Discussion:Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 1/Chapitre 08

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Historique de l'atlas (589)


En effet, voici ce récit tel qu’il s’est trouvé rédigé peu de jours après. Sa longueur réclame l’indulgence sans doute ; mais qu’on en cherche l’excuse dans les détails où se complaisent les souvenirs de mes plus douces, de mes plus heureuses années, l’époque de ma jeunesse, celle de ma force et de toute ma santé ; en un mot, le précieux et court instant de la plénitude de la vie. On le trouvera long, je le répète, mais qu’on le pardonne aux jouissances qu’il me rappelle. Même, en relisant plus tard, je ne me sens pas la force d’en rien effacer.



Historique de l’Atlas



Cet Atlas a été tout à fait le fruit du hasard et surtout de la nécessité, qui, comme dit le proverbe banal, est la mère de l’industrie… Au moment des premiers revers de notre émigration, je fus jeté par l’ouragan politique dans les rues de Londres, sans connaissances, sans moyens, sans ressources, mais avec du courage et de la bonne volonté : or, avec de telles dispositions, Londres alors était pour chacun un terrain assuré.

Après avoir tâté sans succès plusieurs directions, je résolus de n’avoir recours qu’à moi-même, et je me décidai à écrire : c’était à peu près faire comme Figaro. Je balançai un moment à me jeter dans les romans. Les propositions d’un libraire m’en donnèrent la pensée ; mais il me demandait trop et prétendait me donner trop peu. Je me décidai pour l’histoire, qui, dans tous les cas, m’assurait un gain moral en me procurant des connaissances positives ; alors naquit l’idée mère de l’Atlas historique. Ce fut une inspiration du ciel ; je lui dois le reste de ma vie. Ce ne fut d’abord qu’une simple esquisse, bien éloignée de l’ouvrage d’aujourd’hui, une pure nomenclature. Toutefois c’en fut assez pour me tirer dès l’instant d’embarras, et me composer même, relativement aux misères de l’émigration, une véritable fortune. Vint la paix d’Amiens et le bienfait de votre amnistie, Sire. Je me trouvais assez bien dans mes affaires pour pouvoir me rendre à Paris, sans objet et purement comme voyageur, sans autre but que de respirer l’air de la patrie et de visiter la capitale. Une fois-là, je me sentis maître de mon langage. Les recherches étaient faciles ; mes idées, mon jugement s’étaient agrandis. Je disposais de mon temps et de ma personne ; j’entrepris l’ouvrage tel qu’il est aujourd’hui. Je me mis à en publier régulièrement quatre feuilles par trimestre. Alors vraiment j’eus au moral et au matériel un succès prodigieux : intérêt, bienveillance, offres de toute espèce ; argent, connaissances, me tombèrent de toutes parts. C’est, sans contredit, l’époque la plus douce de ma vie.

En Angleterre j’avais mis ma publication sous un nom emprunté, pour ne pas compromettre l’honneur du mien ; j’écrivis Le Sage comme j’aurais écrit Leblanc, Legris, Lenoir. Je ne pouvais du reste plus mal choisir, ou du moins en prendre un plus banal ; car, à quelque temps de là, une lettre m’ayant été mal adressée sous ce nom, elle ne me parvint qu’après avoir passé, dans les divers rassemblements français, par les mains de vingt-deux prêtres qui portaient ce nom ; et le dernier, qui avait découvert apparemment qu’il ne m’appartenait pas, me renvoyait ma lettre, fort en colère, en y joignant l’avis que, quand on voulait changer son nom, il fallait éviter du moins de prendre celui des autres.

En France je conservai ce même nom de Le Sage. Il était devenu désormais celui de l’Atlas ; un nouveau nom pouvait tromper quelque acheteur en le faisant croire à un nouvel ouvrage. Je n’eusse pas voulu d’ailleurs exposer le mien au hasard d’un succès, peut-être aux affronts d’un journal et aux éclaboussures de la polémique. Quand l’ouvrage eut complètement réussi, je n’en eus pas davantage la pensée, et peut-être par un reste de vieux préjugés que je me déguisais mal.

