Discussion Livre:Nietzsche - Humain, trop humain (2ème partie).djvu

Le contenu de la page n’est pas pris en charge dans d’autres langues.
La bibliothèque libre.

FRÉDÈftià NIÊTmûtm

Le V(^^gè#i

Ét.^sôElPMBfë :

Opîàidns et Sentences mêlééé

(Humain, trop Humain, deuxième partie)

TRADUITSPAIVf • HENRI £LBERT

DEUXIEME ÉDITION

PApiS.SOCIÉTÉ QyMERGVRE DE -FRANGE

XV, nVE DE li’ÉCIUVDÉ-SAINT-CEftMA’ÎN,-XV MCMH Vue 3 sur 453 Vue 4 sur 453 Vue 5 sur 453 Vue 6 sur 453

LE

VOYAGEUR ET SON OMBRE Vue 7 sur 453

OUVRAGESJ>U MÊME AUTEUR : ’ ?

EN VENTE •,

PAGES CHOISIES, publiées par HENRI ALBERT aveo une préface. Porlrait de Frédéric Nietzsche, gravé sur bois par JULIEN J TINAYRE. Un fort vol. in-t8 3.5o

L’ORIOINR DELÀ TRAGÉDIE, ou Hellénisme et Pessimisme, traduit par. JEAN MARNOLD et JACQUES MORLAND. Un volume in-18 3.6o

HUMAIN, TROP HUMAIN (i" partie), traduit par A.-M. DES-

.1.hpussEAux. Un volume in-18 3.60

/LE VOYAGEUR ET SON OMBRE, OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES (itU*,

•• 1MAIN, T.ROP HUMAIN, a* partie), traduit par HENRI ALBERT.

Un volume in-18.... 3.60

AURORE (Réflexions sur les Préjugés moraux), traduit par

HENRI ALBERT. Un volume ia-18. 3.60

LE OAI SAYOIR (La Gaya Scienza), traduit par HENRI ALBEKT, ’

UD volume in-18 3.5o

AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA, traduit par HENRI ALBERT. Un.

volume in-i8 3.60

LA GÉNÉALOGIE DE LA MORALE, traduit par HENRI ALBERT. Un

volume in-18 3 60

LE CREPUSCULE DES IDOLES, LE CAS WAGNER, NIETZSCHE CONTRE >,

WAGNER, L’ANTÉCHRIST, traduits par HENRI ALBERT. Un vo- >

lume in-i8,, 3.56

PAR DELÀ LE BIEN ET LE MAL, traduit par L. WEISCOPF et

0. AnT, Un volume in-8........... 8.(t’a

SOUS PRESSE

LA VOLONTÉ DE PUISSANCE, essai d’une transmutation de ton* tes les valeurs, traduit par HENRI ALBERT. Deux volumes à 3.60

ENPRÉPARATION (volumes gr. in-î8)i N

HOMERB ET LA PH1L0L0Q1* CLASSIQUE. — DE L*AVENIR DB NOS

ETABLISSEMENTS PÉDAGOGIQUES, etC 1 Vol.

LA PHILOSOPHIE PENDANT LA PÉRIODE TRAOIQUB DB LA GRÈCE,

etc I vol.

CONSIDÉRATIONS INACTUELLES.,.,,. • â VOl.v

PAR DELÀ LE BIEN ET LE MAL (nouvelle édition), I VOI.

POEMES ET PRAOMENTS. t....... i. t VOÏ. Vue 8 sur 453

t ;OEUVRES COMPLÈTES DE FRÉDÉRIC NIBTZSCftfâ* ; ;/ PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION DE IIENRI ALBERT \ \ 7’V

FRÉbÉRIG NIETZSCHE

feVbyagèsyç ;

et son Ombre

Opinions et Sentences mêlées

(Humain, trop Humain, deuxième partie),.-

TRADUITS PAR

HENRI. ALBERT

DEUXIEME ÉDITION

PARIS SOCIÉTÉ DV MERGVRB DE FRANGE

XV, RVE DE L’ÉCUAVDÉ-SAINT-QERMAIN, XV MCMII Vue 9 sur 453

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :

Dix exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de i à 10,

JUSTIFICATION DU TIRAGE S

1360

Prolts de traduction et de reproduction réservés pour tout paju, ’ y compris la Suède, la Norvège et le Danemark. Vue 10 sur 453

HKMMN, TROP HUMAIN

(Deuxième partie) Vue 11 sur 453 Vue 12 sur 453

AVANT-PROPOS

i.

Il ne faut parler que lorsque l’on n’a pas le droit desetaire, et noparlerquedece que l’on a surmonté — tout le reste est bavardage, « littérature », manque de discipline. Mes écrits ne parlent que de mes victoires : j’y suis, « moi », avec tout ce qui m’était contraire, ego ipsissimus, oui même, s’il m’est permis d’employer une expression plus fièrc, ego ipsissimum. On le devine : j’ai beaucoup de choses — au-dessous de moi... Mais il fallut toujours du temps, de la santé, de l’espace, deladis, tance jusqu’à ce que naquît en moi le désir d’utiliser, en vue de la connaissance, un fait personnel que j’avais laissé derrière moi, une fatalité que je voulais après coup dévoiler, dépouiller, « représenter » (ou quelle quesoit l’expression que l’on veuille employer). Dans ce sens, tous mes écrits, avec une seule exception il est vrai, doivent être antidatés — ils ne parlent toujours que de ce que j’ai derrière moi —<■ :. quelques-uns môme, comme par exemple les trois premières Considérations mactuellesy remontent plus loin encore, en deçà de la période d’incubation d’un livre publié antérieureVue 13 sur 453

HUMAIN. TROP HUMAIN

ment (je veux parler de l’Origine de la tragédie>,uri subtil observateur ne saurait l’ignorer). Cette explo^ sion irritée contre le faux patriotisme allemand, la complaisance et l’avachissement de la langue chez David Strauss vieilli, un sentiment qui provoqua la première Inactaelle et me soulagea de pensées venues longtemps auparavant, lorsque,jeune étudiant, je vivais au milieu de la culture allemande, de la culture des philistins (je revendique la paternité de cette expression « philistin de la culture», dont on use et abuse aujourd’hui—) jet ce que j’ai dit contre la « maladie historique»,je l’ai exprimécomme quelqu’un qui avait appris à en guérir lentement et aveepeine, et qui n’avait nullement l’intention de renoncer dorénavant à « l’historisme ». parce que jadis il en avait souffert. Lorsque, par la suite, je voulus, dans la troisième Considération inactuellet exprimer la vénération que je portais à mon premier et seul éducateur, le grand Arthur Schopenhauer — je le ferais aujourd’hui encore, bien plus fortement et d’une façon plus personnelle — je me trouvais déjà, pour ma part, au milieu du scepticisme et de la décomposition morale, c’est-à-dire autant occupé à la critique qu’à l’approfondissement de tout pessimisme — je ne croyais plus « à rien du tout », comme dit le peuple, pas non plus à Schopenhauer : c’est à celte époque que naquit un mémoire, tenu secret jusqu’ici, sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral. Mon discours solennel, mon apologie victorieuse en l’honneur de • Wagner, à l’occasion de son triomphe de Bayreuth ’ en 1876 —Bayreuth signifie la plus grande victoire Vue 14 sur 453

DEUXIÈME PARTIE

que jamais artiste ait remportée—, un ouvrage qui possède au plus haut point l’apparence de «l’actualité », n’était encore au fond qu’un hommage de reconnaissance à l’égard d’une tranche du passé, à l’égard de la plus belle période de calme, calme dangereux aussi, que j’aie rencontrée pendant mon voyage en mer... et c’était effectivement une séparation, un adieu. (Richard Wagner s’y est-il peutêtre trompé lui-même ? Je ne le crois pas. Tant que l’on aime encore, on ne peint certainement pas de pareilles images ; on ne « considère » pas encore, on ne choisit pas un poste d’observation à distance, tel que le contemplateur doit le choisir. « Pour la contemplation, un mystérieux antago* nisme, celui des regards qui se croisent, est indispensable » — est-il dit à la page 46 de l’ouvrage indiqué, avec un tour de phrase traître et mélancolique qui ne s’adressait peut-être qu’à un petit nombre de personnes.) Le sang-froid qu’il fallait pour pouvoir parler de ces longues années intermédiaires, passées dans la solitude de l’âme et dans la privation, ne me vint qu’avec l’ouvrage Humain, trop humain, à quoi cette seconde introduction doit encore être consacrée. Il plane au-dessus de lui — attendu que c’est un livre dédié « aux esprits libres » — quelque chose de cette froideur presque sereine et pleine de curiosité qui est le propre du psychologue, cette froideur qui lui fait retenir une foule de choses douloureuses qui se trouvent déjà derrière lui, au-dessous de lui, pour les collectionner’ après coup et les fixer en quelque sorte d’une pointe d’épingle. Quoi d’étonnant si,durant un traVue 15 sur 453

10 HUMAIN, TROP HUMAIN

vail aussi piquant et aussi méticuleux, il coule à l’occasion un peu de sang,si le psychologue y garde du sang aux doigts, et peut-être pas seulement — aux doigts ?... I

2.

Les Opinions et Sentences mêlées, comme le Voyageur et son Ombre, ont été publiées tout. d’abord séparément, en continuation et appendice de ce livre humain, trop humain que je viens de nommer, « livre dédié aux esprits libres » : c’était en même temps la continuation et le redoublement d’une cure intellectuelle, je veux dire du traitement anti-romantique, tel que l’avait imaginé et administré mon instinct demeuré sain, pour combattre la maladie intermittente dont j’étais atteint : le romantisme sous sa forme la plus dangereuse. Puisse-t-on goûter maintenant, après six ans de guérison, les mêmes écrits réunis comme deuxième volume de Humain, trop humain : peut-être, ainsi réunis, présentent-ils leur enseignement avec plus ’ de forceetde précision,— une doctrine delà santé que je permettrai de recommander aux natures plus intellectuelles de la génération montante, comme disciplina votuntatis. Un pessimiste y prend la pa* rôle, un pessimiste qui souvent voulut jeter le manche après la cognée et qui toujours s’est remis à l’ouvrage, un pessimisto donc, avec la bonne volonté du pessimisme, et certainement plus un romantique : comment ? un esprit qui s’entend à. cette ruse de serpent qui consiste à changer dé peau, n’aurait-il pas le droit de donner une leçon Vue 16 sur 453

DEUXIÈME PARTIE

aux pessimistes d’aujourd’hui, qui tous se trouvent encore en danger de romantisme ? Et, en tous les cas, de leur en indiquer la manière ?...

3.

— Il était, en effet, grand temps de prendre congé : cela me fut démontré de suite. Richard Wagner, leplus victorieux en apparence, en réalité un romantique, caduc et désespéré, s’effondra soudain, irrémédiablement anéanti devant la sainte croix... Aucun Allemand n’avail-il donc alors d’yeux pour voir, de pitié dans la conscience, pour déplorer cet horrible spectacle ? Ai-je donc été le seul qu’il ait fait *-— souffrir ? N’importe, l’événement inattendu me jeta une lumière soudaine sur l’endroit que je venais de quitter, — et me donna aussi ce frisson de terreur que l’on ressent après avoir couru inconsciemment un immense danger, Lorsque je continuai seul ma route, je me mis à trembler. Peu de temps après je fus malade, plus que malade, fatigué, — fatigué par la continuelle désillusion au sujet de tout ce qui nous enthousiasmait encore, nous autres hommes modernes ; delà force, du travail, de l’espérance, de la jeunesse, de l’amour inutilement prodigués partout ; fatigué par dégoût de tout ce qu’il y’a de féminisme et d’exaltation désordonnée dans ce romantisme, de toute cette mentcrie idéaliste et de cet amollissement de la conscience, qui de nouveau l’avaient emporté là ur l’un des plus braves ; fatigué enfin, et ce ne fut as ma moindre fatigue, par la tristesse d’un imitoyable soupçon, —je pressentais qu’après cette

s Vue 17 sur 453

HUMAIN, TROP HUMAIN

désillusion j’allais être condamné à me défier plus encore, à mépriser plus profondément, à être plus absolument seul que jamais. Ma tâche — qu’étaitelle. devenue ? Comment ? n’était-ce pas maintenant comme si ma tâche se retirait de moi ? comme si, pour longtemps, je n’avais plus droit à elle ? Que fairepour supporter cette privation, la plus ! grande de toutes ? — Je commençai par m’interdire, radicalement et par principe, toute musique romantique, cet art ambigu, fanfaron, étouffant, qui prive l’esprit de sa sévérité et de sa joie et qui fait pulluler toutes sortes de désirs vagues et d’envies spongieuses. « Cave musicam», c’est aujourd’hui encore mon conseil à tous ceux qui sont assez virils pour tenir à la netteté dans les choses de l’esprit. Une pareille musique énerve, amollit, efféminé, son « éternel féminin » nous attire en bas 1... Mes premiers soupçons se sont alors dirigés contre la musique romantique, je pris mes précautions ; et si j’espérais encore quelque chose de la musique, c’était dans l’attente d’un musicien assez audacieux, assez méchant, assez méditerranéen et débordant de santé, pour prendre sur cette musique une immortelle vengeance. —

4-. •

Solitaire désormais et me méfiant jalousement de moi-même, je pris alors, et non sans colère, parti contre moi-même, et pour tout ce qui justement me faisait mal et m’était pénible : — c’est ainsi que j’ai retrouvé le chemin de ce pessimisme intrépide qui est le contraire de toutes les hâbleries romanVue 18 sur 453

DEUXIÈME PARTIE l3

tiques, et aussi, comme il me semble, le chemin vers moi-même, — le chemin de ma tâche. Ce quelque chose de caché et de dominateur qui longtemps pour nous demeure innommé, jusqu’à ce qu’enfin nous découvrions que c’est là notre tâche, —ce tyran prend sur nous et en nous une terrible revanche, à chaque tentative que nous faisons pour l’éviter et pour lui échapper, à chaque. décision ^prématurée, à chaque essai pour nous assimiler à •ceux dont nous ne faisons point partie,chaque fois que nous nous adonnons à une occupation,si estimable soit-elle, qui nous détourne de notre objet principal, — et il se venge même de chacune de nos vertus qui voudrait nous protéger contre la rigueur de notre responsabilité la plus intime. La maladie est chaque fois le contre-coup de nos doutes, quand notre droit et notre tâche nous paraissent incertains,—quand nous commençons à nous relâcher quelque peu. Chose étrange et terrible en même temps l Ce sont nos allégements qu’il nous faut expier le plus durement I Et si, plus tard, nous voulons revenir à la santé, il ne nous reste pas de choix : nous devons nous charger plus lourdement que nous ne l’avons jamais été...

5.

— C’est alors seulement que j’appris ce langage d’ermite, à quoi ne s’entendent que les plus silencieux et les plus souffrants : je parlai sans témoins, ou plutôt avec l’indifférence vis-à-vis des témoins, pour ne pas souffrir du silence, je parlai de choses qui ne me regardaient pas, mais sur le ton que Vue 19 sur 453

l4 HUMAIN, TllOP HUMAIN

j’aurais pris si elles m’avaient regardé. J’appris l’art do me donner pour joyeux, objectif, curieux,,et avant tout bien portant et méchant, — c’est là, me semble-t-il, du « bon goût » chez un malade. Un oeil plus subtil cependant, animé d’une sympathie particulière, s’apercevra peut-être de ce qui fait le charme de cet écrit : — entendre parler un homme qui souffre et se prive, comme s’il ne souffrait et no se privait pas. Ici l’équilibre en face de la vie, le sang-froid et même la reconnaissance à l’égard de la vie doivent être maintenus, ici domine une volonté sévère, fière, toujours en éveil, sans cesse irritable, une volonté qui s’est imposé la tâche do défendre la vie contre la douleur et d’extirper toutes les conclusions qui naissent comme des champignons vénéneux sur le sol de la douleur, de la déception, du dégoût, de l’esseulement et d’autres terrains marécageux. Un pessimiste trouverait peut-être là des indications précieuses pour s’examiner sqi-même,—car c’est alors que j’aipum’arracher cette phrase : « Un homme qui souffre n’a pas encore droit au pessimisme ! » Alors je livrais en moi-même une campagne pénible et patiente contre le penchant foncièrement antiscientifique. de tout pessimisme romantique, qui veut transformer quelques expériences personnelles en jugements universels, les amplifiant jusqu’à vouloir condamner le monde... en un mot, je fis faire un/owràmon regard. L’optimisme en vue d’une guérison, pour avoir le droit de redevenir pessimiste une fois où l’autre—comprenez-vous cela ? Pareil àuh médecin qui placeson malade dans un entourage absolument Vue 20 sur 453

DEUXIÈME PARTIR l5

étranger, pour l’écarter de tout ce qu’il laisse dorrièrelui—ses soucis, ses a mis, ses lettres, ses devoirs, ses sottises, les tourments de sa mémoire—pourlui apprendre à tendre les mains et les sens vers une nourriture nouvelle, un nouveau soleil et un nouvel avenir ; ainsi je me suis forcé, médecin et malade’ tout à la fois, à un climat de l’âme, contraire à mon âme ancienne, et non encore expérimenté ; je me suis forcé surtout à une excursion lointaine à l’étranger, dans ce qui est étrange, à Une curiosité tendue vers toute espèce de choses étranges,,. Il s’en suivit un long vagabondage, fait de recherches et de changements, une répugnance contre toute espèce d’arrêt, contre les lourdes affirmations et négations ; de môme une diététique et une discipline qui rendraient aussi facile que possible à l’esprit de courir au loin, de voler haut et, avant tout, de s’envoler toujours à nouveau. Dé fait, c’était là un minimum de vie, une séparation de toute convoitise grossière, une indépendance au milieu de toutes sortes de disgrâces extérieures, avec la fierté depouvoir\iuèau milieu de ces disgrâces ; un peu de cynisme peut-être,quelque chose du fameux « tonneau», mais certainement aussi le bonhouï du grillon, la sérénité du grillon, beaucoup de silence, de lumière, de folie très subtile, d’exaltation cachée —- tout cela finit par produire un grand affermissement intellectuel, une joie et une plénitude grandissantes dans la santé, La vie ellemême nous récompense de notre volonté opiniâtre vers là vie, de cette longue guerre, telle que je l’ai menée alors, contre le [pessimisme de la lassitude ;

2. Vue 21 sur 453

HUMAIN, TROP HUMAIN

elle nous récompense déjà de tout regard attentif que lui jette notre reconnaissance, qui no laisse échapper aucune offrando do la vie, fût-ce môme la plus petite et la plus passagère Elle nous rend en retour la plus grando offrando qu’elle puisse donner, — elle nous rend notre tâche.

C — Cet événement de ma vie — l’histoire d’une maladie et d’une guérison, car cela finit par une guérison — n’a-t-il été qu’un événement à moi personnel ? Cola n’a-t-il été que mon « humain, trop humain » ? Je suis tenté do croino aujourd’hui lo contraire ; je commenco à penser et je pense toujours plus que mes livres do voyage n’ont pas éjté rédigés pour moi seul, comme il me semble parfois, — Puis-jo, après six ans d’une conviction toujours grandissante, les envoyer à nouveau s’essayer en route ? Puis-jo recommander particulièrement de les prendre à coeur, à ceux qui s’affligent d’un «passé» et qui ont assez d’esprit de reste pour souffrir aussi doYcsprit de leur passé ? Mais avant tout à vous, qui avez la tâche la plus cluro, hommes rares, intellectuels et courageux, vous les plus exposés do tous, qui devez être la conscience do l’âme moderne et, comme tels, possédor sa science, vous chez qui se rassemble tout ce qu’il peut y avoir aujourd’hui de maladies, de poisons, de dangers, —> vous dont c’est la destinée d’être plus malades que n’importe quel individu, parce que vous n’êtes pas seulement des « individus »..., vous, dont c’est la consolation de connaître le chemin d’une santé nouvelle, et Vue 22 sur 453

DEUXIÈMV PARTIE » 17

hélas I de suivro ce chemin, d’uno santé do demain et d’aprôs-demain, prédestinés et victorioux commo vous l’êtes, vaiuquours du temps, vous les mieux portants et les plus forts, vous autres bons Européens t j

7. — Qu’il mo soit permis, pour finir, do résumer encore dans une formule mon opposition contre le pessimisme romantique, c’est-à-dire le pessimisme des indigents, des mal-venus, des vaincus : il existe uno volonté du tragique et du pessimisme qui est un signe do sévérité tout autant que do vigueur intellectuelle (goût, sentiment, conscience). Avec cette volonté au cceur on ne craint pas ce qu’il y a do redoutable et do problématique dans toute espèce d’existence ; on y recherche môme ces qualités. Derrière une pareille volonté il y a le courage, la fierté, le désir d’un grand ennemi. Ce fut là d’abord ma perspective pessimiste, — une nouvelle perspective, commo il me semble ? une perspective qui, aujourd’hui encore, est nouvelle et étrange ? Jusqu’à présent, je m’en tiens à elle, et, si l’on veut m’en croire, tant pour moi que (à l’occasion du moins) contre iiun... Voulez-vous que cela soit démontré ? Mais quoi encore, si ce n’est cela, aurait été démontré dans cette longue préface ?

SilS’Maria, Engadino supérieure.

Septembre 188O. Vue 23 sur 453 Vue 24 sur 453

PREMIÈRE PARTIE OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES Vue 25 sur 453 Vue 26 sur 453
I.

■ A CEUX QUE LA PHILOSOPHIE A DEÇUS.— Si jusqu’à

présent vous avez cru à la valeur supérieure de la vie et si vous vous voyez déçus maintenant, faut-il donc vous débarrasser de la vie au plus vil prix ?

2.

ÊTRE GÂTÉ. — On peut aussi être gâté pour ce" qui concerne la clarté des idées. Combien vous dégoûtent alors les rapports avec ces gens obscurs et nébuleux, qui aspirent et qui pressentent I Combien paraît ridicule, sans être réjouissant, leur éternel papillonnement, leur chasseperpétuelle, sans qu’ils parviennent véritablement à Yoler et à attraper quelque chose I

3.

