Discussion:La physique depuis vingt ans/Le Temps, l’espace et la causalité dans la physique contemporaine

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je le met là en attendant --Le ciel est par dessus le toit Parloir 10 août 2019 à 13:24 (UTC)[répondre]


DISCUSSION


M. Abel REY.

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L’intérêt que présente la communication de M. Langevin me paraît considérable, même — et peut-être surtout — pour ceux qui ne voient pas de rapports étroits entre la recherche scientifique et la recherche philosophique. Nous ne saurions trop le remercier d’avoir consacré tant d’efforts et de peine à venir nous instruire.

Il faut remarquer en effet qu’il ne s’agit pas d’une conception individuelle surgie brusquement dans une pensée hardie, aventureuse, à propos d’expériences ou très restreintes ou plus ou moins vagues. Il ne s’agit pas d’une de ces inductions, qualitatives si je puis dire, qui d’une base fragile s’efforcent de tirer par un effort imaginatif et un raisonnement analogique, des conclusions dont l’ampleur ne saurait dissimuler les lacunes et les hiatus. Il ne s’agit même pas d’une de ces représentations mathématiques, choisies entre beaucoup et auxquelles on en pourrait substituer une infinité d’autres. Certes une théorie physique se rapportant à un ensemble déterminé d’expériences peut toujours sembler le résultat d’une série de choix entre plusieurs hypothèses possibles, et de fait elle est bien le résultat d’un choix de ce genre. Mais sa valeur n’a rien à voir avec ce fait qu’elle est le résultat d’un choix. C’est ce qui a guidé le choix qui détermine sa valeur. Si l’on veut seulement une traduction mathématique élégante des phénomènes, on choisit la plus simple, la plus commode. Et on a le droit de dire qu’il n’y avait d’autres raisons à ce faire que cette commodité — encore que ce cas soit un cas limité qui ne s’est certainement jamais rencontré sous cette forme brutale et naïve dans l’histoire des sciences. Mais ici il en va tout autrement.

Nous avons d’abord une théorie, qui par une marche sensiblement différente, pour des raisons qui ne sont pas identiques, a été conçue par des pensées fort diverses, mais réfléchissant un même ensemble de faits expérimentaux. Les grands résultats qui viennent d’être énoncés ici étaient atteints séparément par Lorentz, Einstein et M. Langevin, et énoncés sous une forme assez différente par Minkowski. Il y a plus. On a été conduit à cette théorie par tout un ensemble énorme de travaux sur l’optique, l’électricité et le magnétisme, travaux qui remontent au moins à Fresnel, et à Faraday. C’est une évolution continue, systématique, j’oserais dire logique, qui nous mène, pour ne citer que les grandes étapes et les vedettes, aux conceptions actuelles par les recherches aussi bien expérimentales que théoriques de Maxwell, Hertz, J.-J. Thomson, etc.

Au point de vue historique il est difficile de trouver une chaîne plus continue, plus rationnelle, dans l’invention et la formation des idées directrices de la physique. Peut-être faudrait-il remonter encore plus haut, faire l’histoire du principe de l’indépendance des mouvements et des actions des forces dont l’actuel principe de relativité est, somme toute, la généralisation. En tout cas la théorie nouvelle englobant l’ancienne mécanique classique, comme une première approximation, sous des conditions restrictives données, faisant prévoir une approximation encore plus grande, à bref délai (je pense aux travaux de Planck sur l’énergie et aux recherches analogues), s’impose évidemment, comme un fait capital dans l’évolution de la connaissance et de la pensée humaines, à la réflexion philosophique.

Mais il est assez clair que, si importante qu’elle paraisse de suite à toute réflexion philosophique, la théorie nouvelle présentera néanmoins un intérêt de valeur bien différente selon l’orientation philosophique elle-même.

Si l’on tend vers une philosophie qui, maîtresse d’une méthode spécifique, radicalement différente des méthodes scientifiques, peut et doit se développer en dehors du domaine de la science et possède un mode de certitude qui lui est propre, il faudra sans doute interpréter les résultats qui viennent de nous être énoncés. Mais on y arrivera toujours certainement par un biais ou un autre, quelle que soit la métaphysique qu’on professe. Nulle part mieux qu’en métaphysique on n’a le droit de dire : il y a une infinité d’interprétations possibles. Tout ce qu’on peut d’ores et déjà affirmer, c’est que dans toutes ces doctrines l’interprétation des conceptions nouvelles donnera à la théorie des formes de l’espace et du temps, un contenu à la fois plus riche et plus précis.

Si au contraire, suivant en cela d’ailleurs, la grande tradition philosophique rationaliste, celle d’Aristote ou de Descartes, voire du positivisme, on croit en des rapports étroits, une continuité ininterrompue en quelque sorte de la science et de la philosophie, si l’on voit dans l’attitude philosophique une transposition de l’attitude scientifique (qui ne fait qu’un avec l’attitude rationnelle) ou une réflexion critique qui accompagne les efforts techniques de la science, la théorie nouvelle de l’électrodynamique doit alors fournir des éléments capitaux à notre conception des choses. Et le travail qui s’impose au philosophe, travail de longue haleine, qu’il est ici impossible même d’esquisser, est de dégager et de préciser ces éléments en vue de cette fin propre. La mise au point des conclusions qu’on peut tirer des théories nouvelles nécessitera vraisemblablement une réflexion de plusieurs années. Combien a-t-il fallu de temps pour effectuer cette mise au point au sujet de Galilée, de Newton, etc. ?

