Discussion:Le Bouclier d’Alexandre

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Critiques, résumés[modifier]

  • La Revue de Paris : [1]

Le Bouclier d'Alexandre est une de ces histoires dont on peut faire une légende épique, une fable philosophique un roman d'aventures, un conte de nourrice. Comme Mme Tinayre l'a contée d'un style pur, comme les personnages participent à la dignité de l'antique, comme les dieux y sont mêlés, son livre est un peu tout cela, mais avec noblesse. Cette noblesse ne lui ôte point son agrément. Au surplus l'auteur a si bien le sens du réel qu'elle oublie parfois les conventions du déguisement romain. Elle suppose à Tarente, au temps d'Hadrien, un dîner où il y a des dames, lesquelles interrogent un jeune marin sur ses voyages. Elle a tracé le joli portrait d'un officier de marine en retraite

Sa fortune était médiocre, sa chère frugale, sa famille réduite à deux affranchis, naguère matelots dans ses équipages ; son langage et ses vêtements gardaient quelque chose de l'austérité militaire, et l'ennui de la vieillesse inactive le dévorait. Simple de cœur, il n'osait participer aux discussions philosophiques, et, presque seul entre les commensaux de Nicias, il croyait aux dieux de l'empire qu'il servait avec toute la gravité d'un vieux Romain.

Je reconnais aisément cet excellent homme; il porte de grands favoris, comme c'était l'usage dans l'ancienne marine, et il a beau s'appeler Caius Livius, on le rencontrè à Rochefort plutôt qu'à Tarente. Mais qu'importe ? Et, au pli de l'uniforme près, un vieux navarque ne devait-il pas ressembler à un lieutenant de vaisseau qui a quitté le service ? La médiocre fortune, l'amour de la carrière, la propreté du logis bien rangé sont communs aux marins de tous les temps.

Ce Caiùs Livius a donné le goût des aventures au fils d'une de ses amis, un enfant ardent, olivâtre et crépu, qui se homme Chrysanthe. Avec une aisance extrême, et d'une main négligemment adroite, Mme Tinayre à noué son récit. Le père de Chrysanthe est un orfèvre grec, du nom de Nicias. Sa mère est une Syracusaine, dont les parents ont péri dans un naufrage elle s'épouvante du goût que montre son fils pour la vie des gens de mer. À ce moment le bon Caius Livius, dont le rôle aurait pu devenir difficile, descend chez les morts d'un pas opportun. L'enfant s'échappe et navigue pendant quatre années. Il revient à dix-huit ans, beau, simple et un peu butor. Tout ceci est mêlé de descriptions et de portraits fort agréables. En vingt lignes Tarente apparaît sur ses deux promontoires allongés l'un vers l'autre, entre la hier et le golfe tranquille.

Or l’empereur Hadrien, qui régnait en ce temps-là, était grand amateur d'antiquités. L'orfèvre Nicias lui servait d'expert, et même de courtier. Car Nicias avait un frère, Hermotime, banquier à Thessalonique, mais aussi collectionneur et qui ramassait les bibelots de la Scythie et de l'Asie. Hadrien s'avisa de vouloir acquérir les armes qu'Alexàndre avait coutume de porter et qui lui avaient sauvé la vie au Graniqué. Le Héros les avait prises sur le rivage de. Troie, au temple de Pallas où elles étaient suspendues depuis le temps dit roi Priam. À la mort d'Alexandre ces armes avaient été dispersées. Le casque était maintenant dans le temple de Jupiter Ammon. Le boucher était perdu.

Une tradition voulait qu'Alexandre eut donné ce bouclier à Thalestris, reine des Amazones, qui avait passé treize nuits auprès de lui. Thalestris avait juré de laisser le bouclier à sa fillle qui ne manquerait pas de naître de ce voyage, et aux filles de cette fille. Si Nicias, armant un bateau, envoyait son fils Chrysanthe à Thessalonique; si, Chrysanthe, ayant retrouvé là son oncle Hermotime, se mettait en route avec lui pour retrouver chez les Amazones l'armure d'Alexandre ; et si, au retour de cette expédition, il pouvait offrir à l'empereur un bouclier authentique, ou du moins vraissemblable, le profit et l'honneur seraient grands.

L’idée plut à Nicias. Il fit construire un bateau qu'il nomma Alcyone et qu'il confia à Chrysanthe. Le jeune homme partit joyeusement pour l'aventure. Après avoir fait escale au Pirée, il entra dans la baie profonde « que cernent, sur un côté, les montagnes de la Chalcidique, tandis que la rive opposée, plate et marécageuse, rejoint le delta de l'Axius. Les eaux du neuve troublaient, de leur épais limon, le bleu sombre des eaux marines. Un relent de vase alourdissait l'air humide et chaud. Dominant le golfe, la mère de la Macédoine, la gardienne des temples, Thessalonique, consacrée aux dieux Cabires, couvrait une haute colline de ses maisons peintes et de ses jardins.

L'oncle de Chrysanthe, Hermotime, était un vieillard sage et voluptueux, habile au commerce, et qui, dans sa maison curieusement ornée vivait entre deux jeunes esclaves. Il reçut bien son neveu, mais il refusa de gaspiller sur les routes le peu de jours qu'il lui était donné de savourer; toutefois il lui donna pour guide un affranchi de race Scythe, nommé Toxarès. Ce Toxarès, autrefois captif des Parthes, a vu dans les montagnes d'Arménie, au bord de l'Araxe, la vallée, cernée de rochers rouges, où les Amazones, se réfugièrent quand elles furent chassées des plaines de Scythie. Elles emportèrent avec elles le bouclier d'Alexandre, et la statue de leur déesse, la Vénus Taurique, monstre informe et avide de sang. C'était la loi de cette divinité barbare que l'Amazone, l'aurore, devait tuer celui qu'elle avait aimé dans la nuit, ou en être tuée. Aussi les Scythes à qui elles s'unissaient au printemps, prenaient-ils soin de s'enfuir avant l'aube.

