Discussion:Le Roman d’Aurore Dudevant et d’Aurélien de Sèze (RDDM)/01

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mai 1926 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4319255/f182.item

p.182-205

LE ROMAN

D’AURORE DUDEVANT ET D'AURÉLIEN DE SÈZE

II[1]

JOURNAL ÉCRIT POUR AURÉLIEN

(Suite)

Guillery, le 24 octobre 1825.

J'ai passé une journée sans vous écrire, et une journée bien dissipée, mon ami. Mais vous qui êtes sans cesse à mes côtes, qui me suivez partout, qui lisez de loin comme de près dans mes yeux et dans mon cœur, vous n'êtes pas inquiet. Vous me connaissez, Aurélien, vous savez qu'entourée de vœux et d'hommages, je ne puis penser qu'a vous.

Je veux vous raconter ma journée d'hier.

Dès le matin, la brillante jeunesse des environs s'est rassemblée ici pour la chasse. Après un déjeuner matinal des plus bruyants, un des Adonis de la contrée m'a prêté un assez bon cheval, le mien étant blessé. Bientôt, à travers les taillis épais, les branches qui nous crevaient les yeux, le sable où nos chevaux s'enfonçaient jusqu'aux genoux, les fossés qui se creusaient sous nos pas, la bruyère qui nous cachait des trous et des ornières, nous avons galopé, ventre à terre, pêle-mèle, tombant, riant, criant après un lièvre que nous avons perdu, un loup qui a disparu et un renard que nous avons tué et rapporté !

La chasse est fort agréable, ici, sur les landes, où on ne perd pas les chiens de vue. Mais ramenés sans cesse dans les taillis, on s'y pique les jambes et on s'y écorche la figure. Vous savez comme j'aime l'exercice du cheval et je me suis amusée dans cette partie. Celui qu'on m'avait prêté sautait très bien, et cela m'électrise. Dans mes jours de malheur, j'ai été ennuyée et dégoûtée de tout. J'ai passé des années sans toucher un crayon, des mois sans approcher d'un piano, des jours sans ouvrir un livre, et je me suis toujours sentie disposée à monter à cheval, en regrettant de ne pouvoir le faire. Il me semble qu'à cheval on renaisse, on reprenne à la vie.

C'est alors que vous contemplez, que vous voyez la nature, car, à pied, occupée sans cesse de ne pas tomber, en regardant à chaque instant devant soi, on ne peut fixer ses yeux, les attacher sur l'horizon. N'avez-vous jamais, dans des jours de mélancolie, trouvé un charme indéfinissable à égarer votre imagination au delà des limites de la vue ? En regardant, une perspective lointaine, n'avez-vous jamais rêvé des bois, des eaux, des pays enchantés dans ces masses bleuâtres et confuses que l'ceil aperçoit et ne peut distinguer? Et si l'absence vous a privé d'un ami, vous avez cru voir le toit qu'il habite à l'horizon, bien que des centaines de lieues, des mers, des espaces immenses fussent entre lui et vous. Vous avez suivi de l'oeil le vol rapide et élevé du milan et du vautour, vous avez désiré être sur ses ailes et franchir tili un instant des distances que la pensée mesure avec effroi. Oh ami, vous avez éprouvé tout cela Nous nous entendons trop bien pour que l'histoire de l'âme n'ait pas été la même pour tous les deux 1

C'est à cheval, c'est au pas que l'on domine davantage sui la campagne et qu'elle vous payait plus belle. C'est au galop que toutes les pensées quittent leur cours ordinaire et changent de place pour ainsi dire Eu fendant l'air d'une course rapide, on ne souffre plus, on ne pense plus. On respire. L'esprit est comme en suspens, et comme ravi du bien-être que )e corps éprouve. Et si une difficulté, un danger, s'offrent à votre ren- contre, tant pis pour celui qui craint de le braver 11 retient son cheval, le contrarie, le gêne, perd l'équilibre et se prive d'une des plus vives sensations que l'on puisse éprouver: celle de voir, de toucher la mort et de s'échapper en riant de set bras. Mais animez le tier anu~at du mors et de la voix, livrez-le à son cou- rage et à son orgueil, vous le verrez franchir un ravin, sauter une barrière, traverser un marais, lutter contre le courant d'une rivière, rompre avec ses pieds tes joncs et les racines qui i veulent t'arrêter, perdre pied, réagir et escalader la. rive d'un saut. Regardez alors derrière vous; vous venez, comme dit Mme de Staél, de reconquérir la vie, et vous l'aimez mieux parce que vous vous ta devez. Ceux qui n'ont jamais connu, jamais aimé le danger ne connaissent pas le prix de l'existence. J'aime ma jument Colette, je l'aime réellement, je ne la regarde pas comme un animal subordonné à mes plaisirs, mais comme une amie dont toutes les volontés sont d'accord avec les miennes. Je ne sais pas si, parmi mes amies, il y en a beaucoup qui la vaillent et que je lui préfère. J'aime à voir les animaux à leur place, les oiseaux voler sur les arbres, les chiens chasser et coucher au chenil. Mais je déteste m'entourer de chiens et de chats. Le babil d'un perroquet ou les emportements d'un roquet me rendant imbécile. Je suppose au cheval une intel- ligence plus relevée. Je le place au-dessus de tous les ani- maux, immédiatement après l'homme, et faisant un bien meil- leur usage d'une bien plus petite part de raison. Je passe des heures entières à l'écurie, je fais la conversation avec Colette. Je suis sûre qu'elle m'entend. N'avez-vous jamais lu une pensée dans l'œil expressif d'un bon cheval ?

Mais où me suis-je égarée? Me voilà bien loin de mon récit. Je reviens de la chasse. Il y avait d'assez jolis chevaux. Un, entre autres, était ravissant. Assez mal monté par son maître, je l'aurais voulu en d'autres mains. Il serait trop vif pour moi. Mais je vous le désirais. Un homme n'est jamais mieux que sur un beau cheval qu'il monte bien. Parmi ceux qui se cabraient, qui se cassaient le cou était le comte de Beaumont, jeune homme que j'ai connu dans le monde. C'est un officier des hussards de la garde. Un agréable du bon ton. Il n'aime pas beaucoup la chasse et ne s'occupe pas comme les autres à rap- peler les chiens, à reconnaître la double voie, etc.: il est resté toujours auprès de moi. Notre conversation, quoique roulant sur des sujets étrangers, m'a fait faire plus d'une réflexion. Je veux vous les dire et pour cela. je suis obligé de revenir encore sur le passé et de vous faire comprendre ma position. Née de parents nobles et considérés, élevée par ma grand mère, une des femmes remarquables de {'époque, j'étais destinée à faire un mariage qui m'élevât au premier rang. On avait oublié que mon père avait fait un mariage de garnison, qu'il s'était jeté dans la mauvaise compagnie. Il était mort, on ne se souvenait plus de ses folies; sa veuve vivait, ignorée, d'une pension que lui faisait ma grand mère, pension qu'elle ne lui devait point et dont elle était payée par la haine et par les malé- dictions de ceux qu'elle faisait vivre. Elle ne l'ignorait point et se vengeait en redoublant de présents et de générosité. Ma grand mère était une femme incomparable et je ne te sentis bien que quand elle me fut enlevée. A douze ans j'étais une enfant incapable de l'apprécier, quoiqu'elle eût jusqu'alors soigné mon éducation. Elle tenait à ce que j'eusse des talents, et notre séjour annuel en Berry interrompant mes leçons, elle prit le parti de me mettre au couvent. J'en sortis à seize ans, commençant a sentir et à raisonner, ne connaissant presque plus celle qui m'avait élevée et ne connaissant pas du tout ma mère, que je voyais une fois par mois au parloir, à travers une grille, accompagnée d'une ~c?Mr écoute. Je n'aimais au monde que mes camarades et ne reconnaissais de mère qu'Alicia, une reli- gieuse qui prenait soin de moi particulièrement. Bientôt je connus et j'aimai ma grand mère. Pendant près d'un an, je goûtai près d'elle un bonheur parfait. Accoutumée au tapage et à la gaieté de cinquante compagnes, gâtée et caressée à qui plus ferait par vingt religieuses, je ne me sentais pas seule auprès d'une femme de soixante-quinze ans. Elle s'occupait sérieusement de me marier. J'avais déjà été demandée plusieurs fois parce qu'on savait que j'étais son unique héritière. Elle se sentait décliner. Depuis longtemps de sombrespressentiments la poursuivaient.

