Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 35

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 544-546).


CHAPITRE XXXV.


Quels sont les périls auxquels s’exposent ceux qui, les premiers, conseillent une résolution quelconque ; dangers d’autant plus grands qu’elle sort davantage des règles ordinaires.


Il serait trop long et trop difficile d’approfondir ici les dangers auxquels on s’expose en se faisant le moteur d’une entreprise nouvelle qui exige le concours d’un grand nombre de personnes ; combien il est difficile de la diriger et de la conduire à sa fin, et, une fois parvenue à ce terme, de l’y maintenir. Tout en me réservant de traiter cette matière dans un moment plus convenable, je parlerai seulement ici des dangers auxquels s’exposent les citoyens, ou les conseillers d’un prince, en mettant les premiers en avant une résolution sérieuse et importante, de manière à en voir retomber sur eux seuls toutes les conséquences. Les hommes, habitués à juger des événements par les résultats, rejettent sur l’auteur du conseil tout le mal qui en est la suite. Il est vrai que s’il réussit il obtient des louanges ; mais cette récompense est bien loin de balancer les suites funestes auxquelles il s’expose.

Le sultan Sélim, qui règne aujourd’hui sur les Turcs, se préparait, à ce que rapportent des voyageurs revenus de ce pays, à tenter la conquête de la Syrie et de l’Égypte ; le pacha qui commandait en son nom sur les frontières de la Perse l’encouragea à marcher contre le sofi. Persuadé par ce conseil, il s’avança à cette conquête à la tête d’une nombreuse armée ; mais, arrivé dans un pays d’une étendue sans bornes, où se déploient de vastes déserts, et où les eaux sont extrêmement rares, il rencontra les mêmes obstacles qui jadis avaient causé la perte des armées romaines : réduit à ces funestes extrémités, et quoiqu’il eût battu ses ennemis, il perdit la plus grande partie de son armée par la peste et par la famine. Dans son courroux contre l’auteur de ce conseil, il le tua.

Les histoires sont remplies d’exemples de citoyens envoyés en exil pour avoir conseillé des entreprises dont le résultat fut malheureux. Quelques citoyens romains s’étaient mis à la tête de ceux qui voulaient un consul plébéien : le premier qui obtint cette dignité fut battu la première fois qu’il conduisit les armées à la guerre. Ceux qui avaient conseillé cette innovation en auraient sans doute été punis si le parti en faveur duquel elle avait été introduite n’avait pas été aussi puissant.

Il est évident que les hommes placés à la tête des conseils d’une république ou d’un prince se trouvent dans une fâcheuse alternative : s’ils s’abstiennent de conseiller ce qui leur paraît utile au prince ou à la république, ils trahissent leur devoir ; s’ils le conseillent, ils s’exposent à perdre et leur vie et leur état ; les hommes étant tellement aveugles, qu’un conseil, à leurs yeux, n’est bon ou mauvais que par ses résultats.

Quand je réfléchis sur la manière dont on peut se mettre à l’abri d’un tel danger ou d’une pareille honte, il me semble que la voie la plus sûre est de prendre les choses avec modération, de n’en embrasser aucune comme sa propre affaire, de dire son opinion sans passion, de la défendre sans emportement et avec modestie, de manière que si l’État et le prince la suivent, ils le fassent volontairement, et ne paraissent pas y avoir été entraînés par vos importunités. En suivant cette conduite, il serait absurde que le prince ou le peuple vous voulût mal d’un conseil qui aurait réuni toutes les volontés. Il n’y a de dangers que là où votre avis a trouvé de nombreux contradicteurs, qui s’empresseront, si le succès vous trahit, à précipiter votre ruine. Si, en agissant ainsi, vous n’avez pas la gloire qui est le partage de celui qui seul, et malgré l’opposition générale, donne un conseil que le succès couronne, vous y trouvez du moins deux avantages : le premier, de ne redouter aucun péril ; le dernier, de voir que si le conseil que vous avez donné avec modestie est rejeté dans la discussion, pour en adopter un autre dont les suites sont funestes, du moins il en résulte pour vous une très-grande gloire. Et, quoiqu’on ne puisse se réjouir d’obtenir la gloire au détriment de son prince ou de sa patrie, ce n’est cependant pas une chose à dédaigner.

Je ne crois pas qu’il y ait d’autre conseil à donner aux hommes sur ce sujet. En leur disant de se taire et de ne point faire connaître leur opinion, ce serait leur conseiller d’être inutiles à la république et au prince ; et ils n’éviteraient même pas le danger, puisqu’en peu de temps leur conduite deviendrait suspecte, et qu’ils pourraient éprouver le sort des amis de Persée, roi de Macédoine, qui, battu par Paul Émile, et fuyant avec un petit nombre de ses amis, leur rappelait tous les événements qui s’étaient passés. L’un d’entre eux osa reprocher à Persée les nombreuses fautes qu’il avait commises, et qui étaient cause de sa perte. Le roi se retournant alors vers lui : « Traître, lui dit-il, fallait-il attendre pour me parler ainsi de me voir sans ressources ? » Et à ces mots il le tua de sa propre main.

C’est ainsi que ce courtisan fut puni d’avoir gardé le silence quand il devait parler, et d’avoir parlé quand il devait se taire ; et il ne sut point éviter le péril auquel il avait cru échapper en ne donnant pas de conseil. Je pense donc qu’il faut se borner à suivre la marche que j’ai indiquée.