LES PRÉTENDANTS DE LA RÉALITÉ. — Celui qui finit par s’apercevoir combien et combien longtemps il a été dupé, embrasse, par dépit, la réalité même la plus laide : en sorte que, si l’on considère le monde dans son ensemble, c’est à la réalité que sont échus au cours des siècles les meilleurs prétendants/^-car ce sont les meilleurs qui ont été dupés le mieux et le plus longtemps. Vue 27 sur 453

â2 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

4.

PROGRÈS DE LA PENSÉE LIBRE. — Il n’y a pas de meilleur moyen pour rendro intelligible la différence qu’il y a entre la libre pensée de jadis et la pensée libre d’aujourd’hui quo de se souvenir d’un axiome célèbre. Pour l’imaginer et" io formuler il fallut toute l’intrépidité du siècle dornier, et pourtant, mesuré selon notre expérience d’aujourd’hui, il devient uno naïveté involontaire, — je veux parler de l’axiome de Voltaire : « Croyez-moi, mon ami, l’erreur aussi a son mérite. »

5.

UN PÉCHÉ ORIGINE TSS PHILOSOPHES, —T Les philosophes se sont emparés de tous temps des axiomes de ceux qui étudient les hommes (moralistes) ; il les ont corrompus, en les prenant dans’ un sens absolu et en voulant démontrer la nécessité de ce que ceux-ci n’avaient considéré que comme indication approximative, ou même seuh mentcomme la vérité particulière à une ville ou à un pays pendant une dizaine d’années — ; mais par là les philosophes croyaient s’élever au-dessus des moralistes. C’est ainsi que l’on trouvera, comme bases des célèbres doctrines de Schopenhauer concernant la primauté de la volonté sur l’intellect, l’invariabilité du caractère, la négativité de la joie — qui toutes, telles qu’il les entend, sont des erreurs — des principes de sagesse populaire érigés en vérités par des moralistes. Le mot « volonté » que Schopenhauer transforma pour en faire une désignation commune Vue 28 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 23

à plusieurs conditions humaines,l’iulroduisantdans le langage là où il y avait une lacune, à son grand profit personnel, pour autant qu’il était moraliste -- dès lors il put parler do la « volonté » do la môme façon dont Pascal en avait parlé —, le mot« volonté » chez Schopenhauer dégénéra entre les mains de son inventeur, à cause do sa rage philosophique des généralisations, pour le plus grand malheur de la science : car c’est faire de cette volonté une métaphore poétique que de prétendre attribuer à toutes les choses do la nature une volonté ; enfin, on en a abusé par une fausse objectivation, en vue de l’utiliser à toutes sortes d’excès mystiques — et tous les philosophes à la mode répètent et semblent savoir exactement que toutes choses n’ont qu’une seule volonté et qu’elles sont môme cette seule volonté (ce qui voudrait dire, d’après la description que l’on donne de cette volonté une et universelle, que l’on veut absolument ayoir pour Dieu le stupide démon)*

6.

CONTRE LES IMAGINATIFS. — L’imaginatif nie la vérité devant lui-même, le menteur seulement devant les autres.

7INIMITIÉ CONTRE LA LUMIÈRE. — Si l’on fait comprendre à quelqu’un qu’au sens strict il ne peut jamais parler de vérité, mais seulement de probabilité et des degrés do la probabilité, on découvre généralement, à la joie non dissimulée de celui que Vue 29 sur 453

a4 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

l’on instruit ainsi, combien les hommes préfèrent l’incertitude do l’horizon intellectuel, et combien,au fond do leur âme, ils haïssent la vérité à cause do sa précision. — Cola tient-il à co qu’ils craignent tous secrètement que l’on fasse une fois tomber sur eux-mêmes, avec trop d’intensité, la lumière de la vérité ? Ils veulent signifier quelque chose, par conséquent on ne doit pas savoir exactement ce qu’ils sont ? Ou bien n’est-ce que la crainte d’un jour trop clair, auquel leur âme de chauve-souris crépusculaire et facile à éblouir n’est pas habituée, en sorte qu’il leur faut haïr co jour ? :

8.. ’ ; ’ :’. f ’

SCEPTICISME CHRÉTIEN. — On présente.maintenant volontiers Pilate, avec sa question « qu’est-ce que la vérité ? » commo avocat du Christ, et cela pour mettre en suspicion tout ce qui est cdnnu et connaissable, le faire passer pour apparence, afin de pouvoir dresser sur l’horrible fond de l’impossibilité-de-savoir : la Croix l

9-

\ LA « LOI DE LA NATURE » UNE SUPERSTITION, ’ T* Si

vous parlez avec tant d’enthousiasme de la conformité aux lois qui existent dans la nature, il faut que vous admettiez soit que, par une obéissance librement consentie et soumise à elle-même, les choses naturelles suivent leurs lois — en quel cas ; vous, admirez donc la moralité de la nature — ; soit que vous évoquiez l’idée d’un mécanicien créateur qui a fabriqué la pendule la plus ingénieuse en y plaVue 30 sur 453

OPINIONS ET SENTENCE8 MELEES â5

çant, en guised’ornements,les êtres vivants. — La nécessité dans la nature devient plus humaine par l’expression « conformité aux lois », c’est le dernier refuge do la rêverie mythologique

1.0.

ÉCHU A L’HISTOIRE, — Les philosophes voilés et les obscurcisseurs du monde, donc tous les métaphysiciens d’un sel plus ou moins gros, sont pris de douleurs, aux yeux, aux oreilles ou aux dents, lorsqu’ils commencent à soupçonner qu’il y a quelque réalité dans cet axiome affirmant que toute la philosophie est tombée maintenant dans le domaine de l’histoire. On peut leur pardonner à cause de leur chagrin, s’ils jettent des pierres et dos immondices à celui qui parle ainsi : mais il se peut que la doctrine elle-même en devienne pour un temps malpropre et insignifiante et perde de son effet.

; H.

LE PESSIMISTE DE L’INTELLECT. — L’homme véritablement libre par l’esprit pensera aussi très librement au sujet de l’esprit lui-même et ne se cachera pas ce qu’il peut y avoir de grave dans les sources et la direction de celui-ci. C’est pourquoi les autres le considéreront peut-être comme le pire ennemi de la libre pensée et lui appliqueront ce terme de ;mépris « pessimiste de l’intellect » qui doit -_ mettre en garde contre lui : habitués comme ils le sont à ne point nommer quelqu’un d’après sa force Vue 31 sur 453

30 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

et sa vertu dominante, mais d’après ce qui leur paraît le plus étrange en lui.

12.

BESACE DES MÉTAPHYSICIENS. — Il ne faut pas répondre du tout à ceux qui parlent avec tant de fanfaronnade de co que leur métaphysique a de scientifique ; il suffit de farfouiller dans le paquet qu’ils dissimulent derrière leur dos avec tant de pudeur ; si l’on réussit à le défaire quelque peu on amènera à la lumière, à leur plus grande honte, le résultat de co scientifisme : un tout petit bon Dieu, une aimable immortalité, peut-être un peu de spiritisme et certainement tout l’amas confus des misères d’un pauvre pécheur et de l’orgueil du pharisien,

i3.

LA CONNAISSANCE NUISIBLE A L’OCCASION. — L’utilité qu’apporte une recherche absolue de la vérité est sans cesse démontrée au centuple, tellement qu’il faut s’accommoder sans hésiter des choses nuisibles, légères et rares, en somme, dont l’individu peut avoir à souffrir à cause de cette recherche. Il :, est impossible d’éviter les risques que court le chimiste qui peut se brûler ou s’empoisonner à l’occasion de ses expériences. — Ce que l’on peut dire du chimiste s’applique à toute notre civilisation : d’où il résulte clairement, soit dit en passant, combien il importe, pour celle-ci, d’avoir toujours en réserve des baumes pour les blessures et des contre-poisons. Vue 32 sur 453

OPINIONS ET 8ENTENCES MÊLÉES 87

14.

CE DONT LE PHILISTIN A BESOIN, —- Lo philistin croit que ce qui lui est le plus nécessaire o’est un chiffon de pourpre ou un turban de métaphysique, et il ne Yeut absolument pas se les laisser arracher : et pourtant on le trouverait moins ridicule sans ces oripeaux.

i5.

LES EXALTÉS. — Par tout ce que les exaltés disent en faveur de leur évangile ou de leur maître il se défendent eux-mêmes, bien qu’ils aient l’air de s’ériger en juges (et non point en accusés), car involontairement on leur fait souvenir, presque à chaque instant, qu’ils sont des exceptions qui ont besoin de se légitimer.

16.

LE BIEN INDUIT A LA VIE, — Toutes les choses bonnes sont de forts stimulants en faveur de la vie, c’estmême le cas de toutbon livre, écrit contrelavie.

17-

BONHEUR DB L’HISTORIEN. — « Lorsque nous entendons parler les métaphysiciens subtils et les hallucinés de l’arrière-monde, nous comprenons, il est vrai, que nous autres, nous sommes les « pauvres d’esprit », mais aussi que c’est à nous qu’appartient le royaume du changement, avec le printemps et l’automne, l’hiver et l’été, et que c’est à’ ceux-ci qu’appartient l’arrière-monde avec ses brouillards sans fin, ses ombres grises et froides. »

3. Vue 33 sur 453

28 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE.

— C’est ce que se prit à dire quelqu’un qui se promenait sous le soleil du matin : quelqu’un qui, en étudiant l’histoire, sentait se transformer sanscesse, non seulement son esprit, mais encore son coeur, et • qui, en opposition avec les métaphysiciens, estheu^ reux d’abriter en lui, non pas une âme immortelle, mais beaucoup d’âmes mortelles.

18.

TROIS ESPÈCES DE PENSEURS. —Il y a des sources minérales qui jaillissent, il y en a d’autres qui coulent, et d’autres encore qui ne viennent que goutte par goutte ; dans le même sens il y a trois espèces de penseurs. Le profane les évalue selon la capacité de l’eau, le connaisseur en examine la teneur, et les juge par conséquent d’après ce qui en eux n’est pas de l’eau.

L’IMAGE DE LA VIE. — Vouloir peindre l’image de la vie, cette tâche, bien que présentée par les poètes, et les philosophes, n’en est pas moins insensée : sous la main des plus grands peintres et penseurs il no s’est jamais formé que des images etdes esquisses tirées d’une vie,c’est-à-dire de leur propre vie — et il ne saurait cri être autrement. Dans une chose qui est en plein devenir, une autre chose qui devient ne saurait se refléter d’une façon fixe et durable, comme « la » vie.

20. LA VÉRITÉ NE TOLÈRE PAS D’AUTRES DIEUX. — La Vue 34 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 2Q

foi en la vérité commence avec le doute au sujet de toutes les « vérités » en quoi l’on a cru jusqu’à présent.

SUR QUOI L’ON EXIGE LE SILENCE. •— Si l’on parle de la libre pensée comme d’une expédition très dangereuse au milieu des glaciers et des mers polaires, ceux qui ne veulent pas s’engager dans la même voie sont offensés, comme si on leur avait reproché leur hésitation ou Ie’^s jambes trop faibles. Quand nous ne nous sentons pas à la hauteur d’une chose difficile, nous ne tolérons pas qu’elle soit mentionnée devant nous.

22.

HISTORIA IN NUCE. — La parodie la plus sérieuse quej’aie jamais entendueest celle-ci : Au commencement était le non-sens, et le non-sens était, par Dieu I et Dieu (divin) était le non-sens.

23.

INCURABLE. — L’idéaliste est incorrigible î si on le jette hors de son ciel il s’arrange avec l’enfer un idéal. Créez lui une déceptionet vous verrez qu’il ne met pas moins d’ardeur à embrasser sa déception qu’il n’en mettait il y a peu de temps à se draper de son espérance. Dans la mesure où son penchant appartient aux grands penchants incurables delà nature humaine, il peut provoquer des destinées tragiques et devenir plus tard l’objet do tragédies : en cela il touche à ce qu’il y a d’incurable, Vue 35 sur 453

36 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

d’inévitable, d’irrémissible dans la destinée et le caractère humains.

24.

LES APPLAUDISSEMENTS SONT UNE CONTINUATION DU. SPECTACLE. — L’air radieux et le sourire bienveillant, c’est la façon d’approbation que l’on donne à la grande comédie du monde et de l’existence, — mais c’est en même temps une comédie dans la. comédie qui doit entraîner les autres spectateurs au « plaudite, amici ».

25.

COURAGE DE L’ENNUI. — Celui qui n’a pas le courage de permettre que l’on trouve ennuyeux son oeuvre et lui-même, n’est certainement pas un esprit de premier ordre, que ce soit dans les arts ou dans les sciences.— Un esprit moqueur qui, par exception, serait aussi un penseur, en jetant un regard sur le monde et l’histoire, pourrait ajouter : «Dieu n’a pas ce courage ; il a voulu rendre toutes choses intéressantes et il les a faites ainsi, » ’

26.

DE LA PLUS INTIME EXPÉRIENCE DU PENSEUR. — Rien n’est plus difficile pour un homme que de saisir une chose d’une façon impersonnelle : je veux dire d’y voir précisément une chose et non pas une personne : on peut même se demander si, d’une façon générale, il lui est possible de suspendre, ne fût-ce que pendant un instant, le mécanisme de Vue 36 sur 453

OPINIONS ET 8EMTËNCES MÊLÉES 3ï

son instinct qui crée et imagine des personnes. : Dans ses rapports avec les pensées, même les plus ; abstraites, il se comporte comme si elles étaient des individus avec lesquels on est forcé de lutter ou de prendre partie, des individus que l’on garde, soigne et élève. Ecoutons ou guettons-nous nousmêmes dans la minute où nous entendons ou trouvons un axiome nouveau pour nous. ’Peut-être nous déplaît-il parce qu’il se présente avec tant de hauteur et d’orgueil : inconsciemment nous nous demandons si nous ne devons pas lui opposer un ennemi ou bien lui adjoindre un « peut-être » ou un « parfois » ; le petit mot « probable » nous donne même satisfaction, parce qu’il brise la tyrannie personnelle de l’absolu qui nous importune. Lorsque, par contre, cet axiome nouveau nous apparaît sous une forme plus atténuée, tolérant et humble comme il convient, se jetant, eu quelque sorte, dans les bras de la contradiction, nous avanf çons un autre exemple de notre souveraineté : car, comment saurions-nous ne pas venir en aide à cet être faible, le caresser et le nourrir, lui donner de la force et de la plénitude et même une apparence de vérité et d’absolu ? Nous est-il possible do nous comporter à son égard d’une façon naturelle, chevaleresque ou compatissante ? — Ailleurs encore nous voyons d’une part un jugement et d’autre part un autre jugement, éloignés l’un do l’autre, sans qu’ils soient liés et sans qu’ils tendent à se rapprocher : alors une idée nous chatouille, nous nous informons s’il n’y aurait pas un mariage à faire, une conclusion à tirer, nous avons le sentiVue 37 sur 453

3a HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

ment vogue qu’au cas où cette conclusion aiirait une suite l’honneur en reviendrait non seulement aux deux jugements, unis par le mariage, mais encore à l’auteur de ce mariage. Si, par contre, on ne peut s’attaquer à cette idée ni par l’entêtement et le mauvais vouloir, ni par la bienveillance (si on la tient pour vraie—), on s’y soumet, et on lui rend hommage commo à un guido et un chef, on lui accorde une place d’honneur et on n’en parle pas sans pompe et fierté ; car son éclat rejaillit sur vous. Malheur à celui qui voudrait l’obscurcir I Mais il arrive aussi que cette autorité devienne un jour scabreuse pour nous : — alors, nous qui sommes des infatigables faiseurs do rois’ (hing-makers) dans le domaine de l’esprit, nous chassons du trône l’idée élue et y élevons en hâte son adversaire. Considérez cela et faites un pas de plus dans votre pensée : certes, personne ne parlera plus d’un «besoin de connaissance en soi » ! — Pourquoi donc l’homme prôfère-t-il le vrai au non vrai, dans qette lutte secrète avec les idées-perso/wes,dans ce mariage des idées, mariage demeuré le plus souvent caché, dans cette fondation d’Etals sur le domaine de la pensée, dans cette éducation et cette assistance de la pensée ? Pour la même raison, qui lui fait rendre justice dans ses rapports avec des personnes véritables : maintenant par habitude, héritage et éducation, primitivement parce que le vrai — comme aussi l’équitable et le juste — est plus utile et rapporte plus d’honneurs quo le non-vrai, Car, dans le domaine de la pensée, il est difficile de maintenir la puissance et la repuVue 38 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES ’ 33
! L. : ; ~

talion, lorsque celles-ci s’édifient sur l’erreur et le mensonge : le sentiment qu’un pareil édifice pourrait s’effondrer une fois est humiliant pour la conscience de son architecte ; l’architecte a honte do la fragilité de son matériel, et, parce qu’il so Considère lui-même com’me plus important que le reste du monde, il ne voudrait rien exécuter qui ne fût plus durable que le reste du monde. Dans son désir de la vérité, il embrasse la foi en l’immortalité personnelle, c’est-à-dire la pensée la plus orgueilleuse et la plus altière qu’il y ait, car elle est liée intimement à l’arriôre-pensée « pereat mundus, dum ego salvus sim I » Son oeuvre est devenue pour lui son ego, il se transforme lui-même en une chose impérissable, qui affronte toute autre chose ; c’est sa fierté incommensurable qui ne veut se servir, pour son oeuvre, quo des pierres les meilleures et les plus dures,donc de vérités,oude ce qu’il tient pour tel. A bon droit, on a do tous temps appelé l’orgueil « le vice de ceux qui savent », — mais la vérité et son prestige seraient en mauvaise posture, sur la terre, sans ce vice fécond. C’est dans le fait que nous craignons nos propres idées, nos propres paroles, mais aussi que nous nous y vénérons nousmêmes, leur attribuant involontairement la faculté do pouvoir nous récompenser, nous mépriser, nous louer et nous blâmer, donc dans le fait quo nous sommes en relation avec elles, comme avec des personnes libres et intellectuelles, des puissances indépendantes, d’égal à égal — c’est dans ce fait quo le singulier phénomène que j’ai appelé « conscience intellectuelle » a ses racines. C’est donc encore uno Vue 39 sur 453

34 HUMAIN/TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

chose morale, d’un ordre supérieur, qui est sortie. d’une racine vulgaire.

27. ^ ■■’-’■

’■ LES OBSCURANTISTES. — L’essentiel, dans la magie i noire des obscurantistes, ce n’est pas qu’elle veut troubler les cerveaux, mais qu’elle tend à noircir l’image du monde et à obscurcir notre idée de l’existence. Il est vrai que, pour arriver à cette fin, l’obscurantisme s’applique souvent à empêcher l’émancipation des esprits, mais, dans certains cas, il use précisément du moyen opposé et cherche, par l’extrême affinement de l’intelligence, à engendrer la satiété. Les métaphysiciens subtils qui préparentlo sceplicismeet qui,par leur extrême sagacité, invitent à la méfiance envers la sagacité, sont d’excellents instruments d’un obscurantisme plus raffiné. Est-il possible de pouvoir faire servir à cette fin Kant lui-même ? Je dirai plus : est-il possible que, d’après sa propre déclaration demeurée tristement fameuse, il ait voulu lui-même quelque chose de semblable, du moins d’une façon passa-

Sèrti t ouvrir une route àla/ot, en assignant ses miles à la science ? — Il est vrai qu’il n’y a pas réussi, lui pas plus que ses successeurs dans les sentiers de loup et de renard de cet obscurantisme très raffiné et très dangereux—c’est même le plus, dangereux do tous : car la magie noire apparaît ici avec une auréole de lumière.

28. QUELLE ESPÈCE DE PHILOSOPHIE FAIT PÉRIR L’ART. — Si les bruines d’une philosophie métaphysicoVue 40 sur 453

CHINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 35’

mystique réussissent à rendre opaques tous les phénomènes esthétiques, il s’en suit qu’il est impossible d’évaluer ces phénomènes en les jugeant les uns par les autres, car chacun séparément est inexplicable. Mais s’il n’est plus possible de comparer, pour aboutir à une estimation/il finit par en résulter une absence complète de critique, un aveugle laisseraller ; il en résulte de plus un affaiblissement continuel de la jouissance que procure l’art (cette jouissance qui ne se distingue de la brutale satisfaction d’Un besoin que par un goût raffiné à l’oxtrême et un sens aigu de la nuance). Mais plus la jouissance diminuera, plusse transformera le désir de l’art, pour s’abaisser de nouveau à un simple appétit, à quoi l’artiste cherche, dès lors, à subvenir par une nourriture toujours plus grossière.

A GETHSÉMANÉ.— Ce qu’un penseur peut dire do

plus douloureux à un artiste c’est : « Ne pouvez-

f vous pas veiller pendant une heure avec moi ? » (i)

3o.

Au MÉTIER A TISSER.— Il y a un petit nombre de gens qui prennent plaisir à débrouiller le tissu des choses et à défaire les mailles, mais un grand nombre travaille à rencontre de cette tâche (par exemple tous les artistes et les femmes). Ils s’appliquent à refaire les noeuds à l’infini et à embrouiller

(1) Matthieu, xxvi, 4o, — N. d. T, Vue 41 sur 453

36 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

les fils, de telle sorte que les choses comprises deviennent incompréhensibles. Quoiqu’il advienne, les mailles et les tissus auront toujours l’air un peu malpropres,parce que trop de mains y travaillent et ; arrachent les fils.

3i.

DANS LE DÉSERT DE LA SCIENCE. — A l’homme scientifique apparaissent, durant ses marches humbles et pénibles qui sont, hélas I fort souvent des marches à travers le désert, ces merveilleux mirages quel’on appelle « systèmes philosophiques » : ils montrent, à portée de la main, avec la force magique de l’illusion, la solution de toutes les énigmes et la coupe rafraîchissante de la véritable boisson de vie ; le coeur palpite de joie et l’homme fatigué touche déjà presque des lèvres la récompense de sa peine et de sa persévérance scientifiques, en sorte qu’il va presque involontairement, toujours de l’avant. Il est vrai que certaines natures s’arrêtent comme étourdies par le beau mirage : alors le désert les engloutit et elles sont mortes pour la science. D’autres natures encore, celles qui ont souvent fait l’expérience de ces consolations subjectives, sont prises d’un extrême découragement et maudissent le goût de sel que ces apparitions laissent à la bouche et d’où il résulte une soif ardente — sans quo seulement un pas vous rapproche d’une source quelconque.