Dans la vallée rouge, la race des Amazones s'éteignit. Mais la déesse peupla ce désert de lions, qui gardèrent sa statue et le bouclier. C'est à eux que Chrysanthe devait ravir le trophée. Jusqu'ici le roman à été une aimable peinture de la Méditerranée, soudain rendue à son état ancien. C'est la rêverie qu'ont pu faire, avec moins de grâce, ceux qui, pendant la guerre, ont été portés, par les flots hasardeux, de Tarente à Salonique. Maintenant commence un autre récit, celui des aventures de Chrysanthe entre Salonique et la vallée des Lions; et nous sommes transportés, par un art magique, dans une autre Grèce, beaucoup plus ancienne, celle des dieux farouches et des héros aventureux, et comme dans un cycle de l'immense épopée dont l'Odyssée est un fragment.

Chrysanthe, avec une solide escorte de soldats macédoniens, gagne Trébizonde par mer. Puis par des montagnes et des plateaux abandonnés, il pénètre dans les défilés de l'Araxe. Soudain le paysage paraît s'ouvrir.

L'Araxe, avant de retomber dans un autre défilé plus profond, rencontrait un bassin, planté de maigres tamaris et cerné à grande distance par d'énormes falaises rouges. Entre le fleuve et les falaises se dressaient, par groupes inégaux, des aiguilles, des colonnes, des pyramides monolithes, toutes fendillées et rouillées. Et ce pays de la pierre, rougeoyant dans le ciel du soir comme le fer dans le feu, semblait sortir, ardent et fumant, d'un formidable incendie.

La vallée des Lions est une crevasse de ces rochers. Chrysanthe s'y engage seul un soir, et perd sa route: Tout à coup un cavalier immobile barre l'issue du défilé. Ce cavalier est un très bel adolescent, vêtu à la mode scythe. Il mène Chrysanthe chez celui qu'il nomme son père; et Chrysanthe a la surprise, et nous aussi, de voir que ce père est un très vieux Centaure, couché dans une salle profonde, et qui le reçoit en gémissant. Car une prophétie annonce qu'un homme viendra de la mer pour accomplir le rite ancien. Chrysanthe est évidemment cet homme et cette prophétie mystérieuse fait sourire le bel adolescent, qui se nomme Perseis, tandis qu'elle arrache des plaintes au centaure. Entre Chrysanthe et Perseis, il se noue aussitôt une amitié tendre et singulière. On sert au Tarentin des fruits et du fromage et on le laisse seul, pour qu'il repose sur un lit de fourrures.

Au lieu de dormir, il se glisse sans bruit à travers les rochers, et reconnaît, sculptés des deux côtés d'une porte ouverte dans la montagne même, les lions à face humaine, gardiens du bouclier. Mais soudain la porte s'éclaire; la roche évidée est un temple où Chrysanthe voit avec horreur la grande idole barbouillée de rouge, la Vénus taurique « Une gaine, un torse hérissé de cent mamelles pointues, des bras non dégagés, des mains ouvertes, une tête aux yeux écarquillés, à la bouche fendue par un rire cannibale et, sur le front coiffé d'une mitre, deux immenses cornes de taureau, dessinant l'arc renversé de la lune. » Contre le soubassement, le bouclier d'Alexandre est appuyé. Et une jeune fille nue, ageoouillée, presque prosternée, prie au bas de l'autel.

Cette fois, le Grec a compris de quel rite il s'agit. Il a vu la dernière Amazone, et il doit être son époux suivant l'usage ancien, c'est-à-dire qu'à l'aurore elle le tuera, s'il ne la tue point. Et il attend, sur le lit de fourrures, ayant caché son couteau contre la muraille. Mais Mme Marcelle Tinayre a adouci pour le rendre plus pathétique et plus misérable, le dénouement de cette aventure. Dernière de sa race, la jeune Amazone en ignore les farouches coutumes. Elle vient auprès de l'étranger, nue et sans armes. Elle le laisse s'endormir sans penser à le sacrifier. Elle le réveille d'une larme; la fierté de ses aïeules se résout en tendresse. Mais Chrysanthe, sorti en sursaut du sommeil, voit l'aube blanchir; il connaît la loi, il ne doute point qu'il va être frappé s'il ne frappe d'abord. D'un coup de couteau sous le sein, il renverse l'Amazone; et stupéfait, désespéré, il reconnaît Perseis.

Telle est sa douleur qu'il quitte ce lieu détesté sans vouloir emporter le bouclier. Et c'est de quoi Pallas, jusque-là sa protectrice, le punit en le condamnant à errer sans répit. Assurément le sage Ulysse eût agi avec plus de prudence; la douleur ne l'eût point empêché de ramasser le butin, et la déesse lui eût conservé sa bienveillance. Mais la fille de Zeus eût été plus scandalisée encore de lire à la dernière page du roman « Ainsi Chrysanthe disparut du monde, où ni la fortune, ni l'amour des femmes, n'auraient pu le consoler de ce qu'il avait possédé et perdu. À tout prendre, son destin fut beau. La jalousie des dieux n'empêcha point qu'il n'eût touché, de ses mains mortelles, la forme vivante de son rêve. »

Quant au bouclier, son oncle Hermotime en fit fabriquer un, des plus archaïques, que Nicias certifia authentique et que l'empereur rangea avec honneur dans ses collections.