Voici toutefois quelques suggestions hâtives :

L’expression philosophique de relativité, appelle à l’esprit d’une façon presque nécessaire celle de subjectivité. Au contraire la signification du principe physique de relativité est essentiellement objectif. Il exprime grosso modo que l’espace, le temps, le mouvement sont relatifs en fait, aux repères objectifs d’après lesquels on les détermine. Autrement dit mouvement, espace et temps sont fonctions de certaines relations qui dépendent des choses et non de nous ou de notre manière de les concevoir et de les apprécier, de relations de fait, de relations objectives.

Rien, il me semble, ne serait plus opposé à l’esprit de la théorie physique nouvelle, que de croire qu’il s’agit dans la relativité du temps, ou dans celle des dimensions des solides, d’illusions subjectives relatives à nos façons d’apprécier ou de mesurer, sortes d’erreurs de perspective, analogues aux fameuses erreurs des sens dont la philosophie a déduit la théorie de la relativité de la perception extérieure, et même la relativité de la connaissance en général.

C’est tout à fait indépendamment de nous et de nos mesures, bien que cela s’exprime en fin de compte dans nos mesures, que le temps que nous mesurons, que le diamètre solide que nous évaluons, seront en eux-mêmes — et non nous paraîtront — plus grands ou plus courts d’après le mouvement qui entraînera la chose qui dure ou la chose dont nous mesurons le diamètre dans le sens du mouvement. Et cette conclusion ce n’est pas le résultat d’une simple interprétation théorique. C’est, il faut y insister, la solution singulière, unique, à laquelle on est amené logiquement par près d’un siècle de recherches expérimentales. Certes, il y a une interprétation théorique mêlée à ces recherches puisqu’il s’agit d’une théorie physique et de physique mathématique. Mais dans la physique mathématique, ce que la théorie traduit en langage mathématique, ce sont des faits. Or les faits connus jusqu’ici ont acheminé comme vers leur interprétation naturelle à la théorie que M. Langevin a exposée. J’oserais presque dire, pour ma part, que cette interprétation est nécessaire, du moins à ce moment de l’évolution scientifique où nous sommes.

Il ne me semble guère possible à ce propos d’objecter la multiplicité possible des interprétations. C’est vraiment de mauvais aloi. L’histoire des sciences nous montre qu’à toute époque et pour des faits donnés, une famille d’interprétations bien définie s’impose. Et les diverses espèces, dans la famille, ne diffèrent que par des détails, fonction de nos ignorances. On pourrait en dire autant de ces diverses familles à des époques successives. Il est certain que la théorie actuelle sera dépassée à mesure que nos connaissances seront étendues. M. Langevin a fait allusion en finissant à la possibilité prochaine d’un remaniement nouveau plus compréhensif à la fois et plus extensif. Mais que signifient ces remaniements ? L’avènement de la théorie mécaniste a été jadis une nouvelle approxiation des faits. Elle reste valable dans les circonstances générales pour lesquelles et d’après la connaissance desquelles elle a été émise. Bien plus, nous comprenons du point de vue de la théorie de M. Langevin la nécessité en quelque sorte de la mécanique antérieure par rapport aux faits que cette mécanique a interprétés ; et nous la retrouvons pour ces faits, à des différences infinitésimales près, différences qui tiennent aux faits postérieurement découverts. Il en sera de même de la théorie nouvelle. Elle a donc et conservera, je crois, une objectivité certaine, comme la mécanique de Galilée et de Newton a et conserve une objectivité certaine.

S’efforcer de déterminer cette objectivité me paraîtrait d’un grand intérêt philosophique, mais aussi particulièrement difficile.

Il me semble toutefois qu’on a le droit de dire, à première vue que, bien loin de renforcer la relativité au sens philosophique, la relativité subjective des propositions de la physique qui se rapportent au temps à l’espace, au mouvement, elle en éloigne. Le principe dont il s’agit ne signifie-t-il pas qu’on ne peut déceler de l’intérieur d’un système, un mouvement de translation du système, en entendant par système, tout ce qui est mesuré par rapport à des repères considérés comme fixes. Il suit de là que nos mesures d’espace et de temps rapportées à ces repères, ont une valeur absolue, et ne peuvent être altérées par les mouvements d’ensemble qui se superposent au système de l’extérieur. Le mouvement de translation, indécelable à nos actuels moyens expérimentaux et qui emporte notre système n’affecte en rien pour nous les mesures de l’espace, du temps, des mouvements, intérieures à ce système. Il ne l’affecterait que pour un observateur extérieur au système et qui serait animé d’un mouvement différent. De sorte que le principe de relativité, loin d’affecter nos résultats d’un coefficient inévitable d’erreur de perspective, nous permet de les considérer comme absolus, en les rendant indépendants, pour tout observateur lié au système dans lesquels ces résultats sont obtenus, de ce qui peut affecter ce système de l’extérieur. Il nous permet d’ailleurs d’évaluer rigoureusement pour tous les cas où l’on considère un système de l’extérieur, les variations nécessaires qui doivent résulter des circonstances particulières à chaque cas. C’est ce qu’exprime l’existence du groupe de transformation. Jamais donc, peut-on dire, la physique ne semble toucher l’absolu d’aussi près que lorsqu’elle formule son principe de relativité.

Une troisième remarque semble encore pouvoir être suggérée. Les théories nouvelles attirent notre attention sur l’espace et le temps. La tradition d’Aristote, de Descartes, de Leibniz et de Kant poussait le parallélisme entre ces deux catégories aussi loin qu’il était possible. Tout le monde connaît la théorie originale que M. Bergson a édifiée sur le renversement de cette conception et la valeur toute nouvelle que le temps prend par rapport à l’espace. Il semble que les théories nouvelles aient poussé plus loin que jamais elle ne l’avait été la notion du parallélisme entre l’espace et le temps. S’élevant au-dessus du point de vue du sens commun qui conçoit l’espace absolu comme le temps absolu, je crois que la science nous achemine de plus en plus vers la notion d’espaces et de temps, fonctions de relations données et eux-mêmes simples relations, entre des réalités qui sont leurs supports réels. Par suite nous pouvons concevoir des déterminations multiples, des espaces et des temps multiples. Et ce qui déterminerait les espaces comme les temps, ce serait les mouvements. Le mouvement, je crois bien, devrait être posé comme une notion logiquement antérieure à celle d’espace et de temps. Et ces dernières résulteraient dans une certaine mesure de l’analyse de la première.