32.

LA PRÉTENDUE « VÉRITÉ VRAIE ». — Le poète fait ■’ Vue 42 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 3j

semblant de connaître à fond les différentes professions, comme par exemple celle de général, de tisserand, de marin et toutes les choses qui les concernent. Il se comporte commes’il savait. En expliquant les destinées et les actes humains, il a l’air d’avoir été présent, lorsque fut tissée la trame du monde : en ce sens c’est un imposteur. Il accomplit ses duperies devant des ignorants—c’est pourquoi elles lui réussissent : ceux-ci le louent de son savoir réel et profond et l’induisent enfin à croire qu’il connaît véritablement les choses aussi bien que les spécialistes, qui les connaissent et les exécutent, ot môme aussi bien que la grande Araignée du monde. L’imposteur finit donc par être de bonne foi et par croire en sa véracité. Les hommes sensibles vont même jusqu’à lui dire on plein visage qu’il possède la vérité et la véridicité supérieures, — car il arrive parfois à ceux-ci d’être momentanément fatigués de la réalité ; ils prennent alors le rêve poétique pour un relai bienfaisant, une nuit de repos, salutaire au cerveau et au coeur. Ce quo le poète voit en rôve leur paraît maintenant d’une valeur supérieure parce que, comme je l’ai dit, ils en éprouvent un sentiment bienfaisant, et toujours les nommes ont cru quo ce qui semblait être plus précieux était ce qu’il y avait de plus vrai, de plus réel. Les poètes qui’ont conscience de ce pouvoir, à eux propre, s’appliquent avec intention à calomnier ce que l’on appelle généralement réalité et à lui donner le caractère de l’incertitude, de l’apparence, de l’inaulhenlicité,de ce qui s’égare dans lo péché,la douleur et l’illusion ; ils utilisent tous les Vue 43 sur 453

38 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

doutes au sujet des limites delà connaissance,tous les excès du scepticisme, pour draper autour des choses le voile de l’incertitude : afin que, après qu’ils ont accompli cet obscurcissement, l’on interprète, sans hésitation, leurs tours de magie et leurs évocations comme la voie de la «vérité vraie», de la « réalité réelle ».

33.

VOULOIR ÊTRE JUSTE ET VOULOIR ÊTRE JUGE. — Schopenhauer, dont la grande expérience dans les choses humaines et trop humaines, dont le sens instinctif des faits ont été plus ou moins entravés par la peau de léopard de sa métaphysique (celte peau qu’il faut d’abo ; >’ lui enlever, pour découvrir en-dessous un véritable génie de moraliste) : Schopenhauer, dis-je, fait cette excellente distinction qui lui donnera raison bien plus qu’il n’osait se l’avouer à lui-môme : « La connaissance delà sévère’nécessité des actes humaine est la ligne qui sépare les cerveaux philosophiques des autres.» Il entrava lui-même cette compréhension profonde qu’il s’ouvrit une fois, par ce préjugé commun aux hommes moraux (non point aux moralistes) et qu’il exprime ainsi, sur un ton candide et fervent : « L’éclaircissement ultime et véritable sur le sens Intime de l’ensemble des choses est nécessairement en étroite corrélation avec la signification éthique des actes humains. » —Cette nécessité ne saute nullement aux yeux : bien au contraire, elle est réfutée par cet axiome de la sévère nécessité des actions humaines, c’est-à-dire de l’absolue contrainte et Vue 44 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 3g

irresponsabilité de la volonté. Les cerveaux philo* sophiques se distingueront donc des autres par leur incrédulité pour ce qui en est do la signification métaphysique de la morale : et cela créerait un gouffre profond et infranchissable qui ne ressemblerait en rien à celui qui sépare les « gens instruits » des « ignorants » et dont on se plaint tant de nos jours. 11 est vrai qu’il faudra que l’on reconnaisse encore pour inutiles maintes portes de sortie que sô sont ménagées à eux-mêmes des «cerveaux philosophiques » comme Schopenhauer : aucune de ces portes ne mène au grand air, dans l’atmosphère du libre arbitre ; chacune de celles par où l’on s’est échappé jusqu’à présent, s’ouvre sur un espace fermé : le mur d’airain de la fatalité : nous sommes en prison, nous ne pouvons que nous rêver libres et non point nous rendre libres. On ne pourra plus résister longtemps à cette certitude, les attitudes désespérées et incroyables de ceux qui l’attaquent et font de vaines contorsions pour continuer la lutte le démontrent.— Voilà, à peu près, ce qui se passe maintenant dans leur esprit : « Personne no serait responsable ? Et partout il y a le péché et le sentiment du péché ? Mais il faut bien que quelqu’un soit le pécheur : s’il est impossible et s’il n’est plus permis d’accuser et déjuger l’individu, cette pauvre vague dans le flot nécessaire du devenir, — eh bien I que co soit le flot lui-même, le devenir, que l’on considère commo coupable : car là il y a libre arbitre, là on peut accuser, condamner, expier et faire pénitence : que ce soit donc Dieu le pécheur et l’homme son sauveur : que l’histoire soit à la fois Vue 45 sur 453

40 nUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

Culpabilité, condamnation et suicide ; que le malfaiteur devienne son propre bourreau ! » — Ce christianisme placé la tête à l’envers — que serait-ce, si ce n’était cela ?—-est la dernière reprise dans la lutte de la doctrine de la moralité absolue avec celle de la contrainte absolue, — et ce serait là une chose épouvantable si c’était autre chose qu’une grimace logiquey\e geste horrible d’une idée qui. succombe,—peut-être le spasme d’agonie du coeur désespéré, avide de salut, à qui la folie murmure : « Voici, tu es l’agneau qui porte les péchés de Dieu. » — Il y a une erreur, non seulement dans le sentiment : « je suis responsable », mais encore dans’ cette opposition : « je ne le suis pas, mais il faut pourtant que ce soit quelqu’un ». — Mais c’est cela qui n’est pas vrai I II faut donc que le philosophe dise comme le Christ : « Ne jugez pointl » Et la dernière distinction entre les cerveaux philosophiques et les autres, ce serait que les premiers veulent être juêtes tandis que les seconds veulent èlre juges.,

34.

SACRIFICE. —Vous considérez le sacrifice comme le signe distinclif de l’action morale ? — Réfléchissez donc s’il n’y a pas un côté de sacrifice dans chaque acte effectué d’une façon réfléchie, qu’il soit bon ou mauvais.

35.

CONTRE LES INQUISITEURS DE LA MORALE, — Il faut savoir tout ce dont un homme est capable, en bien Vue 46 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES

et en mal, dans l’idée qu’il se fait des choses et dans leur exécution, pour pouvoir apprécier le développement et l’aboutissant desa nature morale. Mais connaître cela est impossible.

36.

DENT DE SERPENT. — Nous ne savons pas si nous avons une dent de serpent avant que quelqu’un ait placé son talon sur nous. Une femme ou une mère dirait : avant que quelqu’un ait placé son talon sur ce qui nous est cher, sur notre enfant. — Notre caractère est déterminé plus encore par l’absence de certains événements que par ce que l’on a vécu.

37.

LA DUPERIE EN AMOUR. — On oublie volontairement certaines choses de son passé, on se les sort de la tête avec intention : on a donc le désir de voir l’image qui reflète notre passé nous mentir à nousmêmes et nous flatter—nous travaillons sans cesse à cette duperie de nous-mêmes. — Et vous pensez, vous qui parlez tant de « l’oubli de soi en amour », de« l’abandon du moi à une autre personne »,vous qui vous vantez de tout cela, vous pensez que c’est là quelque chose d’essentiellement différent ? On v détruit donc le miroir, on se transforme par l’imagination en une autre personne que l’on admire, et l’on jouit, dès lors, do la nouvelle image de son moi, bien qu’on la désigne du nom d’une autre personne — et tout ce processus no serait pas de la duperie do soi, de l’égoïsme — vous m’étonnez 1 — Il me semble que ceux qui se Vue 47 sur 453

48 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

cachent quelque choso devant eux-mêmes et ceux qui, dans leur ensemble, se cachent devant euxmêmes, so ressemblent en cela qu’ils commettent un vol au trésor do la connaissance. D’où il faut induire do quel méfait l’axiome « connais-toi toimômo » met en garde.

38.

A CELUI QUI NIE SA VANITÉ. — Celui qui nie chez lui-môme la vanité la possède généralement sous une forme si brutale qu’il clôt instinctivement les yeux devant elle, pour no pas être forcé do so mépriser. f

39.

POURQUOI LES GENS BÊTES DEVIENNENT SI SOUVENT MÉCHANTS. — Aux objections do notre adversaire contre lesquelles notre cerveau so sent trop faible, notre coeur répond en mettant en suspicion les motifs do ces objections.

4o.

L’ART DES EXCEPTIONS MORALES, — Il ne faut pas trop souvent prêter l’oreille à un art qui montre et glorifie les cas exceptionnels de la morale -*- ceuxlà même où le bon devient méchant et l’injuste juste : de même que l’on achète bien de temps en temps quelque choso à un bohémien, mais avec la crainte que, dans son marché, il no vole plus qu’il ne gagne. Vue 48 sur 453

OPINIONS BT SENTENCES MÊLÉES /|3

4i.

L’ABSORPTION ET LA NO^-ABSORPTION DES POISONS, — Lo seul argument définitif qui, do tous temps, ait empêché les hommes d’absorber un poison, ce n’est pas la crainte de la mort qu’il pourrait occasionner, mais son mauvais goût.

42.

LE MONDE PRIVÉ DU SENTIMENT DU PÉCHÉ. — Si l’on n’exécutait que les actions qui n’engendrent pas la mauvaise conscience, lemondo humain serait encoro assez laid et fourbe : mais il serait moins maladif et pitoyable qu’il ne l’est aujourd’hui. — Il y eut do tous temps assez d’hommes méchants sans conscience, mais il y eut aussi beaucoup do braves etbonnes gens à qui manquait le sentiment de joio que procure la bonne conscience.

43.

LES CONSCIENCIEUX. — Il est plus commode d’obéir à sa conscience qu’à sa raison : car, à chaque insuccès, la conscience trouve en elle-même une excuse et un encouragement. C’est pourquoi il y a encoro tant do gens consciencieux et si peu do gens raisonnables.

44.

MOYENS OPPOSÉS POUR ÉVITER L’AMERTUME, — Pour certain tempérament, il est utile do pouvoir exprimer son dépit par des paroles : les discours l’assagissent. Un autre tempérament n’atteint toute

4. Vue 49 sur 453

44 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

son amertume qu’en voulant l’exprimer : pour lui il sera plus salutairo de rentrer l’expression de sa coîôco : la contrainte que s’imposent les hommes de cette espèce, devant leurs ennemis ou leurs supérieurs, adoucit leur caractère et empêche celui-ci de devenir cassant ou amer.

45.

NE PAS PRENDRE TROP A COEUR, — Il CM* désagréable de se meurtrira force de rester couché, mais co n’est pas encore une preuve contre l’efficacité du traitement qui vous détermina à vous mettre au lit. — Les hommes qui ont longtemps vécu en dehors 1 et qui se sont enfin tournés vers la vie intérieure et l’isolement philosophique savent qu’il y a aussi une façon de se meurtrir l’esprit et le sentiment à force de les coucher dans le même cercle. Ce n’est donc pas là un ’argument contre l’ensemble du genre de vie que l’on a choisi, mais cela exige de petites exceptions et des récidives apparentes.

46. ’

L’HUMAINE « CHOSE EN SOI ». — La chose la plus vulnérable et pourtant la plus invincible, c’est la vanité humaine : sa force grandit môme par la blessure et peut finir par devenir gigantesque.

.*’■•

CE QU’IL Y A DE COMIQUE CHEZ BEAUCOUP DE GENS LABORIEUX. — Par un surcroît d’efforts, ils arrivent à se conquérir des loisirs et, lorsqu’ils sont arrivés à leurs fins, ils [ne savent rien en faire, sinon do Vue 50 sur 453

OPINIONS BT SENTENCES MÊLÉES 4&

compter les heures jusqu’à ce que lo temps soit passé.

48.

AVOIR BEAUCOUP DE JOIE. — Celui qui a beaucoup de joie doit ôtro un hommo bon : mais peut-être n*est-il pas le plus intelligent, bien qu’il atteigne ce à quoi lo plus intelligent aspire do toute son intelligence,

4yDANS LE MIROIR DE LA NATURE. — Ne connaît-on pas assez exactement le caractère d’un homme lorsque l’on entend qu’il aime à se promener parmi les grands blés blonds, qu’il préfère, à toutes autres, les nuances éteintes et jaunies que prennent à l’automne les forêts et les fleurs, car ces nuances indiquent quelque chose de plus beau que ce que la nature est capable de faire, — qu’il se sent très à l’aise sous les grands noyers au gras feuillage, comme si c’étaient là ses proches parents, — que c’est sa grande joie d’être dans les montagnes, de rencontrer ces petits lacs écartés, d’où la solitude elle-même semble lui jeter un regard, — qu’il aime cette grise tranquillité d’un crépuscule de brume, se glissant, aux soirs d’automne et de printemps, jusque sous les fenêtres, comme pour isoler, avec des rideaux de velours, de toute espèce de bruit insolite,—qu’il considère toute roche brute comme un témoin du passé, avide déparier, vénérable pour lui dès son enfance, — et qu’enfin la mer, avec sa mouvante peau de serpent et sa beautéde fauve, Vue 51 sur 453

46 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIS. •

lui est toujours demeuréo otlui demeurera toujours étrangère ? — En effet, par là quelque chose de la caractéristique de cet homme est donné, mais le reflet do la nature no dit pas que ce même homme, avec tous ses sentiments idylliques (et je ne dis pas v malgré eux »),pourrait fort bien être peu charitable, parcimonieux et présomptueux. Horace*, qui s’entendait, à pareilles choses, a placé le sentiment le plus tendre pour la vie de campagne dans la bouche et dans l’âme d’un usurier romain avec le célèbre : « beatus ille quiprocul negotiis ».

5o, (

PUISSANCE SANS VICTOIRES. — La conviction la plus forte (celle de l’absolue non-liberté de la volonté humaine) est pourtant celle qui aboutit aux résultats les plus pauvres : car elle a toujours eu l’adversaire le plus fort, la vanité humaine. *

5i.

JOIE ET ERREUR,—L’un fait involontairement du bien à ses amis par touto sa nature, l’autre volon1tairement par des actes particuliers. Si le premier cas est considéré comme supérieur, c’est au second. seulement que s’allie une bonne conscience et un sentiment de joie, — je veux dire la joie que procurent les bonnes oeuvres, un sentiment qui repose sur la croyance que nous pouvons à vplonté faire le bien ou le mal, c’est-à-dire sur une erreur.

52.

ON A TORT D’ÊTRE INJUSTE, —Une injustice que Vue 52 sur 453

OPINIONS il SENTENCES MÊLÉES 47

l’on a faite à quoiqu’un est beaucoup plus lourde à porter qu’une injustice que quelqu’un d’autre YOUS a faito (non pas précisément pour des raisons morales, ir faut le remarquer —) ; car, au fond, celui qui agit est toujours celui qui souffre, mais bien entendu seulement quand il est accessible au remords ou bien à la certitude que, par son acte, il aura armé la société contre lui et il se sera lui-môme isolé. C’est pourquoi, abstraction faite de tout ce que commandent la religion et la morale, on devrait, rien qu’à cause de son bonheur intérieur, donc pour ne pas perdre son bien-être, se garder de commettre une injustice plus encore quo d’en subir une : car, dans ce dernier cas, on a la consolation de la bonne conscience, de l’espoir de la vengeance, de la pitié et de l’approbation des hommes justes, et même de la société tout entière, laquelle craint les malfaiteurs. — : Quelques-uns, et ils ne sont pas un petit nombre, s’entendent à la ruse malpropre de transformer toute injustice qu’ils ont ’commise en une injustice qui leur a été faite, et à se réserver, pour excuser ce qu’ils, ont fait, le droit exceptionnel de la légitime défense : pour porter ainsi plus facilement leur fardeau.

53.

JALOUSIE, AVEC ou SANS PORTE-PAROLE. — La jalousie ordinaire a l’habitude de caqueter dès que la poule enviée a pondu un oeuf. C’est une façon de se soulager et de se calmer. Mais il existe une jalousie plus profonde encore : dans ce cas, celle-ci ne dira pas un mot et elle souhaitera que l’on ferme la bouVue 53 sur 453

48 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

che à tout lo monde, furieux qu’il n’en soit justement pas ainsi. La jalousie qui se tait grandit par le silence.

54.

LA COLÈRE COMME ESPION. — La colore épuise l’âme jusqu’à la lio, en sorte que le fond paraît à la lumière. C’est pourquoi, si l’on n’arrive pas à Yoir clair d’une autre façon, il faut s’entendre à faire mettre en colère son entourage, ses partisans et ses adversaires, pour apprendre ce que l’on pense et ce qui se fait secrètement contre vous.

55.

LA DÉFENSE EST MORALEMENT PLUS DIFFICILE QUE L’ATTAQUE. — Le vrai coup de maître, le véritable trait héroïque de l’homme bon, ne consiste pas à attaquer la cause, tout en continuant à ainlcr la personne, mais en quelque chose de beaucoup plus difficile, à savoir : défendre sa propre cause, sans faire de peine, et sans vouloir en faire, à la personne qui attaque. La lame de l’attaque est franche et large, celle de la défense s’effile généralement en pointe d’aiguille.

56.

HONNÊTE CONTRE L’HONNÊTETÉ. — Celui qui est publiquement honnête à l’égard de lui-même finit par avoir une haute idée do son honnêteté ; car il ne sait que trop bien pourquoi il est honnête, — pour la même raison qu’un autre met à préférer l’apparence et la simulation. Vue 54 sur 453

OPINIONS ET SENTKNCBS MÊLÉES 49

67.

CHARBONS ARDENTS. — On interprète généralement mal la démarche qui consiste à amasser des charbons ardents sur la loto do quelqu’un, parce que l’autre so sait égalomont en possession de son bon droit et a, lui aussi, songé à amasser des charbons.

58.

LIVRES DANGEREUX, — Quelqu’un dit : « Je lo remarque sur moi-même : ce livre est dangereux. » Mais qu’il attende un peu, et il s’apercevra certainement un jour que ce livre lui a rendu un grand service, en mettant à jour la maladie.cachée de son coeur, la rendant ainsi visible. — Les changements d’opinion ne changent pas le caractère d’un homme (ou du moins fort peu) ; ils éclairent cependant certains côtés de la configuration de sa personnalité qui, jusqu’à présent, avec une autre constellation d’opinions, étaient restés obscurs et méconnaissables.

59.

COMPASSION FEINTE. — On feint de la compassion lorsque l’on veut se montrer au-dessus du sentiment d’inimitié : mais c’est généralement en vain. On ne s’en aperçoit pas sans que ce sentiment d’inimitié n’augmente beaucoup.

60. LA CONTRADICTION OUVERTE EST SOUVENT CONCIVue 55 sur 453

5û HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

LIANTE, — Au moment où quelqu’un manifeste ouvertement les différences d’opinions qui le séparent d’un célèbre chef do parti ou d’un maître, tout lo monde croit qu’il en veut à colui-ci. Mais il arrive que c’est justement à co moment-là qu’il cesse do lui en vouloir : il ose se présenter à côté do lui et il est débarrassé de la torture occasionnée par la jalousie muette.

61.

VOIR LUIRE SA LUMIÈRE, — Dans un état d’obscurcissement commo la tristesso, la maladie, la contrition il nous est agréable de voir que nous pouvons encoro faire de la lumière pour d’autres, et qu’ils perçoivent chez nous une sphère lumineuse produite de la même façon que celle de la. lune. Par ce détour nous participons de notre propre faculté d’éclairer.’

6a.

JOIE PARTAGÉE. —Le serpent qui nous mord croit nous faire du mal et s’en réjouit ; l’animal le plus bas peut imaginer la douleur d’autrui. Mais imaginer la joie d’autrui et s’en réjouir, c’est là le plus grand privilège des animaux supérieurs, et, parmi ceux-ci, il n’y a que les exemplaires les plus choisis qui y soient accessibles, — c’est-à-dire un humanum rare : en sorte qu’il y a eu des philosophes qui ont nié la joie partagée.

.63. GROSSESSE ULTÉRIEURE. — Ceux qui sont parve-» Vue 56 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES Bl

nus à leurs oeuvres et à leurs actions, sans savoir comment, en soin d’autant plus pleins après coup : comme pour, démontrer ultérieurement quo ce sont leurs enfants à eux et non point ceux du hasard*

64..

DUR PAR VANITÉ. —- De même que la justice est souvent lo manteau de la faiblesse, de mémo les hommes bien pensants, mais faibles, ont parfois recours à la dissimilation et prennent visiblementuno attitude injuste et dure—pour donner l’impression de la force.

65.

HUMILIATION, — Si quelqu’un trouve dans un sac plein d’avantages qui lui a été offert un seul grain d’humiliation, il fera quand même mauvaise mine à bon jeu.

66,

HÉROSTRATISME EXTRÊME. — Il pourrait y avoir des Hérostrate qui incendieraient leur propre temple où l’on adore leurs images.

67.

LE MONDE DES DIMINUTIFS. — Tout Ce qui est faible et a besoin de secours parle au coeur. C’est ce qui a amené l’habitude de désigner, par des amoindrissements et des affaiblissements dans l’expression, tout ce qui parle à notre coeur — donc, de le rendre faible et pitoyable, selon notre sentiment. Vue 57 sur 453

5a HUMAIN, TROP IIU AIN, DEUXIÈME PARTIE

68.

DÉFAUT DE LA PITIÉ. — La pitié est accompagnée d’une insolenco particulière : cllo voudrait aider à tout prix, ce qui fait qu’elle ne s’embarrasse ni du rcmèdo ni du genro et de l’origine de la maladie, cllo drogue courageusement sur la santé et la réputation de son malade.

, «o.

