Discussion Livre:Diodore de Sicile - Bibliothèque historique, Delahays, 1851.djvu

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ces prétendus hors-d’œuvre, ces détails taxés de superflus, sinon de puérils, nous permettent précisément de sonder, en grande partie, le milieu moral, la civilisation industrielle, dont les arts et les sciences sont les principaux agents. Avec des fragments empruntés aux œuvres d’Hérodote, de Thucydide, de Xénophon, de Polybe, de Diodore, de Plutarque, on pourra réussir à construire l’histoire des arts et des sciences dans l’antiquité ; — je l’ai moi-même naguère essayé pour la chimie ; — mais jamais nos descendants ne pourront faire de semblables tentatives avec les œuvres des historiens de nos jours.

Telles sont les réflexions qui se sont présentées à mon esprit pendant la traduction de la Bibliothèque historique.

Peu d’écrivains ont été aussi différemment, je dirai même aussi injustement appréciés que Diodore, natif d’Agyre, en Sicile, et contemporain de Jules César. Si les uns lui ont décerné des éloges exagérés, les autres lui ont infligé un blâme immérité.

Justin le martyr n’hésite pas à considérer Diodore comme le plus célèbre des historiens grecs[1]. Eusèbe lui-même semble partager cette opinion[2]. Enfin, Henri Étienne, renchérissant encore sur ces témoignages, s’écrie avec enthousiasme : « Notre Diodore brille parmi tous les historiens qui sont parvenus jusqu’à nous, comme le soleil parmi les astres[3] ! »

d’autres écrivains dont nous déplorons aujourd’hui la perte[4]. Au milieu de ces matériaux divers, il est souvent difficile de distinguer ce qui appartient en propre à Diodore.

De cet immense répertoire historique, il ne nous reste plus que quinze livres à peu près entiers ; les autres sont devenus la proie du temps, sauf quelques faibles débris qui nous font regretter plus vivement encore une perte irréparable. Ces débris ont été sauvés par un hasard assez singulier. Constantin IX Porphyrogénète, le même qui fit, par un serment terrible, jurer le secret du feu grégeois, eut une idée aussi originale que louable. Il ordonna à une commission de savants d’extraire des auteurs anciens tous les passages qui, vrai code moral, pourraient servir de règles aux hommes dans leur vie privée aussi bien que dans leur conduite politique. Ces extraits étaient divisés en quarante-trois titres ou sections, dont il nous a été conservé la section xxvii, des Députations (περὶ Πρεσβειῶν (peri Presbeiôn)) et la section l, des Vertus et des Vices (περὶ Ἀρετῆς ϰαὶ Καϰώσεως (peri Aretês kai Kakôseôs)). Si l’on ajoute à cette source quelques citations de Photius, de Syncelle, de Ttetzès, de saint Clément d’Alexandrie, on aura à peu près tous les fragments consignés dans les anciennes éditions de la Bibliothèque historique.

En 1827, le cardinal Angelo Mai publia un livre remarquable sous le titre de : Scriptorum veterum nova collectio, e Vaticanis Codicibus edita ; Romæ, 1827. C’est du second volume de cet ouvrage que sont tirés les fragments nouveaux, presque aussi nombreux que les anciens.

Diodore expose lui-même, dans une sorte d’introduction, l’économie, le plan et le but de son ouvrage : il voulait être tout à la fois utile et agréable.

« En examinant, dit-il, les travaux de nos prédécesseurs, nous leur avons rendu toute la justice qu’ils méritent ; mais nous avons pensé qu’ils n’avaient pas encore atteint le degré d’utilité et de perfection nécessaire. Car l’utilité de l’histoire réside dans un ensemble de circonstances et de faits très nombreux et très variés ; et pourtant, la plupart de ceux qui ont écrit l’histoire, ne se sont attachés qu’au récit des guerres particulières d’une nation ou d’une seule cité. Un petit nombre d’entre eux ont essayé de tracer des histoires universelles depuis les temps anciens jusqu’à l’époque où ils écrivaient. Et parmi ceux-ci, les uns ont entièrement négligé la chronologie, les autres ont passé sous silence les faits et gestes des Barbares ; d’autres ont évité, comme un écueil, les temps fabuleux ; d’autres enfin n’ont pu achever leur œuvre, enlevés au milieu de leur carrière par l’inexorable destin. Aucun d’entre eux n’est encore allé plus loin que l’époque des rois macédoniens ; ceux-là ayant fini leur histoire à Philippe, ceux-ci à Alexandre, et quelques autres aux successeurs de ces rois. Depuis cette époque jusqu’à nos jours il s’est passé bien des événements qu’aucun historiographe n’a encore tenté de rédiger et de mettre en ordre ; tous ont reculé devant l’immensité de cette tâche.