Certes M. Bergson a le droit dans son système de ne voir là qu’un nouvel effort de la science pour spatialiser le temps et qu’une formule ne réussissant que dans le monde matériel. Mais en considérant, avec M. Bergson d’ailleurs, la science comme le résultat d’une adaptation nécessaire de la pensée et du réel, on peut répugner à voir dans l’Univers, comme dans la connaissance, des plans irréductibles. Le point de départ de toute méthode de connaissance du réel peut alors être cherché, doit même être cherché, dans les résultats scientifiques. Car ceux-ci ont bien l’air d’être, dans leur domaine et sous certaines conditions, comme des approximations successives de la réalité. Ne seraient-ils pas l’épuration continue des notions très grossières, des adaptations primitives très restreintes et fort lointaines, partant pleines d’insuccès, du sens commun et de l’instinct ?

La conclusion que je ne puis ici qu’entrevoir c’est que l’espace et le temps sont moins les enveloppes générales des réalités physiques, des cadres dans lesquels celles-ci se situent et s’écoulent, que des déterminations dépendant de ces réalités mêmes, des fonctions de ces réalités. C’est encore que si nous voulons nous figurer aussi objectivement que possible l’espace et le temps il faut éviter de chercher à les calquer sur les notions du sens commun, ou du sens intime, et de considérer toute autre façon de les concevoir comme des artifices subjectifs. Le temps et l’espace du sens commun me semblent analogues au ciel et au mouvement des astres du sens commun. Ce sont eux qui sont des artifices subjectifs très primitifs. Et nous devons à la science de les rectifier sans cesse pour s’approcher à mesure plus près de l’objectivité et du réel, pour proposer à la réflexion philosophique, à l’intuition philosophique, des points d’appui plus solides et des suggestions nouvelles. « L’expérience scientifique » peut être partielle, incomplète ; elle est quand même de l’expérience ; elle doit avoir sa place dans « l’expérience totale ».

À un autre point de vue, qui est d’ailleurs intimement lié à celui-ci, la théorie me paraît encore d’un très haut intérêt : ce point de vue c’est celui où l’on se place quand on cherche à approfondir par une étude historique qui devient nécessairement par cela même une étude critique, la façon dont nous entrons en contact avec le réel, la méthode ou les méthodes qui constituent dans sa nature intime la structure et les démarches de notre pensée à la recherche de la vérité.

Mais si nous nous plaçons à ces deux points de vue, il n’est que trop évident aussi que ce qui peut et doit nous intéresser aujourd’hui, ce ne sont pas les réflexions que peuvent suggérer aux philosophes après une trop courte étude, les résultats qui viennent d’être exposés. Ce sont au contraire les réflexions qu’ils peuvent suggérer aux hommes de science qui se trouvent ici. La science soumet elle-même ses concepts à une critique interne qui est et doit rester toujours et partout le point de départ de la véritable critique. C’est cette critique constamment en éveil, (car une théorie scientifique est toujours une théorie ouverte), qui nous intéresserait et par la lumière qu’elle jetterait sur certains points, et par l’appréciation qu’elle permettrait, dans une certaine mesure, de la valeur des efforts dont M. Langevin vient de donner un si remarquable aperçu.


M. Jean PERRIN. — Il est remarquable qu’un retour à l’hypothèse de l’émission, en admettant que les particules lumineuses sont émises par chaque source avec une même vitesse par rapport à elle dans toutes les directions expliquerait, dans les conceptions de la Mécanique classique, le résultat négatif de l’expérience de Michelson et Morley quel que soit le mouvement d’ensemble du système. D’autre part les physiciens, en développant la théorie des ondulations au point de vue du principe de relativité, sont amenés à conclure que la lumière est inerte et probablement pesante. N’est-ce pas un retour vers l’ancienne théorie de l’émission ?


M. Paul LANGEVIN. — Tout d’abord la théorie de l’émission sous sa forme ancienne compatible avec la mécanique s’est montrée impuissante à expliquer les phénomènes les plus simples de l’optique en particulier la réfraction et les interférences utilisées dans l’expérience même de Michelson et Morley. Elle a dû être abandonnée depuis l’expérience cruciale de Foucault sur la vitesse de la lumière dans les milieux réfringents. S’il est vrai que par un singulier retour le principe de relativité conduise à reconnaître à la lumière des propriétés analogues à l’inertie et même à la pesanteur, une théorie de l’émission qui représenterait ces faits devrait être singulièrement différente de la théorie ancienne et devrait, pour tenir compte de la nature commune des phénomènes optiques et électromagnétiques expliquer aussi ces derniers phénomènes ; et comme ceux-ci paraissent exactement régis par les équations des Maxwell, la nouvelle théorie devrait correspondre à l’espace et au temps dont les transformations conservent leur forme à ces équations, c’est-à-dire à l’espace et au temps du groupe de Lorentz. Il est d’ailleurs bien difficile de discuter une théorie non encore formulée.