INDISCRÉTION. — Il y a aussi une sorte d’indiscrétion à l’égard des oeuvres, et c’est uno preuve d’un manque absolu de pudeur si, dès son jeune âge, oh veut se mêler en imitateur aux oeuvres les plus sublimes de tous les temps, avec la familiarité du tu et du toi. — D’autres ne sont importuns que’par ignorance : ils ne savent pas à qui ils ont affaire — c’est assez souvent le cas des philologues, jeunes et vieux, dans leurs rapports avec les oeuvres des Grecs. *

70. »

LA VOLONTÉ A HONTE DE L’INTELLECT. — Nous faisons froidement les plans les plus plus raisonnables contre nos passions : mais nous commettons ensuite les plus graves fautes, parce que, souvent, au moment où le projet devrait être exécuté, nous avons honte de la froideur et de la circonspection que nous avons mis à le concevoir. On fait alors justement ce qui est déraisonnable, à cause de cette.façon de générosité altiôre que toute passion amène avec elle. Vue 58 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 53

v>

POURQUOI LES SCEPTIQUES DÉPLAISENT A LA MORALE, — Celui qui place très haut sa moralité et la prend très au sérieux, en veut à celui qui est sceptique sur le domaine de la morale : car quand il met toute sa. force en jeu on doit s’extasier, et non point examiner et douter, — Il y a encore des natures chez qui tout ce qui reste de moralité est précisément la foi en la morale : celles-ci se comportent de la même façon ô l’égard des sceptiques, au besoin avec plus de passion encore.

72.

TIMIDITÉ. —- Tous les moralistes sont timides, parce qu’ils savent qu’ils sont confondus avec les espions et les traîtres, dès que l’on remarque leur penchant ; ils ont, de plus, conscience que, d’une façon générale, ils sont faibles dans l’action : car, au milieu de leur oeuvre, les motifs qui les poussent à agir détournent presque entièrement leur attention de l’oeuvre.

73.

UN DANGER POUR LA MORALITÉ UNIVERSELLE, — Les hommes qui sont à la fois nobles et loyaux parviennent à diviniser la moindre diablerie que leur honnêteté fait éclore, et à faire s’arrêter, pour un moment, la balance du jugement moral.

;> ■■ 74.

L’ERREUR LA PLUS AMÈRE. -* On est irrécotteiliaVue 59 sur 453

54 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

blement offensé lorsquel’on découvre que, là où l’on était convaincu d’être aimé, on n’était considéré quo comme ustcnsilo d’appartement et commo pièco de décoration, sur quoi lo maître do maison oxerco sa vanité devant ses hôtes.

»«•

AMOUR ET DUALISME.— Qu’est donc l’amour si ce n’est do so comprendre et de se réjouir en voyant quelqu’un d’autre vivre, agir et sentir d’une façon différente de la notre et opposée à celle-ci ? Pour quo l’amour aplanisse les contrastes par la joie, il no faut pas qu’il supprime et qu’il nie les contrastes.-»~ L’amour de soi contient, comme condition, un dualisme absolu (ou une multiplicité) en une seule personne.

76.

INTERPRÉTER SELON LE RÊVE, — Ce que l’on ignore parfois à l’état do veille, ce que l’on est incapable do sentir — à savoir, si l’on a une bonne ou une mauvaise conscience à l’égard de quelqu’un— !le rêve nous le fait savoir sans aucune équivoque.

77DÉBAUCHE. — La mère de la débauche n’est pas la joie, mais l’absence de joie.

78.

PUNIR ET RÉCOMPENSER, — Personne n’accuse sans avoir l’arrière-pensée de la punition et de la vengeance, — il en est même ainsi lorsque l’on/. Vue 60 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 55

accuse sa destinée ou bien lorsque l’on s’accuse soimême. — Toute plainte est une accusation, toute joie est une louange : que nous fassions l’une ou l’autre chose, toujours nous rendons quelqu’un responsable.

79*

DEUX FOIS INJUSTE. — Nous favorisons parfois la vérité par une double injustice, c’est le cas lorsque, nous voyons et représentons, l’une après l’autre, les deux faces d’une chose que nous ne sommes pas capables de voir à la fois, mais de façon à méconnaître ou à nier chaque fois l’autre face, avec l’illusion que ce que nous voyons est toute la vérité.

80.

LA MÉFIANCE, — La méfiance de soi n’a pas toujours des allures farouches et incertaines, elle est parfois comme frénétique : elle s’enivre pour ne pas trembler.

’ 81.

PHILOSOPHIE DU PARVENU, — Si l’on veut à toute force être quelqu’un, il faut aussi vénérer sa propro ombre.

82.

S’ENTENDRE A SE LAVER PROPREMENT. — Il faut s’enteridre à sortirplus propre encore de conditions malpropres et à se laver aussi avec de l’eau sale, si cela est nécessaire. Vue 61 sur 453

56 HUMAiN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

83.

SE LAISSER ALLER. — Plus quelqu’un se laisse aller, moins lo laissent aller les autres.

84.

LE GREDIN INNOCENT. — Il y a une voie lente et graduelle pour arriver au vico et à la canaillerie sous toutes leurs formes. Au bout do celte voio ; celui qui la suit a été complètement abandonné par l’essaim do mduches delà mauvaise conscience, et, bien que d’une scélératesse parfaite, il garde cependant son innocence..

85.

FAIRE DES PLANS. — Faire des plans et prendre des résolutions cela procure beaucoup de sentiments agréables ; et celui qui aurait la force do n’être, durant toute sa vie, qu’un forgeur de plans’ serait un homme très heureux : mais il lui faudra, de temps en temps, se reposer de cette activité, en exécutant un plan — et alors viendront pour lui la colère et la désillusion. •

86.

CE QUI NOUS SERT A VOIR L’IDÉAL. —Tout homme capable se bute à sa capacité et ne peut pas s’appuyer sur celle-ci pour juger librement les choses. S’il n’avait pas, en outre, une bonne part d’imperfection, sa vertu l’empêcherait do parvenir à la liberté intellectuelle et morale. Nos défauts sont les yeux par lesquels nous voyons l’idéal. Vue 62 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 57

87« LOUANGES DÉLOYALES. — Les louanges déloyales occasionnent après coup beaucoup plus de remords que lo blâme déloyal, probablement pour cette raison que, par des louanges exagérées,notre faculté* dejugcmentdécouvro beaucoup mieux ses faiblesses que par lo blâmo violent et même injuste.

88.

IL EST INDIFFÉRENT COMMENT ON MEURT. — Toute la façon dont un homme pense à la mort, à l’apogée de sa vie et durant qu’il possède la plénitude de sa force, est très parlante et significative pour ce quo l’on appelle son caractère ; mais l’heure do sa mort par elle-même, son attitude sur lo lit d’agonie, n’entrent presque pas en ligne de compte. L’épuisement do la vie qui décline, surtout quand ce sont des vieilles gens qui meurent, l’alimentation irrégulière et insuffisante du cerveau pendant celte dernière époque, ce qu’il y a parfois de très violent dans les douleurs, la nouveauté do cet état maladif dont on n’a pas encoro l’expérience, et trop fréquemment un accès do crainte, un retour à des impulsions superstitieuses, commo si la mort avait une grande importance et s’il fallait franchir des ponts d’espèce épouvantable, — tout cela ne permet pas d’utiliser la mort commo un témoignage concernant la vie. Aussi n’est-il point vrai que, d’une façon générale, le mourant soit plus loyal que le vivant : au contraire, presque chacun est poussé par l’atlitudo solcnncllo do son entourage, les effusions sentiVue 63 sur 453

58 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE ’T !

mentales, les larmes contenues ou répandues, à une comédie de vanité, tantôt consciente, tantôt inconsciente. Le profond sérieux que l’on met (à traiter chaque mourant a certainement été, pour bien des pauvres diables, méprisés durant toute leur vie, la jouissance la plus subtile, une espèce de compensation et d’acompte pour bien des privations.

89.

LES,MOEURS ET LEURS VICTIMES. — L’origine des moeurs doit être ramenée à deux idées : « la communauté a plus de valeur que l’individu », et « il faut préférer l’avantage durable à l’avantage passager » ; d’où il faut conclure que l’on doit placer, d’une façon absolue, l’avantage durable de la communauté avant l’avantage de l’individu, surtout avant son bien-être momentané, mais aussi avant son avantage durable et même avant sa persistance dans l’être. Soit clone qu’un individu souffre d’une institution qui profite à la totalité, soit que cette institution le force à s’étioler ou même qu’il en meure, peu importe, — la coutume doit être conservée, il faut que le sacrifice soit porté. Mais un pareil sentiment ne prend naissance que chez ceux qui ne sont pas la victime, — car celle-ci fait valoir, dans son propre cas, que l’individu peut’être d’une voleur supérieure au nombre, et de même que la jouissance du présentée moment dans le paradis, pourraient être estimés supérieurs à la faible persistance d’états sans douleur et de conditions de bien-être.La philosophie de la victime so fait cependant toujours entendre trop tard,on s’en tient donc Vue 64 sur 453

■’ ■ OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 6g

aux moeurs et à la moralité : la moralité n’étant que le sentiment que Ton a de l’ensemble des coutumes, sous l’égide desquelles on vit et l’on a été élevé ~r-.élevé,non en tant qu’individu,mais comme membre d’un tout, comme.chiffre d’une majorité. — C’est ainsi qu’il arrive sans cesse qu’un individu se majore lui-même au moyen de sa moralité.

90.

LE BIEN ET LA BONNE CONSCIENCE. — Vous pensez que toutes les bonnes choses ont eu de tout temps une bonne conscience ? —- La science, qui est certainement une très bonne chose, a fait son entrée dans le monde, sans celle-ci et sans aucune espèce de pathos, secrètement, bien au contraire, passant le visage voilé ou masqué, comme une criminelle, et toujours affligée du sentiment de faire de la contrebande. Lé premier degré de la bonne conscience est la mauvaise conscience — l’une ne s’oppose pas à l’âuire : car toute bonne chose commence par être nouvelle, par conséquent inusitée, contraire aux coutumes, immorale,et elle ronge, comme un ver, le coeur de i’h ;ureux inventeur.

LE SUCCÈS SANCTIFIE LES INTENTIONS. — Il ne faut point craindre do suivre le chemin qui mène à une vertu, lors même que l’on s’apercevrait quo l’égoïsme seul, — par conséquent l’utilité et le bien-être personnels, la crainte, les considérations de santé, de réputation et de gloire, sont les motifs qui y poussent. On dit que ces motifs sont vils et intéres-

8 Vue 65 sur 453

60 HUMAIN, TROP HUMAIN, «DEUXIÈME PARTIE

ses : mais s’ils nous incitent à uno vertu, par exemple lo renoncement, la fidélité au devoir, l’ordre, l’économie, la mesure, il faut les écouter, quelle que soit la façon dont on les qualifie. Car, lorsqùo l’on a atteint ce à quoi ils tendent, la vertu réalisée anoblit à tout jamais les motifs lointains de nos actes, grâce à l’air pur qu’elle fait respirer et au bien-être moral qu’elle communique, et, plus tard, nous n’accomplissons plus ces mêmes actes ’pour les mêmes motifs grossiers qui autrefois nous y incitaient, r— L’éducation doit donc, autant que cela est possible, forcer à la vertu, conformément à la nature de l’élève : mais quo la vertu elle-même, étant l’atmosphère ensoleillée et estivale de l’âme, y fasse sa propre oeuvre et y ajoute la maturité et la douceur.

92.

ClIRÏSTIANISTES, ET NON PAS CHRÉTIENS. — C’est

donc là votre christianisme ! — Pour mettre des hommes en colère vous louez « Dieu et ses saints » ; et quand vous voulez louer dos hommes vous poussez vos louanges si loin qu’il faut que Dieu et ses saints se mettent en colère. — Je voudrais quo vous apprissiez du moins à avoir les allures chrétiennes, puisque les douceurs d’un coeur chrétien vous font défaut.

93.

IMPRESSION DE LA NATURE CHEZ LES HOMMES PIEUX ET IRRÉLIGIEUX.— Un homme pieux et complet doit être pour nous un objet de vénération ; mais il dqit en être de mémo pour un hommo complet, sincèreVue 66 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES. - 6l

ment et entièrement irréligieux. Si, avec des hommes de la dernière espèce, on se sent dans le voisinage des hauts sommets, où les fleuves puissants ont leur source, avec les hommes pieux on se croirait sous des arbres tranquilles et pleins de sève, aux larges ombrages.

94-

ASSASSINATS LÉGAUX. — Les deux plus grands assassinats légaux de l’histoire universelle sont, pour parler sans détour, des suicides masqués et bien masqués. Dans les deux cas on voulait mourir, dans les deux cas on se fit enfoncer l’épée dans la poitrine par la main de l’injustice humaine.

95.

« AMOUR ». — Le plus subtil artifice qui donne au christianisme l’avantage sur les autres religions se trouve dans un seul mot : le christianisme parle d’amour. C’est ainsi qu’il devint la religion lyrique (tandis que, dans ses deux autres créations, le sémitisme avait donné au monde des religions héroïco-êpiques). Il y a dans le mot amour quelquo choso de si ambigu qui stimule, qui parle au souvenir et à l’espérance que l’éclat de ce mot rayonne sur l’intelligence môme la plus basse et lo coeur lo plus froid. La femme la plus rusée et l’homme lo plus vulgaire songent à co moment qui, do touto leur vie, a peut-être été relativement le plus désintéressé, Erosn’cût-il pris chez eux qu’un vol fort bas ; et ces êtres innombrables qui sont privés d’amour, privés soit do leurs parents, soit do leurs enfants Vue 67 sur 453

02 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

ou de tout ce qu’ils ont aimé, mais surtout les êtres dont la sexualité s’est sublimée, ont trouvé leur bonheur dans le christianisme.

96. LE CHRISTIANISME ACCOMPLI.— Il y a même, dans le sein du christianisme, un sentiment épicurien qui part de l’idée que Dieu ne peut demander à l’homme, sa créature faite à son image, que ce que celui-ci est à même d’accomplir, que, par conséquent, la vertu et la perfection chrétiennes peuvent être atteintes et le sont souvent. Si donc on croit, par exemple, que l’on aime ses ennemis — quand même ce ne serait qu’une croyance,un jeu de l’imagination et nullement une réalité psycholpgique (donc pas de l’amour) — on devient parfaitement heureux tant que persiste cette croyance.(Pourquoi en est-il ainsi ? lo psychologue et le chrétien ne seront certainement pas d’accord à ce sujet). Il se pourrait donc que la vie terrestre devînt, par la foi, je veux dire par l’imagination, par l’idée que l’on satisfait non seulement à cette revendication d’aimer ses ennemis, mais encore à toutes les ’autres prétentions chrétiennes et que l’on s’est vraiment approprié et assimilé la mise en demeure chrétienne « soyez parfait comme votre père qui est aux cieux est parfait », que la vie terrestre devînt, en effet, une vie bienheureuse. L’erreur peut donc transformer en vérité la promesse du Christ.

97* DE I/AVENIR DU CHRISTIANISME. — On peut faire Vue 68 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 63

des suppositions sur la façon dont disparaîtra le christianisme et sur les contrées où il cédera le pas le plus lentement, si l’on examine pour quelles raisons et oà le protestantisme se propagea avec le plus d’impétuosité. On sait qu’il promit de rendre les mêmes services que ceux rendus par l’église ancienne, mais à bien meilleur compte, c’est-à-dire sans messes coûteuses, sans pèlerinages, sans ’ pompes et richesses ecclésiastiques ; il se répandit surtout chez les nations septentrionales, ancrées moins profondément que celles du midi dans le symbolismeetle plaisir desformes, propres à l’église ancienne : dans (le christianisme de celles-ci persistait un paganisme religieux beaucoup plus puissant, tandis que, dans le nord, le christianisme signifiait une opposition et une rupture avec les vieilles coutumes domestiques et fut, dès l’abord, à cause de cela, plus intellectuel que porté vers les sens, et aussi, pour la même raison, plus fanatique et plus opiniâtre aux époques de danger. Si l’on parvient à déraciner le christianisme en l’attaquant par l’esprit, on peut prévoir où il commencera à disparaître : là précisément où il so défendra avec le plus d’âpreté. Ailleurs, il pliera, mais il ne se brisera point, il se dépouillera de ses feuilles, mais il lui en viendra do nouvelles, — parce que ce sont les sens et non point l’esprit qui ont pris parti. Mais ce sont les sens qui entretiennent aussi l’idée que, malgré tous les frais qu’exige l’église, on s’en tire à meilleur compte et plus facilement qu’avec les rapports sévères qui existent du travail au salaire : car à quel prix n’évalue-t-on pas les loisirs (ou la

s. Vue 69 sur 453

04 HUMAINj TROP HUMAIN, i DEUXIÈME PARTIE

demi-paresse) quand une fois on s’y est habitué ! Les sens font à un monde déchristianise l’objection qu’il y faudrait trop travailler et que l’on ne bénéficierait pas d’assez de loisirs : ils prennent le parti ; de la magie, c’esUà-dire qu’ils préfèrent —laisser à Dieu le soin de travailler pour eux (oremus nos I deus taborabitt)

98.

HlSTOniSMB ET BONNE FOI DES INCRÉDULES. — Il

n’y a pas do livre qui contienne avec plus d’abondance, qui exprime avec plus do candeur ce qui peut faircdubienàtousles hommes—la ferveur bienhe’ureuse et exaltée, prête au sacrifice et à la mort, dans la foi et la contemplation de sa « vérité » — que le livre qui parle du Christ : un homme avisé peut y apprendre tous les moyens par quoi l’on peut faire d’un livre un livre universel, l’ami de tout le monde et avant tout le maître-moyen de présenter toutes choses commo trouvées et de ne pas admettre que quelque chose soit encore imparfait et en formation. Tous les livres à effet tentent à laisser une impression semblable, comme si l’on avait ainsi décrit le plus vaste horizon intellectuel et moral, comme si toute constellation visible, présente ou future, devait tourner autour du soleil que l’on voyait luire. — La raison qui fait que do pareils livres sont pleins d’effets 110 doit-elle pas rendre d’une faible portée tout livre purement scientifique ? Celui-ci n’cst-il pas condamné à vivre obscurément parmi les gens obscurs, pour être enfincrucifié, pour ne jamais plus ressusciter. Comparés à ce quo les Vue 70 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 65

hommes religieux proclament au sujet de leur « savoir », de leur « saint » esprit, tous les. hommes probes de la science ne sont-ils pas « pauvres d’esprit » ? Une religion, quelle qu’elle soit, peut-elle exiger plus do renoncement, exclure avec moins de pitié les égoïstes que ne fait la science ? — Voila à peu près comme nous pourrions parler, nous [ autres, et certainement avec quelque fondementhistorique, lorsque nous avons à nous défendre devant les croyants ; car il n’est guère possible de mener une défense sans un peu de cabotinage. Mais, lorsque nous sommes entre nous, il faut que le langage soit plus loyal : nous nous servons alors d’une liberté que ceux-ci ne sauraient comprendre, fût-ce même dans leur propre intérêt. Foin donc de la calotte du renoncement 1 Foin de ces airs d’humilité | Bien mieux cl tout au contraire : c’est là notre vérité I Si la science n’était pas liée à la joie de la connaissance, &Y utilité delà connaissance, que nous importerait la science ? Si un peu de foi, d’amour et d’espérance ne conduisait pas notre âme à la connaissance, quo serait-ce qui nous attirerait vers la science ? Et, bien que, dans la science, le « moi » ne signifie rien, le « moi » inventif et heureux, et môme déjà tout « moi » loyal et appliqué, importe beaucoup dans la république des hommes de science : l’estime de ceux qui confèrent l’estime, la joie do ceux à qui nous voulons du bien, ou de ceux que nous vénérons, dans certains cas la gloire et une modique immortalité de la personne : c’est là le prix que l’on peut atteindre pour cet abandon de la personnalité... pour ne point parler ici de résultats cl Vue 71 sur 453

66 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

de récompenses moindres, bien que ce soit justement à cause de ceux-ci que la plupart des hommes ont juré fidélité aux lois de cette république, et en général à la science, et qu’ils continuent toujours à y demeurer attachés. Si nous étions restés, en une certaine mesure, des hommes non scientifiques, quelle importance pourrions-nous encore attacher à la science I Somme toute, et pour exprimer mon axiome dans toute son ampleur : pour un être purement connaisseur la connaissance serait indifférente. — Ce n’est pas la qualité de la foi et de la piété qui nous distingue des hommes pieux et croyants, mais la quantité : nous nous contentons de peu. Mais, nous répondront ceux-ci, — s’il en est ainsi soyez donc satisfaits et donnez-vous aussi pour satisfaits I — A quoi nous pourrions facilement répondre : « En effet, nous ne faisons pas partie des mécontents 1 Mais vous, si votre foi vous rend bienheureux, donnez-vous aussi pour tels I Vos visagps ont toujours nui à votro foi, plus que nos arguments 1 Si lo joyeux message de votre bible était écrit sur votre figure vous n’auriez £as besoin d’exiger, avec tant d’entêtement, la croyance en l’autorité de ce livre : vos paroles, vos actes devraient sans cesse rendre la bible superflue, une nouvelle bible devrait sans cesse naître de vous 1 Mais ainsi toute votre apologie du christianisme a sa racine dans votre impiété ; par votre défense vous écrivez votre propre accusation, Si pourtant vous désirez sortir de cette insuffisance de votre christianisme, l’expérience de deux mille ans devrait vous amener à une considération qui, rovêtue Vue 72 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 67

d’une discrète forme interrogative, pourrait être la suivante : « Si le Christ a vraiment eu l’intention de sauver le monde n’a-t-il pas manqué son entreprise ? »

99* LE POÈTE COMME INDICATEUR DE L’AVENIR. — Il reste, en une certaine mesure, parmi les hommes d’aujourd’hui un excédent de vigueur qui n’est pas employé à la formation de la vie. Cet excédent devrait, dans la même mesure, être voué, sans déduction, à un seul but, non peut-être à dépeindre le présent, à évoquer et à faire revivre le passé, mais à donner une indication de l’avenir : —et cela ne doit pas être entendu dans ce sens que le poète, semblable à un économiste Imaginatif, devrait anticiper, en images, les conditions sociales plus favorables pour le peuple et la société, et la réalisation de ces conditions. Il devra, au contraire, commo firent jadis les artistes avec l’image des dieux, exercer sans cesse son inventionsur l’image des hommes et deviner les cas où, au milieu de notre monde moderne et de sa réalité, sans aucune mise en garde ou restriction artificielles devant la réalité, la belle grande âme est encore possible,les cas où, aujourd’hui encore, cette âme saura se présenter sous des conditions harmoniques et proportionnées, devenant durable et prototype, par sa visibilité, et aidant, par conséquent, à créer l’avenir,en excitant la jalousie et l’esprit d’imitation.Les oeuvres de pareils poètes se distingueraient par lo fait qu’elles apparaîtraient isolées et garanties contre l’atmosphère Vue 73 sur 453

.68 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

et Y ardeur de la passion : la méprise incorrigible, ’ la destruction do toute la lyro humaine, les moqueries et les grincements de dents, et tout ce qu’il y a de tragique et de comique, au sens ancien et habituel, dans le voisinage de cet art nouveau, serait considéré comme un fâcheux grossissement archaïque de l’image humaine. La force, la bonté, la douceur, la pureté, une mesure involontaire et innée dons les personnes et leurs actes : un sol aplani qui procure au pied le repos et la joie : un ciel lumineux qui so rcflôlo sur les visages cl les événements : le savoir et l’art fondus en une unité nouvelle : l’esprit cohabitant, sans présomption et sans jalousie, avec sa soeur, l’âme, et faisant naître dans l’opposition, la grâce do la sévérité et non pas l’impatience du désaccord : — tout cela serait l’enveloppe, lo fond d’or général, sur quoi maintenant les subtiles distinctions des idéals incarnés peindraient lo tableau véritable —. celui de la toujours grandissante dignité humaine. -— Certains chemins partent do Goelhe pour mener à celte poésie do l’avenir : mais il faut do bons indicateurs ot, avant tout, une puissance beaucoup plus grande que celle que possèdent les poètes d’aujourd’hui, c’est-à-dire les représentants inconscients de la demi-bête, du défaut de maturité et de mesure qui se confond avec la forco et la nature,

100.