Après avoir réfléchi à tout cela, nous avons jugé à propos d’entreprendre cet ouvrage dans le but d’être utile et le moins fastidieux que possible pour le lecteur.

Comme l’exécution d’un projet si utile demandait beaucoup de travail et de temps, nous y avons employé trente ans. Nous avons parcouru, avec bien des fatigues et bien des risques, une grande partie de l’Asie et de l’Europe, afin de voir de nos propres yeux la plupart des contrées les plus importantes dont nous aurons occasion de parler. Car c’est à l’ignorance des lieux qu’il faut attribuer les erreurs qui sont commises même par les historiens les plus renommés.

Ce qui nous porte à entreprendre cet ouvrage, c’est surtout le désir d’être utile, puis, la facilité avec laquelle nous pouvons nous procurer à Rome tout ce qui est capable de contribuer à la réalisation de ce projet. En effet, cette ville, dont l’empire s’étend jusqu’aux confins du monde, nous a fourni de grandes facilités, à nous qui y avons séjourné pendant un temps assez long. Natif d’Agyre, en Sicile, et ayant acquis de grandes connaissances de la langue latine, à cause des rapports intimes et fréquents que les Romains ont avec cette île, nous avons consulté avec soin les documents conservés depuis si longtemps par les Romains, afin d’éclaircir l’histoire de ce grand empire.

Puisque notre ouvrage est achevé et que les livres qui le composent sont encore inédits[5], je veux d’abord dire un mot sur le plan général que j’ai suivi. Les six premiers livres renferment les événements et les récits fabuleux antérieurs à la guerre de Troie ; et, de ces six, les trois premiers comprennent les antiquités des Barbares, et les trois autres, celles des Grecs ; dans les onze livres suivants, nous donnons l’histoire universelle depuis la guerre de Troie jusqu’à la mort d’Alexandre. Enfin, les derniers vingt-trois livres contiennent la suite de cette histoire jusqu’au commencement de la guerre entre les Celtes et les Romains, sous le commandement de Jules César, qui fut mis par ses exploits au rang des dieux. Ce chef avait dompté les innombrables peuplades belliqueuses des Celtes et reculé jusqu’aux îles Britanniques les limites de l’empire de Rome. » (Livre I, chap. 3 et 4.)

Cette déclaration simple et modeste vaut mieux que de savants commentaires.

Pendant la lecture aussi variée qu’instructive de la Bibliothèque historique, on est frappé de la répétition de certaines idées qu’on pourrait d’abord attribuer à la négligence du narrateur. Mais, après un examen plus approfondi, on ne tarde pas à reconnaître que ces redites sont le résultat d’une conviction qui déborde, pour ainsi dire, aux moindres occasions.

Ainsi, dans plusieurs endroits différents, Diodore répète, quelquefois dans les mêmes termes, que les grands hommes sont la ruine d’un État. C’est là son cœterum censeo. Si l’on recueillait les votes, on trouverait peut-être pour lui la majorité des peuples.

La guerre est un jeu de hasard, est une autre sentence reproduite jusqu’à satiété. Aujourd’hui comme autrefois le militaire la conteste, l’homme d’État l’approuve : qui des deux a raison ?

Les réflexions sur l’intervention de la providence divine (πρόνοια θεία) dans les choses humaines, sur l’instabilité de la fortune, sur les devoirs religieux, sur la faiblesse de la nature de l’homme, sur les rapports avec nos semblables, portent l’empreinte de la morale la plus pure du christianisme.

Il vaut mieux pardonner que punir ; cette maxime éminemment chrétienne revient bien souvent dans le cours de l’ouvrage.