M. MILHAUD. — Je me demande si les conceptions qu’on vient de nous présenter sont vraiment exigées par les faits expérimentaux, si, au contraire, elles ne reposent pas sur une base quelque peu fragile. En somme, si j’ai bien compris, il y a là une interprétation curieuse de l’insuccès de quelques expériences, toutes analogues d’ailleurs : On a cherché à mettre en évidence le mouvement de la terre par rapport à l’éther, et on a constaté que l’on n’y réussissait pas, du moins en essayant de sauver à la fois l’hypothèse électro-magnétîique et les notions courantes de la mécanique sur la vitesse, l’espace et le temps. C’est bien simple, a-t-on dit alors : osons renoncer à nos vieux préjugés et admettons que la vitesse de la lumière soit un absolu, c’est-à-dire qu’elle reste invariable pour toutes les directions et pour tous les observateurs, quelle que soit leur vitesse propre. De ce postulat ont découlé aussitôt les conséquences qu’a exposées M. Langevin sur l’espace et le temps. Mais cette tentative d’interprétation du résultat négatif de quelques expériences n’est certainement pas la seule possible ; nous nous doutons bien qu’il doit pouvoir s’en présenter une infinité d’autres, qui postuleraient tel ou tel changement sur quelqu’un des éléments dont l’ensemble a été supposé intangible dans l’hypothèse électro-magnétique. Cette hypothèse certes rend trop de services pour ne pas exprimer à sa manière une part appréciable de réalité et de vérité, mais tout de même, nous sommes tous convaincus qu’elle n’est pas adéquate à la réalité totale, et qu’il est dans sa destinée de se transformer un jour elle aussi au moins partiellement : ce jour-là, peut-être, le postulat de la vitesse absolue de la lumière et les conceptions nouvelles sur l’espace et le temps auront vécu…


M. LANGEVIN. — Je ne vois pourtant rien d’arbitraire à tirer des expériences nouvelles, ce résultat bien simple et bien évident et qui traduit immédiatement toute une collection de faits d’expérience, à savoir que la lumière se propage dans toutes les directions et pour tous les observateurs avec la même vitesse. — Or ceci admis, la transformation de la notion de temps s’impose.


M. MILHAUD. — Peut-être si on admet l’hypothèse électro-magnétique, si on accepte telles quelles les équations de l’électro-magnétisme pour interpréter, à partir d’elles, et sans y rien changer, des expériences nouvelles.


M. LANGEVIN. — Il suffit d’admettre la théorie des ondulations qui se déduit d’ailleurs de la théorie électromagnétique. Qu’il y ait dans ces raisonnements une part d’interprétation, sans doute. Pourtant les notions qui interviennent, notion de propagation, de vitesse uniforme de propagation, n’ont rien que de très simple. Et surtout je ne vois pas que nous supposions grand chose d’électro-magnétique pour lire ces expériences. Pour aboutir aux conclusions concernant l’espace et le temps, il suffit, comme je l’ai montré, d’admettre, conformément à la théorie des ondulations, l’existence d’une vitesse de propagation indépendante du mouvement de la source.


M. MILHAUD — Je ne méconnais pas l’intérêt de ces conceptions : elles forment un système plus complet, plus riche, plus symétrique que celles que traduisaient les équations de la mécanique ordinaire, ce qui, dans certaines mesures, semble justifier l’assertion que celles-ci n’étaient qu’une approximation des équations de l’électro-magnétisme. Mais n’y a-t-il pas là quelque chose de trop artificiel ? Sans parler au nom d’un système philosophique ou métaphysique quelconque, ne peut-on dire que ces notions nouvelles choquent par trop le sens commun ? Pouvons-nous vraiment renoncer au caractère absolu, par exemple, de la simultanéité ou de l’irréversibilité de deux événements dans le temps ? L’ordre dans lequel m’apparaissait un fait dont je me souviens et un fait actuel pourrait être renversé à la rigueur pour un observateur placé dans certaines conditions ?… Chose curieuse, cet absolu, qui me semble si naturellement impliqué dans notre idée du temps, M. Langevin l’en retire volontiers, mais pour le transporter à la relation de cause et d’effet. Je serais disposé plutôt à faire l’inverse. L’antériorité nécessaire de la cause ne me semble s’imposer que parce que nous projetons dans le temps la cause et l’effet ; abstraction faite du temps, l’effet peut en certains sens avoir une antériorité par rapport à la cause, comme dans le simple cas de finalité.

Bref, sans vouloir assurément que le sens commun suffise à faire rejeter une théorie scientifique quelle qu’elle soit, je me demande si du moins les conceptions nouvelles ne sont pas trop choquantes pour que nous nous contentions de les faire reposer sur le résultat négatif de quelques expériences. Je sais bien que M. Langevin s’est efforcé de les confirmer par un autre argument. Une fois énoncé le postulat de la vitesse absolue de la lumière, et établi par là l’ensemble des conséquences relatives au temps et à l’espace, on est revenu aux équations de l’électro-magnétisme, et on a constaté, ce dont ni Maxwell ni Lorentz n’avaient eu conscience en les établissant, qu’elles étaient justement compatibles avec le postulat nouveau. Mais y a-t-il lieu d’être surpris de cet accord, si l’on n’a eu recours au postulat nouveau que pour sauver intégralement l’hypothèse électro-magnétique ? Si l’effort pour interpréter l’insuccès de l’expérience a été guidé par le désir de conserver tous les éléments que traduisent les équations de l’électro-magnétisme ?

Telles sont les remarques que je voulais soumettre à M. Langevin ; je m’empresse d’ajouter d’ailleurs que, très peu au courant des travaux de Lorentz et d’Einstein, il se peut très bien que je n’aie pas tout compris dans l’exposé si intéressant qu’il nous a fait, et dont je lui suis pour ma part très reconnaissant.