Dans un mois, me disait-elle, nous irons à Paris. Ma fille, il faut te décider, je veux t'établir.

Pourquoi tant me presser? lui répondis-je, je suis si jeune et je suis si heureuse auprès de vous 1

J'avais encore une raison, je sentais battre dans mon sein un cœur fait pour aimer. L'idée d'un mariage de convenance m'effrayait. J'avais bien changé depuis le couvent. Je n'étais plus cette petite dévote aveugle et soumise, qui aurait tout béni de la main de Dieu et de ses parents. Je sentais se développer en moi une âme ardente, une imagination de feu. J'avais lu avec ma grand mère tout ce qu'une jeune personne peut lire


des ouvrages dss philosophes et j'avais accueilli leur principe avec toute l'ardeur d'une âme neuve. Au récit d'une belle poésie, le rouge me montait au visage, mes yeux s'emplis- saient de larmes. Ma grand mère se plaisait à voir cette sensi- bilité et s'en enrayait quelquefois. Quand je lui disais avec confiance que je voulais connaître mon mari avant de l'épou- ser, que la fortune ni la naissance ne m'éblouiraient jamais, que la vanité ne me guiderait point, que je voulais rencontrer un cœur fait comme le mien. elle m'interrompait alors. Mats, mon enfant, me disait-elle, je suis sur le bord de la tombe. Je vieillis chaque jour d'un an. Je sens que je n'ai pas de temps à perdre pour assurer ton sort. Je suis ta. tutrice légale, par suite des arrangements que j'ai pris avec ta mère. Mais elle est ta tutrice naturelle et si je meurs sans t'établir, rien, rien au monde, ne peut t'arracher à sa domination. 0 mon enfant, quel sort sera le tien, si tu tombes entre ses mains 1 Tu ne la connais pas, ta mère je ne veux pas te la faire connattre. Dieu te préserve de la connaître jamais!

Hélas) les pressentiments de cette excellente femme n'étaient que trop fondés. Au moment de partir pour Paris, elle eut une attaque d'apoplexie et resta paralytique dans son lit pendant un an. Ce qu'il y avait de plus affreux encore dans son état, c'était l'affaiblissement de ses facultés morales. Son excellent cœur lui suggérait encore des choses tendres et bonnes à dire à tout le monde. Mais sa tête était dérangée. Elle ne reconnaissait plus les gens qui l'environnaient. J'étais la seule qu'elle ne méconnût jamais. Au milieu des nuits, elle demandait à me voir. Je me relevais navrée, je courais vers son lit. Ses yeux me regardaient sans me voir.

– Je ne distingue pas tes traits, me disait-elle. Mais c'est toi, mon enfant, je reconnais ta voix, je sens ta main, je sens tes larmes. Tu as raison de pleurer 1 Tu pords tout en perdant ta grand mère. Pleure, petite! Je suis bien malade, mais je ne sens pas tant mes souffrances que le malheur qui t'attend. Aurélien, je pleure en vous racontant ces détails. Je voulais vous expliquer ma position en quatre mots et je me laisse aller à vous raconter mon histoire. N'importe, je ne m'en repens pas, vous vous y intéressez, je continue. Vous ne devez plus vous étonner d'avoir découvert, sous l'enveloppe de ma gaité folâtre, une âme ardente, délicate, elc.

Vous voyez que, dès ma plus tendre jeunesse, tout concourt à développer en moi le germe d'une extrême sensibilité. Il n'y a qu'une chose qui m'étonne, moi. C'est qu'après tout ce que j'ai éprouvé, je puisse être légère et folle comme je le suis souvent!

Un an, un an entier se passe pour moi dans ces épreuves cruelles, privée d'espérance et voyant chaque jour approcher le moment redouté de perdre mon unique soutien.

Quelque temps avant sa mort, son esprit sembla se réveiller. Jamais elle ne fut plus spirituelle, plus tendre, plus aimable. Le ciel m'accorda une consolation que je lui demandais avec instance depuis longtemps, celle de la voir rentrer dans le sein de l'Église et de s'entourer des consolations de la religion. L'archevêque d'Arles (1) (fils de M. Dupin de Francueil, mari de ma grand mère et de Mme d'Epinay dont vous connaissez peut-être ies~~o~'e~), quitta Paris qu'il habitait alors et vint nous trouver. Il n'eut pas de peine de l'amener à ce qu'il dési- rait. Elle satisfit à ses devoirs religieux avec une ferveur et une fermeté admirables. Je n'oublierai jamais ce moment, les approches de sa mort, cet appartement (que j'occupe à Nohant) rempli de nos serviteurs tout en larmes, la dignité de notre vieux cure, souvent interrompu par ses larmes, et ces paroles que ma grand mère répétait souvent M Où est ma fille Je veux la voir. » J'étais à son chevet, elle ne me voyait pas. Je collai mes lèvres sur sa main. Je ne pleurais pas, non, non; dans de tels moments on ne trouve pas de larmes.

Dans quel récit me suis-je engagée? Ma journée a commencé si gaiement! Les chasseurs vont rentrer et faire retentir la maison de chants et de rires, et je vais paraître les yeux rouges parmi ces fous. Oh 1 j'aime mieux pleurer avec vous, mon ami, que de rire avec eux!

Elle mourut ou ptutôt s'endormit en paix. Malheur aux petits esprits qui n'envisagent la mort qu'avec horreur et dégoût, qui s'éloignent avec horreur du lit que la mort vient d'abandonner) Ils dépouillent la mort de ce qu'elle a de sublime. Ah! c'est sur ce lit abandonné ou je croyais la voir encore, c'est dans cette chambre déserte, où personne n'avait osé entrer depuis l'Rnterremeut, et où tout était dans la même disposition (i) M~r de Beaumont, oncle par bâtardise de George Sand, (NM<vie, tome n, p. 26~-3~3, et tome Ut, p 316 et suivantes.)

que lorsqu'elle respirait encore que je sentis enfin couler mes pleurs. Dans le silence des nuits, je me plus à entr'ouvrir les rideaux, à voir sur le matelas l'empreinte de son corps, à voir sur la cheminée des potions, des fioles à demi consommées. Là, il me semblait que rien n'était changé. Je me rapprochais de la cheminée, je m'asseyais dans le grand fauteuil où j'avais passé tant de nuits à la veiller, écoutant chaque soupir, chaque gémissement, les attendant encore et me persuadant qu'elle allait se réveiller. Mais, ne la trouvant pas quand je me rappro- chais de son lit, j'avais besoin d'être près d'elle et j'allais la chercher. Dans les froides nuits de décembre, je marquais mes pas sur la neige déjà tombée. Je me glissais parmi ces tombes dont les habitants ne se réveillaient pas à mon approche. A genoux près de la sienne, je lui demandais de veiller sur moi, de me soustraire du moins aux dangers dont on allait m'environner, si elle ne pouvait pas m'arracher au malheur. Je rentrais calme et je m'endormais, parce que tant qu'on pleure, tant qu'on prie, on peut supporter tous les maux. Huit jours se passèrent ainsi, jusqu'à l'arrivée de ma mère et de ses parents. Je les regardais encore comme des jours heureux, parce que je pouvais pleurer en liberté. Bientôt, disais-je, on m'arrachera d'ici, on me fera un crime de mes regrets. o Je l'éprouvai. Je dis adieu en sanglotant à mes vieux domestiques et je suivis ma mère à Paris.