LA MUSE EN PBNTHÉSILÉE. — « Plutôt cesser d’être, que d’être une femme qui no charme pas, » Quand la musc commencera à penser ainsi, la fin do Vue 74 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES UQ

I, ’

»

son art sera de nouveau proche. Mais celapeut finir en tragédie ou en comédie.

IOI.

CE QUI EST LE DÉTOUR VERS LE BEAU, — Si le beau est identique à ce qui réjouit— et c’est coque chantaient jadis les muses —, l’utile est le détour^ souvent nécessaire, vers le beau, et il peut repousser le blâme à vue courte des hommes du moment qui ne Veulent pas attendre et qui croient parvenir à tout co qui est bien, sans détour.

102,

POUR EXCUSER MAINTE FAUTE. — Ledésir incessant de créer, propre à l’artiste, et son besoin de quêter l’extérieur, l’empêchent do devenir plus beau et meilleur dans sa personne, c’est-à-dire do so créer

lui-même à moins que son ambition ne soit

assez grande pour le forcer à se montrer toujours, dans ses rapports avec les autres, l’égal de la beauté grandissante et do la sublimité de son oeuvre. Dans tous les cas il ne possède qu’une mesure déterminée de forces : ce qu’il en emploie pour sa propre personne, — comment pourrait-il en faire bénéficier son oeuvre ? — Et vico versa.

io3,

SATISFAIRE LES MEILLEURS, -— Si, au moyen do son art, on a « satisfait les meilleurs de son époque », on peut prévoir que,par le même art, on no satisfera pas les meilleurs des époques suivantes : il est vrai que l’on aura « vécu pour tous les Vue 75 sur 453

70 HUMAIN, TROP HUMAIN,’ DEUXIÈME PARTIE

temps ». — L’approbation des meilleurs assure la gloire. ’ -.

IO/J. *

D’UNE MÊME ÉTOFFE. — Si l’on est fait d’une même étoffe qu’un livre et une oeuvre d’art on est intimement persuadé que ceux-ci doivent être parfaits, et l’on est offensé si d’autres les trouvent laids, exagérés ou fanfarons,

io5.

LANGAGE ET SENTIMENT. — Le langage ne nous a pas été donné pourcommuniquer nos sentiments, on s’en rend compté à ce fait que tous les hommes simples ont honte de chercher des mots pour leurs émotions profondes : ils ne les communiquent que par des actes et rougissent de voir que les autres semblent deviner leurs motifs. Parmi les poètes, à qui généralement la divinité refuse ce mouvement de pudeur, les plus nobles sont monosyllabiques dans le langage du sentiment et laissent deviner’ la contrainte : tandis que les véritables’prêtres du sentiment sont le plus souvent insolents dans lu vie pratique.

106.

ERREUR AU SUJET D’UNE PRIVATION. — Celui qui n’a pas su se déshabituer complètement d’un art, mais à qui cet art continue à demeurer familier, ne se doute pas, de loin, combien petite est la privation de vivre sans cet art. Vue 76 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MELEES fi

IO7.

LES TROIS QUARTS DE LA FORCE. — Une oeuvre qui doit produire une impression de santé doit être exécutée tout au plus avec les trois quarts de la force de son auteur. Mais si l’auteur a donné sa mesure extrême, l’oeuvre agite le spectateur et l’effraye par sa tension. Toutes les bonnes choses laissent voir un certain laisser-aller et elles s’étalent à nos yeux comme des vaches au pâturage.

108.

NE PAS ACCEPTER COMME HÔTE LA FAIM. — Celui qui a faim absorbe la bonne nourriture tout comme la grossière, et il n’y voitaucune différence. L’artiste qui a certaines prétentions ne songera donc pas à inviter l’affamé à sa table.

109.

VIVRE SANS ART ET SANS VIN. — Il en est des couvres d’art comme du vin ; il vaut mieux n’avoir besoin ni de l’un ni des autres, et transformer sans cesse, soi-même, par le feu et la douceur intérieure de l’âme, lo vin en eau.

110.

LE GÉNIE DE PROIE. —• Le génie do proie dans les arts, qui s’entend même à tromper les esprits subtils, naît quand quelqu’un considère commo butin, dès son plus jeune âge, toutes les bonnes choses qui no sont pas précisément protégées par les lois et attribuées commo propriété à une seule personne.

0 Vue 77 sur 453

72 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIR

Or, toutes les bonnes choses des temps passés et des maîtres anciens gisent librement, entourées et gardées par la crainte vénératrice du petit nombre qui les connaît : ce génie donc ose braver le petit nombre et accumuler une richesse qui engendre, de son côté, la vénération et la crainte.

ni.

Aux POÈTES DES GRANDES VILLES. <— A regarder les jardins de la poésie d’aujourd’hui, on s’aperçoit que les cloaques des grandes villes se trouvent situés trop près : le parfum des fleurs est mêlé d’émanations qui laissent deviner le dégoût et la pourriture. — Je demande avec douleur : avezvous un si grand besoin, ô poètes, de prendre pour marraines la plaisanterie et la boue, lorsque vous voulez baptiser quelque sentiment innocent et sublime ? Faut-il absolument que vous mettiez à votre noble déesse un masque grimaçant et diabolique ? Mais d’où viennent ce besoin et cette nécessité ? — Justement de ceci que vous habitez trop près du cloaque. !

LE SEL DU DISCOURS.—Personne n’a encore expliqué pourquoi les écrivains grecs ont fait un usage si singulièrement parcimonieux des moyens d’expression, dont ils disposaient en une si extraordinaire mesure, au point que tout livre post-grec apparaît à côté criard, bariolé et exalté. — On s’est laissé dire que, près dés glaces du pôle nord, tout aussi bien que sous les tropiques, l’usage du sol Vue 78 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 73

se raréfiait, que, par contre, les habitants des côtes et des plaines, dans les zones tempérées, en faisaient un usage plus abondant, Les Grecs, pour une double raison, parce que, leur intellect étant plus froid et plus clair, le fond de leur nature passionnée par contre beaucoup plus tropical quel© nôtre, n’auraient-ils pas eu besoin de sel et d’épices dans la même mesure que nous ?

n3.

L’ÉCRIVAIN LE PLUS LÏBRE. — Comment, dans un livre pour les esprits libres, ne nommerais-je pas Laurent Sterne, lui que Goethe a vénéré comme l’esprit le plus libre de son siècle ! Qu’il s’arrange ici de l’honneur d’être appelé l’écrivain le plus libre de tous les temps. Comparés à lui, tous les autres apparaissent guindés, sans finesse, intolérants et d’allure vraiment paysanne. Il ne faudrait pas louer chez lui la forme claire, limitée,mais la « mélodie infinie », si, par là, on pouvait donner un nom à un style dans l’art, où la forme déterminée est sans cesse brisée, déplacée, replacée dans l’indéterminé, en sorte qu’elle signifie en même temps telle chose et telle autre chose. Sterne est le grand maître de l’équivoque, — le mot pris, bien entendu, dans un sens beaucoup plus large que l’on a coutume de faire, lorsque l’on songe à des rapports sexuels. Le lecteur eslperdu, lorsqu’il veut connaître exactement l’opinion de Sterne sur qn sujet, et savoir si l’auteur prend un air souriant ou attristé : car il s’entend a donner les deux expressions à un même pli de son visage ; il s’entend de même, c’est là son but, Vue 79 sur 453

74 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

à avoir à la fois tort et raison,à entremêler la profondeur et la bouffonnerie. Ses digressions sont à la fois des continuations du récit et des développements du sujet ; ses sentences contiennent en même temps une ironie de tout ce qui est sentencieux, son aversion contre tout ce qui est sérieux est liée au désir de pouvoir tout considérer platement et par l’extérieur. C’est ainsi qu’il produit chez le lecteur véritable un sentiment d’incertitude : on ne sait plus si l’on marche, si l’on est debout ou couché ; cela se traduit par l’impression vague de planer. Lui, l’auteur le plus souple, transmet aussi au lecteur quelque chose de cette souplesse. Sterne va même jusqu’à changer les rôles, sans y prendre garde, il est parfois lecteur tout aussi bien qu’auteur, son livre ressemble à un spectacle dans le spectacle, à un public de théâtre devant un autre public de théâtre. Il faut se rendre à discrétion à la fantaisie de Sterne — et l’on peut d’ailleurs s’attendre à ce qu’elle soit bienveillante, toujours bienveillante. — Il est singulier, en même temps qu’instructif, de voir comment un grand écrivain tel que Diderot s’est comporté en face de l’équivoque universelle de Sterne : il fut équivoque lui aussi — et cela précisément est de véritable humour supérieur, à la Sterne. A-t-il imité celui-ci dans son Jacques le fataliste, imité, admiré, bafoué,parodiô ? — On n’arrive pas à le savoir exactement, et peut-être est-ce là précisément ce qu’a voulu l’auteur. Ce doute rend les Français injustes à l’égard de cette oeuvre de" l’un des maîtres de leur littérature (qui peut se montrer à côté de tous Vue 80 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES f5

ceux d’autrefois et d’aujourd’hui). Mais les Fran-, çais sont trop sérieux pour l’humour — surtout pour cette façon humoristique de prendre l’humour. — Est-il besoin d’ajouter que, parmi tous les grands écrivains, Sterne est le plus mauvais mpdôle, l’auteur qui peut le moins servir de modèle, et que Diderot lui-même a dû pâlir de sa témérité ? Ce que veulent les bons auteurs français, en tant que prosateurs, et ce que voulurent, avant eux, quelques Grecs et quelques Romains (et ils y sont arrivés), c’est exactement le contraire de ce que veut Sterne. Et celui-ci s’élève, comme une exception magistralement exécutée, au-dessus de ce qu’exigent d’euxmêmes les écrivains artistes de tous les temps : la discipline, la limitation du cadre, lo caractère, la persistance dans les intentions, la possibilité de dominer lo sujet, la simplicité, l’attitude dans le développement, l’allure. — Malheureusement, l’homme Sterne semble avoir été trop parent do l’écrivain Sterne : son âme d’écureuil bondissait de branche en branche, avec une vivacité effrénée ; il n’ignorait rien de ce qui existait entre le sublime et la canaille ; il s’était perché partout, faisant toujours des yeux effrontés et voilés de larmes et prenant sans cesse son air sensible. Si la langue ne s’effrayait d’une pareille association, on pourrait affirmer qu’il possédait un bon coeur dur, et, dans sa façon de jouir, une imagination baroque et même corrompue, — c’était presque la grâce timide do l’innocence. Un tel sens de l’équivoque, entré dans l’âme et dans le sang, une telle liberté d’esprit remplissant toutes les fibres et tous les musVue 81 sur 453

76 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

clesf du corps, personne peut-être rte possédait ces qualités comme lui.

ii4« 1

RÉALITÉ CHOISIE. -— De même que lo bon écrivain en prose ne se sert que des mots qui appartiennent à la langue de la conversation, mais se garde bien d’utiliser tous les mots de cetto langue —c’est ainsiquese forme précisément lo style choisi, — de même le bon poète de l’avenir ne représentera que les choses réelles, négligeant complètement tous les objets vagues et démonétisés, faits do superstitions et demi-franchises, en quoi’les poètes anciens montraient leur force. Rien que la réalité, mais nullement toute la réalitéI— bien plutôt une réalité choisie 1

116.

ESPÈCES BÂTARDES DE L’ART.—A côté des espèces véritables de l’art, celle de la grande tranquillité et celle du grand mouvement, il existe des espèces bâtardes — l’art blasé et avide do repos et l’art agité : les deux espèces souhaitent que l’on prenne leur faiblesse pour de la force et qu’on les confonde avec les espèces véritables.

116.

LA COULEUR MANQUEPOUR FAIRE LE HÉROS. — Les poètes et les artistes véritables du temps présent aiment à appliquer leur peinturo sur un fond éclatant de rouge, de vert, do gris et d’or, sur le fond de la sensualité nerveuse : les enfants de co Vue 82 sur 453

■ I OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 77

siècle s’entendent à cela. Mais on s’aperçoit d’un inconvénient, lorsque ce n’est pas avec les yeux de ce siècle que l’on regarde ces peintures, — : on s’aperçoit que les personnages exécutés par ces artistes semblent avoir quelque chose de papillotant, d’hésitant et d’agité : de sorte qu’au fond oii n’a pas confiance en leurs faits héroïques, ce sont tout au plus des’ méfaits de hâbleurs qui veulent

simuler l’héroïsme.

1 ■ -,

117.

STYLE DE LA SURCHARGE. — Le style surchargé dans l’art est la conséquence d’un appauvrissement de la puissance organisatrice, accompagnée d’une extrême prodigalité dans les moyens et dans les intentions. — Dans les commencements d’un art on trouve quelquefois précisément l’opposé do ce fait.

118.

PuLGitnuM EST PAUGORUSI HOMiNUM.— L’histoire et l’expérience nous disent quo la monstruosité particulière qui excite mystérieusement l’imagination et transporto celle-ci au-dessus de la réalité do la vie quotidienne, est plus ancienne et croît plus abondamment que le beau dans l’art et la vénération du beau.— et qu’elle se remet de nouveau à foisonner, dès que s’obscurcit le sens du beau. Elle semble être, pour la majorité des hommes, pour lo plus grand nombre, un besoin supérieur au goût du beau : probablement parce qu’elle contient un narcotique plus grossier. Vue 83 sur 453

78 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

119.

L’ORIGINE DU GOÛT POUR LES OEUVRES D’ART. — Si l’on songe aux germes primitif ? du sens artistique et si l’on se demande quelles sont les différentes espèces do plaisir engendrées par les premières manifestations de l’art, par exemple chez les peuplades sauvages, on trouve d’abord le plaisir de comprendre ce que veut dire un autr*e ; l’art est ici une espèce de devinette qui procure à celui qui en trouve la solution le plaisir de constater la rapidité et la finesse de son propre esprit. — Ensuite on se souvient, à l’aspect de l’oeuvre d’art la plus grossière, de ce que l’on sait par expérience avoir été une chose agréable, et l’on se réjouit, par exemple, quand l’artiste a indiqué des souvenirs de chasses, de victoires, de fêtes nuptiales. — On peut encore se sentir ému, louché, enflammé en voyant d’autre part des glorifications de la vengeance et du danger% Ici l’on trouve la jouissance dans l’agitation par elle-même,dans la victoire sur l’ennui. — Le souvenir d’une chose désagréable, si elle est surmontée, ou bien si elle nous fait paraître nousmême, devant l’auditeur, intéressant au même degré qu’une production d’art (quand, par exemple, le ménestrel décrit les péripéties d’un marin intrépide), ce souvenir peut provoquer un grand plaisir quo l’on attribue alors à l’art. —D’espèce plus subtile est la joie qui naît à l’aspect de tout ce qui est régulier, symétrique, dans les lignes, les points et les rythmes ; car, par une certaine similitude, on éveille le sentiment de tout ce qui est ordonné et Vue 84 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 79

régulier dans la vie, à quoi l’on doit seul toute espèce de bien-être : dans le culte de la symétrie, on vénère donc inconsciemment la règle et la belle proportion, comme source de tout le bonheur qui nous est venu ; cette joie est une espèce d’action c|e grâce. Ce n’est qu’après avoir éprouvé une certaine satisfaction de cette dernière joie que naît un sentiment plus subtil encore, celui d’une jouissance obtenue en brisant ce qui est symétrique et réglé ; si ce sentiment incite, par exemple, à chercher la raison dans une déraison apparente : par quoi il apparaît alors comme une espèce d’énigme esthétique, catégorie supérieure de la joie artistique mentionhée en premier lieu. — Celui qui poursuit encore cette considération saura à quelle espèce d’hypothèses, pour l’explication du phénomène esthétique, on renonce ici par principe.

120.

PAS TROP RAPPROCHÉ. — Il y a désavantage pour les bonnes pensées à se suivre de trop près ; elles se cachent réciproquement la vue. — C’est pourquoi les plus grands artistes et les plus grands écrivains ont fait un usage abondant du médiocre.

121.

BRUTALITÉ ET FAIBLESSE. — Les artistes de tous les temps ont fait la découverte que dans la brutalité réside une certaine force et que celui qui le voudrait ne peut pas toujours être brutal ; de même que certaines catégories de la faiblesse agissent profondément sur le sentiment. On s’est servi

6. Vue 85 sur 453

80 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

de tout cela pour déduire des équivalents à des procédés d’art et il est difficile, môme aux artistes les plus grands et les plus consciencieux, de s’en abstenir complètement. ’

122.

LA BONNE MÉMOIRE. — Certains ne parviennent pas à devenir des penseurs parce que leur mémoire est trop bonne.

123.

AFFAMER AU LIEU DE RASSASIER. — De grands artistes s’imaginent qu’au moyen de leur art ils ont totalement pris possession d’une âmeetque dès lors ils l’occupent entièrement : en réalité—et souvent à leur grande déception — cette âme n’en est devenue que plus vaste et plus vide, en sorte quo dix grands artistes pourraient se jeter au fond sans la rassassier.

124.

CRAINTE DE L’ARTISTE. — Do crainte de se voir objecter que leurs figures ne sorit pas vivantes, certains artistes, pourvus d’un goût qui va en s’affaiblissant, peuvent être induits à former celles-ci de façon à leur donner des apparences de folies : de même que, d’autre part, par uno crainte semblable, les artistes grecs des origines, prêteront même à des mourants et à des hommes dangereusement blessés ce sourire qu’ils savaient être lo signe le plus certain de la vie, — sans se préoccuper Vue 86 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 8l

de la façon dont la nature présente les derniers vestiges de la vie.

125.

LE CERCLE DOIT ÊTRE DÉCRIT. — Celui qui a suiyi une philosophie ou une manière d’art jusqu’à la fin, de sa carrière et encore au delà de cette fin, comprendra, par sonexpérience intérieure, pourquoi les maîtres et les prophètes qui survivent s’en sont détournés d’un air dédaigneux, pour suivre une autre voie. Certes, il faut que le cercle soit décrit,— mais l’individu, fût-il des plus grands, s’arrête sur un point de la perspective, avec un air d’obstination implacable, comme si le cercle no pouvait jamais être fermé.

126.

L’ART ANCIEN ET L’AME DU PRÉSENT. — Parce que tout art trouve, pour l’expression des états d’âme, des moyens toujours plus flexibles, plus doux, plus violents, plus passionnés, et y est toujours plus apte, les maîtres venus plus tard, gâtés par ces moyens d’expressions, ressentent un malaise en face des oeuvres d’art des temps plus anciens, comme si les maîtres d’autrefois n’avaient manqué quo des moyens indispensables à faire parler distinctement leur âme, peut-être même de quelque préparation technique ; et ils pensent devoir leur venir en aide, car ils croient à l’égalité et mémo à l’unité de toutes les âmes. Mais, en réalité, l’âme de ces maîtres eux-mêmes était encoro une autre, elle était plus grande peut-être, mais plus froide Vue 87 sur 453

8a HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

et opposée aussi à ce qui veut faire de l’effet : la mesure, la symétrie, le mépris de tout ce qui charme et ravit, une inconsciente rudesse et une fraîcheur du matin, une fuite devant la passion, comme si la passion provoquaitia destruction de l’art,—voilà ce qui composa le sentiment et la moralité des maîtres anciens, qui nécessairement, et non point seulement par hasard, choisirent leurs moyens d’expression et les animèrent de la même moralité. — Faut-il donc, après être arrivé à cette connaissance, refuser, à ceux qui viennent plus tard, le droit de faire revivre leur propre âme dans l’âme des oeuvres anciennes ? Non, car ce n’est qu’en leur donnant notre propre âme que nous les rendons capables de vivre encore ; c’est notre sang qui les amène à nous parler. L’exécution vraiment « historique » serait une exécution fantasmagorique présentée à des fantômes. On honore les grands artistes du passé moins p ;^r cette crainte stérile qui laisse à sa place, sans y loucher, chaque note, chaque parole, que par d’actifs efforts pour leur procurer sans cesse une vie nouvelle. — Il est vrai que, si l’on imaginait Beethoven revenant soudain et entendant l’une de ses oeuvres, dirigée en conformité avec l’état d’âmo et la subtilité des nerfs modernes qui font la gloire de nos maftres do l’exécution, il demeurerait probablement longtemps muet, ne sachant pas s’il doit élever la main pour maudire ou pour bénir, mais il finirait peut-être par dire : « Eh bienl Co n’est pas moi que je retrouve ici, mais ce n’est pas non plus un non-moi, c’est une troisième chose, — cela me semble être aussi parfait, bien que ce ne soit pas la Vue 88 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 83

chose parfaite. Mais c’est à vous de veiller à ce que vous faites, comme c’est vous qui devez écouter, — et c’est la vie qui a raison, comme dit Schiller. Ayez donc raison et laissez-moi redescendre dans la tombe. »

; 127.