M. LANGEVIN. — Je ne suis pas sensible à l’argument de M. Milhaud en faveur de la signification absolue du temps. L’exemple qu’il a pris, l’impossibilité pour moi de concevoir qu’une chose vue hier puisse ne pas précéder mes souvenirs ou mes perceptions d’aujourd’hui se trouve dénué de force probante, précisément parce que dans la théorie nouvelle du temps l’ordre de succession de tels phénomènes (j’entends des phénomènes qui se trouvent sur une même ligne d’univers, ou encore, ce qui revient au même, qui se passent pour moi en un même point, tout proche de moi) l’ordre de succession de tels phénomènes reste en effet absolument irréversible. L’interversion n’est concevable et n’est possible que pour deux événements tellement éloignés dans l’espace que leur distance soit supérieure à l’espace parcouru par la lumière durant leur intervalle temporel. Dès lors, comment décider de la possibilité ou de l’impossibilité d’une telle interversion, en recourant à des événements courants, à des événements de notre propre existence ! Et c’est précisément parce que jusqu’à présent on s’en est tenu à des déterminations du temps, conformes à ce que nous appréhendons dans notre propre expérience, dans notre expérience restreinte, d’homme individuel, qu’on se heurte aux difficultés que j’ai dites, quand on a affaire à des phénomènes aussi différents de ceux qui nous sont habituels. Bref notre expérience personnelle humaine est impuissante à trancher la question, et une interversion dans le temps est parfaitement admissible et, je crois, nécessaire à admettre dès qu’on s’aventure au delà des données de notre vie courante.

Il serait tout à fait inexact de penser que les conceptions nouvelles n’ont été introduites que pour sauver les équations de l’électro-magnétisme, et qu’il est par suite tout naturel de les trouver en accord avec ces équations.

Le résultat immédiat de l’expérience, de Michelson et Morley est que, pour des observateurs liés à une source lumineuse en mouvement uniforme quelconque, la lumière émise par celle-ci se propage avec la même vitesse dans toutes les directions. C’est là l’énoncé d’un fait sans aucune interprétation. Il pourrait être concilié avec le groupe de la mécanique, avec les notions usuelles d’espace et de temps à condition de revenir à la théorie optique de l’émission. J’ai rappelé tout à l’heure que cela est impossible pour des raisons d’ordre expérimental à moins qu’on ne modifie profondément cette théorie. Walther Ritz l’a tenté sans succès.

Ne pouvant accepter que la théorie des ondulations d’après laquelle la lumière une fois émise se propage de manière indépendante du mouvement de la source, nous sommes nécessairement conduits aux conséquences que j’ai développées pour l’espace et le temps optiques, c’est-à-dire mesurés au moyen de signaux lumineux.

Le fait remarquable que j’ai souligné est que, les équations de l’électro-magnétisme admettant le groupe de transformation de Lorentz ainsi déduit de l’optique, il en résulte que les procédés électro-magnétiques de mesure du temps ou de l’espace seront toujours d’accord avec les procédés optiques. Ceci n’était rien moins qu’évident a priori.

La même idée peut se mettre encore sous une autre forme : le fait que les expériences optiques d’une part, et les expériences purement électro-statiques destinées à mettre en évidence le mouvement de la Terre d’autre part, ont toutes donné des résultats négatifs, peut être considéré comme apportant une confirmation nouvelle à la théorie électro-magnétique de la lumière, comme établissant une nouvelle analogie entre les phénomènes optiques et électriques. Loin de mettre en danger la théorie électro-magnétique, ce fait la confirme avec une précision non encore atteinte et lui donne une solidité suffisante pour imposer à l’espace et au temps la forme qui lui convient.

Nous pouvons affirmer en toute rigueur, comme conséquence des faits expérimentaux, que les mesures d’espace et de temps faites par des procédés optiques ou électro-magnétiques ne peuvent nous fournir que des données conformes au groupe de Lorentz. Les autres procédés de mesure étant infiniment plus grossiers, tels ceux fournis par la mécanique, nous n’avons en fait d’autre espace ni d’autre temps à notre disposition. Le principe de relativité consiste à admettre que même si ces autres moyens (mécaniques, biologiques, etc.), pouvaient être amenés à un degré de précision comparable aux premiers, ils nous fourniraient encore les mêmes mesures. C’est évidemment là l’hypothèse la plus simple car elle revient à dire que les équations de tous les phénomènes admettent un seul et même groupe de transformation, celui de Lorentz. Si nous voulions conserver en même temps celui de Galilée pour la mécanique ou la biologie, il nous faudrait faire intervenir à la fois deux mesures du temps, dont une seule d’ailleurs pourrait être atteinte expérimentalement, celle qui implique les conséquences que j’ai développées. Je ne vois pas quel intérêt nous aurions à conserver l’autre qui ne correspondrait à rien dans la réalité et aurait pour but, réellement cette fois, de sauver des conceptions périmées.


M. Edouard LE ROY. — Je voudrais appeler l’attention sur un point qui me semble important.

Voici écrites, je suppose, les équations de la mécanique, relativement à un certain système d’axes. Elles admettent un groupe de transformation qui fait qu’elles reparaissent avec la même forme quand on passe de ce système de référence à un second système en translation rectiligne et uniforme par rapport au premier. Adoptons maintenant les idées qui se traduisent par l’existence du groupe électro-magnétique. Alors les équations de la mécanique ne se conservent plus rigoureusement. Mais elles se reproduisent à peu près, si bien qu’il reste la ressource de les considérer comme une première approximation valable pour les faibles vitesses. Il y a en somme une sorte de continuité dans leurs changements de propriétés.

Tout autre est le cas des équations électro-magnétiques. Ici l’existence d’ondes avec vitesse de propagation définie tient à la forme fonctionnelle des équations. Elle s’évanouit tout à fait, si peu que soit altérée cette forme. Impossible donc de prendre les équations en cause à titre de première approximation seulement, comme ci-dessus. C’est une circonstance analogue à celle de mesures approchées qui donnent cependant un résultat exact parce qu’on sait d’avance que ce résultat doit être un nombre entier. Bref, la disparité de situation est radicale entre la mécanique et l’électro-magnétique.