Vous savez le reste de mes chagrins jusqu'à mon mariage. Je vous ai raconté plus haut comment mes parents pater- nels (1), qui avaient juré à ma grand mère de ne point m'abandonner, et qui d'abord m'avaient reçue à bras ouverts, m'abandonnèrent ensuite à la tyrannie de mes autres parents du côté de ma mère. Ceux-là voyaient et formaient eux-mêmes la plus mauvaise compagnie possible. Je pressentis que tout était désespéré pour moi et que je ne devais plus occuper dans la société le rang qui m'était destiné d'abord. 11 en coûte de descendre de l'échelle du monde. Mais j'eus assez de bon sens pour ne pas m'affecter d'un semblable malheur. « Si je puis conserver parmi ces écueils une réputation sans tache, me disais-je, il faudra que le monde soit bien injuste, s'il me rejette quand j'aurai atteint mon indépendance et ma majorité. (i) Les Villeneuve. Cf. ~fue du 15 avril, p. 78S.


Qui pourra me faire un crime, en me voyant fuir la mauvaise compagnie, d'avoir été forcée par les lois mêmes d'y passer trois ans de contrainte et de malheur? On peut être entouré de vices et chérir la vertu. Je reparaîtrai irréprochable et il faudra bien m'accueillir. H

Que je connaissais mal le monde 1 J'entends bientôt Mme de Villeneuve, ma cousine, me dire avec hauteur « N'espérez pas vous relever de l'opprobre dont vous êtes entourée. N'espérez pas faire un bon mariage désormais. Quel est l'homme d'hon- neur qui ira vous demander à votre mère? »

Imaginez mon indignation, moi dont la. conduite était trop droite à leur gré, car savez-vous pourquoi l'on me traitait ainsi? Parce que j'avais refusé d'insulter ma mère, de mépri- ser ma sœur (sa fille d'un premier mariage)! On m'avait pro- mis de présenter au Roi une demande pour m'arracher, non à la tutelle de ma mère, cela était impossible, mais au malheur et au danger de vivre avec elle. La famille de La Roche-Aymon (1) dont je suis proche alliée, était assez puis- sante pour m'obtenir la protection du Roi. On devait me pré- senter à lui, l'intéresser à mon sort et m'obtenir un ordre de lui d'être mise dans un couvent, à mon choix, tant que dure- rait ma minorité. Ce n'était pas pour m'obliger qu'on prépa- rait toutes ces démarches. C'était pour que le monde n'eût rien à dire sur mon compte et que le comte de Villeneuve, mon cousin, pût m'épouser sans se déshonorer, à ma majorité, et faire un très bon mariage sans se dégrader. Mais on craignait tant de contracter des obligations avec ma mère et sa famille, q~'on exigeait qu'à l'instant même je fisse en sorte de me brouiller avec elle d'une manière irrévocable, que, lorsqu'elle me présenterait sa fille (avec laquelle j'avais été élevée jusqu'à la mort de mon père et que je n'avais pas vue depuis), je la repous- sasse avec mépris. Enfin, il fallait me déclarer hautement en révolte avec ma mère, ne l'appeler que madame et lui témoi- gner en tout de la haine et le besoin de l'insulter. Je déclarai positivement que jamais je n'humilierais ma mère, que je ne souffrirais pas qu'on le fit devant moi, que, quelque mal qu'elle rne fit, je ne la haïssais ni ne la méprisais, et que j'avais horreur de semblables conseils. On voulut vainement m'humi- (1) La fille de René de Villeneuve (Emma) avait epousé un La Roche-Aymon.


lier en me disant « Renoncez donc au monde pour toujours. Croupissez dans la mauvaise compagnie. Soyez la fille de votre mère et la. sieur de votre sœur. »

Ma mère me présenta cette sœur (1). C'est une femme froide qui ne m'aime point, qui n'aime personne, mais d'une conduite irréprochable. Pourquoi l'aurais-je insultée? Elle vint à moi en m'appelant sa sœur. Ce nom que je n'avais jamais entendu fit palpiter mon cœur d'une émotion inconnue. Elle était, jolie, sa figure était douce et candide. Elle me tendait les bras. Je m'y jetai. Je sentis une larme dans mes yeux. On m'annonça le comte de Villeneuve (2), le père de celui qu'on me destinait. Il était furieux. I! me voyait entouré d'une nou- velle famille, que je ne connaissais pas, que je n'aimais pas, mais que j'avouais. H insulta ma mère et sortit en jetant sur moi un regard dont je sentis tout le sens.

Voilà, voilà vos parents, s'écria ma mère, voilà les gens que vous m'amenez!

J'étais outrée moi-même de la manière dont M. de V. s'était conduit.

-Je vous prouverai, lui dis-je, en lui prenant cette main qu'elle ne m'avait jamais tendue, je vous prouverai combien je désavoue sa conduite en ne le revoyant de ma vie (3). Je tins parole. Jamais je n'ai revu ma famille. Elle s'est vengée, en me fermant, par d'indignes propos, toutes les mat- sons où j'aurais pu être reçue, et ma mère m'a payée du sacri- fice de mon état dans le monde de la manière que je vous ai racontée.

Il m'eût été possible, après mon mariage, qui, s'il n'est pas brillant, n'a rien qui doive m'humilier, de me réhabiliter dans l'esprit des gens que ma grand mère recevait et qui, j'en suis sûre, se seraient laissé persuader par la raison et la vérité. Mais se justifier quand on n'e~t pas coupable, c'est h. quoi l'on peut se résoudre avec ses amis, mais pas avec les indifférents, encore moins quand on a besoin d'eux, et qu'on a l'air intéressé à leur estime. J'ai renoncé à la place que je devais occuper. J'ai fait de nouvelles connaissances, de nouveaux amis. Chez (t) Ctuohne, fille naturelle de M" Maurice Dupin. (EUe était, en 1825, manée depuis peu avec M. Cazamajou.)

(2) Auguste de Villeneuve, frère de René. Il avait un fils, Léonce. (3) YoyM le r~cit de cette sc~oe dans ('~t9


quetques-unes de mes compagnes de couvent, j'ai été reçue froidement et je n'y suis jamais retournée. Chez d'autres, chez Louise de La Rochojacquelein particulièrement, j'ai été accueillie plus tendrement que jamais, parce qu'on savait ce que j'ai injustement souffert. L'estime de quelques personnes de bien doit suffire pour consoler du dédain d'un grand nombre de sots. Enfin, j'ai quitté le grand monde pour un monde moyen et j'y ai été poussée moitié par les circonstances, moitié par ma volonté.

