fut tellement fidèle à ce système, que déjà sous son sixième roi elle renfermait dans son sein quatre-vingt mille hommes en état de porter les armes. Les Romains voulaient imiter un habile cultivateur, qui, pour fortifier un jeune plant, et en faire parvenir les fruits à leur maturité, s’empresse d’en tailler les premiers bourgeons, afin que toute la force productive, retenue dans les racines, donne avec le temps des rameaux plus verts et plus féconds.

L’exemple de Sparte et d’Athènes démontre encore combien un pareil moyen est propice et nécessaire pour s’agrandir et former un État puissant. Ces deux républiques, également redoutables par la force de leurs armes, et régies par les lois les plus sages, ne parvinrent cependant jamais au même degré de grandeur que Rome, qui semblait exposée à de plus grands désordres et soumise à des lois moins sagement combinées. On ne peut en donner d’autres raisons que celles que nous avons déjà alléguées. En effet, Rome, pour avoir accru sa population par ce double moyen, parvint à mettre sous les armes jusqu’à deux cent quatre-vingt mille combattants ; tandis qu’Athènes et Sparte n’en purent jamais armer chacune plus de vingt mille.

Ce n’est point parce que Rome était dans un site plus propice que celui de ces deux villes qu’elle obtint un plus heureux résultat, mais c’est seulement parce que sa conduite fut différente. Lycurgue, le fondateur de la république de Sparte, convaincu que rien ne hâterait plus la corruption de ses lois que le mélange de nouveaux habitants, dirigea toutes ses institutions de manière à empêcher les étrangers d’avoir aucune fréquentation avec les citoyens. Outre qu’il leur interdit les mariages, les droits de cité, et ces communications au moyen desquelles les hommes aiment à se rapprocher, il ordonna qu’on ne fit usage dans toute la république que d’une monnaie de cuir, afin d’ôter à qui que ce fût le désir de s’y rendre pour y apporter ses marchandises ou son industrie.

Or, comme toutes les actions des hommes ne sont que des imitations de la nature, il n’est ni possible ni naturel qu’une faible tige soutienne de vastes rameaux. Ainsi une république faible ne peut s’emparer d’une ville ni d’un État plus puissants ou plus étendus qu’elle ; et si la fortune les met entre ses mains, il lui arrive le même sort qu’à cet arbre dont les branches seraient plus fortes que le tronc, et qui, ne se soutenant qu’avec peine, serait renversé par le moindre souffle. C’est le destin que Sparte éprouva lorsque, ayant étendu sa domination sur toutes les villes de la Grèce, elle les vit toutes se soulever contre elle aussitôt que Thèbes se fut soustraite à son joug ; et le tronc resta seul, dépouillé de son branchage. Rome n’avait point à craindre un semblable malheur ; son tronc était assez robuste pour supporter sans peine les plus vastes rameaux.

Cette manière de procéder, jointe à celle dont nous aurons occasion de parler plus bas, fut la source de la grandeur et de la puissance inouïes des Romains. C’est ce que Tite-Live expose en peu de mots, lorsqu’il dit : Crescit interea Roma Albœ ruinis.