M. LANGEVIN. — Les remarques de Le Roy sont importantes. Nous nous trouvons ici en présence de deux interprétations différentes des phénomènes. Il y a désaccord entre ces deux conceptions. Mais la synthèse électro-magnétique réalise précisément un progrès sur l’explication mécanique. C’est ce que j’exprimais à Bologne en parlant d’adaptation progressive. Nous avons besoin d’adapter nos représentations aux nouveaux faits : c’est indispensable pour des raisons de logique et de symétrie. Nous prévoyons dès maintenant une troisième approximation qui paraît aussi compatible avec le principe de relativité.


M. LE ROY. — On pourrait se dire que le principe de relativité n’est peut-être pas intangible. On pourrait se demander si les résultats négatifs des expériences à son sujet ne proviennent pas de ce qu’on n’a pu opérer que sur des vitesses trop faibles. Il y a certainement quelque chose à chercher de ce côté. Toutefois il ne faut pas oublier que le principe se vérifie pour des changements de vitesse d’une soixantaine de kilomètres par seconde qui correspondent aux diverses positions de la Terre sur son orbite. Et cela n’est pas sans signification, étant donnée surtout la remarque que je faisais tout à l’heure.


M. Emile BOREL. — Jusqu’à présent, on n’a pas pu réaliser expérimentalement des vitesses suffisantes pour nous apprendre si le principe de relativité s’impose en toute rigueur à la mécanique des corps solides. De ce chef, par conséquent, aucune difficulté.

Mais on peut faire à M. Milhaud une réponse générale. Dès que, pour un vaste ensemble de phénomènes, on est arrivé, par un procédé quelconque, à un seul et unique système d’équations satisfaisantes, ce peut être une distraction pour le mathématicien que d’en chercher un autre équivalent : l’important sera toujours qu’on ait pu en obtenir un, quel qu’il soit.


M. LE ROY. — Je ne trouve pas qu’il y ait là une réponse véritable à M. Milhaud. L’expérience, nous dit-il, rend manifeste la nécessité de certains changements dans nos théories. Mais elle ne nous dit pas sur quel point précis doit porter le remaniement. À nous de choisir. Sans doute il y a des choix arbitraires, bien que logiquement légitimes, que nul ne fera, ne fût-ce que pour ne pas heurter des habitudes d’esprit. Cela réduit le nombre des changements entre lesquels on peut hésiter. Mais il ne s’ensuit pas qu’on n’ait qu’à opter entre des systèmes totalement hétérogènes, qui seraient comme deux systématisations mathématiques différentes des mêmes faits. La nécessité de choisir n’apparaît pas seulement au début du travail, une fois pour toutes. Chaque moment de l’expérience est un point de ramification, d’où partent de multiples embranchements théoriques.


M. LANGEVIN. — C’est là l’affaire des mathématiciens. La théorie qui a pu résister à l’examen des mathématiciens en acquiert une nouvelle force par cela même.


M. LE ROY. — Permettez-moi d’exprimer une impression dont je ne puis me défendre. J’ai lu attentivement l’article de M. Langevin dans la Revue ; je viens d’écouter non moins attentivement ses explications d’aujourd’hui. Eh bien ! Il me semble — est-ce illusion ? — qu’il parle presque toujours un langage de temps et d’espace absolus. On dirait qu’il sous-entend un ordre vrai de succession entre les phénomènes…


M. LANGEVIN. — Un ordre propre à chaque groupe d’observateurs.


M. LE ROY. — Là est la question. Je voudrais la voir posée rigoureusement en termes de temps et d’espace relatifs. Dans le schème d’expérience que vous nous avez présenté, vous paraissez quelquefois sous-entendre aux deux systèmes de référence un système absolue qui serait l’éther…


M. LANGEVIN. — J’ai soin de dire pour chaque raisonnement par quels observateurs je le suppose fait. Je dis par exemple que des observateurs O voient simultanés deux événements qui sont vus successifs par d’autres observateurs O'.


M. LE ROY. — Soit. Les premiers observateurs voient simultanés les signaux lumineux et se disent que les seconds observateurs ne doivent point les voir tels. En quelle mesure y a-t-il là autre chose que la théorie, faite du point de vue des premiers observateurs, d’une illusion inévitable des seconds ?


M. LANGEVIN. — Il ne saurait être question ici d’illusion. Chaque groupe d’observateurs a son système de mesures aussi légitime que celui des autres, mais il n’est pas interdit à un groupe de raisonner en se plaçant au point de vue d’un autre. C’est seulement par des raisonnements de ce genre qu’on peut comprendre la signification du principe de relativité.


M. Léon BRUNSCHVICG. — Je remercie M. Langevin du soin qu’il a mis à répondre dans son exposé aux questions que je lui avais posées, et je crois, comme il me disait, qu’à quelques différences de langage près, nous étions d’accord. Je voudrais seulement lui demander de préciser la difficulté sur laquelle il invite les philosophes à réfléchir. Dans ma pensée cette difficulté se présente sous la forme suivante. La mécanique classique avait réussi à satisfaire à la notion commune du temps, parce qu’elle fournissait une mesure unique et objective du temps. La physique nouvelle est partie de cette unité objective, qui est impliquée dans la notion de vitesse de la lumière, et elle a été conduite par une interprétation (qui n’est peut-être pas l’interprétation nécessaire, mais qui est en tout cas une interprétation rationnelle des expériences) à briser l’unité objective du temps mesuré suivant la théorie classique. Vous obtenez alors (je ne sais si vous accepterez le mot) une multiplicité subjective de systèmes de mesure, et vous cherchez alors comment revenir à l’unité objective. Bref, la difficulté serait celle-ci : vous avez donné à divers groupes d’observateurs des horloges montées d’une façon identique, et quand ces groupes sont en mouvement les uns par rapport aux autres, il est impossible que l’accord continue.