Onze heures du soir.

C'est donc de mes anciennes connaissances que je m'entre- tenais avec .M. de Beaumont. Il s'étonnait qu'avec de sembla- bles liaisons et des parents dont lui-même cherche la protection j'eusse abandonné le monde. Je n'ai pas jugé nécessaire de l'informer de tous mes motifs.

Quand j'ai pu être seule, un instant, dans un chemin ombragé, que j'ai choisi adroitement pour me délasser un peu de ces plaisanteries guindées, qui ont toujours un but et une victime (car ces gens-là ne disent pas comme vous des bêtises pour le plaisir d'en dire), je me suis demandé si la société des gens comme lui valait un regret. Je venais de passer avec lui tout Paris en revue. Parmi tous ces noms, il n'y en a pas un seul qui me soit cher. Pourquoi donc me croirais-je malheureuse de n'être plus leur égaie? Et puis, ma destinée est remplie, ma car- rière de misère est fournie. J'ai touché le but. J'ai trouvé un ami selon mon cœur. Que m'importe l'univers? Sa patrie sera la mienne, et toute ma vie, tant qu'il dépendra de moi, lui sera consacrée.

J'ai rejoint la chasse plus calme et plus indulgente que jamais, car maintenant je suis heureuse, mon ami, je trouve tout le monde mon gré. J'ai rencontré celui qui s'est chargé de mon bonheur. Je n'exige rien des autres. Nous avons tué force lapins qui, au retour, venaient se jeter dans les jambes de nos chevaux. Le spirituel Lespinasse m'a tiré un coup de fusil a. un pouce du visage. Mais je suis si bonne main- tenant, que j'ai trouvé cela charmant! Le diner a été fort gai, la soirée étourdissante. Tous les hommes se sont mis à danser ensemble au son du piano que j'occupais. J'étais si fatiguée, et de leur bruit, et de la chasse, que je me suis mise au lit sans

vous écrire, me réservant ]e plaisir de vous en écrire plus long aujourd'hui, pendant qu'ils chasseraient au chien couchant. C'est ce que j'ai fait et je vais me coucher. Ils sont tous partis, heureusement pour mon beau-père à qui la société des jeunes gens fait tourner la tête de plaisir, et pour ma belle-mère, que le bruit désole. Un dîner de plus comme celui d'hier soir et d'aujourd'hui, et l'un devenait fou de joie, l'autre d'ennui 1 Bonsoir, mon ami. Je suis bien aise d'avoir bien bavardé avec vous aujourd'hui. Cela me manquait hier soir. Je ne pouvais plus dormir et j'étais au moment de me relever pour le faire.

Bonsoir, je suis toujuurs la même. C'est tout dire. Gmllery, le 2~ octobre 1SM.

J'ai reçu ce matin une lettre charmante de Zoé. Je suis reconnaissante et sensible à son amitié, mais cette lettre ne m'a pas apporté tout le bien que j'en attendais. Elle ne vous avait pas vu depuis longtemps. Deux dimanches d'attente vaine s'étaient écoulés. Je suis d'une inquiétude mortelle. Mon Dieu 1 mon Dieu t pourquoi avez-vous été si longtemps sans voir Zoé ? Vous êtes si bien avec elle! De tous les gens que vous voyez, elle seule me connaît. C'est avec elle seule que vous pouvez parler de moi.

Vous êtes peut-être triste, peut-être malheureux. Allez voir Zoé, mon ami, ma lettre qui est entre ses mains vous fera du bien. Aurélien, mon ange, vous souffrez, sans cela vous ne fuiriez pas Zoé. Mais vous lui cachez votre chagrin, vous ne voulez pas qu'elle me l'apprenne. Ohl ne croyez pas me le cacher, à moi. Je le sens, il m'a frappée au cceur. Depuis ce matin j'ai été malade. J'ai ressenti les atteintes du même mal que vous. Ah 1 par pitié pour moi, consolez-vous. Soyez mieux. Je vous demande de vous bien porter comme si cela dépendait de vous. Ah 1 si vous êtes malade, les fortes émotions que vous avez éprouvées en sont la cause. Pauvre Aurélien 1 Vous n'étiez pas accoutumé aux chagrins et je vous en ai causé de bien grands! 1 Mais allez voir notre amie. Je vous le demande par pitié; j'embrasse vos genoux 1 Soyez sûr que son entretien vous fera du bien; elle vous aime tant.et elle est si bonne 1. Il me semble que vous m'avez entendue et je suis un peu plus calme. Ilutas que l'inquiétude fait de mal Je ne sais qu'imaginer. S'il vous était arrivé quelque accident, les nouvelles so répandent vite à Bordeaux, sans doute Zoé le saurait. Voyons, je veux me rassurer aussi. Ohl que j'ai d'impa- tience que co petit cahier soit entre vos mains! Il me semble que quand vous l'aurez, vous ne pourrez plus être triste. Vous le feuilletterez souvent, il vous tiendra compagnie. Ah! ne me laissez pas croire, mon ami, que le sacrifice soit au-dessus de vos forces Non, non, ce qui est bien ne peut pas vous coûter! 1 Je veux relire votre dernier billet. Il me tranquillisera. Il est impossible qu'un homme qui a écrit de telles choses, soit un homme sans force et capable de préférer ses plaisirs à mon bonheur. J'ai honte de l'avoir soupçonné de faiblesse. Et toi, mon Dieu, toi qui formas son cœur, toi qui le fis naitre pour moi, veille sur lui, répands sur lui ta divine consolation. Tu lis jusqu'au fond de mon âme; les plus secrètes pensées sont à découvert devant toi. Tu sais si le souvenir de ces jours d'ivresse et d'entraînement me coûte maintenant un soupir f Tu sais que je te remercie, que je te rends grâce tous les jours de m'avoir ramenée dans le sentier de l'innocence et de la vertu Fais passer dans son cœur le même enthousiasme, la même reconnaissance. Bénis notre union, épure-la, perfec- tionne-la au point que tu la puisses voir avec plaisir. Extirpe, arraches-en tout ce qu'il peut y rester d'impur et d'imparfait., Mon Dieu, mon Dieu, rends-la digne de toi Je suis tranquille à présent. Je le suis tout à fait. Dieu m'exaucera. Il vous fera passer mes paroles. Bonsoir, mon ami, mon frère bien-aimé. La paix, le bonheur soient avec vous.

Guillery, le 97 octobre i825.

Malgré moi, je suis inquiète de vous. II faut que des affaires indispensables vous aient retenu à Bordeaux. J'accueille cette idée avec empressement, celle que vous êtes malade me tue. Mais vous êtes d'une si forte santé 1 Vous ne souffrez jamais, vous Cependant, je me rappelle que vous me dites une ou deux fois, et particulièrement le jour que vous me rappelez dans votre lettre de Bordeaux, ce jour où nous fûmes ensemble nous promener derrière le parc, que, si je vous faisais souvent éprouver de pareilles émotions, vous tomberiez malade. Hélas 1 depuis ce jour, notre vie a été si agitée, nos sensa- tions si vives 1 Et cette scène de La Brède a été si forte, si acca-

blantel Ah j'étais trop heureuse depuis quelque temps. Eh quoi le bien-être que j'éprouvais, que je croyais partagé par vous, n'était-il qu'une IHusion?Souffriez-vouspendantce temps? Dieu, que vous étiez changé après cette matinée si orageuse 1 Toute la journée, j'eus les yeux fixés sur vous. Une mère ne regarde pas son enfant malade avec plus de sollicitude et de tendresse, pendant que nous nous promenions dans les bois de Montesquieu. J'étais si faible que je ne pouvais me traîner. Mais j'étais appuyée sur le bras de Zoé, et le secours d'un véri- table ami fait tant de bien que je ne cessais de lui répéter Regardez comme il est pâle! 1 Mon Dieu Je ne l'ai jamais vu si pâle 1

Cette aimable fille cherchait à me rassurer

II est fatigué horriblement, me disait-elle. Il a été telle- ment bouleversé ce matin. Mais, demain, vous le verrez calme et gai, comme à l'ordinaire.