Cette gloire littéraire me flattait beaucoup sans doute ; mais j’étais d’une race militaire, et forcé rigoureusement, me disais-je, à poursuivre une autre espèce de gloire. Les circonstances me le rendant impossible, je voulais consacrer du moins que j’en reconnaissais l’obligation. Au reste, je n’ai jamais eu lieu de me repentir de ce double nom ; mais, au contraire, j’ai eu souvent à m’en applaudir. Indépendamment du vrai motif, il répandait un vernis d’aventures et de roman qui n’a jamais rien eu que d’agréable, et qui était assez d’ailleurs dans la nature de mon caractère. Il a produit une foule de quiproquo et de scènes fort gaies qui n’étaient pas sans prix pour moi. En Angleterre, par exemple, il m’est arrivé d’être questionné en société, de la meilleure foi du monde, touchant le mérite de l’ouvrage de M. Le Sage ; et, dans une pension, je me suis vu dire des injures pour m’être obstiné à le dénigrer, etc.

Tant que je me chargeai moi-même de l’ouvrage, je voulus recevoir tous ceux qui se présentèrent, et traiter directement avec eux. Dès lors je pus faire les connaissances les plus agréables : je n’eus plus rien à rechercher, mais bien plutôt à me défendre. En France surtout je me trouvai comblé. C’étaient les manières, les expressions les plus flatteuses, les plus douces, les plus recherchées : les uns, parce qu’ils savaient qui j’étais ; les autres, précisément peut-être parce qu’ils l’ignoraient ; tous, parce que je demeurais en parfait équilibre avec chacun. De mon côté, je jouissais d’un spectacle fort curieux. Comme on était obligé de me donner son nom pour la souscription, je passais en revue beaucoup de personnages que je me trouvais connaître à merveille, et que j’observais en silence. C’est là surtout que j’ai pu méditer à mon aise sur la diversité des opinions, des jugements et des goûts parmi les hommes. La seule chose que l’un trouvait à redire dans l’ouvrage était juste ce que le suivant admirait le

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plus ; ce qu’un troisième conseillait comme indispensable, un quatrième le réprouvait comme inadmissible ; et chacun, suivant l’usage, ne manquait pas de présenter son opinion comme l’expression générale : c’était absolument celle de tout Paris, celle de tout le monde.

C’est là surtout que j’ai pu me convaincre du grand avantage de faire ses affaires soi-même, et de tout l’empire qu’exercent la complaisance et les bonnes manières dans les transactions de la vie. J’acceptais tout ce qu’on me proposait ; j’étais aussitôt d’accord sur tout ce qu’on voulait, et j’en étais payé au centuple. Tel qui était entré dans l’intention peut-être de ne pas prendre l’ouvrage, non seulement l’emportait, mais encore me ramenait dix, vingt souscripteurs ; il en est qui ont été jusqu’à cent ; celui-ci faisait déclarer mon ouvrage classique au ministère de l’intérieur, celui-là le faisait adopter aux relations extérieures, un troisième voulait me procurer la décoration de la Légion-d’Honneur, un quatrième insérait d’excellents articles dans les journaux. La bienveillance, l’affection allaient chez quelques-uns jusqu’à l’enthousiasme. Je ne citerai ici que ce souscripteur de province m’écrivant, sans me connaître, pour me supplier en grâce de mettre mon portrait à la tête de l’ouvrage, s’offrant, si je le permettais, de payer la moitié des frais. Et cet autre, propriétaire du beau château de Montmorency, qui, chaque semaine, sous prétexte de voir s’il n’y avait pas une feuille nouvelle, venait, disait-il, passer ses heures les plus heureuses, ajoutant que s’il me prenait envie de faire payer ma conversation comme mes feuilles, il ne tenait qu’à moi de le ruiner. Je sus depuis que c’était un homme extrêmement bizarre, vrai caractère de La Bruyère, tout à fait à la Jean-Jacques. Il épuisa longtemps auprès de moi fort délicatement les offres de toute espèce, même des inductions paternelles. « Monsieur Le Sage, m’a-t-il dit plus d’une fois, vous devriez vous marier ; vous feriez le bonheur d’une femme, et plus encore celui d’un beau-père. » Or, il n’avait qu’une fille et très riche. Enfin je le perdis de vue, et ce ne fut que longtemps après que, faisant une partie de campagne avec des femmes de ma connaissance, la vue du château de Montmorency, dont il était propriétaire, m’en rappela le souvenir. Je racontai mon histoire ; notre curiosité s’en accrut, et nous donna l’envie de visiter ce château : on nous refusa la porte. Le maître n’y était-il pas ? Au contraire, c’était parce qu’il s’y trouvait. Je viens de dire qu’il était fort extraordinaire ; il s’était claquemuré dans sa demeure, et s’y était rendu tout à fait inabordable. J’obtins avec beaucoup de peine qu’on lui portât le nom de M. Le Sage : la magie du nom opéra sur-le-champ. L’affront fait à une calèche élégante, à riche livrée, fut aussitôt réparé. Les portes s’ouvrirent, au grand étonnement surtout de ceux qui les gardaient. Il y eut ordre à l’instant de tout montrer, de tout offrir. Nous avions apporté de quoi faire un petit repas champêtre ; mais on commanda sur-le-champ un excellent dîner qu’il fallut accepter de gré ou de force, et dans le beau salon en stuc. Tout cela était fort désintéressé, car le bon vieillard était retenu dans sa chambre par la goutte. Quand il me revit, sa joie fut extrême ; c’était pour lui le retour de l’enfant prodigue. Il voulut absolument voir ma compagnie et se fit traîner pour nous faire les honneurs du dessert. Mais ce qui nous ravissait par-dessus tout, c’est qu’il ne doutait pas qu’il n’eût affaire à de petites bourgeoises ; or, c’étaient vraiment de grandes dames. Il ne voulait plus me laisser en aller ; il fallait que je revinsse, disait-il, je serais toujours reçu avec tout ce que j’amènerais. Hélas ! il ne me mit pas dans le cas d’en profiter ; à quelques jours de là, je lus dans les papiers la mort de ce tendre et véritable ami.