M. LANGEVIN. — La notion de vitesse de la lumière n’implique l’unité des temps que pour des observateurs immobiles les uns par rapport aux autres, appartenant à un même groupe. Les nouvelles conceptions conservent cela. Mais les divergences apparaissent quand on compare les temps de deux groupes en mouvement l’un par rapport à l’autre. La lumière ne peut, conformément aux faits, se propager pour tous les groupes avec la même vitesse dans toutes les directions, sans nous obliger à admettre la relativité du temps. La divergence se manifeste en particulier quand deux horloges sont liées, l’une à un système en translation uniforme qu’on peut considérer comme immobile et l’autre à un système en mouvement varié qui s’écarte du premier puis y revient. Des deux horloges l’une a vieilli plus que l’autre, celle qui reste ; si les deux horloges ont été réglées ensemble, l’une avancera sur l’autre après le mouvement. Mais nous sommes nous-mêmes des horloges. Si la vie d’un homme représente 30000 rotations de l’horloge, il en sera toujours de même quels que soient la position et le mouvement de l’individu. Nous manquons sans doute là-dessus d’expériences biologiques ; mais nous avons par contre des expériences magnétiques, optiques, mécaniques.


M. BRUNSCHVICG. — Ici la question devient plus intéressante encore ; mais je crois qu’elle dépasse la portée de l’expérience initiale. Il faudrait établir qu’au mouvement de l’horloge est liée la vie de l’horloger, que les phénomènes biologiques ou psychologiques sont sous la dépendance des phénomènes physiques qui servent à la mesure du temps. Dans ce cas, vous auriez en effet remanié, non plus le système de la mesure du temps, mais la conception même que le sens commun se fait du temps.


M. LANGEVIN. — Il y a divers aspects de la notion commune de temps ; nous ne prétendons pas les modifier tous. Mais quand il s’agit de comparer deux systèmes il y a modification. Le sens absolu de la simultanéité ne paraît pas impliqué dans notre point de départ. Nous n’empruntons à la notion usuelle du temps qu’un aspect particulier, celui du temps propre, mais il semble bien probable que les phénomènes biologiques et psychologiques se comportent comme les phénomènes physico-chimiques auxquels ils sont liés et que les conséquences auxquelles nous aboutissons pour la mesure physique du temps doivent s’étendre à toute la conception commune du temps.


M. BRUNSCHVICG. — C’est ce qui fait bien la difficulté : vous ne substituez pas à la notion commune des temps la notion nouvelle du temps propre, vous les gardez toutes les deux. Vous n’êtes pas seulement un des horlogers liés à l’horloge, vous êtes fabricant d’horloges, c’est-à-dire que vous voudriez dominer les groupes divers d’observateurs, incapables d’accorder leurs montres, au lieu de vous confondre avec l’un d’eux. La question posée par les expériences sur la constance de la vitesse de la lumière est celle-ci : peut-on refaire, en partant des temps propres, l’unité du temps ?


M. LANGEVIN. — Je ne crois pas qu’il y ait lieu de chercher à refaire l’unité des temps ; il y a seulement à comprendre comment et pourquoi l’intervalle de temps entre deux mêmes événements peut être mesuré de manières différentes par diverses horloges, également bien réglées, mais en mouvement les unes par rapport aux autres. L’unité se retrouve, non plus dans la notion de temps, mais dans la notion plus haute d’Univers, indépendante de tout système particulier de référence et dont le temps n’est qu’un aspect relatif, variable avec le mouvement de l’observateur, comme la perspective d’une même figure de l’espace n’est qu’un aspect relatif de cette figure, variable avec la position de l’observateur. De même que les hommes ont pu passer, de l’ensemble variable des perspectives qui leur sont immédiatement données, à la notion d’une figure géométrique ayant une existence objective indépendante de leur position par rapport à elle, nous devons conclure aujourd’hui à l’existence d’une réalité nouvelle, l’Univers, dont l’espace et le temps particuliers à un groupe donné d’observateurs ne constituent que des perspectives, plus immédiatement données, mais relatives et variables avec le mouvement du système d’observation.

Remarquons d’ailleurs que le principe de relativité affirme seulement l’impossibilité de mettre en évidence par des expériences intérieures à un système le mouvement de translation uniforme, la vitesse. Il n’en est pas de même du changement de vitesse, de l’accélération, sauf peut-être de celui qui est produit directement sur toutes les portions du système par un champ uniforme de gravitation.


M. LE ROY. — Qu’il soit possible de mettre en évidence les changements de vitesse d’un système par des expériences intérieures à ce système, on en peut donner un exemple très simple. Voici un wagon en mouvement et, dans ce wagon, un observateur portant un vase plein d’eau. Que le wagon s’arrête brusquement : toute l’eau se répandra.


M. BOREL. — Il y aurait sans doute intérêt à obtenir une exposition de la mécanique ou de la physique tout à fait indépendante des locutions de temps et d’espace absolus. Mais une telle exposition ne saurait être réalisée immédiatement, et on ne peut même que la pressentir comme une limite, car il est impossible à l’homme de parler sans partir du langage du sens commun. Un effort considérable est toujours nécessaire avant d’arriver à une exposition indépendante de toute hypothèse inutile.


M. LE ROY. — Que ce soit difficile et qu’il ne faille pas commencer ainsi avec les élèves, je l’accorde. Encore est-il qu’il est possible aujourd’hui d’exposer les principes de la mécanique en langage de temps et d’espace strictement relatifs.