Si Diodore n’avait pas été de cent ans plus ancien, on aurait pu le croire initié dans la religion du Christ. Ce qu’il y a d’incontestable, c’est qu’il connaissait la religion d’un peuple que les historiens grecs et romains nomment à peine et pour lequel ils semblent affecter le plus profond dédain. Le passage que je vais citer est peut-être le fragment le plus étendu et le plus intéressant que l’antiquité païenne nous ait légué sur le peuple de Dieu. Ce fragment, extrait d’Hécatée de Milet, est d’autant plus remarquable, qu’il explique en quelque sorte les intimes sentiments des Grecs et des Romains à l’égard de la nation juive, dont le culte était pour eux une bizarre anomalie :

« Avant de décrire la guerre contre les Juifs, nous croyons, dit l’historien, devoir donner quelques détails sur l’origine et les institutions de cette nation. Il se déclara anciennement en Égypte une maladie pestilentielle ; le peuple fit remonter à la divinité l’origine de ce fléau. Comme le pays était habité par de nombreux étrangers, ayant des mœurs et des cérémonies religieuses très différentes, il en résulta que le culte héréditaire était négligé. Les indigènes crurent donc que, pour apaiser le fléau, il fallait chasser les étrangers. C’est ce qu’on fit sur-le-champ. Parmi ces exilés, les plus distingués et les plus vaillants se réunirent, selon quelques historiens, pour se rendre en Grèce et dans quelques d’autres contrées ; ils avaient à leur tête Danaüs, Cadmus et plusieurs chefs célèbres. Mais la plus grande masse envahit ce qu’on appelle aujourd’hui la Judée, assez voisine de l’Égypte, et tout à fait déserte à cette époque reculée. À la tête de cette colonie était un nommé Moïse, homme d’une sagesse et d’un courage rares. Il vint occuper ce pays, et fonda entre autres villes celle qui porte le nom de Jérusalem et qui est aujourd’hui très célèbre. Il construisit aussi le temple le plus vénéré chez les Juifs, il institua le culte divin et les cérémonies sacrées, donna des lois, et fonda un gouvernement politique. Il divisa le peuple en douze tribus, parce que ce nombre était réputé le plus parfait, et correspondait aux douze mois de l’année. Il ne fabriqua aucune idole, parce qu’il ne croyait pas que la divinité eût une forme humaine, mais que le ciel qui environne la terre est le seul dieu et le maître de l’univers. Les institutions religieuses et les coutumes qu’il établit sont tout à fait différentes de celles des autres nations. Par son éloignement pour les étrangers, il introduisit des mœurs contraires à l’esprit de l’humanité. Il choisit les hommes les plus considérés et les plus capables de régner sur toute la nation, et les investit des fonctions sacerdotales ; il leur assigna le service du temple, du culte divin et des cérémonies religieuses. Il leur remit le jugement des causes les plus importantes, et leur confia la garde des lois et des mœurs. C’est pourquoi les Juifs n’ont pas de roi, et le gouvernement de la nation est entre les mains du prêtre réputé le plus sage et le plus vertueux ; on lui donne le nom de grand prêtre, et on le considère comme le messager des ordres de Dieu. C’est lui qui, dans les assemblées et dans d’autres réunions, transmet les commandements de Dieu, et en cet instant solennel les Juifs se montrent si soumis qu’ils se prosternent immédiatement à terre, et adorent le grand prêtre qui leur interprète les ordres divins. À la fin des lois se trouvent écrits ces mots : Moïse a entendu ces paroles de Dieu et les transmet aux Juifs. Ce législateur a même porté son attention sur ce qui concerne l’art militaire : il obligea les jeunes gens d’acquérir, par les exercices, de la bravoure et de la vigueur pour supporter toutes les fatigues. Il entreprit aussi plusieurs expéditions contre les peuples voisins, conquit beaucoup de terres qu’il distribua par portions égales aux simples particuliers ; mais il en donna de plus grandes aux prêtres, afin qu’ils eussent assez de revenus pour se livrer assidûment au culte divin. Il n’était pas permis aux simples particuliers de vendre les terres qui leur étaient échues en partage, afin que quelques gens cupides n’achetassent pas ces terres au préjudice des pauvres, et ne fissent diminuer la population. Moïse obligea les habitants de la campagne d’élever soigneusement leurs enfants, et comme ce soin exigeait peu de dépenses, la race des Juifs devint de plus en plus nombreuse. Les coutumes qui concernent les mariages et les funérailles diffèrent beaucoup de celles des autres nations. Sous les diverses dominations qui furent établies plus tard, sous la domination des Perses et sous celle des Macédoniens, qui renversèrent l’empire des derniers, les Juifs modifièrent en grande partie leurs anciennes institutions par leur mélange avec les autres peuples. » (Fragments du livre XL.)