Avec le commencement de mes grandeurs finit, sous toutes les faces, l’âge d’or de mon ouvrage. Dès que je fus à la cour et que j’approchai Votre Majesté, je ne crus plus de pareils détails convenables. Je les confiai à un ancien camarade de collège, émigré comme moi, qui n’en tira pas un aussi bon parti.

« En paraissant sur mon nouveau terrain, ce fut d’abord encore de tous côtés de grands compliments sur ma production ; mais j’y répondais faiblement, et cela comme l’on fait au bal, après avoir baissé son masque. Quand on vit que je n’y revenais pas, que je ne citais point, que j’évitais les dissertations, l’on cessa de me parler de mon ouvrage, et l’on finit par s’étonner même que je l’eusse produit, si toutefois l’on n’en douta pas. »

« Mon cher, a dit ici l’Empereur, il n’est pas jusque sur notre roc que ce doute ne soit parvenu. On a prétendu pouvoir m’assurer que cet ouvrage n’était pas de vous, que vous l’aviez acheté, et l’on en donnait pour une des preuves, qu’il n’était pas très certain que vous le connussiez à fond, car vous n’en parliez jamais. À quoi il m’a suffi de répondre. Mais avez-vous jamais vu aucune question demeurée sans complète réponse ? Et puis, ce sont toutes ses phrases, leur contexture, les mêmes expressions, etc. »

Je repris : Beaucoup penseront que je perdis par cette abnégation ; mais je préférais le bon goût à la charlatanerie ; d’ailleurs j’obéissais à ma nature. Votre Majesté, l’autre jour, nous peignait Siéyes arrivant surchargé de plans écrits, et au premier mot de contradiction, dès que venait l’obligation de les défendre, resserrant aussitôt ses papiers et les emportant. Eh bien, me voilà précisément. Je n’ai jamais pu prendre la parole ni soutenir mon opinion devant le monde : il me faut pour cela l’autorité du poste ou l’abandon de l’intimité. Dans tout autre cas, je me voue au silence, quoi que j’entende, à moins qu’on ne m’interroge ou qu’on ne me pousse à bout. Quoi qu’il en soit, dans mon obscurité je m’étais vu entouré de la bienveillance de tous. Mon élévation m’attira des ennemis directs, et ce sentiment vague de jalousie et de malveillance qui marche sur les pas de la fortune. Les journaux dans lesquels depuis longtemps on avait épuisé en quelque façon les expressions flatteuses et agréables en faveur de l’Atlas historique, montrèrent alors quelques articles fort mauvais ; et quand on remonta à la source, l’écrivain avoua franchement que la différence des opinions et de la situation politique en était la seule cause.

Il fut fait à l’Empereur un rapport par l’Institut sur les ouvrages qui avaient paru depuis quelques années ; l’Atlas y fut maltraité.