M. DARLU. — Je ne prétends pas apporter ici une objection, mais je voudrais signaler une difficulté qui m’embarrasse et m’empêche de concevoir la portée philosophique de ces considérations scientifiques. On nous parle de deux groupes d’observateurs qui mesurent, chacun de son côté, la durée d’une série de mouvements. Il y a nécessairement un tiers, un savant, si l’on veut, qui s’assure qu’il s’agit de la même suite de mouvements et qui, rapprochant les deux mesures, trouve qu’elles donnent des temps différents. Ce tiers a donc dans son esprit une notion déterminée du mouvement, une notion déterminée du temps qu’il applique également aux deux expériences. Les expériences diffèrent, mais en quoi sa notion du temps est-elle changée ? Par l’hypothèse même, elle est la même puisqu’elle lui permet de rapprocher, de comparer les deux expériences, d’en énoncer le résultat. La différence est dans les faits, dans les expériences. Il lui appartient de chercher si l’une est plus vraie ou plus illusoire que l’autre. Les vérités les plus opposées s’accordent fort bien quand elles ne sont que relatives. Il est vrai, relativement, que le soleil se lève et se couche ; il est vrai, sous un autre rapport, qu’il est immobile et que la terre tourne ; il est vrai encore que le soleil se déplace, etc., etc. Mais nos idées de l’espace, du temps, du mouvement et de sa vitesse demeurent les mêmes, étant nécessairement communes à ces vérités successives.


M. LANGEVIN. — Chaque groupe d’observateurs a une horloge qui évalue les temps. Il n’y a pas lieu de se placer au point de vue d’un temps particulier.


M. DARLU. — Le troisième observateur, le savant qui rapproche dans sa pensée les résultats des deux observations différentes constate que le nombre des heures n’est pas le même pour les deux horloges. Mais sa notion de l’heure en est-elle changée ? Il faut bien qu’il attache le même sens au mot heure dans les deux cas, ou il ne constatera rien du tout.


M. PERRIN. — Mais on vous a dit qu’il y avait vieillissement.


M. DARLU. — On nous disait tout à l’heure, je crois, que l’application de ces considérations à la physiologie n’a pas été tentée. Mais soit ! appelons vieillissement, si l’on veut, l’accélération de la marche des aiguilles de l’horloge. Je vois là un changement dans les faits observés, je n’en vois pas dans l’idée même du changement, dans l’idée qu’un changement dure, commence à un moment et finit à un autre. Et c’est cette idée elle-même qui permet de mesurer le changement dans un cas comme dans l’autre.

J’ai la même peine à concevoir que ces considérations entraînent un changement de notre idée d’espace.


M. LANGEVIN montre que cette nouvelle manière de concevoir, les faits physiques implique qu’il y a dans certains cas une sorte de contraction d’un espace déterminé ; ce qui conduit à concevoir une sorte de contraction symétrique du temps.


M. DARLU. — Je commence à comprendre. Il me paraît que ces conceptions scientifiques nouvelles introduisent dans la notion commune du temps un degré de relativité de plus. Nous savions déjà, surabondamment, que le temps est une idée relative, que, par exemple, subjectivement il y a au moins autant de durées différentes pour le même événement qu’il y a de consciences individuelles à le percevoir ; on nous découvre aujourd’hui que pour la mesure scientifique du temps, relativement objective, il peut y avoir des durées différentes du même événement. C’est, en effet, une nouveauté intéressante, et sans doute importante. Ce qui fait que le philosophe, disons le professeur de philosophie, a quelque peine à concevoir cette sorte de modification dans l’idée du temps, c’est qu’à la différence du savant qui s’efforce de ne considérer dans le temps que des relations, il considère d’abord et essentiellement toutes les déterminations du temps que lui fournit l’intuition : succession, simultanéité, continuité, antériorité, postériorité, etc., etc., etc., et il lui paraît que ces déterminations restent les mêmes et sont impliquées de la même manière dans l’hypothèse mécaniste comme dans l’hypothèse électro-magnétique.


M. LANGEVIN répond qu’il n’a pas eu la prétention de se placer au point de vue du philosophe. Il a voulu simplement exposer les faits : c’est au philosophe à dire quels sont les éléments de la notion du temps qui sont à modifier.


M. LE ROY. — Permettez-moi de faire un moment l’office d’interprète. Il y a souvent méprise et malentendu entre savants et philosophes sur l’acception du mot temps. Pour le philosophe, il y a primordialement une intuition du temps, à partir de laquelle on procède pour obtenir d’abord une définition analytique, puis une mesure. Mais le savant au contraire définit le temps par sa mesure même. En prononçant le même mot « temps », l’un pense à une durée, l’autre à un certain nombre de coïncidences. Demandez à un philosophe : — qu’est-ce que le temps ? il commencera un discours. Posez la même question à un savant ; il tirera sa montre et vous dira : le voilà.


M. LANGEVIN. — Le philosophe se place au point de vue du temps propre, du temps particulier à chacun ; le physicien à celui du temps commun : les questions qu’il se pose l’amènent à comparer les temps propres des divers observateurs.


M. LE ROY. — Entre savants et philosophes, il faudrait une bonne fois s’entendre sur le langage à employer. Par exemple, les philosophes conviendraient de dire « temps » et les savants « heure ».


M. PERRIN. — Que les savants disent « vieillissement ». C’est un mot auquel je tiens.


M. LE ROY. — Il me paraît malheureux, car il fait intervenir en des questions de physique une image empruntée à la biologie. Pour parler le langage de M. Bergson, ce terme conviendrait à la durée, non au temps scientifique.


M. DARLU. — L’heure est une partie du temps.


M. LE ROY. — Voilà bien la confusion que je signalais. Oui, pour le philosophe, l’heure est un intervalle. Mais, pour le savant, ce n’est qu’une coïncidence, un alignement instantané.