La Bibliothèque historique est une riche mine qui n’a été encore que médiocrement exploitée. Ceux qui s’occupent d’archéologie, de géographie et d’ethnographie comparées, y trouveront des documents précieux sur l’Égypte, l’Éthiopie, l’Arabie, l’Inde, sur les habitants primitifs de l’Ibérie, de la Gaule, des îles de Corse, de Sardaigne, de la Sicile, etc.

Quelquefois les détails en apparence les plus insignifiants reçoivent une importance réelle et inattendue. L’auteur se montre toujours habile et ingénieux lorsqu’il fait ressortir des moindres causes les plus grands effets.

Savez-vous à quoi il attribue l’immense population de l’Égypte, ainsi que le grand nombre d’ouvrages et de monuments qu’on y admirait ? le voici :

« Ils (les Égyptiens) pourvoient à l’entretien de leurs enfants sans aucune dépense et avec une frugalité incroyable. Ils leur donnent des aliments cuits très simples, des tiges de papyrus, qui peuvent être grillées au feu, des racines et des tiges de plantes palustres, tantôt crues, tantôt bouillies ou rôties ; et comme presque tous les enfants vont sans chaussures et sans vêtements, à cause du climat tempéré, les parents n’évaluent pas au delà de vingt drachmes (un peu moins de vingt francs) toute la dépense qu’ils font pour leurs enfants jusqu’à l’âge de la puberté. C’est à ces causes que l’Égypte doit sa nombreuse population ainsi que la quantité considérable d’ouvrages et de monuments qu’on trouve dans ce pays. » (Livre I, chap. 80.)

Diodore doit être le principal guide pour ce qui concerne l’histoire de la Sicile depuis Gélon jusqu’à Agathocle, et les premières guerres des Carthaginois avec les peuples d’origine grecque. C’est la source primitive pour tout ce qui est relatif à l’histoire d’Alexandre le Grand et de ses successeurs ; car Plutarque, Arrien, Quinte Curce et Justin sont postérieurs à l’historien d’Agyre.

Mais ce qui avait pour moi le plus d’attrait, et ce qui m’avait même déterminé à entreprendre cette traduction, c’est le riche butin que la Bibliothèque de Diodore fournit à l’histoire des sciences physiques et naturelles. Qu’il me soit donc permis d’y insister, d’autant plus que cette partie des études historiques est encore, pour ainsi dire, à l’état rudimentaire.

La science des poisons et des médicaments est presque aussi ancienne que l’astronomie. L’homme, à son origine, semble avoir voulu connaître en même temps ce qui était le plus loin de lui, et ce qui le touchait de plus près. C’est chez les Égyptiens qu’on trouve les premiers vestiges de l’astronomie et de la médecine.

Beaucoup de récits fabuleux admettent une interprétation toute scientifique. C’est ce qui est surtout vrai pour Hécate, Médée et Circé.

Dans les langues anciennes, les mots donnent quelquefois la raison même des choses : pharmacum (φάρμακον) signifie tout à la fois poison et médicament. C’est qu’en effet les médicaments pris à hautes doses agissent comme des poisons ; et, inversement, les poisons, à très faibles doses, constituent les meilleurs médicaments. Les matières qui sans doute jouaient le plus grand rôle dans les sortilèges et dans les enchantements relégués parmi les fables, étaient empruntées aux plantes de la famille des solanées, la même famille à laquelle appartient la plante la plus utile à l’homme, la pomme de terre. Les fruits ou les feuilles de la stramoine, de la belladone, de la jusquiame, de quelques espèces de solanum, voilà les véritables secrets des Médées de l’antiquité et du moyen âge. Il y a surtout deux effets singuliers que ces matières ne manquent presque jamais de produire : une aberration de la vision et une grande somnolence. C’est précisément aussi ce qu’on remarque chez Pélias succombant sous la puissance de Médée : « D’abord il vit des figures de dragons, et plus tard il tomba dans un profond assoupissement. » (Liv. IV, chap. 51.)