Me trompait-elle pour me consoler, ou se trompait-elle elle- même en croyant que vous sacrifiiez à la vertu sans effort? Mais quand nous eùmes le bonheur de revenir seuls, après le spec- tacle, vous étiez heureux, Aurélien. Non, vous ne vous faisiez point violence pour paraître satisfait. Votre main pressait dou- cement la mienne. Votre visage, dont je ne perdis point un regard, malgré l'obscurité, était serein, et quand je vous laissais me donner un baiser de frère, vous ne vous livriez aucun combat, vos lèvres étaient fraîches, vous ne trembliez pasl. Vous me disiez n'avoir jamais été si heureux. Et moi doncl Le ciel était dans mon cœur! Mon ange, mon sauveur 1 Quand je m'entoure de ces souvenirs, je ne suis plus inquiète. Guillery, le 8 novembre IS25.

Je vais donc reprendre ce malheureux journal qui m'a causé tant de maux. Je frémis en songeant que c'est à l'auteur de notre ruine et de notre malheur, que je travaille encore. Je tremble comme s'il devait, s'il pouvait m'attirer de nouvelles disgrâces. Mais, maintenant, je puis défier le sort. Il a épuisé ses coups sur moi, il ne lui en reste pas un seul pour me frapper. Que dis-je, hélas t Ah 1 ne soyons point injustes, et que de vaines plaintes, un mouvement de douleur, ne détruisent pas l'effet de ma lettre d'hier. Pourquoi examiner, mesurer

l'étendue d'un mal sans remède? Au lieu de l'aigrir, tâchons de le soulager par toutes les consolations que peut donner la raison. La raison 1 Ce mot est vide de sens. Je n'ai pas besoin de rappeler la mienne. Je n'ai pas fait de folies. Ah 1 ne pensons pas, ne pensons jamais que mon cœur se soit laissé surprendre, que j'aie été séduite sans m'en apercevoir par une belle figure et de l'esprit. Non, cela ne m'aurait pas suffi. Vous aviez bien raison de me t'écrire. Il fallait bien que mon cœur eût deviné le vôtre, que j'eusse senti un attrait sympathique, un goût céleste qui m'attiraient vers vous. Ce n'est pas la jeunesse, l'occasion, le frivole caprice, qui peuvent lier deux êtres faits comme nous. Laissons-le penser aux indifférents, aux gens qui n'y entendent rien. Mais disons-nous sans cesse que nous étions nés l'un pour l'autre, que nous n'avions pas vécu avant de nous connaître, qu'un besoin irrésistible nous a fait nous chercher, nous engager à jamais. Vous étiez en quelque sorte engagé à une autre vous vous croyiez amoureux et tout a changé pour vous. Je vous ai repoussé plusieurs fois, parce que mon âme indifférente, dédaigneuse pour tout autre, mais avide, ambitieuse de vous, voulait vous posséder sans partage. Je vous ai souvent mis à même de reprendre vos premières chaînes. Vous avez préféré quelques instants passés près de moi, un aveu de ma bouche, une espérance incertaine de me revoir, à des biens et à des jouissances plus sûrs, plus réels, qui vous étaient offerts. Ah j'étais plus que préférée, j'étais nécessaire, j'étais indis- pensable

Et moi qui croyais avoir aimé et l'avoir été) Comme je me trompais 1 Quand je mo disais que j'étais désormais seule sur la terre, j'étais injuste envers la destinée, qui me réservait la douceur d'être aimée de vous. Quelle différence entre /M!'(1) et vous H m'aimait beaucoup, et vous m'aimez bien. S'il n'abusait pas de ma confiante tendresse, c'était plus par honneur que par amour. H pouvait rester toujours près de moi. Un jour, il me parla ainsi

– Voici le moment do nous décider, je vais rejoindre mon régiment. Si tu veux mn rendre heureux sans qu'il t'en coûte un regret, j'accepte la proposition qui m'est faite d'être aide d. camp d'un général dont le service est ici. Ja m'attache à tes (t) Allusion à un orScier inconnu qu'Aurore avait peut-être rencontré avantaon mariage, chez tes Dupleiisis


pas, je ne te quitte plus, parce que je te deviens nécessaire. Si tu persistes à regarder le bonheur que j'implore comme un crime, à Dieu ne plaise que je cherche à obtenir un lien que tu te reprocherais de m'accorder. Mais je pars et je pars pour jamais, parce que je ne suis plus maître de moi. La résistance irrite mes désirs. Je ne t'entendrais plus, je deviendrais cou- pable et toi malheureuse. Je t'aime trop. Je te quitte, je te fuis. M

Huit jours après, it partit et je ne l'ai jamais revu. Je restai atterrée. Vous m'avez revue longtemps après et je n'étais pas consolée. Sa conduite était pourtant conforme aux lois de l'honneur. Je me reprochais de ne pas la. trouver conforme à celle d'un véritable amour. « S'il m'avait aimée pour moi, me disais-je, il aurait pu se vaincre, et préférer me voir heureuse et pure auprès de lui, plutôt que confuse et humiliée dans ses bras. Il aime mieux me perdre à jamais. Il s'en va parce qu'il veut m'oublier, parce qu'il le peut. Ah 1 je sens, moi, qu'il est un plus grand mal que de ne plus voir ce qu'on aime c'est d'avoir à s'en plaindre M »

Pour vous, il semble que vous ayez pris à tâche, que vous vous soyez juré à vous-même de l'effacer de mon souvenir, et de fermer toutes les plaies qu'il m'avait faites. Quand je vous écrivais qu'un seul homme savait aimer, vous avez voulu que cet homme fùt vous et non pas lui.

Oui, Aurélien, je me plais à vous le dire, à vous le répéter, je crois, je sais que vous m'aimez bien, que vous m'aimez comme j'ai toujours désiré et comme j'osais me natter de l'être. Il me semble que d'avoir persuadé ce qu'on aime, le savoir content de nous, est un bonheur que rien ne peut ôter, pas même une éternelle séparation. Cher Aurélien, vous avez mis votre gloire à être cru sincère, vous avez préféré me prouver votre amour plutôt que de profiter du mien. Soyez-en béni à jamais Je perds le charme de votre présence mais je ne peux pas perdre le souvenir d'avoir été parfaitement heureuse par vous, et cette idée sera la consolation de mon infortune, la com- pagne de ma solitude. Je ne reviendrai pas abattue, désolée comme je l'étais en arrivant aux Pyrénées. Non, ne le craignez pas. Je serai mélancolique, rêveuse. J'aimerai à être seule, a pleurer. Je ne me croirai plus seule au monde. Il sera toujours un cœur dont la pensée viendra jusque moi.


Bonsoir. Bientôt, je ne vous l'écrirai plus, mais je vous le dirai tout bas, et vous l'entendrez toujours en vous couchant. Guillery, 10 novembre i825.