Me trouvant un jour, par hasard et sous mon nom de Le Sage, avec l’auteur de ce rapport, je lui témoignai ma peine. Il me confessa de bonne foi que l’ouvrage et l’auteur lui avaient été inconnus ; que n’ayant pu faire tant de travail à lui seul, il l’avait subdivisé. L’article de Le Sage lui était revenu plus mauvais encore qu’il n’avait paru, il l’avait fort adouci. « Il m’a été aisé de voir, continua-t-il, que vous avez des ennemis parmi nous, et vous le devez à vos habitudes, à votre situation. Vous vous êtes associé avec un M. le comte de je ne sais qui, qui a des places à la cour : les courtisans et les lettres ne vont pas bien ensemble. Ces messieurs ne sont pas des nôtres. On dit que vous mettez votre mérite, et que lui fournit l’argent. À quoi bon cela ? Il fait sans doute des profits sur vous, ce M. le comte. Votre ouvrage étant très bon, votre libraire vous eût fait crédit. Du reste, je ne répète ici que ce que j’ai entendu, et je vous parle dans vos intérêts. Si vous désirez notre suffrage, il faut vous rapprocher de nous, s’identifier avec nos doctrines et laisser là les grands. »

Je répondis, avec le plus de ménagement possible, que je le remerciais sans doute, mais que je ne pouvais suivre tout à fait cette morale ; qu’il jugeait mal mon ami ; que notre bourse, notre existence étaient communes ; notre union, notre intimité, indissolubles ; que nous nous étions promis de ne jamais nous séparer, de vivre et de mourir ensemble, et qu’il serait bien difficile de nous y faire manquer : c’était une vraie scène de comédie. À quelque temps de là je dînais chez un prince ; j’étais à ses côtés et tout chamarré. J’aperçus mon membre de l’Institut au nombre des convives. L’étonnement et l’inquiétude étaient dans ses yeux ; je lui adressai plusieurs fois la parole ; il se penchait vers ses voisins, leur parlait très bas ; il prenait des renseignements. Après le dîner, il me joignit, et, prenant la chose avec beaucoup d’esprit, me pria, disait-il, de le tirer d’embarras ; qu’il se rappelait bien avoir eu l’honneur de me voir chez lui ; mais qu’il ne comprenait pas le mauvais tour que je lui avais joué, ni la mystification complète à laquelle je m’étais plu. « Aucune, lui dis-je. Tout ce que vous avez vu, tout ce que je vous ai dit est réel ; seulement vous vîtes alors M. Le Sage, qui met sa science, et vous voyez aujourd’hui M. le comte, qui fournit les fonds : voilà comme on fait les histoires et comment se font les rapports. »

Ce fut aussi quelque méprise de la sorte et tout aussi ridicule qui valut à M. Le Sage, dans le fameux Nain jaune, les honneurs de la girouette, comme généalogiste de l’ordre, sous le nom assez plaisant, du reste, de Parvulus Sapiens (Petit Le Sage). Cette faveur, ai-je appris plus tard, était fondée sur la suppression qui avait été faite, sous le roi, de la généalogie de Votre Majesté que j’étais supposé faire descendre d’Ascagne et d’Énée. Il serait difficile de comprendre ce qu’on avait voulu dire, n’y ayant jamais eu rien dans l’Atlas qui pût mettre en quoi que ce fût, de près ou de loin, sur une pareille voie. Au demeurant, dans ces diverses circonstances où l’Atlas et son auteur se trouvèrent attaqués, une foule de partisans zélés et fervents vinrent me demander s’il me serait agréable qu’ils le défendissent. Je les suppliai instamment de n’en rien faire ; il me semblait dangereux pour mon repos d’occuper le public de la sorte. Je riais moi-même des tours joués à M. Le Sage ; mais il m’eût été pénible de les voir remonter peut-être par là jusqu’à son homonyme.

Si l’Atlas, du reste, eut un succès si général et si étendu, c’est qu’il devait en être ainsi, cet ouvrage étant en effet de tous les âges, de tous les pays, de tous les temps, de toutes les opinions, de toutes les classes, de toutes les instructions. C’était l’indicateur de celui qui voulait apprendre, les ressouvenirs de celui qui avait su, le guide pour l’écolier, le développement pour le maître : il réunissait la chronologie, l’histoire, la géographie, la politique, etc.

Quand on le comprend bien et qu’on sait s’en servir, il est vrai de dire qu’il compose à lui seul toute une bibliothèque : c’est le Vade Mecum du commençant, celui du maître, celui du savant, celui de l’homme du monde.