Ceux qui s’empoisonnent avec des plantes de la famille des solanées sont atteints d’un délire pendant lequel ils voient les images les plus étranges, et se croient transportés dans une autre sphère. À cette hallucination, dont la durée varie, succède un sommeil tourmenté par des rêves affreux. On trouve consignés dans les annales de la science mille exemples de ce genre d’empoisonnement. Un de ces exemples les plus frappants a été rapporté par un témoin oculaire, M.  Gauthier de Claubry. En 1813, toute une compagnie de soldats français, fatigués par une longue journée de marche, mangea, dans un bois des environs de Dresde, des fruits de belladone, que la plupart avaient pris pour des cerises d’une nouvelle espèce. Peu de moments après, ces malheureux offrirent le spectacle le plus singulier. Les uns commandaient la charge, prenant leurs camarades pour des Cosaques ; les autres brûlaient leurs doigts dans le feu du bivac, s’imaginant allumer leurs pipes ; tous étaient atteints des aberrations les plus bizarres de la vision.

Si ces soldats de Napoléon ont pris leurs doigts pour des pipes, pourquoi les compagnons d’Ulysse ne se seraient-ils pas crus transformés en pourceaux ? Circé, qui avait opéré ce dernier miracle, était sœur de Médée et fille d’Hécate, si habile dans les compositions des poisons mortels. « Hécate découvrit ce qu’on appelle l’aconit. Elle expérimentait la puissance de chaque poison en le mélangeant aux aliments qu’elle donnait aux étrangers. » (Liv. IV, chap. 45). Plus tard, Locuste répéta les expériences d’Hécate pour l’instruction de Néron. L’aconit est un genre de plantes comprenant des espèces très vénéneuses. Le traducteur allemand de Diodore, Strοth, ignorait sans doute les propriétés toxiques de cette plante, puisqu’il n’a pas craint de commettre une infidélité en rendant ἀκόνιτον, aconitum, par ciguë.

Il est probable que les anciens soumettaient les différentes parties de la plante à une opération particulière, dans le but d’en concentrer le principe le plus actif. L’opération la plus simple consistait à faire bouillir les tiges, les feuilles et les fleurs, avec de l’eau ou du vin, et à évaporer ensuite la liqueur, de manière à obtenir un extrait aqueux ou alcoolique.

J’incline à penser que c’est sous forme d’extrait que la ciguë, l’aconit et d’autres plantes vénéneuses ont servi à un si grand nombre d’empoisonnements et d’exécutions judiciaires chez les Athéniens et chez les rois de Macédoine. Cette hypothèse semble d’ailleurs très bien s’accorder avec ce que dit Apollonius de Rhodes, d’après lequel « Hécate instruisit Médée dans l’art de préparer (τεχνήσασθαι) les poisons que produisent la terre et l’eau, » c’est-à-dire dans l’art de faire subir un traitement artificiel aux poisons naturels, aux plantes vénéneuses, afin de rendre leur action encore plus énergique. Or, cet art, dans son plus grand état de simplicité, ne pouvait être que la la préparation des extraits pharmaceutiques, à moins d’admettre que les anciens aient connu le moyen de retirer des végétaux les alcaloïdes, l’aconitine de l’aconit, la cicutine de la ciguë, etc. ; ce qui ne me paraît point vraisemblable.

« Thémistocle périt comme Jason, par le sang de taureau. » (Liv. IV, 60 ; XI, 58.) Cette intoxication a été une pierre d’achoppement pour tous les commentateurs qui se sont refusés à reconnaître au sang des propriétés vénéneuses. Le sang de bœuf, de porc, etc., ne sert-il pas tous les jours d’aliments ? Il y a à cela une réponse qui, selon moi, tranche toutes les difficultés : pour que le sang de taureau, comme celui de tout autre animal, devienne un poison, et des plus actifs, il faut qu’il soit, non pas frais, mais à l’état de putréfaction. C’est du sang de taureau putréfié, c’est-à-dire un poison septique, que les Athéniens donnaient à boire aux condamnés à mort. Tout le monde connaît les accidents d’empoisonnement si souvent occasionnés par les produits de charcuterie mal conservés.

Il résulte de l’ouvrage de Diodore et de l’Alexipharmaque de Dioscoride, que presque tous les poisons connus des anciens étaient empruntés au règne organique ; c’étaient à la fois les plus énergiques et les plus difficiles à constater en médecine légale.

Quiconque aborde, sans être suffisamment initié dans les sciences, la critique ou la traduction des historiens anciens, s’expose quelquefois à commettre les plus graves erreurs.

Ainsi le mirage, décrit par Diodore (liv. III, 50), avait été, pendant des siècles, regardé comme un conte fabuleux, jusqu’à ce que Monge le vît en Égypte et l’expliquât scientifiquement.