J'ai passé hier une partie de la nuit à écrire à Zoé et à Casimir (1). Vous n'imaginez peut-être pas ce qu'une lettre à ce dernier a de coûteux et de pénible pour moi à écrire. Mon cœur, touché de sa bonté, est porté à lui exprimer de l'amitié. Mais quand je réfléchis à la position embarrassante et même humiliante, dans laquelle je suis à son égard, je crains que ces témoignages d'attachement ne paraissent pas sincères. Plus j'ai besoin de l'en convaincre, moins je me sens disposée à le faire. Partagée par la crainte de l'aflliger par ma froideur, et la fierté qui m'empêche de me reconnaître des torts (2), j'essaie de toucher délicatement les chagrins mutuels que nous nous sommes causés et de lui promettre de l'en dédommager par une humeur égale et une conduite qui ne lui causera jamais de soupçon.

Quoiqu'en la finissant, j'aie éprouvé un vif attendrissement, la lettre que j'ai écrite à Zoé a soulagé mon cœur serré. J'ai pleuré en disant adieu à cette excellente amie. Mais l'idée qu'elle me pleurera aussi peut-être m'est consolante. Ne vaut- il pas mieux vivre de chagrins et de privations, avec la certi- tude d'avoir des amis, que de plaisirs et d'amusements avec des indifférents ?

Je me rappelle que nous mettions un jour en balance le bonheur de ces gens qui ne sentent rien, qui n'aiment rien, ni ne haïssent, avec celui des âmes ardentes et passionnées. Fatiguée de souffrir, flétrie par le chagrin, je vous dis que le sort des premiers me ferait envie. Mais vous en jugeâtes autre- ment. Vous ne trouviez rien de plus odieux, de plus avilissant que cette vie animale, dénuée de secousses et d'émotions. Vous aimiez mieux acheter par tous les chagrins qu'ils entraînent les plaisirs d'un cœur sensible et d'une imagination vive, que de vivre sans les connaître. Je convins que vous aviez raison. C'était, je crois, sur la route de Pierrefitte à Lutz. Plus tard, sur celle de La Drède, nous reproduisîmes la même pensée, en (1) Lettre à Casimir Dudevant, du 9 novembre 1825. Elle trouvera place à la fuite du Journal.

(2) Première rédaction: « d'avouer mes torts. <


préférant le sort des fous, quoiqu'ils souffrent et qu'ils aient la fièvre, à celui des stupides qui mangent et qui dorment. Dieu 1 Comme nous étions heureux ensemble Comme nous nous entendions! Comme la conversation même générale et roulant sur des sujets étrangers avait de charmes pour moi! Avec quelles délices je vous écoutais raconter les moindres choses. Il me semblait qu'elles devenaient intéressantes en passant par votre bouche. Personne ne parle comme vous, per- sonne n'a votre accent, votre voix, votre rire, le tour de votre esprit, votre manière d'envisager une chose et de rendre votre idée, personne que vous. Aurélien, que vous me fites plaisir, en allant nous promener à Medouze avec Zoé, quand vous me dites Outre que je suis heureux, je suis encore con~pM~. Non seulement vous m'avez ravi, mais encore vous me plaisez, vous me convenez.

Ah! c'était bien là ce que nous sentions! Ces expressions si simples peignaient bien toute notre âme) 1 Ah mon ami, je vous vois toujours, il mo semble que je ferais votre portrait de souvenir. Je vois vos cheveux, vos yeux, votre air, votre taille. Ce n'est pas parce que vous êtes beau, non, en vérité, je n'y songe plus. C'est parce que c'est vous, c'est parce que ces yeux, ces traits peignent votre âme. Ah elle est a moi, cette âme) 1 Qui peut me l'ôter? Elle ne me quittera point. C'est mon bien, c'est ma vie. On peut bien m'arracher de votre présence. Maix votre pensée, votre amour, qui m'en séparera?

Hier, je fus me promener seule dans la jardin. La position en est pittoresque, la vue belle. Il faisait presque nuit. Un vent froid soufflait dans mes cheveux. Je m'arrêlai vis-à-vis une échappée qui me plaisait. Un horizon bleu, qui se confondait avec les premières ombres du soir, s'élevait au-dessus d'un bois de lièges dont la verdure noire faisait ressortir quelques peu- pliers réunis par l'automne. Tout le monde n'est pas sensible aux charmes de la nature. Il est mille personnes qui ne se sont jamais avisées de regarder la campagne, ou si elles l'ont regardée, elles ne l'ont pas vue. Les cœurs sensibles, malheu- reux surtout, trouvent une mélancolie qui leur plait à com- parer la nature à eux-mêmes, à trouver des rapports entre eux et le ciel, les arbres, etc., etc. Ils aiment l'hiver et les lieux tristes. Ils aiment la nuit. Tout cela leur convient, leur ressemble. Je regardais le ciel et je pensais que peut-être vous le regar- diez aussi. Je m'entourai de votre idée et je m'en préoccupai si fort qu'il me sembla entendre votre voix dans le vent. Vous me montriez ce paysage et vous m'en faisiez remarquer les beautés comme aux Pyrénées. II n'y avait pas un arbre, un nuage, que nous n'eussions examiné ensemble, lorsque mes yeux se fixèrent sur une petite porte à claire-voie qui donne dans un bois traversé de plusieurs chemins. Un homme était debout derrière cette porte et semblait me regarder. L'obscu. rité augmentant à tout instant, ne me permettant plus même de distinguer ses vêtements, je m'abandonnai à ces illusions que favorise l'incertitude de la vue. Jusqu'où alla ma folie? Je pensai que ce pouvait être vous, que vous veniez me dire un dernier adieu, me presser sur votre sein pour la dernière fois 1 Tout mon sang se retira vers mon cœur. Je voulus marcher vers cette porte. Mes jambes se dérobèrent sous moi, et je fus forcée de m'appuyer contre un arbre pour ne pas tomber. Le passant avait continué sa route. Il était disparu. Je revins à la maison. En remontant l'allée qui y conduit, je regardai sur le sable l'empreinte de plusieurs pas. Je pensai douloureusement que ce n'était pas les vôtres. Dans les lieux habités par ce qu'on aime, un charme indéfinissable s'attache aux moindres choses. Il semble que tout se soit embelli, que tout ait traversé des traces de son passage. Ilélas! dans une demeure où il n'est jamais entré, tout est morose et sans intérêt.

J'ai éprouvé ce soir un mouvement bien douloureux. J'ai ri. J'ai bien pu rire. Imaginez-vous que Candelotte, notre curé, eut la sottise de m'en conter et de venir me chanter des vers qu'il a faits pour, moi, en me recommandant de ne le dire à personne, et voulant me faire donner ma parole d'honneur que si j'étais assez cruelle pour le railler en particulier, je ne le tournerais pas en ridicule devant les autres. La première chose que j'ai faite a été de réciter ses vers à tous ceux qui sont entrés et d'en nommer l'objet et l'auteur. Les rires inextinguibles que cette aventure a excités m'ont entraînée à m'y,livrer aussi. Mes yeux se sont remplis de larmes et je me suis retirée dans ma chambre pour pleurer. J'ai reparu pour dlner. J'étais si en colère contre le curé, qui m'avait causé une impression si pénible, que j'ai été impitoyable avec lui. Je ne lui ai pas passé une bêtise. Me concevez-vous ? J'ai fait rire tout


le monde, et moi, j'étais navrée Et je déconcertais le pauvre curé de sang-froid, de propos délibéré. Ah 1 comme je suis changée 1 Je ne me connais plus. Je crois que je deviens folle, Je suis bien triste, ce soir. Je m'en veux, je m'en accuse. Vous avez assez de votre douleur, sans que je vous parle de la mienne Je vais vous dire bonsoir. Si je continuais, je man- querais tout à fait à ce que je vous dois en vous parlant de mes maux. Demain, je serai plus calme. Bonsoir, ma vie. Bonsoir, mon Aurélien. Ne nous abattons point. Espérons au temps, à l'avenir, au ciel 1.