Aussi eut-il un immense débit, et jamais ouvrage littéraire, je crois, ne produisit autant. À son apparition, on eut à inscrire jusqu’à deux et trois cents louis de souscription dans un jour. Tant que je suis demeuré chargé personnellement de ces objets, j’ai dû compter les recettes par un revenu de soixante à quatre-vingt mille francs au moins. Il m’avait créé une véritable fortune, je n’en ai pas d’autre ; la révolution m’avait enlevé mon patrimoine, dont je n’avais pas dû m’occuper depuis, puisqu’il m’avait fallu faire serment d’y renoncer pour pouvoir mettre le pied sur le territoire.

Mon ouvrage m’avait fait dans la librairie une réputation équivalente, au besoin, à un véritable fonds. Des libraires sont venus plus d’une fois m’offrir deux cents, trois cents louis pour approuver seulement, et ne faire que mettre mon nom au bas d’ouvrages tout faits. Ils me quittaient bien étonnés de mon refus. J’appris par là que c’était l’habitude de la capitale parmi les imprimeurs de livres. Un auteur de célébrité peut en faire trafic, c’est une portion de sa fortune, il la place à gros intérêts, sans aucune mise dehors ; elle devient un article essentiel de son budget de recettes.

Il s’est déjà publié, en plusieurs éditions, de huit à dix mille exemplaires de l’Atlas, qui ont mis en circulation au-delà de huit à neuf cent mille francs, peut-être plus d’un million, desquels trois cent mille francs ont été réalisés quittes de frais, et sont en mes mains : ils composent ma fortune nette, ne possédant rien qui ne me soit venu de l’Atlas et ne soit couché sur ses registres. Cent cinquante mille francs demeuraient encore à mon départ en créances arriérées, bonnes ou mauvaises ; ainsi que plus de deux cent mille francs en valeur de livres choisis, obtenus par des échanges, et qui, morcelés par assortiments de mille écus et expédiés aux pays lointains, me promettaient, avec le temps, des rentrées certaines. Malheureusement aujourd’hui de tout ce brillant produit je ne puis, je ne dois plus compter que sur ce que je tiens déjà ; le reste est trop hasardé pour ne pas le considérer comme perdu. Personne n’est au courant de mes affaires, je n’ai pas eu le temps d’en charger quelqu’un, les détails en sont trop nombreux, trop épars, trop diversifiés, pour en donner le fil d’ici. Les dettes arriérées vieillissent ; les créanciers meurent, se déplacent et disparaissent ; et, pour les livres, ils seront égarés, gaspillés, gâtés et perdus.

Quoi qu’il en soit, cet ouvrage avait été sur le point de me faire une fortune bien autrement brillante encore. La tracasserie la plus injuste m’en priva : les détails en sont assez curieux pour que je les mentionne à Votre Majesté.

Au commencement de 1813, deux négociants, qui avaient découvert que j’étais l’auteur de l’Atlas historique de Le Sage, pénétrèrent chez moi, et me proposèrent, si je voulais leur en donner pour deux millions, de m’en payer aussitôt le vingt pour cent, argent comptant, et de me les transporter gratis à Londres, où ils seraient encore ma propriété et demeureraient à ma disposition. J’ouvris de grands yeux ; je ne pouvais comprendre ; je craignais qu’on ne voulût me mystifier. Eux, de leur côté, cherchaient à m’expliquer cette affaire, et me disaient que c’était la marche et le taux actuel des licences, auxquelles ils voyaient bien que j’étais étranger. Toutefois il me resta assez de cette conversation pour que je pusse m’éclairer entièrement ailleurs. En effet, j’appris que les bâtiments de licence, pour aller à Londres chercher des denrées coloniales, ne pouvaient partir de France sans une exportation égale en valeur nominale à l’importation qu’ils projetaient. Les livres étaient compris dans les objets dont l’exportation était permise, et les négociants en cherchaient d’un transport léger et d’un prix très haut, qui à peu de frais pussent leur donner des droits à une importation considérable. Or, mon ouvrage semblait être précisément calculé pour cette opération. Cependant, avant de l’entreprendre, j’allai auprès du directeur général des douanes et du président du comité d’exportation m’assurer que j’avais bien compris et que j’étais en toute règle. Sur leur affirmation, je me mis aussitôt au travail. J’accomplis une des belles opérations qu’on puisse imaginer ; le terme pressait ; on me prescrivait un temps très court. Une trentaine de planches in-folio furent distribuées aux trente plus grandes presses de Paris, qui travaillèrent dès ce moment sans relâche. Tout le papier vélin d’une certaine forme fut arrêté et s’accrut successivement de prix chaque jour jusqu’au-delà de cent pour cent. Ce fut un véritable mouvement dans toute l’imprimerie de la capitale, au point d’en inquiéter la police, jusqu’à ce qu’elle eût découvert et compris ce que ce pouvait être. J’employai à l’instant, directement ou indirectement, de trois ou quatre cents ouvriers. Au bout de vingt et un jours, je devais avoir mes deux millions d’Atlas, et recevoir mes quatre cent mille francs d’argent comptant. J’étais le seul dans le monde qui eût pu faire cette opération : un hasard unique faisait que j’avais imaginé dans le temps de garder mes planches toutes composées, en faisant la très grande dépense des caractères. Je recueillais donc en ce moment le fruit d’une industrie et d’une mise dehors de dix ans. C’était un vrai quine à la loterie ; la tête me tournait d’une telle circonstance ; mais je bâtissais sur le sable, et je devais expier cruellement ces premiers instants d’illusion.