Le récit que Diodore fait de la température du climat dans le pays des Troglodytes a été regardé comme une pure invention de l’historien. « Personne, dit-il, ne peut marcher dans ce pays sans chaussure ; car ceux qui y vont pieds nus sont aussitôt atteints de pustules. Quant à la boisson, si l’on n’en usait pas à satiété, on mourrait subitement, la chaleur consumant les humeurs du corps. Si l’on met quelque aliment dans un vase d’airain avec de l’eau, et qu’on l’expose au soleil, il est bientôt cuit, sans feu ni bois. » (Liv. III, chap. 34.)

En effet, il est aujourd’hui acquis à la science que la température la plus élevée s’observe, non pas précisément sous l’équateur, mais sur les bords de la mer Rouge, tout près de l’ancienne contrée des Troglodytes. La température d’été y dépasse quelquefois cinquante-six degrés du thermomètre centigrade, à l’ombre. C’est une chaleur de dix-huit degrés supérieure à celle du sang de l’homme.

Certains mythes semblent, sous l’enveloppe du merveilleux, cacher des vérités scientifiques. « Phaéton (le maladroit conducteur du char d’Hélius) tomba à l’embouchure du Pô, appelé autrefois Éridan. Ses sœurs pleurèrent amèrement sa mort ; leur douleur fut si grande qu’elles changèrent de nature et se transformèrent en’peupliers. Ces arbres laissent annuellement, à la même époque, couler des larmes. Or, ces larmes solidifiées constituent l’electrum (succin). » (Liv. II, chap. 23.)

C’est là, si l’on veut, l’allégorie ingénieuse d’un fait physique. On a beaucoup discuté sur l’origine du succin. l’opinion que la science a fait prévaloir est que le succin ou l’ambre jaune, sur lequel on a pour la première fois observé le phénomène électrique de l’attraction, est un produit d’altération d’une résine découlant, sous forme de larmes, d’une espèce de plante aujourd’hui inconnue.

Autre exemple. « Les Argonautes furent assaillis d’une violente tempête. Comme les principaux désespéraient de leur salut, Orphée, le seul des navigateurs qui fût initié dans les mystères, fit, pour conjurer l’orage, des vœux aux dieux de Samothrace. Aussitôt le vent cessa ; deux étoiles tombèrent sur les têtes des Dioscures, au grand étonnement de tout le monde, et on se crut à l’abri des dangers par l’intervention d’une providence divine. » (Liv. IV, chap. 43.)

Pendant un temps orageux, où l’air est chargé d’électricité, il n’est pas rare de voir des étincelles au sommet des pointes métalliques, et même sur la tête de certaines personnes qui semblent mieux conduire l’électricité que d’autres. César (de Bello Affricano, cap. 6), Tite-Live (XXII, 1), Pline (Hist. nat., II, 37), ont décrit des phénomènes semblables. Les marins, dit Pline, les attribuaient à Castor et Pollux qui étaient, pendant les tempêtes, invoqués comme des dieux. M.  Schweigger, célèbre physicien de Halle, s’est attaché à démontrer que, par le mythe des Dioscures, les anciens représentaient symboliquement la connaissance de l’électricité positive et de l’électricité négative : l’une ne se manifeste qu’autant que l’autre disparaît, de même que Pollux vit pendant que l’autre meurt, et réciproquement. Il y a encore d’autres analogies qui pourraient venir à l’appui de cette opinion. Ainsi, les Dioscures sont représentés ayant chacun une flamme au sommet de la tête ; leur vitesse, qui est extrême, est figurée par des ailes blanches ou des chevaux blancs ; leur apparition, comme de bons génies pendant les orages, le bruit sifflant qui accompagne cette apparition, la puissance et les attributs des Dioscures, peuvent merveilleusement s’appliquer à plusieurs propriétés du fluide électrique. Enfin, l’opinion aujourd’hui scientifiquement démontrée, que l’orage est un phénomène électrique qui se passe surtout entre les deux électricités opposées du ciel et de la terre, les anciens semblent l’avoir enseignée symboliquement par le mythe des Dioscures, tous deux fils du dieu de la foudre, tous deux envoyés comme des génies propices au milieu des tempêtes, l’un étant au ciel, pendant que l’autre résidait dans les enfers.