CONTRE CEUX QUI BLÂMENT LA BRIÈVETÉ. —’ Quelque chose qui est dit brièvement peut être le fruit et le résultat de quelque chose de longuement médité ; mais le lecteur qui estnovicesurce terrain, et qui n’y a pas autrement Réfléchi, voit quelque chose d’embryonnaire dans tout ce qui est dit brièvement, non sans un blâme à l’adresse de l’auteur qui a osé lui présenter un mets qui n’était pas cuit à point.

128.

CONTRE LES MYOPES. — Croyez-vous donc que c’est de l’ouvrage décousu parce qu’on vous le présente en morceaux (et qu’il faut vous le présenter ainsi) ?

129.

LECTEURS DÉ SENTENCES, —Les plus mauvais lecteurs de sentences ce sont les amis de l’auteur, pour peu qu’ils s’appliquent à conclure du général au particulier, à quoi les sentences doivent leur origine : car, en faisant ainsi lesflaireurs do cuisine, ils mettent à néant toute la peine que s’est donnée l’auteur et n’y gagnent, comme ils le méritent d’ailleurs, au lieu d’un aperçu ou d’un enseignement philosoVue 89 sur 453

84 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

phiquo, ou meilleur cas ou au piro, quo la satisfaction d’uno vulgaire curiosité.

i3o.

INCONVENANCES DU LECTEUR. — Pour le lecteur il y a double inconvenance à l’égard do l’auteur, \ louer le second ouvrage do celui-ci aux dépens du premier Cou vico versa), et à prétendre à la reconnaissance do l’auteur.

i3i.

CE Qu’il Y A DE TROUBLANT DANS L’HISTOIRE DE

L’ART. — Si l’on poursuit ou point do vue historique le développement d’un art, par exemple do l’éloquence grecque, allant de maître en maître, on finit par arriver en faco de cette sobriété toujours grandissante qui s’applique à obéir à toutes les lois et restrictions anciennes et nouvelles, et enfin à une contrainte pénible : on comprend alors que l’arc devra se briser nécessairement et que, co quo l’on appelle la composition inorganique, drapée et masquée d’extraordinaires moyens d’expression — dans ce cas le style baroque de l’asiatisme (i) — a été une nécessité et presque un bienfait,

l32.

Aux HÉROS DE L’ART. — Cet enthousiasme pour une cause que les grands hommes apportent dans le monde fait s’étioler l’intelligence d’un grand nombre d’hommes. Il [est humiliant de savoir

(i) Barockstil des Àsianismus ( ?) — N. d. T. Vue 90 sur 453

OPINIONS ET SKNTiNGSS MÊLÉES 85

cela. Mais l’onthousiasto porto sa bosso avec joio et fierté : c’est uno consolation do savoir que, par lo héros, lo bonheur u augmenté dans lo mondo.

i33.

LE MANQUE DE CONSCIENCE ESTHÉTIQUE. — Dans une école d’art, les véritables fanatiques sont ces natures complètement inartistiques qui n’ont pas pénétré même dans les éléments do l’esthétique et du savoir-faire, mais qui sont empoignées violemment par les effets élémentaires d’un art. Pour elles il n’y a point de conscience esthétiquo — et, par conséquent il n’y a rien qui pourrait les détourner du fanatisme.

i34.

COMMENT L’AME DOIT SE MOUVOIR D’APRÈS LA MUSIQUE NOUVELLE.— L’intension artistique que poursuit la musiqno nouvelle dans ce que l’on désigne aujourd’hui d’un terme fort, maissans précision,par « mélodie infinie» peut êtro comprise clairement,si l’on’descend dans la mer, perdant peu à peu l’assurance de la marche sur le fond incliné, pour s’abandonner enfin à la merci de l’élément agité : on est forcé de nager. La musique ancienne,celle que l’on faisait jusqu’à présent, dans un va et vient, tantôt maniéré, tantôt solennel, tantôt fougueux, allant soit plus vite soit plus lentement, vous forçait à danser : tandis que la mesure nécessaire, l’observati i de certains degrés équivalents de temps et de force, exigeaient, dans l’âme de l’auditeur, une continuelle circonspection : le charme de cette muVue 91 sur 453

86 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

siquo reposait sur le jeu réciproque de ce courant froid quo produisait la circonspection avec l’haleino chaude de l’enthousiasme musical. — Richard Wagner voulut une autre espèce de mouvement de l’âme, une espèce voisine delà nage et du balancement dans les airs. Peut-être est-ce là l’essentiel dans toute son inn ovation. Son célèbre procédé d’art, né do cette volonté et adapté à celle-ci, — la « mélodie infinie » — s’applique à briser toute proportion mathématique de temps ou de forces, il va parfois jusqu’à les narguer et il est fécond dans l’invention d’effets qui sonnent à l’oreille ancienne commo des paradoxes rythmiques et des propos calomnieux. Il craint la pétrification, la crystallisation, le.passage de la musique dans les formes architecturales, — et c’est pourquoi il oppose au rythme à deux temps un rythme à trois temps, et il n’est pas rare qu’il introduise la mesure à cinq et à sept temps, qu’il répète immédiatement la même phrase, mais avec un allongement, pour qu’elle atteigne à une durée double et triple. D’une imitation facile de pareils artifices peut naîtreungrand danger pour la musique : à côté d’une trop grande maturité du sentiment rythmique guettait toujours, à la dérobée, la décomposition, la dégénérescence du rythme. Ce danger devient surtout très grand lorsqu’une pareille musique s’appuie toujours plus étroitement sur un art théâtral et un langage des gestes tout à fait naturaliste, que nulle plastique supérieure ne guide et ne domine, un art et un langage qui, par eux-mêmes, ne possèdent aucune mesure et qui ne sont, par conséquent, nullement Vue 92 sur 453

OPINIONS ET 8ENfENCES MÊLÉES 87

à môme do communiquer la mesure à l’élément qui s’adapte à eux, à l’essence trop féminine de la musique.

i35.

POÈTE ET VÉRITÉ. — La muse du poète qui n’est pas amoureux de la vérité ne sera pas précisément la vérité et elle lui mettra au monde des enfants aux yeux cernés,aux membres trop délicats.

i36.

MOYENS ET BUT,— En art le but ne sanctifie pas es moyens 1 mais les moyens sacrés peuvent sanctifier le but.

137.

LES PLUS MAUVAIS LECTEURS. — Les plus mauvais lecteurs sont ceux qui procèdent comme les soldats pillards : ils s’emparent çà et là de ce qu’ils peuvent utiliser, souillent et confondent le reste et couvrent le tout de leurs outrages.

i38.

CARACTÈRE DES BONS ÉCRIVAINS.— Les bons écrivains ont deux choses en commun : ils préfèrent être compris que regardés avec étonnement ; et ils n’écrivent pas pour les lecteurs aigres et trop subtils,

139.

LES GENRES MÊLÉS. — Les genres mêlés dans les arts témoignent de la méfiance que leurs auteurs Vue 93 sur 453

HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIR

ont euo à l’égard do leur propro force ; ils ont cherché des puissances alliées, des intercesseurs, des couvertures, — tel lo poèto qui appelle à son aido la philosophie, lo musicien qui a recours au drame et le penseur qui s’allie à la rhétorique.

i4o.

SE TAIRE. — L’auteur doit se tairo lorsque son oeuvre se met à parler.

I4I,

INSIGNES DU RANG. —Tous les poètes et écrivains qui sont amoureux du superlatif veulent plus qu’ils ne peuvent.

142.

LIVRES FROIDS. — Le bon penseur compte sur des lecteurs qui ressentent après lui la joie qu’il y a à bien penser : en sorte qu’un livre qui a l’air froid et sohre, s’il est vu par un oeil juste, caressé par le rayon de soleil de la sérénité intellectuelle, peut apparaître telle une véritable consolation de l’âme.

  • i43.

ARTIFICE DU BALOURD. — Le penseur lourd choisit généralement comme alliés la loquacité ou la solennité : au moyen de la première il croit s’approprier de la mobilité.etde la limpidité ; au moyen de la seconde, il fait croire que sa qualité,est l’effet d’un libre choix, d’une intention arlisVue 94 sur 453

OPINIONS ET 8ENTFNCES MÊLÉES 89

tique, en vue d’arriver à la dignité qui exigo la lenteur des mouvements.

Du STYLE BAROQUE. — Celui qui, en tant quo ponseuretécrivain,sait qu’il n’a’éténicréé niélevépour la dialectique et le déploiement des pensées, aura involontairement recours à la rhétorique et au style dramatique : car, en fin de compte, il lui importe, ayant tout, de so rendre intelligible et de gagner ainsi de la puissance, quelle que soit la façon dont il attire à lui lo sentiment, que ce soit sur les routes frayées ou par surprise—comme berger ou commo brigand. Cela est vrai dans tous les arts, où le sentiment d’un défaut de dialectique ou d’une insuffisance dans l’expression et le récit, allié à un instinct de la forme, dont l’abondance tend à so déverser, engendre cette catégorie du style que l’on appelle style baroque. — Il n’y a d’ailleurs que les gens prétentieux et mal informés chez qui se mot évoquera une idée d’abaissement. Le stylo baroque naît chaque fois que dépéritun grand art, lorsque dans l’art de l’expression classique les exigences sont devenues trop grandes, il se présente comme un phénomène naturel à quoi l’on assistera peut-être avec mélancolie — parce qu’il précède la nuit —, mais en même temps avec admiration, à cause des arts de compensation, dans l’expression et le récit, qui lui sont particuliers. Il faut noter avant tout le choix du sujet et la donnée d’un extrême intérêt dramatique, où l’on frémit déjà,sans l’aide d’aucun artificede l’art,pareeque le Vue 95 sur 453

go HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÊML PARTIE

ciel et l’enfer sont trop près du sentiment ; puis l’éloquence des passions et des attitudes violentes, de la laideur sublime, des grandes masses et en général de la quantité — comme on en voit déjà les traces chez Michel-Ange, le père ou le grand-père des artistes du style rococo italien— :les lumières du crépuscule, de latransfiguration, ou del’incendie sur les formes très accentuées ; avec cela sans cesse de nouvelles audaces, dans les moyens et les intentions, fortement soulignées par l’artiste, pour les artistes, tandis que le profane croit voir leperpétueldébordement involontairedetoutesles cornes d’abondance d’un art naturel et primesautier. Toutes ces qualités qui font la grandeur de ce style, ne sauraient se retrouver aux époques antérieures, classiques ou préclassiques, d’une manière d’art, et n’y seraient pas tolérées ; car des choses aussi exquises demeurent longtemps suspendues à leur arbre comme des fruits défendus.— Maintenant surtout, la musique étant en train de passer dans cette dernière phase, on peut apprendre à connaître, ce phénomène du style baroque qui se présente avec une splendeur particulière et, par comparaison, éclairer le passé d’une lumière nouvelle : car, depuis le temps des Grecs, il y a souvent eu un style baroque, dans la poésie, l’éloquence, la sculpture — et chaque fois ce style, bien que la plus haute noblesse lui fît défaut, de même qu’une perfection innocente, inconsciente et victorieuse, a exercé une influence salutaire sur de nombreux artistes de son temps, les meilleurs et les plus sérieux : — c’est pourquoi il y aurait quelque témérité à vouloir le Vue 96 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 01

condamner sans plus, quoique chacun puisse s’estimer heureux si, par là, son jugement n’a pas été fermé aux oeuvres plus pures et de plus grand style.

i45. •

LA VALEUR DES LIVRES HONNÊTES. — Les livres honnêtes rendent le lecteur honnête, du moins en ce sens qu’ils provoquent chez lui la haine et la répugnance, qu’il cache généralement par une subtile rouerie. Vis-à-vis d’un livre on se laisse aller, quelle que soit la retenue quo l’on montre en face des hommes..

i46.

PAR QUOI L’ART CRÉE UN PARTI.— Quelques beaux passages, un développement qui émotionne, une conclusion entraînante qui dispose favorablement — voilà ce qui, dans une oeuvre d’art, pourra être accessible à la plupart des profanes : et, dans une période artistique, où l’on veut attirer du côté des artistes la grande masse profane, donc créer un parti qui devra peut-être servir à la conservation de l’art en général, le créateur fera bien de ne pas donner davantage^ car autrement il épuiserait sa force sur des domaines où personne ne lui saurait gré de son zèle. Faire le reste — c’està-dire imiter la nature, dans ses fonctions organiques et son développement — ce serait, dans ce cas* particulier, comme si on semait dans l’eau. Vue 97 sur 453

Qa HUMAIN. TI10P HUMAIN, DBUMÈMB PARUE

l47.

DEVENIR GRAND AUX DÉPENS DE L’HISTOIRE. — Tout maître moderne qui entraîne dans son orbite le goût de l’amateur d’art provoque involontairement un choix parmi les oeuvres des maîtres anciens et une nouvelle évaluation : ce qu’il y a, dans cellesci, de conforme à sa nature, de parent à son génie, ce qui le prévoit et l’annonce apparaît dès lors comme ce qu’il y a de véritablement significatif dans les oeuvres anciennes. — Et c’est un fruit où se cache généralement le ver d’une grosse erreur.

i48.

COMMENT ON PEUT GAGNRR UNE ÉPOQUE POUR L’ART. — Que l’on apprenne aux hommes,’ au moyen de toutes les séductions des artistes et des penseurs, à avoir de la vénération pour leurs défauts-, leur pauvreté intellectuelle, leur aveuglement insensé et leurs passions —et cela est possible —, que l’on ne montre que le côté sublime du crime et de la folie, de la_faiblesse des gens sans volonté, et de ceux qui se soumettent aveuglément que le côté touchant — cela aussi a été fait assez souvent — : et l’on aura employé le moyen qui peut inspirer à une époque, fût-elle des plus anti-artistiques et anti-philosophiques, l’amour enthousiaste de la philosophie et de l’art (surtout l’amour des artistes et des penseurs), et, dans des circonstances critiques, peut-être la seule façon de conserver l’existence d’organismes aussi tendres et aussi exposés. Vue 98 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 0,3

i49»

CRITIQUE ET JOIE. — La critique, tant l’exclusive et l’injuste, que l’intelligente, fait à celui qui l’exerce un plaisir tel que le monde doit de la reconnaissance à touto oeuvre, tout acte qui provoquent beaucoup de critiques delà part de nombreuses personnes : car la critique laisse sur son sillage une traînée étincelante de joie, d’esprit, d’admiration de soi, de fierté, d’enseignements, de bonnes résolutions. — Le dieu de la joie créa le mauvais et le médiocre pour la même raison qui lui fit créer le bien.

i5o.

Au DELÀ DE SES LIMITES. — Lorsqu’un artiste veut être plus qu’un artiste, par exemple le prophète du réveil moral de son peuple, il finit par s’enticher— c’est là sa punition —d’un monstre de sujet moral— et cela fait rire sa muse : car la jalousie peut aussi rendre méchante cette déesse au bon coeur. Que l’on songe plutôt à Milton et à Klopstock.

I5I.

OEIL DE VERRE. — L’inclination du talent vers des sujets, des personnages, des motifs moraux, vers la belle âme de l’oeuvre d’art ne provient souvent que d’un oeil de verre que se met l’artiste qui manque d’âme : cette substitution produit parfois ce résultat très extraordinaire que cet oeil finit par devenir la nature vivante, bien qu’avec un aspect un Vue 99 sur 453

Q4 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

&

peu étiolé, — ot tout lo monde croit généralement voir la nature où il n’y a quo du verro froid.

l52.

ÉCRIRE ET VOULOIR VAINCRE. — Le fait d’écrire devrait toujours annoncer une victoire, une victoire remportée sur soi-même, dont il faut faire part aux autres pour leur enseignement. Mais il y a des auteurs dyspepsiques qui n’écrivent précisément que lorsqu’ils ne peuvent pas digérer quelque chose, ils commencent même parfois à écrire quand ils ont encoro leur nourriture dans les dents : ils cherchent involontairement à communiquer leur mauvaise humeur au lecteur, pour lui donner du dépit et exercer ainsi un pouvoir sur lui, c’est-à-dire qu’eux aussi veulent vaincre, mais les autres.

i53.

a BON LIVRÉ SAIT ATTENDRE ». — Tout bon livre a une saveur âpre lorsqu’il paraît : il a le défaut de la nouveauté. De plus son auteur lui est nuisible, parce qu’il est encore vivant et que l’on parle de lui, car tout le monde a l’habitude de confondre l’écrivain et son oeuvre. Ce qu’il y a en celle-ci d’esprit, de douceur, d’éclat devra se développer avec l’âge, grâce à une admiration toujours grandissante, à une vieille vénération qui finit par être traditionnelle. Mainte heure doit avoir passé làdessus, et bien des araignées devront y tisser leur toile. De bons lecteurs rendent un livre toujours meilleur et do bons adversaires l’éclaircissent. Vue 100 sur 453

0PINI0N8 ET SENTENCES MÊLÉES 0,5

l5/(.

L’EXCESSIF COMME PROCÉDÉ D’ART, — Les artistes savent bien comment on so sert de l’excessif pour produire l’impression de richesse. C’est là un dos moyens de séduction les plus innocents, à quoi doivent s’entendre les artistes ; car, dans leur monde, où l’on vise à l’apparence, les moyens do l’apparence ne seront pas forcément vrais.

i55.

L’ORGUE DE BARBARIE CACHÉ. — Les génies s’entendent mieux que les talents à cacher leur orgue de barbarie, parce qu’ils savent se draper dans des plis plus abondants ; mais, au fond, eux aussi, ne savent que jouer sans cesse leurs sept morceaux, toujours les mêmes.

i56.

LE NOM SUR LA PAGE DE TITRE. — Il est vrai que c’est maintenant un usage et presque un devoir de mettre sur un livre le nom de son auteur ; mais c’est une des raisons qui fait que les livres portent si peu.Car,s’ils sont bons,ils valentplusque les personnes, étant la quintessence de celles-ci ; mais dès que l’auteur se fait connaître par le titre, le lecteur se plaît à diluer la quintessence par ce qu’il voit de personnel, de plus personnel, et il met ainsi à néant le but du livre. C’est l’orgueil de l’intellect de ne plus paraître individuel. Vue 101 sur 453

0,6 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

l57.

LA CRITIQUE LA PLUS VIOLENTE, — On critique le plus violemment un homme, une oeuvre, lorsque l’on en dessine l’idéal.

i58.

PEU ET SANS AMOUR. — Tout bon livre est écrit pour son espèce et c’est pourquoi tous les autres lecteurs, c’est-à-dire le plusgrand nombre, l’accueillent fort mal ; sa réputation repose sur une base étroite et ne peut être édifiée que lentement. Le livre médiocre et mauvais l’est tout bonnement parce qu’il cherche à plaire au grand nombre et qu’il lui plaît.

169.

MUSIQUE ET MALADIE, — Le danger de la musique nouvelle, c’est qu’elle nous présente la coupe des délices et du sublime avec un geste si captivant et avec une telle apparence d’extase morale que le plus modéré et le plus noble finit toujours par en absorber quelques gouttes de trop.Mais cette minime débauche, répétée à l’infini, peut amener finalement une altération de la santé intellectuelle plus profondeque celle qui résulterait des excès les plus grossiers : en sorte qu’un jour il ne restera plus autre chose à faire qu’à fuir la grotte des nymphes, pour retourner, à travers les flots et les dangers, vers l’ivresse d’Ithaque et les baisers de l’épouse, plus simple et plus humaine —bref de retourner au foyer... Vue 102 sur 453

’IMNIONS ET SENTENCES MÊLÉES 07

160.

AVANTAGE POUR LES ADVERSAIRES.— Un livre plein d’esprit en communique aussi à ses adversaires*

161.

JEUNESSE ET CRITIQUE. — Critiquer un livre — chez les jeunes gens, c’est seulement tenir à distance toutes les idées productives de ce livre et so défendre contre elles des pieds et des mains. Le jeune homme vit sur la défensive à l’égard de tout ce qui est nouveau, lorsqu’il ne peut pas l’aimer en bloc, ce qui lui fait chaque fois, et tant qu’il peut, commettre un crime inutile.

162.

EFFET DE LA QUANTITÉ. — Le plus grand paradoxe dans l’histoire de la poésie, c’est d’affirmer qu’un homme peut être un barbare dans tout co qui faisait la grandeur des poètes anciens — un barbare, c’est-à-dire ur» être défectueux et contrefait de pied en cap, et demeurer quand même le plus grand poète. C’est le cas de Shakespeare qui, mis en parallèle avec Sophocle, ressemble à une mine inépuisable d’or, de plomb et d’éboulis, en face d’un trésor d’or pur, d’or d’une qualité si précieuse qu’il fait presque oublier sa valeur en tant que métal. Mais la quantité, à sa plus haute puissance", agit comm^eaualité — et c’est ce dont Shakespeare prof^fcViT^S. Vue 103 sur 453

Q8 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

i63.

TOUT COMMENCEMENT EST DANGER. — Le poète a le choix, ou d’élever le sentiment d’un degré à l’autre et de le hausser ainsi très considérablement ’— ou d’essayer d’agir par surprise et de tirer, dès le début, très fortement à la cloche. Les deux choses sont dangereuses : dans le premier cas l’ennui fera peut-être prendre la fuite à l’auditeur, dans le second cas la peur.

i64.

EN FAVEUR DES CRITIQUES. — Les insectes piquent, non par méchanceté, mais parce que, eux aussi, veulent vivre : il en est de même des critiques ; ils veulent notre sang et non pas notre douleur.

i65.

SUCCÈS DES SENTENCES. — Les gens inexpérimentés croient toujours que du moment qu’une sentence leur paraît évidente à première vue,par sa vérité simple, cette sentence est vieille et connue, et ils se prennent à en regarder l’auteur de travers, comme s’il avait voulu voler le bien commun de tous : tandis que, lorsqu’ils entendent des demivérités bien épicé"îs,ils s’en réjouissent et font connaître leur joie £ l’auteur. Celui-ci sait apprécier une pareille indication et devine facilement ce qui lui a réussi et ce qu’il a mal fait. Vue 104 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES f)f)

166.