Lundi soir, 14.

Hélasl dans trois jours je vous dirai adieu. Oh! Ciel, je ne peux pas le croire je ne peux l'imaginer. Quand près de vous à Bordeaux, ce jour fatal qui commença notre malheur, je vous disais « Quoi c'est vous? Vous êtes près de moi, je vous parle, je vous vois Non, je ne puis le croire; » ah 1 je ne con- naissais pas l'étendue de mon bonheur. Aujourd'hui, je ne puis penser à l'étendue de mes pertes sans frémir. Ah 1 Dieu 1 pourrai-je fermer ce journal, cacheter le paquet, écrire votre nom sur l'adresse sans mourir? Et plus jamais! Non, jamais plus!

Ah! Aurélien, mon amour, je puis bien reprendre ce ton. Maintenant je vais te perdre à jamais, je puis bien me servir du même langage que j'ai parlé à un autre. Ah 1 cet autre n'est plus pour moi jo l'ai oublié, je ne l'ai jamais vu, jamais aimé. Je n'ai aimé que toi, Aurélien, que toi au monde, que toi qui en fusses digne 1 Ah 1 tu m'écrivais dans ces chères lettres que je vais perdre, mais que je n'oublierai jamais, que les anges mêmes eussent été jaloux de notre bonheur. Tu disais vrai. C'était trop jouir sur la terre. Dans les lois imposées à l'ordre des choses ici-bas, cette ivresse pure et sans égale ne pouvait durer plus d'un jour. Elle a passé, elle a fui, sans que nous ayons eu le temps de la savourer. Nous ne l'avons peut-être bien sentie, bien appréciée, qu'au moment de la perdre pour jamais. Le mot ne signifie rien. Qu'est-ce que jamais et toujours dans la vie, dans ce voyage si court, si incertain, si trompeur?. Il est un monde meilleur, Aurélien, vous le croyez, n'est-ce pas? Ah croyez-le avec moi 1 Pensons ensemble que nous no sommes pas des misérables dont les froides cendres ne seront pas


réchauffées par l'amour! Croyons que cette poussière se rani- mera, que l'Éternel qui la forma saura la faire revivre 1 Il nous saura gré peut-être de nous être mis à supporter une vie, qui n'était plus rien pour nous, l'un sans l'autre. Il nous réunira pour jamais alors, dans un séjour de paix où la tendresse sera légitime et le bonheur de durée.

Oh nous nous reverrons, même en cette vie 1 Je le sais, je le sens. Le temps des soupçons sera passé mais l'affection telle que nous savons l'éprouver ne passera pas. Quand nos cheveux seraient blancs, quand nos mains seraient glacées, nos cœurs s'entendraient toujours. Ce n'est pas des agréments extérieurs, des charmes de la jeunesse que nous sommes épris. Nos âmes sont semblables. Le changement que le temps apportera dans nos goûts, le calme qu'il fera succéder aux passions, se fera sentir également chez nous deux. Il nous restera ce qu'il y aura de meilleur et de plus pur dans notre amour, et le doux, et le consolant souvenir qu'il fut toujours irréprochable et fondé sur la vertu. Peut-être, dans quelques années, nous retrouverons- nous aux eaux à Cauterets, à Bagnères. Ah quelle ivresse de visiter ces lieux où tant de souvenirs nous attachent Nous ne les aurons, pour ainsi dire, pas quittés. Notre pensée nous y aura ramenés sans cesse. Nous relirons sur la barque du lac de Gaube notre nom que tu y traças. Tu m'aimais déjà. Tu venais de t'apercevoir que les trois premières lettres de notre nom étaient les mêmes. Tu traçais pour la première fois ton chiffre avec ravissement. Et moi qui feignais un air d'indifférence, et dont le coeur battait de joiel Ne compris-tu pas bien ma feinte? Mes yeux ne démentaient-ils pas mes paroles? Quand je les détournais de dessus toi et que j'avais l'air de regarder les eaux bleues du lac, ne devinais-tu pas que c'était toujours toi que je voyais? Pendant que, penché près de moi, tu écrivais avec ton canif, ne sentis-tu pas que je passai ma main dans tes cheveux noirs? Et tu voulais un aveu formel. Cruel, exigeant, tu m'as poussée au désespoir pour l'obtenir Ne te le reproches-tu pas à présent que tu le connais?.

HélasI à présent que tout a si mal tourné et que ces joies ineffables nous sont ravies, ne regrettes-tu pas de m'avoir pressée dans tes bras sous le rocher, d'avoir imprimé un baiser de feu sur mon cou, en revenant de Saint-Savin, de m'avoir dit, au haut du Limaçbro « Vous no savez pas ce que mon


cœur renferme d'amour. » Pourquoi me regardas-tu ainsi, en me le disant? Dès ce moment, le mien fut à toi. Ali je ne te reproche pas, moi, de l'avoir voulu, de l'avoir exigé, ce cœur déjà si occupé de toi, mais trop fier pour te disputer à une autre, qui semblait dédaigner l'hommage qu'il désirait avec ardeur. Je frémis à Saint-Savin quand tu m'appris que je t'aimais, car en t'entendant me dire que c'était moi seule que tu voulais, je sentis à, la joie de mon cœur qu'il ne m'était plus permis de douter de mes sentiments. Je prévis que, si tu continuais, je ne pourrais plus te les cacher, et j'essayai de te décourager en te peignant mes premiers chagrins. Ce récit ne fit qu'augmenter ton désir de me plaire. Tu voulais, tu espérais me consoler. Ai-je trompé ton attente? Ne l'ai-je pas surpassée? Pouvais-tu te promettre dans cette liaison des charmes dont tu n'avais pas l'idée?. Ne e me dis donc pas aujourd'hui que tu es malheureux, que tu ne peux vivre sans moi. Tu me ferais repentir de ma faible ten- dresse. Ne me reprocherais-je pas sans cesse de t'avoir fait con- naître un bonheur dont la privation te laisse d'amers, d'éternels regrets?

Adieu, il faut que je m'accoutume à te dire ce mot, afin de ne pas mourir en le traçant pour la dernière fois. Ma vie, mon bien, adieu

Guillery, le 16 novembre 1825.

Non, en vérité, mon Aurélien, plus j'y songe et moins je suis tentée de t'accuser des chagrins que ton amour a attirés sur moi. Si je pouvais concevoir l'idée de te reprocher d'avoir ^ulu me plaire, je la repousserais comme une mauvaise pensée. Quoi moi, ingrate, je te payerais si mal d'avoir guéri mon cœur? Ah loin de là, tous les jours de ma vie, tu seras l'objet de ma reconnaissance et de mes voeux. Depuis que je t'aime, Aurélien, le monde a changé pour moi.