Je comprends combien il faut être réservé dans ces sortes de rapprochements que l’imagination tend toujours à exagérer. Mais il faut aussi reconnaître que plusieurs de ces rapprochements sont si naturels qu’ils se présentent d’eux-mêmes à l’esprit.

Dans l’antiquité et au moyen âge, les sciences physiques étaient enseignées secrètement et à un petit nombre d’initiés ; elles n’étaient traduites au dehors que sous des formes obscures et allégoriques. Le Timée de Platon et les œuvres des alchimistes en sont une preuve évidente. Les sociétés savantes de nos jours étaient, si je ne m’abuse, représentées par les mystères dans l’antiquité, et par les adeptes du grand œuvre dans le moyen âge. Cette opinion est peut-être hardie, et j’ai longtemps hésité à l’émettre ; mais plusieurs faits sont venus m’y confirmer. Le passage suivant de Diodore est de ce nombre :

« On donne une interprétation physique de ce mythe, en disant que Bacchus, fils de Jupiter et de Cérès, signifie que la vigne s’accroît, et que son fruit, qui fournit le vin, mûrit par le moyen de la terre (Cérès), et par la pluie (Jupiter). Bacchus, déchiré dans sa jeunesse par les enfants de la terre, signifierait la vendange que font les cultivateurs ; car les hommes considèrent Cérès comme la terre. Les membres qu’on a fait bouillir indiqueraient l’usage assez général de faire cuire le vin pour le rendre meilleur et lui donner un fumet plus suave. Les membres déchirés par les enfants de la terre et remis dans leur premier état par les soins de Cérès, expriment qu’après qu’on a dépouillé la vigne de son fruit, et qu’on l’a taillée, la terre la met à même de germer de nouveau, selon la saison de l’année. En général, les anciens poètes et les mythographes appellent la terre, en tant que mère, du nom de Cérès (Déméter). Tout cela est conforme aux chants d’Orphée, et aux cérémonies introduites dans les mystères dont il n’est pas permis de parler à ceux qui n’y sont pas initiés. » (Livre III, chap. 62.)

Ainsi donc, l’interprétation physique du mythe de Bacchus est conforme aux cérémonies des mystères qu’il est défendu de révéler aux profanes. Prenons acte de ces paroles de Diodore qui, selon toute apparence, était initié dans les mystères.

C’est surtout dans les paroles suivantes que Diodore semble soulever un coin du voile qui dérobait la science des initiés aux yeux du vulgaire.

« C’est, dit-il, en imitation de la puissance naturelle du soleil que les arts pratiqués par l’homme, disciple de la nature, arrivent à colorer la matière et à la faire varier d’aspect ; car la lumière est la cause des couleurs. De plus, elle développe le parfum des fruits, les propriétés des sucs, la taille et les instincts des animaux. La lumière et la chaleur du soleil produisent les différentes qualités du sol ; elles rendent, par leur douce influence, la terre fertile et l’eau fécondante ; enfin, le soleil est l’architecte de la nature. » (Livre II, chap. 52.)

Il y a de ces vérités qui sont senties plutôt que comprises : elles sont contemporaines de l’homme. Le culte que les peuples primitifs ont voué au soleil a certainement sa raison, non pas seulement dans l’éclat lumineux de cet astre qui fait distinguer le jour des ténèbres, mais surtout dans l’influence vivifiante, mystérieuse, et, pour ainsi dire, toute divine, que le soleil exerce sur tout l’ensemble de la nature. Cette influence a été sans doute reconnue de tout temps, bien qu’on n’eût encore aucun moyen de s’appuyer sur des démonstrations scientifiques. Depuis des milliers d’années (Diodore n’est ici que l’interprète de témoignages plus anciens), on sait que la lumière du soleil est la cause des couleurs ; mais c’est depuis un siècle et demi à peine que l’on a trouvé la démonstration scientifique de ce fait par la décomposition de la lumière en ses couleurs primitives : les corps qui nous paraissent jaunes absorbent toutes les autres couleurs du spectre solaire, moins le jaune ; les corps qui nous paraissent verts absorbent toutes les autres couleurs, moins le vert, etc. Les anciens savaient comme nous que le chatoiement irisé des plumes d’oiseau est un effet du soleil ; mais ils ne savaient pas comment cet effet résulte de certains phénomènes de diffraction que la physique nous explique aujourd’hui. Les anciens attribuaient à l’action du soleil le parfum des fruits du Midi. La chimie cherche aujourd’hui à nous rendre compte de ce fait. Les philosophes de l’école ionienne avaient été conduits à admettre théoriquement qu’il existe dans l’air un esprit (πνεῦμα) qui entretient le feu et la respiration ; pendant des siècles, on l’a cherché en tâtonnant ; maintenant tout le monde le connaît, cet esprit auquel Lavoisier a donné le nom d’oxygène. Il serait inutile de multiplier les exemples. Il me suffit d’avoir fait ressortir que les grandes vérités scientifiques, exprimées dans leur formule la plus générale, ont été connues presque de tout temps, et qu’elles sont en quelque sorte inhérentes à l’intelligence même de l’homme. C’est là qu’il faut, selon moi, chercher le secret des mystères.