VOULOIR VAINCRE. — Un artiste qui, dans tout ce qu’il entreprend, dépasse ses forces, finira par entraîner la foule avec lui, par le spectacle même de la lutte formidable qu’il lui offre : car le succès n’est pas toujours seulement dans la victoire, mais parfois déjà dans le désir de vaincre.

167.

SIBI scnwEiîE.— L’auteur raisonnable n’écritpas pour une autre postérité que la sienne, c’est-à-dire pour sa propre vieillesse, car il pourra, alors, se réjouir sur lui-môme.

168.

ÉLOGE DE LA SENTENCE. — Une bonne sentence est trop dure pour la mâchoire du temps, et des milliers d’années ne suffiront pas à la dévorer, quoique toutes les époques s’en nourrissent : par cela elle est le grand paradoxe dans la littérature, l’impérissable au milieu du changement, l’aliment toujours apprécié, comme le sel, mais qui ne perd pas sa saveur.

1G9.

BESOINS ARTISTIQUES DE SECOND ORDRE. — Le peuple possède bien quelque chose que l’on peut appeler des aspirations artistiques, mais celles-ci sont minimes et faciles à satisfaire. Au fondées déchets de l’art y suffisent : il faut se l’avouer sans ambages. Considérez, par exemple, quelles sont les méloVue 105 sur 453

100 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

dies et les chansons qui font maintenant toute la joie des couches vigoureuses de la population, les moins gâtées et les plus naïves, vivez parmi les bergers, les métayers, les paysans, les chasseurs, les soldats, les matelots,et YOUS serez édifiés sur ce sujet. Dans les petites villes encore, dans les maisons où est le siège des héréditaires vertus bourgeoises, n’aime-t-on et ne cullive-l-on pas la plus mauvaise musique qui ait jamais été produite ? Celui qui parle dé besoins profonds, d’aspirations inassouvies qui poussent le peuple vers l’art, le peuple tel qu’il est, celui-là radote ou veut faire des dupes. Soyez donc francs 1 Ce n’est que chez Y homme d’exception qu’existe aujourd’hui le besoin d’un art de style supérieur, — et cela parce que, d’une façon générale, l’art est de nouveau pris dans un mouvement rétrograde et que les forces et les espérances humaines se sont jetées, pour un temps, sur autre chose. ;— Il est vrai qu’il existe en outre, c’est-à-dire à l’écart du peuple, un besoin d’art vaste et considérable, mais de second ordre. On trouve ce besoin chez les classes supérieures de la société : là quelque chose comme une communauté artistique de bonne foi est possible. Mais regardez donc de plus près les éléments de-cette communauté l Ce sont en général les mécontents plus distingués qui, par eux-mêmes, ne peuvent s’élever à une joie véritable : l’homme cultivé qui ne s’est

f>as assez libéré pour pouvoir se passer des consoations de la religion èl qui pourtant ne trouve pas assez odorants les baumes de celle-ci ; le demi-noble qui est trop faible pour briser le vice fondamental Vue 106 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES

de sa vie ou le penchant néfaste de son caractère, en renonçant héroïquement ou en changeant de vie ; l’homme richement doué qui a de lui-même trop haute opinion pour être utile par une activité modeste, et qui est trop paresseux pour un grand travail désintéressé ; la jeune fille qui ne sait pas se créer un cercle de devoirs assez étendu ; la femme qui s’est liée par un mariage léger ou criminel et qui ne se sait pas assez liée ; le savant, le médecin, le commerçant, le fonctionnaire qui s’est spécialisé trop tôt et n’a jamais laissé libre cours à toute sa nature, mais qui, à cause de cela, accomplit son travail, d’ailleurs excellent, avec un ver rongeur au coeur ; et enfin tous les artistes incomplets : — ce sont là tous ceux qui ont aujourd’hui encore de véritables besoins d’art ! Et qu’exigent-ils en somme de l’art ? Il doit chasser chez eux, pendant quelques heures ou quelques instants, le malaise, l’ennui, la conscience vaguement mauvaise, et interpréter, si possible, dans un sens élevé, le défautde leur vie et de leur caractère, pour le transformer en un défaut dans la destinée du monde, — très différents des Grecs qui voyaient, dans leur art, l’expansion de leur propre bien-être et de leur propre santé, et qui aimaient à voir leur propre perfection, encore une fois, en dehors d’eux-mêmes : — ils ont été conduits à l’art par le contentement d’eux-mêmes, nos contemporains y sont venus — par le dégoût d’eux-mêmes.

170, LES ALLEMANDS AU THÉÂTRE. —Lo véritable talent Vue 107 sur 453

102 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

dramatique des Allemands a été Kotzebuc ; lui et ses Allemands, tant ceux désolasses supérieures que ceux des classes moyennes, sont inséparables, et ses contemporains auraient pu dire sérieusement de lui : « En lui nous vivons et nous agissons ». Il n’y avait là rien de forcé, rien qui fût inculqué, dont la jouissance fut imposée, artificiellement imposée : ce qu’il voulait et savait dire était compris, et, aujourd’hui encore, le franc succès sur la scène allemande est entre les mains des héritiers honteux ou éhontés de ces moyens et de ces effets qui étaient le propre de Kotzebuc, surtout sur le domaine où la comédie reste quelque peu florissante ; d’où il résulte qu’une bonne part de ce qui était le germanisme d’alors continue à subsister, surtout à distance des grandes villes. Bonasse, sans sobriété dans les petites jouissances, avide de larmes, avec le désir de pouvoir se défaire, du moins au théâtre, de la sévère frugalité lradltionnelle,pourexerceruneindulgence souriante et môme pleine de rires, confondant le bien et la compassion, ies identifiant même — comme c’est le propre do la sentimentalité allemande —, exultant à l’aspect d’une belle action généreuse ; pour le reste soumis à ce qui vient d’en haut, envieux à l’égard du voisin et pourtant plein de contentement intérieur — toutes ces qualités, tous ces défauts,ce furent los leurs. — Le second talent théâtral fut Schiller : celui-ci découvrit une classe de spectateurs qui, jusqu’alors, n’étaient pas encore entrés en ligne de compte ; il trouve celte classe à l’âge de la puberté : la jeune fille et lo jeune homme allemands. Vue 108 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 103

Par sa pOésie,il vint au-devant de leurs élans supérieurs, nobles et impétueux, bien qu’encore obscurs, au-devant du plaisir que leur causait la sonorité des phrases morales (un plaisir qui tend à disparaître vers la trentième année de la vie), et, grâce à la passion et à l’esprit de parti qui anime cet âge, il conquit un succès qui finit par agir avantageusement sur l’âge plus mûr : car, d’une façon générale, Schiller a rajeuni les Allemands. — A tousv égards, Goethe se plaçait au-dessus des Allemands, et, maintenant encore, il se trouve au-dessus d’eux : il ne leur appartiendra jamais. Comment d’ailleurs un peuple pourrait-il être à la hauteur de l’intellectualitè de Goethe, avec son bien-être et sa bienveillance I Tout comme Beethoven fit de la musique en passant sur la tête des Allemands, tout comme Schopenhauer philosopha au-dessus des Allemands, Goethe écrivit son Tasse, son Iphigénie |au-dessus des Allemands. Un très petit nombre d’hommes très cultivés le suivirent, d’hommes éduqués par l’antiquité, la vie et les voyages, ayant grandi au-dessus de l’esprit allemand : il voulut lui-même qu’il n’en fût pas autrement.—Lorsque plus tard les Romantiques édifièrent leur culte raisonné de Goelhe,lorsque leur étonnante habileté dans le flairage passa aux élèves d’Hegel, qui furent tles véritables éducateurs des Allemands de ce siècle, lorsque les poètes allemands mirent à profit, pour répandre leur gloire, l’ambition nationale qui s’éveillait et que la véritable mesure d’un peuple, ce qui est de savoir s’il peut loyalement se réjouir de quelque chose, fut impitoyablement subordonnée au jugement de Vue 109 sur 453

I0/| HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

l’individu et à l’ambition nationale — c’est-à-dire lorsque l’on commença à être forcé de se réjouir, — la duperie mensongère de la culture allemande naquit, cette culture qui avait honte de Kotzebuc et qui mit en scène Sophocles, Calderon et même la continuation du Faust de Goethe et qui, à cause de sa langue empâtée, de son estomac embarrassé, finit par ne plus savoir ce qui lui convient et ce qui l’ennuie. — Heureux ceux qui ont du goût, fût-ce môme un mauvais goût I — Et non seulement heureux, on ne peut aussi devenir sage que grâce à cette qualité ; c’est pourquoi les Grecs qui, en ces choses, étaient très subtils, désignèrent le sage par un mot, qui veut dire Y homme de goût et qu’ils appelèrent bonnement « goût » (sophia) la sagesse, l’artistique aussi bien que la philosophique.

171. LA MUSIQUE, MANIFESTATION TARDIVE DE TOUTE CULTURE. — La musique, de tous les arts qui naissent généralement sur un terrain de culture particulier, avec des conditions sociales et politiques déterminées, apparaît comme la dernière de toutes les plantes, à l’automne et au moment du dépérissement de la culture dont elle fait partie : tandis que déjà sont visibles les premiers signes avantcoureurs d’un nouveau printemps. Il arrive môme parfois que la musique résonne comme le langage d’une époque disparue, dans un monde nouveau et étonné, et qu’elle arrive trop tard* C’est seulement dans l’art des musiciens des Pays-Bas Vue 110 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 105

que l’âme du moyen âge chrétien trouva tous ses accords : son architecture des sons est la soeur du gothique, tard venue il est vrai, mais légitime et ressemblante. C’est seulement dans la musique de Hoendel que retentit l’écho de ce que l’âme de Luther et de ses proches avait de meilleur, le grand trait judéo-héroïque qui créa tout le mouvement de la Réforme..Ce fut Mozart qui rendit en or sonnant le siècle de Louis XIV,l’art de Racine et de Claude Lorrain. Dans la musique de Beethoven et de Rossini le dix-huitième siècle chanta son dernier chant, le siècle de l’exaltation, des idéals brisés et du bonheur fugitif. Un ami des symboles sensibles pourrait donc dire que toute musique vraiment remarquable est un chant du cygne. — C’est que la musique n’est pas un langage universel qui dépasse le temps, comme on a si souvent dit à son honneur, elle correspond exactement à une mesure de sentiment, de chaleur, de milieu qui porte en elle, comme loi intérieure, une culture parfaitement déterminée, liée par le temps et le lieu ; la musique de Paleslrina serait, pour les Grecs, parfaitement inabordable, et, d’autre part — qu’entendrait Palestrina, s’il écoutait la musique de Rossini ? — Il se pourrait fort bien que notre récente musique allemande, malgré sa prépondérance et sa joie de dominer, ne fût plus comprise dans fort peu de temps ; car elle naquit d’une culture qui est en décadence rapide ; son terrain se réduit à cette période de réaction et de restauration, où s’épanouit tout aussi bien un certain catholicisme du sentiment que le goût de tout ce qui est traditionnel et Vue 111 sur 453

100 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

national, pour répandre sur l’Europe son parfum composite. Ces deux courants de sentiments, saisis dans leur plus grande intensité et conduits jusqu’aux limites lesplus extrêmes, ont fini par résonner dans l’art wagnérien. L’appropriation des vieilles légendes indigènes chez Wagner, la libre disposition qu’il prit des divinités et des héros étranges — qui sont au fond de souveraines bêtes fauves avec de la profondeur, de la grandeur d’âme et de la satiété de vivre —, la résurrection de ces figures à qui il donna la soif chrétienne et moyen-âgeuse d’une sensualité et d’une spiritualité extatiques, tout ce procédé de Wagner dans les emprunts et les adjonctions, par rapport au sujet, à l’âme, aux figures et aux paroles, exprime clairement aussil’esprit de sa musique, si celle-ci, comme toute musique, ne savait parler d’elle-même sans équivoque : cetesprit mène la toute dernière campagne de réaction contre l’esprit du rationalisme qui soufflait du siècle dernier dans celui-ci, et aussi contre l’idée supernationale de la Révolution française et de l’utilitarisme anglo-américain appliquée à la transformation de l’Etat et de la société. —- Mais n’est-il pas évident que ce cercle d’idées et de sentiments combattu, semble-t-il, par Wagner et ses adhérents ait repris depuis longtemps une force nouvelle et que cette tardive protestation musicale tombe dans des oreilles qui préféreraient entendre d’autres accents, d’une esthétique différente ? En sorte qu’il pourrait bien arriver un jour que cet art merveilleux et supérieur devienne soudain incompréhensible cl que l’oubli et les toiles d’araiVue 112 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES IO7

gnées viennent s’abattre sur lui. — Il ne faut pas se laisser induire en erreur sur cet état de cause par ces fluctuations passagères qui apparaissent comme la réaction dans la réaction, comme une dépression momentanée des ondes, dans l’ensemble du mouvement : il se pourrait donc que cette période de dix années, avec ses guerres nationales, son martyre ultramontain et son terrorisme socialiste, aidât, dans ses contre-coups subtils, à l’épanouissement du dit art, — sans lui donner par là la garantie qu’il a « de l’avenir », ou même qu’il a l’avenir. — Cela tient à l’essence même de l’art, si les fruits de ses grandes années perdent aussitôt plus vite leurs saveurs et se gâtent plus vite que les fruits de l’art plastique ou même ceux qui croissent sur l’arbre de la connaissance : car de tous les produits du sens artistique humain, les idées sont ce qu’il y a de plus durable.

172.

LES POÈTES NE SONT PLUS DES ÉDUCATEURS.— Bien que cela puisse paraître étrange à notre temps, il y a eu jadis des poètes et des artistes dont l’âme était élevée au-dessus des passions, des luttes et des ravissements de la passion, et qui, à cause de cela, prenaient plaisir à des sujets plus purs, des hommes plus dignes, des enchaînements et des dénouements plus tendres. Si les grands artistes d’aujourd’hui sont le plus souvent des déchaîneurs de volonté, et, par cela même, dans certaines circonstances, des libérateurs de la vie, ceux-ci étaient des dompteurs de volonté, des transformateurs d’animaux, des Vue 113 sur 453

108 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

créateurs d’hommes et, en général, des formateurs, des continuateurs de la vie : tandis que la gloire de ceux d’aujourd’hui consiste peut-être à dépouiller, à briser les chaînes, à détruire. — Les Grecs anciens exigeaient du poète qu’il fût l’éducateur des adultes : mais combien aujourd’hui un poète aurait honte si l’on demandait cela de lui — de lui, qui ne fut pas même un bon élève et qui, par conséquent, ne devint pas quelque chose comme un bon poème, belle formation lui-même, mais, au meilleur cas, en quelque sorte le farouche et attirant amas de décombres d’un temple, et, en même temps, une caverne do concupiscence, couverte, telle une ruine, de fleurs, de plantes piquantes et vénéneuses, habitée ot visitée par les serpents, les vers, les araignées et les oiseaux,— et c’est un objet de triste réflexion que de se demander pourquoi les choses les plus nobles et les plus exquises se présentent maintenant telles des ruines, sans le passé et l’avenir de la perfection.

i73.

REGARD EN AVANT ET EN ARRIÈRE. — Un art tel qu’il rayonne d’Homère, de Sophocle, de Théocrite, de Caldéron, de Racine, de Goethe, comme Y excèdent d’une direction de vie sage et harmonieuse — c’est là la vraie conception, à quoi nous finirons par recourir, lorsque nous serons devenus nous-mêmes plus sages et plus harmonieux : et non point ce jaillissement barbare, quoique si charmant, de choses ardentes et bariolées, ce jaillissement hors d’une âme chaotique et non domptée que Vue 114 sur 453

, OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 100,

nous considérions jadis, lorsque nous étions des jeunes gens, comme de l’art. Mais il va de soi que, pour certaines époques de la vie, un art de l’exaltation et de l’émotion répond à un besoin naturel, de même que la répugnance contre tout ce qui est. réglé, monotone, simple et logique, que cet art doit nécessairement correspondre à l’artiste, pour que l’âme de pareilles époques de vie n’aille pas faire explosion sur une autre voie, par toutes sortes d’excès et de désordres. C’est ainsi que les jeunes gens, tels qu’ils sont généralement, pleins d’exubérances et tourmentés par l’ennui plus que par toute autre chose, — c’est ainsi que les femmes, à qui manque un bontravailqui remplit l’âme, ont besoin de cet art du désordre ravissant : mais avec d’autant plus de violence, s’enflamme leur désir d’une satisfaction sans changement, d’un bonheur sans léthargie et sans ivresse.

174.

CONTRE L’ART DES OEUVRES D’ART. — L’art doit avant tout embellir la vie, donc nous rendre nousmêmes tolérables aux autres et agréables si possible : ayant cette lâche en vue, il modère et nous tient en brides, crée des formes dans les rapports, lie ceux dont l’éducation n’est pas faite à des lois de convenance, de propriété, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au bon moment. De plus, l’art doit cacher et transformer tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui, malgré tous les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours Vue 115 sur 453

110 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

de nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qui en est des passions, des douleurs de l’âme et des craintes, et faire transparaître, dans la laideur inévitable ou insurmontable, ce qui y est significatif. Après cette tâche de l’art, dont la grandeur va jusqu’à l’énormité, l’art que l’on appelle véritable, l’art des oeuvres d’art n’est qu’accessoire. L’homme qui sent en lui un excédent de ces forces qui embellissent, cachent, transforment, finira par chercher à s’alléger de cet excédent par l’oeuvre d’art ; dans certaines circonstances c’est tout un peuple qui agira ainsi. — Mais on a l’habitude maintenant de commencer l’art par la fin, on se suspend à sa queue, avec l’idée que l’art des oeuvres d’art est le principal et que c’est, en.parlant de cet art, que la vie doit être améliorée et transformée. — fous que nous sommes I Si nous commençons le "repas par lé dessert, goûtant à un plat sucré après l’autre, quoi d’étonnant si nous nous gâtons l’estomac et même l’appétit pour le bon festin, fortifiant et nourrissant, à quoi l’art nous convie ?

176.

PERSISTANCE DE L’ART. — A quoi un art des oeuvres d’art doit-il en somme sa persistance ? Au fait que la plupart des gens qui-ont des heures de loisirs—et pour ceux-ci seulement, il y a un pareil art,— ne croient pas pouvoir venir à boul de leur temps sans faire de la musique, aller au théâtre, visiter les expositions, lire des romans et des vers. En admettant que l’on puisse les détour’ ner de cette satisfaction, ils aspireraient moins aviVue 116 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES

dément à avoir des loisirs et l’envie que l’on porte aux riches deviendrait plus rare — ce serait un avantage pour la stabilité de la société ; ou bien ils continueraient à avoir des loisirs, mais apprendraient à réfléchir— ce que l’on peut apprendre et désapprendre, — à réfléchir sur leur travail par exemple, sur leurs relations, sur les joies qu’ils pourraient procurer : dans les deux cas, le monde entier, sauf les artistes, en tirerait des avantages.

— Il y a certainement maint lecteur plein de vigueur et de sens qui pourrait présenter ici une bonne objection. A cause des gens grossiers et mal intentionnés je tiens à dire qu’ici, comme bien souvent dans ce livre, ce qui importe à l’auteur c’est l’objection et que l’on pourra y lire bien des choses qui n’y sont pas précisément écrites. —

176.

LES PORTE-PAROLE DES DIEUX. — Le poète exprime lesopinionsgénérales et supérieures quepossède un peuple, il en est le porte-parole et la flûte,

— mais, grâce au mètreet à tous les autres moyens artistiques, il les exprime de façon à ce que le peuple les prenne pour quelque chose de tout nouveau et de merveilleux, et se figure sérieusement que le poète est le porte-parole des dieux. Enveloppé dans les nuages de la création, le poète lui-même oublie d’où il tient toute sa sagesse intellectuelle— de ses père et mère, des maîtres et des livres detousgenres, de la rue, et surtout des prêtres ; il est trompé par son propre art et il croit vraiment, aux époques naïves, que Dieu parle par sa bouche, qu’il crée dan Vue 117 sur 453

112 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

un état d’illumination roligicuse : — tandis qu’en réalité il ne dit que co qu’il a appris, la sagesse populaire et la folie populaire confondues. Donc : en tant que le poète ?st véritablement vox populi, il passe pour être vox dei.

177.

CE QUE TOUT ART VEUT ET NE PEUT PAS.— La dernière lâche de l’artiste, la tâche la plus difficile, c’est la description de l’immuable, de co qui repose en soi, supérieur et simple, loin de tout charme particulier ; c’est pourquoi les plus belles figurations do la perfection morale sont rejetées par les a. listes plus faibles, comme des ébauches inarlisliques, parce que l’aspect de tels fruits est trop pénible pour leur ambition : ils voient apparaître ceux-ci aux extrêmes rameaux de l’art, ma ils manquent d’échelle,de courage et de pratique pour oser s’aventurer si haut. En soi, il n’y a pas d’objection à la venue d’un Phidias poète, mais," si l’on considère la capacité moderne, ce sera seulement dans ce sens qu’à Dieu « nulle chose n’est impossible ». Le désir d’un Claude Lorrain, dans le domaine de la poésie, est actuellement déjà un manquede modestie, quellequesoit l’aspiration qui vous y pousse. Nul artiste n’a été jusqu’à présent à la hauteur de cette lâche : la description de l’homme le plus grand, c’est-à-dire le plus simple et en môme temps le plus complet ; mais peut-être les Grecs, dans leur idéal d’une Pallas Athéné, onlils jeté leur regard plus loin que les hommes ont fait jusqu’à présent, / Vue 118 sur 453

OPINIONS ET SENTENCB8 MÊLÉES 113

__—.-—■■ ^■-■i..— --. —. — -,-.,-■.,■■.,..,...,..., --...-— ^.i ■.

178.