Le directeur général de la librairie, mon camarade au Conseil d’État, s’acharna à me nuire, sans que j’en pusse deviner la cause. Tout en m’assurant qu’il ne m’était nullement défavorable, qu’il aiderait plutôt son collègue, il ne cessa d’écrire sous main et de pousser en avant contre moi les experts libraires qu’il avait trouvé le moyen de faire nommer pour ces opérations. Je n’en pouvais douter, on me communiquait de confiance dans les bureaux ses lettres secrètes ; et la délicatesse m’interdisait encore la satisfaction de pouvoir lui reprocher son indignité.

Il me fit objecter d’abord que mes feuilles ne pouvaient être admises, parce que la loi n’admettait que les livres. Je demandai à cela si la loi n’admettait pas les ouvrages en feuilles ; et, sur l’affirmative, je fis observer que mes feuilles étaient un livre qui attendait sa reliure. Alors le conseiller d’État, mon camarade, prononça que la faveur accordée par l’Empereur concernait les libraires et non pas les auteurs. Le ministre de l’intérieur, l’honnête M. de Montalivet, se révolta contre cette partialité, et fit taire le directeur général. Alors celui-ci prétendit qu’on avait de beaucoup accru le prix de mes feuilles. On lui prouva par plus de deux cents annonces dans les journaux, depuis dix ans, qu’il avait été constamment le même. Alors il se rabattit sur le prix intrinsèque, et voulut prouver que ce que je vendais cent sous ne m’en coûtait que cinq ou six, et créa encore d’autres difficultés aussi ridicules. Cependant le temps courait, les vaisseaux se remplissaient, les avantages offerts par les armateurs diminuaient ; les évaluations arbitraires des comités arrivèrent, et moi qui avais continué mes opérations au milieu des difficultés, je dus me regarder comme très heureux, à travers mille inquiétudes, mille contrariétés, mille vrais chagrins, de ne pas me trouver ruiné, de retirer mes frais, qui avaient été au-delà de quatre-vingt mille francs.

Mais c’est à peine croyable, disait l’Empereur ; comment cela a-t-il pu se passer ainsi ? Votre opération eût été dans mes goûts ; elle vous eût avancé dans mon esprit, elle m’eût plu ; l’activité, l’organisation de vos détails m’eussent frappé. Rien d’ailleurs ne me faisait plus de plaisir que de faire gagner légitimement de l’argent à ceux qui étaient autour de moi. Que n’êtes-vous venu me trouver, que ne m’avez-vous amené votre antagoniste, vous eussiez vu comme je l’aurais traité ! – Sire, ai-je répondu, j’étais bien loin de le voir ainsi, les moments étaient critiques, votre temps était précieux ; comment aurais-je pu prétendre à me faire écouter, à me faire comprendre de Votre Majesté, dans une affaire aussi compliquée et aussi délicate ? Comment lui expliquer que cet ouvrage, qui n’était pas sous mon nom, était le mien ? comment oser vous présenter quelqu’un si voisin de Votre Majesté, mêlé avec les licences, des vingt pour cent, des millions de librairie ? Je me sentais si peu connu de Votre Majesté que je frémissais au contraire qu’il ne vous en parvînt quelque chose. Aussi je me donnai beaucoup de mouvement, mais je fis le moins de bruit possible, et je me résignai à tout souffrir.

« – Vous eûtes grand tort, disait l’Empereur, vous avez été très maladroit avec moi, et encore plus peut-être avec votre antagoniste ; je ne saurais expliquer autrement un acharnement si peu naturel, etc., etc. »