Discussion:La Maison déserte

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Extraits omis[modifier]

Voici le début et la fin de l'histoire, traduits par Émile de La Bédollière :

On s’accorda généralement à dire que les circonstances réelles de la vie étaient souvent plus merveilleuses que ne pouvait les inventer l’imagination la plus vive.

— Je pense, dit Lélio, que l’histoire en donne des preuves convaincantes, et j’ai le plus profond mépris pour les romans appelés historiques. En effet, les auteurs de ces espèces d’ouvrages. dans leurs insipides rêveries, enfantent des détails niais et puérils qu’ils se permettent d’ajouter aux actes de l’éternelle puissance qui régit le monde.

— Il n’est que trop vrai, dit Franz ; des mystères impénétrables nous environnent, et la force avec laquelle ils nous saisissent nous fait reconnaître l’esprit caché qui règle nos destinées.

— Ah ! reprit Lélio, cet esprit dont tu parles ne se dévoile pas à nos yeux ; et si nous sommes condamnés à le chercher inutilement, c’est la conséquence fatale du péché.

— Il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus, dit Franz interrompant son ami ; mais ne crois-tu donc pas qu’il soit donné à plusieurs, comme un sens spécial, de connaître et même de pressentir les merveilles de notre existence ? Pour sortir à propos de cette question ténébreuse, dans laquelle nons pourrions nous égarer, je comparerai les hommes doués d’une semblable pénétration à des chauves-souris. En effet, le célèbre anatomiste Spallanzani avait découvert à ces animaux un sixième sens, qui non-seulement remplaçait au besoin tous les autres, mais encore les réunissait tous à lui seul.

— Oh ! oh ! s’écria Lélio en riant, il est tout simple qu’avec autant de facultés les chauves-souris soient naturellement somnamnbules.

— J’ajouterai rapidement à mes observations, poursuivit Franz, que ce remarquable sixième sens accordé à quelques hommes les met à même de voir le côté excentrique d’une personne, d’un fait ou d’un événement quelconque le coté qui nous parait étonnant, parce que nous ne voyons rien d’analogue dans la vie commune. À nos yeux, qu’est-ce que la vie commune ? C’est un mouvement circulaire dans un cercle étroit, dont nous touchons de toutes parts les limites, et dans lequel nous essayons toutefois de faire des gambades au milieu du tracas monotone des affaires journalières. Eh bien ! je connais quelqu’un qui possède au plus haut degré l’espèce de seconde vue dont je vous ai entretenus. Il lui arrive souvent de s’attacher des journées entières aux pas de gens qui lui sont totalement inconnus, mais qui ont quelque chose d’origiual dans la marche, les habits, le ton ou le regard. Il raconte avec facilité un fait qui ne mérite aucune attention et auquel on n’en accorde aucune, et il sait le rendre intéressant. Il combine et rassemble les choses les plus hétérogènes, et en tire des conséquences auxquelles personne n’avait songé.

— Arrête, arrête, s’écria Lélio : c’est notre Théodore auquel tu fais allusion ; il semble en ce moment avoir en tête quelque idée particulière, et le nez en l’air fixe sur le plafond d’étranges regards.

— En effet, dit Théodore, qui jusqu’alors avait gardé le silence, mes regards doivent ètre étranges, car ils sont empreints du reflet d’une réalité étrange que j’ai présente à l’esprit. C’est une aventure arrivée depuis peu…

— Oh ! raconte-la, raconte-la ! dirent à Théodore ses deux amis.

— Volontiers, reprit Théodore ; mais j’ai besoin de te dire préalablement, mon cher Lélio, qu’en me reconnaissant au portrait d’un homme doué de seconde vue, tu as fort mal choisi ton exemple. Je te dirai aussi que, si tu connais la valeur des synonymes, tu dois savoir la différence qui existe entre étonnant et merveilleux. On appelle étonnant, tout ce qui frappe notre raison, sans qu’elle puisse positvement en déterminer l’essence, et la qualification de merveilleux est donnée à ce que nous considérons comme impossible et incompréhensible, à ce qui est au-dessus des puissances connues de la nature, et semble en dehors de leur cours ordinaire. Tu comprends donc que ces deux expressions sont bien différentes, et qu’il ne faut pas les confondre. Il est certain que l’étonnant est en quelque sorte un rejeton du merveilleux, et que lors même que nous n’apercevons pas la souche qui produit ce rejeton, nous le voyons pousser lui-même et étendre ses branches chargées de feuilles et de fleurs. Dans l’aventure dont je vais entamer le récit, l’étonnant et le merveilleux se mêlent, je crois, bien visiblement.

À ces mots, Théodore tira son portefeuille, où, comme ses amis le savaient, il avait écrit des notes sur ses voyages, et regardant de temps en temps son livret, il raconta l’histoire suivante, que nous n’avons pas jugée indigne d’être communiquée à nos lecteurs.

Ainsi Théodore termina son récit. Ses amis dissertèrent encore longtemps sur son aventure, et convinrent avec lui que l’etonnant et le merveilleux s’y trouvaient étrangement mêlés. Quand ils se séparèrent, Franz prit la main de Théodore, la secoua doucement, et dit avec un mélancolique sourire:

— Bonne nuit, chauve-souris spallanzanique.