Je passerai sous silence d’autres points de l’histoire des sciences (la métallurgie, l’exploitation des mines, la fabrication des pierres précieuses artificielles, les embaumements, etc.) dont j’ai parlé d’une manière assez étendue dans mon Histoire de la Chimie.

Qu’il me soit permis, en terminant, de dire un mot des traductions qui ont été jusqu’ici faites de la Bibliothèque historique. Diodore avait déjà été traduit en français par Terrasson, vers le milieu du siècle passé, et assez récemment par Miot. La première traduction est si défectueuse qu’une simple révision aurait été insuffisante ; il fallait une traduction entièrement nouvelle. Miot, traducteur beaucoup plus exact que Terrasson, n’a eu que le tort de s’être laissé trop souvent guider par l’interprétation latine de Rhodoman, au lieu de suivre fidèlement le texte grec. Il en est résulté quelques erreurs qui auraient pu être facilement évitées. Quelques-unes de ces erreurs ont été, avec une grande autorité, relevées par M.  Letronne, dans la critique qu’il a faite de la traduction de Miot, dans le Journal des Savants.

C’est surtout les détails relatifs aux sciences et décrits dans des termes techniques[6] qui ont été rendus par la plupart des interprètes avec une inexactitude déplorable et sans aucune intelligence des choses. Il serait donc imprudent de construire l’histoire des sciences dans l’antiquité avec des matériaux tirés de pareilles traductions. C’est principalement cette considération qui m’avait déterminé à entreprendre un travail aussi long que pénible ; et c’est sous ce rapport que j’ai essayé de faire mieux que mes prédécesseurs[7].

Ferd. Hoefer.


Paris, le 1er février 1846.

  1. Ὁ ἐνδοξότατος παρ’ὑμῖν τῶν ἱστοριογράφων Διόδωρος (Ho endoxotatos par’humin tôn historiographôn Diodôros). Just. martyr. Protrep.
  2. Ὁ Σιϰελιώτης Διόδωρος γνωριμώτατος τοῖς τῶν Ἑλλήνων λογιωτάτοις (Ho Sikeliôtês Diodôros gnôrimôtatos tois tôn Hellênôn logiôtatois). Euseb. Præparat. Evangel.
  3. Quantum enim salis lumen inter stellas, tantum inter omnes, quotquol ad nostra tempora pervenerunt, historicos noster hic Diodorus eminere dici potest. Brevis Tractatus de Diodoro, p. 14, dans le tom. I de l’édition bipontine.
  4. Voyez G. Heyne, de Fontibus hist. Diodori, dans le tom. I de l’édition bipontine.
  5. On lit dans un des nouveaux fragments du livre XL (Excerpt. Vaticana, p. 181) un avertissement fort curieux. Diodore y annonce qu’avant d’avoir eu le temps de mettre la dernière main à son ouvrage, plusieurs livres lui ont été dérobés et publiés sans son approbation. Peut-être ces livres sont-ils précisément ceux dont il ne nous reste plus que des fragments. Je soumets cette conjecture à des juges plus compétents que moi.
  6. Ainsi, livre xx, chap. 71, l’expression empruntée au langage chirurgical de ἀστραγάλους ἐπιτέμνειν (astragalous epitemnein), réséquer les os (astragales) du pied, est rendue par Miot, par coups de fouets garnis d’osselets. (Voyez ma note de la page 177 du tom. IV.)
  7. Le texte grec que j’ai eu sous les yeux est celui des éditions de Deux-Ponts (11 vol. in-8, 1803), de Tauchnitz (Lipsiæ, 1829) et de M.  A. Didot (Paris, 1842 ; réimpression du texte de Dindorf.)