Ce soir, je rentrais d'une promenade à cheval. Cet exercice, que j'aime tant, me fatigue horriblement. Je no puis plus le supporter depuis quelque temps. J'eus un peu de fièvre; ma tête était brûlante. Je retournai au jardin, à la même place où j'étais ces jours derniers, quand je crus te voir derrière la grille. Je m'assis vis-à-vis et m'enfonçai dans mes rôveries. Quoique éloignée de la maison, le silence de la nuit m'apporta des éclats de rire bruyants qui en partaient. On est ici d'une gaieté insupportable. Eh bien! ce contraste de la joio des autres avec ma tristesse et ma souffrance, ne me rdvolta point. Autrefois, j'eusse envié tristement cette bonne humeur que je ne pouvais partager. J'aurais fait do douloureuses comparaisons. Eh bioill mon ami, celles que je fis à cet instant me parurent toutes à mon avantage. Je me demandai si, parmi tant de gens frivoles que je vois tous les jours railler l'amour et se faire honneur de mépriser les beaux sentiments, il en était un seul aussi favorisé des cieux que moi. Ah I les malheureux qui n'ont point d'idée de l'innocence, de la pureté, de la constance qui n'y croient pas qui raillent les âmes simples et neuves d'y croire! Où est leur bonheur? Où est leur vie? Où les trouvent- ils donc? Est-ce dans la débauche? Ah 1 qu'ils chantent, qu'ils rient, qu'ils fassent retentir les environs du bruit de leur joie Me préserve le ciel d'envier leurs plaisirs Je les plains, je ne m'indigne plus. Je me dis qu'il est un homme qui croit à la vertu, à la victoire qu'on peut remporter sur ses passions, aux grandes choses dont une belle âme est capable. Cet homme-là ne le dit pas seulement, il le pense, il le prouve Et c'est moi, c'est moi qui ai son cœur Ah n'est-ce pas assez pour être heureux que de le posséder?

Avant de te connaitre, je savais qu'on peut obtenir d'un homme qui vous aime éperdument le respect et la délicatesse. Mais quel triste souvenir se mêlait à celui-là 1 On le prive, disais-je, mais on se conserve pure, mais on le rend malheu- reux, on le désespère. Votre présence lui devient un tourment. Il faut vous résoudre à sacrifier vos principes ou à le voir s'éloigner rebuté. Ehl quoi donc! n'est-il pas un homme capable d'aimer sans égoisme? Ne trouverai-je jamais un cœur qui se contente de la possession du mien, qui se trouve heu- reux seulement d'être aimé de moi, qui n'exigera point que je me déshonore pour lui prouver de l'amour? Ne peut-on aimer sans risquer de se perdre? Ilélasi non! Une telle espérance serait le rêve d'une imagination exaltée, et ne se réalisera jamais sur la terre. »

Ces tristes réflexions me portèrent à reprendre mon ancien caractère de gaîté et d'insouciance. « Puisque les hommes ne font aucun cas do la sensibilité, me dis-je, montrons-leur de l'indifférence. Ils no sont pas capables de me comprendre, ni dignes de me connaître. Je passerais pour une folle en voulant


les convertir. Qu'on foule aux pieds toutes les vertus, je ne dirai plus mot; je souffrirai en silence, ou j'essaierai de détourner par des plaisanteries et un air de frivole légèreté un sajet que personne n'est digne de traiter avec moi. » Ce fut donc par dégoût, par découragement, par misanthro- pie presque, que je redevins ce qu'on appelle aimable. Oh que je prenais mauvaise opinion des hommes en entendant dire de moi « Aurore est redevenue charmante. Elle a perdu cette mélancolie et cette humeur sombre que le mauvais état de sa santé avait pu seul donner à une personne jadis si aimable. Elle vit maintenant de tout, s'amuse de tout. Elle est redevenue elle-même. » On ne réfléchissait pas que j'avais vieilli, qu'une personne de vingt ans, à moins de manquer absolument de fonds, ne peut être la même qu'à seize. Et plus je me trouvais ridicule et absurde, plus on me recherchait, plus je comptais d'amis et d'adorateurs. Oh quel dédain intérieur, quelle sou- veraine indifférence m'inspiraient des hommages si peu dignes de moi 1 Qui pouvait me défendre de t'aimer, quand je te vis m'aimer davantage, à mesure je me montrais à toi telle que je suis?

Je rencontrai quelques mois auparavant un homme qui parut me distinguer des autres femmes. Il semblait s'attacher à m'observer, à me connaître. Il me recherchait, il me question- nait. Un jour, enfin, il se décida à me parler sans détour. Tirez-moi d'inquiétude, me dit-il. Dites-moi ce que vous êtes. Je ne vous conçois pas. Êtos-vous coquette, êtes-vous légère, êtes-vous sensible, êtes-vous instruite, êtes-vous une femme médiocre ou supérieure ? Il y a des moments où je vous adore, et l'instant d'après, je ne puis plus vous souffrir. Quel- quefois, vous m'enchantez. Le plus souvent vous m'étonnez. Quelquefois vous paraissez suivre et goûter une conversation sérieuse, et si je vous demande ce que vous en pensez, vous me dites que vous ne l'avez pas écoutée. Je vous surprends faisant de bonnes lectures avec attention, et, comme si vous vouliez me désespérer, vous jetez là votre livre pour sauter à la corde. Seule, vous chantez avec âme devant du monde, vous trem- blez et chantez sans goût. Je vous vis pleurer un jour aux Français- Ravi, je vous demandai en sortant ce que vous aviez éprouvé. Vous me réponditcs que Michelot avait une drôle de perruque. Après avoir joué la comédie avec expression, vous


vous endormez sur un canapé. Enfin, répondez. Êtes-vous une femme spirituelle et sensible, ou une petite étourdie qui n'a pas le sens commun ?

Je fus incertaine un instant de la réponse que je ferais à ce singulier interrogatoire. Était-ce un ami indulgent qui me parlait ou un observateur sévère ? Je le regardai. Son œil attentif m'effraya.

Je suis tout ce qu'il vous plaira d'imaginer, lui ré- pondis-je.

Et je m'enfuis.

Isolée, seule partout, passant pour le plus heureux caractère et portant le coeur le plus chagrin, je vous rencontrai, et sans m'étudier avec défiance, vous me devinâtes bientôt. C'était tout pour moi que d'être appréciée, car, pour y parvenir malgré ces dehors trompeurs, il ne fallait pas être un homme comme tous ceux que j'avais rencontrés jusqu'alors. A Saint-Savin, je vous découvris toute mon âme. Au retour, vous passâtes un bras autour de moi. J'eus l'air de me fâcher. Ah que j'étais surprise et effrayée de ne pas l'être. Oh 1 vous avez changé toute ma vie. Vous m'avez tendu la main dans ce triste et aride voyage, et nous sommes deux maintenant pour le faire. Nous ne nous reverrons pas toujours, mais nos âmes seront insépa- rables. Elles s'aideront mutuellement à supporter l'absence, et le souvenir sera leur correspondance. Adieu. Je n'ai plus d'encre. N'est-il pas vrai, Aurélien, que tu me promets d'être heureux encore en pensant à moi ? Tu iras te promener quelquefois, à l'entrée de la nuit, seul et libre, à la campagne. Tu me verras dans l'ombre à tes côtés. Le soir, en te couchant, tu m'entendras te souhaiter une bonne nuit, tu me sentiras imprimer sur ton front le baiser d'une tendre mère. Tu seras calme, paisible. Tu te diras comme moi « Nous sommes deux sur la terre qui savons aimer. » y Aurorb. (A SUVOT9.,

  1. Voyez la Revue du 15 avril.