ART ET RESTAURATION. — Les monuments rétrogrades dans l’histoire, ce que l’on appelle les époques de restauration, qui cherchent à faire renaître un état intellectuel et spcial qui existait avant celui qui subsistait en dernier lieu et à qui une courte résurrection semble vraiment réussir, possèdent le charme que suscitent les souvenirs pleins de sentiments, le désir ardent de ce qui est presque perdu, le hâtif embrassement d’un court bonheur. A cause de ce singulier approfondissement de l’esprit, les arts et les lettres trouvent un sol propice justement à ces époques fugitives, presque enveloppées de rêve : de même que les plantes les plus tendres et les plus rares croissent sur les versants abrupts des montagnes. — C’est ainsi quo maint bon artiste est poussé imperceptiblement à des idées de restauration politique et sociale, en vue de quoi il s’arrange.à son propre gré,une petite retraite fleurie et silencieuse : où il réunirait autour de lui les vestiges humains de cette époque de l’histoire qui lui rappelle ce qu’il aime, exerçant son archet devant des morts,des mourants et des ôpuisés,avec, peut-être, le succès d’une brève résurrection.

  • 79-

BONHEUR DE L’ÉPOQUE. — Notre époque doit

s’estimer heureuse pour deux raisons.Par rapport au

passé nous jouissons de toutes les cultures etde leurs

productions,etnousnous nourrissons du sangle plus Vue 119 sur 453

Il4 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

noblo de tous les temps.Nous nous trouvons encore assez près dé la magio dos forces d’où ces cultures sont sorties, pour pouvoir nous y soumettre, temporairement, avec joie et frémissement : tandis que des civilisations plus anciennes ne surent que jouir d’elles-mêmes, sans voir au delà, comme si elles étaient enfermées sous une cloche de verre, où pénétreraient les rayons de lumière, mais sans laisser passer le regard. Par rapport à Yavenir,s’ouvre à nous, pour la première fois dans l’histoire, la vue prodigieuse des desseins humains et oecuméniques qui embrassent la terre tout entière. En même temps nous sentons en nous la force de prendre en main, sans aide surnaturelle, muis aussi sans présomption, cette tâche nouvelle ; et, quel que soit le résultat de notre entreprise’, quand même nous aurions estimé trop haut nos forces, il n’y aurait personne en tous les cas à qui nous devions rendre compte, hors nous-mêmes : l’humanité peut dès maintenant faire d’elle-même tout ce qu’elle veut. — 11 est vrai qu’il existo de singulières abeilles humaines qui, dans le calice de toutes choses, ne savent toujours puiser que ce qu’il y a de plus amer et de plus fâcheux ; —et, en effet, toutes choses portent en elles quelque chose de ce fiel. Que ces abeilles humaines pensent donc du bonheur de notre époque tout, ce qu’elles voudront, et continuent à bâtir la ruche de leur déplaisir.

180.

UNE VISION. — Des heures d’enseignement et dé contemplation pour les adultes et les nommes mûrs, Vue 120 sur 453

0PINI0N8 ET SENTENCES MÊLÉES Il5

ces heures quotidiennes mois sans contrainte, fréquentées par chacun selon les règles des moeurs : les églises considérées en vuo de ces réunions, commo les lieux lesplusdignes et les plus riches en souvenirs : en quelque sorte des solennités quotidiennes pour fêter le degré possible de raison et de dignité humaine : une floraison nouvelle et complète d’un idéal d’enseignement, où le prêtre, l’artisto et le médecin, le savant et le sage seraient fondus dans un seul individu, de môme que devraient apparaître, dans l’enseignement lui-même, dans la açon dont il serait présenté, dans sa méthode,les vertus particulières do chacun, réunies en une vertu générale. — Ceci est ma vision qui me revient toujours à nouveau, et dont je crois fermement qu’elle a soulevé un pan du voile de l’avenir.

181.

EDUCATION, TORTION. — L’extraordinaire incertitude de tout enseignement public qui donne, à tout adulte, l’impression que son seul éducateur a été le hasard, — ce qu’il y a de semblable à la girouette dans toutes les méthodes et intentions éducatrices— s’explique par le fait que, de nos jours, les puissances pédagogiques les plus anciennes et les plus nouvelles, comme dansunetumultueuseréunionpublique, tiennent plutôt à être entendues que comprises et veulent démontrer à tout prix, par leurs voix, par leurs cris qu’elles existent encore ou qu’elles existent déjà. Devant ce bruit insensé les pauvres maîtres et éducateurs ont commencé par être abasourdis, puis ils se sont tus, et enfin leur

8. Vue 121 sur 453

Il6 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

esprit s’est émoussé et ils se contentent de tout laisser passer sur leur tète, tout commo ils laissent tout passer sur la tête do leurs élèves. Ils ne sont pas éduqués eux-mêmes, comment devraient-ils enseigner ? Ils ne représentent pas un tronc puissant, rempli de sève qui pousse droit : celui qui voudra s’appuyer sur eux devra se contourner et se tordre et finir par paraître contrefait et tordu.

182.

PiiiLOsopiiRs ET ARTISTES DE L’ÉPOQUE. — La brutalité et la froideur, l’ardeur du désir et le coeur froid, —ce voisinage répugnant se retrouve dans le caractère de la haute société européenne d’aujourd’hui. C’est pourquoi l’artiste croit déjà atteindre un but très élevé, si, par son art, il fait une fois jaillir, à côté de l’ardeur du désir, la chaleur du coeur et, de même, le philosophe, si avec la tiédeur du coeur qu’il a en commun avec son époque, il arrive à faire refroidir aussi, par ses jugements ascétiques, la chaleur du désir qui l’anime, lui et cette société.

i83.

CE N’EST PAS SANS PEINE QUE L’ON EST SOLDAT DE LA CULTURE. — Enfin, enfin l’on apprend ce dont 1 ignorance vous causait un si grand tort au temps où l’on était jeune : qu’il faut d’abord faire ce qui est parfait et ensuite rechercher ce qui est parfait, quels que soient l’endroit où cetteperfection se trouve et le nom sous lequel elle se cache ; que, par contre, il faut éviter tout ce qui est mauvais et médiocre Vue 122 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 117

sans le combattre, et que le douto au sujet de la qualité d’une chose — tel qu’il naît rapidement avec un goût quelque ped exercé — peut nous servir d’argument contre cette chose, et do motif pour l’éviter complètement : au risque de nous tromper quelquefois et de confondre le bien difficilement abordable avec le mauvais et le médiocre. Seul celui qui ne sait rien faire de mieux doit s’attaquer aux turpitudes du monde, en soldat de la culture : mais ceux qui doivent entretenir la culture et répandre ses enseignements se nuisent à eux-mêmes s’ils demeurent les armes à la main et transforment, par leur vigilance, leurs gardes de nuit et leurs mauvais rêves, la paix de leur vocation et de leur foyer en une inquiétude belliqueuse.

184.

COMMENT IL FAUT RACONTER L’HISTOIRE NATURELLE.— L’histoire naturelle, étant l’histoire de la lutte victorieuse de la force moralo et intellectuelle, contre la peur et l’imagination, la paresse, la superstition, la folie, devrait être racontée de façon à ce que chacun de ceux qui l’entendent soit entraîné irrévocablement à aspirer à la santé et à l’épanouissement intellectuels et physiques, à ressentir la joie d’être l’héritier et le continuateur de tout ce qui est humain et à se vouer à un esprit d’entreprise toujours plus noble. Jusqu’à présent, elle n’a pas encore trouvé son véritable langage, parce que les artistes inventifs et éloquents — il en faut pour cela — ne peuvent pas se débarrasser d’une méfiance obstinée à son égard et, avant tout, Vue 123 sur 453

Il8 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

ne veulent pas sérieusement apprendre d’elle. Toujours est-il qu’il faut accorder aux Anglais que, dans leurs manuels scientifiques pour les classes populaires, il ont fait un pas remarquable vers cet idéal : c’est quo ces manuels sont faits par des savants distingués — des natures complètes et abondantes — et non pas, commo chez nous, par les médiocrités de la science.

i85.

GÉNIALITÉ DE L’ESPÈCE HUMAINE. — Si, d’après l’observation do Schopenhauer, il y a de la génialité dans le fait de se souvenir d’une façon coordonnée et vivante de ce qui vous est arrivé, dans l’aspiration à la connaissance de l’évolution historique— qui faitressorlir toujours plus puissamment les temps modernes sur les temps anciens et qui, pour la promière fois a brisé les vieilles limites entre la nature et l’esprit, l’homme et la bête, la morale et la physique — on pourrait reconnaître une aspiration à la génialité dans l’ensemble de l’humanité. L’histoire imaginée complète serait de la conscience cosmique.

186.

CULTE DE LA CULTURE. — Aux grands esprits s’adjoint ce qu’il y a dans leur nature de hideusement trop humain— leurs aveuglements, leurs injustices, leur manque de mesure — pour que chez eux l’influence puissante, facilement trop puissante, soit contrebalancée sans cesse par la méfiances que ces particularités inspirent. Car le système de tout Vue 124 sur 453

0PINI0N8 ET 8BNTENCES MÊLÉES IIQ

ce dont la naturo a besoin pour subsister est si vaste et absorbe des forces si diverses et si nombreuses que, pour chaque avantage accordé d’une pari, soit à la science, soit à l’Etat, soit à l’art, soit au commerce, où tendent ces individus, l’humanité est d’autre part obligée de pâtir. Ce fut toujours la plus grande calamité do la culture, lorsque l’on se mit à adorer des hommes et, dans ce sens, on peut être d’accord avec l’axiome de la loi mosaïque qui défend d’avoir d’autres dieux à côté de Dieu. — Au culte du génie et de la force, il faut toujours opposer, comme complément et comme remède, le culte delà culture : lequel sait accorder aussi, à ce qui est grossier, médiocre, bas, méconnu, faible, imparfait, incomplet, boiteux, faux, hypocrite, et môme à ce qui est méchant et terrible, de l’estime et de la compréhension, et faire l’aveu que tout cela est nécessaire. Car l’harmonie et le développement de ce qui est humain, à quoi l’on est parivenu par d’étonnants travaux et coups de hasard qui sont autant l’oeuvre de cyclopes et de fourmis quo de génies, ne doivent plus être perdus : comment pourrions-nous donc nous passer de la base fondamentale, profonde et souvent inquiétante, sans laquelle lamélodie nesaurait être mélodie ?—

187.

L’ANCIEN MONDE ET LA JOIE. — Les hommes de l’ancien monde savaient mieux se réjouir : nous nous.entendons à nous attrister moins ; ceux-là découvraient toujours de nouvelles raisons pour goûter leur bien-être et pour célébrer des fêtes, ils Vue 125 sur 453

UO HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

y mettaient toute la richcsso de leur sagacité cl de leur réflexion : tandis que nous employons notre esprit à la solution de problèmes qui ont plutôt en vue dcréaliserl’absencede douleur et la suppression des sources du déplaisir. Pour ce qui en est de l’humanité souffrante, les anciens s’essayaient à s’oublier ou à faire virer leur sentiment, d’une façon ou d’une autre, vers le côté agréable. Ainsi ils s’aidaient de palliatifs, tandis que nous nous attaquons aux causes du mal et préférons en somme agir d’une façon prophylactique. Peut-être construisons-nous seulement les bases sur lesquelles les hommes édifieront de nouveau plus lard le temple de la joie.

188.

LES MUSES MENSONGÈRES. — « Nous nous entendons à dire beaucoup de mensonges » (i). —Ainsi chantèrent jadis les muses lorsqu’elles se révélèrent devant Hésiode. — On fait des découvertes importantes lorsque l’on se met à considérer l’artiste comme menteur.

189.

HOMÈRE SAIT ÊTRE PARADOXAL. — Y a-t-il quelque chose de plus audacieux, de plus épouvantable et de plus incroyable, quelque chose qui éclaire les destinées humaines, tel un soleil d’hiver, autant que cette pensée qui se trouve dans Homère :

(1) Hésiode, la Théogonie, v. 39. — N, d. T. Vue 126 sur 453

OPINIONS KT 8ENTENCE8 utltzS 131.

Les dien.tt disposent des destinées humaines et décident la

chiits des hommes, Afin que des générations futures puissent composer des

chants.

Donc, nous souffrons et nous périssons pour,que les poètes ne manquent pas de sujets — ot ce sont les dieux d’Homère qui arrangent cela ainsi, comme si les plaisirs des générations futures semblaient leur importer beaucoup, mais le sort de nous autres contemporains leur être très indifférent. — Comment de pareilles idées ont-elles pu entrer dans le cerveau d’un Grecl

190.

JUSTIFICATION ULTÉRIEURE DE I/EXISTENCE. — Certaines idées sont entrées dans le monde comme des erreurs et des jeux de l’imagination, mais elles sont devenues des vérités parce que les hommes leur ont supposé, après coup, une base véritable.

LE POUR ET LE CONTRE SONT NÉCESSAIRES. —Celui qui n’a pas compris que tout grand homme doit non seulement être encouragé, mais encore combattu au nom du bien public, est certainement encore un grand.enfant —ou peut-être un grand homme.

192.

> INJUSTICE DU GÉNIE. — Le génie est tout ce qu’il y a de plus injuste à l’égard des génies, pour le cas où ils sont ses contemporains : d’une part il croit Vue 127 sur 453

143 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIR

pouvoir s’en passer complètement et, à cause de cela, il les considère en général comme superflus

— car c’est sans leur concours qu’il est devenu co qu’il est —, d’autre part leur influence contrecarro l’effet de son courant électrique : c’est pourquoi il les tient môme pour nuisibles.

198.

LA PIRE DESTINÉ’- D’UN PROPHÈTE. — Il a travaillé pendant dix ans à convaincre ses contemporains

— et il y a enfin réussi ; mais dans l’intervalle ses adversaires sont aussi parvcnusà leurs fins : deleur côté ils l’ont persuadé, et il n’est plus du tout convaincu de la vérité de sa doctrine.

194. TROIS PENSEURS ÉGALENT UNE ARAIGNÉE. — Dans toute secte philosophique, trois penseurs se succèdent dans le rapport suivant : le premier engendre par lui-môme le suc et !a semence, le second en tire des fils et tisse une toile artificielle, le troisième s’embusque dans cette toile et guette les victimes qui s’y aventurent — pour vivre aux dépens de la philosophie.

195.

LES RAPPORTS AVEC LES AUTEURS. — C’est une tout aussi mauvaise manière de fréquenter un auteur en le menant par le bout du nez qu’en le prenant par les cornes—et chaque auteur a des cornes.

196.

ATTELAGE A DEUX. —Les idées obscures et 1 exalVue 128 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 123

tation sentimentale s’allient tout aussi souvent à la volonté implacable d’arriver par tous les moyens et de se faire admettre exclusivement que l’esprit secourable, bienfaisant et bienveillant à l’instinct de clarté et de netteté d’esprit, de modération et de pudeur du sentiment.. ’

»97-

CE QUI LIE ET CE QUI SÉPARE. — Ne trouve-t-on pas dans la tôte ce qui unit les hommes — la compréhension de l’utilité et du préjudice général —, et dans le coeur ce qui sépare — l’aveugle choix et l’aveugle penchant, en amour et dans la haine, la faveur accordée à l’un aux dépens de tous les autres etle mépris de l’utilité publique qui en résulte ?

198.

TIREURS ET PENSEURS. — H y a des tireurs singuliers qui, bien qu’ils aient manqué le but,quittent, cependant le tir avec le sentiment de secrète fierté d’avoir, en tous les cas, envoyé leur balle très loin (au delà du but, il est vrai), ou d’avoir atteint, si ce n’est le but, du moins autre chose. Et il en est de même de certains penseurs.

199-

DE DEUX CÔTÉS A LA FOIS. — On en veut à un ourant intellectuel lorsqu’on lui est supérieur et ue l’on désapprouve son but, ou encore lorsque on but est trop élevé pour nous et méconnaissale à notre oeil, c’est-à-dire lorsqu’il nous est supéVue 129 sur 453

134 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

rieur. C’est ainsi qu’un môme parti peut être combattu do deux côtés à la fois, d’en haut et d’en bas ; et souvent les antagonistes s’allient dans une haine commune, ce qui est plus répugnant que tout ce qu’ils haïssent.

200.

ORIGINAL. — Ce n’est pas d’ôtrele premier à voir quelque chose de nouveau, mais c’est de voir, comme si elles étaient nouuelles, les choses vieilles et connues, vues et revues par tout le monde,qui distingue les cerveaux véritablement originaux. Celui qui découvre les choses est généralement* cet être tout à fait vulgaire et sans cerveau — le hasard.

201.

ERREUR DES PHILOSOPHES. — Le philosophe s’imagine que la valeur de sa philosophie se trouve dans son ensemble, dans sa construction : la postérité trouve cette valeur dans les pierres dont il se servit et avec lesquelles, dès lors, on bâtira encore souvent etbeaucoup mieux : par conséquent, dans la possibilité de détruire cette construction, sans lui faire perdre sa valeur comme matériel.

202.

TRAIT D’ESPRIT.—Le trait d’esprit c’est l’épi* gramme que l’on fait sur la mort d’un sentiment.

203.

LE MOMENT QUI PRÉCÈDE LA SOLUTION. — Dans’les sciences, il arrive tous les jours et à tout’e heure Vue 130 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 135

que quelqu’un s’arrôteimmédiatement avant d’avoir trouvé la solution, persuadé que, jusqu’ici, tous ses efforts ont été vains, — semblable à quelqu’un qui désembrouilleunécheveau et qui hésite, au moment où il est presque défait, car c’est alors qu’il voit le plus de noeuds.

204.

SE JOINDRE AUX EXALTÉS, — L’homme réfléchi et sûr de sa raison peut gagner à se mêler pendant dix ans aux Imaginatifs, s’abandonnant dans cette zone torride à une douce folie. Cette fréquentation lui a fait faire beaucoup de chemin pour le faire aboutir enfin à ce cosmopolitisme de l’esprit qui peut dire sans présomption : « Rien d’intellectuel ne m’est étranger, a

205.

AIR VIF. — Ce qu’il y a de meilleur et de plus sain dans les sciences comme dans les montagnes, c’est l’air vif qui y souffle. — Ceux qui aiment la mollesse de l’esprit (les artistes, par exemple) craignent et abandonnent les sciences à cause de cette atmosphère.

206.

POURQUOI LES SAVANTS SONT PLUS MOBILES QUE LES ARTISTES. — La science a besoin de natures plus nobles que la poésie. Les natures scientifiques doivent être plus simples, moins portées sur la gloire, elles’doivent approfondir des choses qui, aux yeux du grand nombre, paraissent rarement dignes d’un Vue 131 sur 453

I2Ô HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

pareil sacrifice de la personnalité. Il faut ajouter à cela un autre dommage dont elles ont conscience : leur genre d’occupation, une constante invite à la plus grande sobriété, affaiblit leur volonté ; le feu est moins vivement entretenu que sur le foyer des natures poétiques : c’est pourquoi les natures scientifiques perdentplus souvent que cellesci, à un âge peu avancé, leur belle vigueur et leur floraison— et elles n’ignorent pes ce danger. Dans toutes les, circonstances elles paraîtront moins douées parce qu’elles brillent moins, et elles compteront moins qu’elles ne valent.

207.

EN QUOI LA PIÉTÉ OBSCURCIT. — Oh attribue au grand homme, dans les siècles qui lui succèdent, toutes les qualités et toutes les vertus du siècle où il a vécu—et c’est ainsi que les meilleures choses sont sans cesse obscurcies par la piété qui ne voit en ellesque des images saintes où l’on place et suspend des offrandes de toutes sortes —jusqu’à ce qu’elles finissent par être complètement couvertes et enveloppées et qu’elles apparaissent plutôt comme des objets de foi que de contemplation.

208.

ÊTRE PLACÉ SUR LA TÊTE. —• Lorsque nous plaçons la vérité sur la tête, nous ne nous apercevons généralement pas que notre tête, elle aussi, n’est pas placée où elle devrait. Vue 132 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES I37

209.

ORIGINE ET UTILITÉ DE LA MODE. — Le contentement visible qu’éprouve Y individu devant sa forme excite l’esprit d’imitation et crée, peu à peu, la forme du nombre^ c’est-â-dire la mode : le grand nombre veut arriver, parla mode, à ce bienfaisant contentement de soi que procure la forme, et il y parvient. — Si l’on se rend compte des raisons que peut avoir chaque homme pour être craintif et se cacher par timidité, si l’on considère que les trois quarts de son énergie et de sa bonne volonté peuvent être paralysés et stérilisés par ces raisons, on devra beaucoup de reconnaissance à la mode, dans la mesure où elle communiquera de laconfiance en soi et de la liberté d’allure réciproque à ceux qui se savent liés entre eux à ses lois. Les lois sottes, elles aussi, procurent la liberté et la tranquillité d’esprit, pour peu que ce soit le grand nombre qui s’y est soumis.

210.

DÉLIER LA LANGUE. — La valeur de certains hommes et de certains livres repose seule sur l’aptitude qu’ils ont de forcer chacun à exprimer ce qu’il a de plus caché et de plus intime : ce sont des coupe-brides et des leviers pour les bouches les plus muettes. Certains événements et certains méfaits, qui semblent n’exister que pour la malédiction de l’humanité, ont aussi cette valeur et ce but utile. Vue 133 sur 453

138 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

21 I.

ESPRITS A LIBRE COURS. — Qui d’entre nous oserait s’appeler libre esprit s’il ne voulait pas rendre hommage, à sa façon, aux hommes qui reçurent ce nom pour leur faire injuret en chargeant lui aussi sur ses épaules sa part de ce fardeau de la vindicte et de la honte publiques ? Mais nous avons aussi le droit de nous appeler « esprits à libre cours », et cela sérieusement (sans aucun défi hautain ou généreux), parce que ce cours vers la liberté est l’instinct le plus prononcé de notre esprit et qu’en opposition avec les intelligences liées et enracinées, nous voyons presque notre idéal dans une espèce de nomadisme intellectuel,—pour ine servir d’une expression modeste et presque dénigrante.

212.

OUI, LA FAVEUR DES MUSES. — Ce qu’en dit Homère va droit au coeur, tant c’est vrai et terrible tout à la fois : « La muse l’aimait plus que tout, et elle lui avait donné de connaître le bien et le mal, et, l’ayant privé des yeux, elle lui avait accordé le chant admirable(i). »— C’est là un texte sans fin pour celui qui sait réflécnir : elle donne le bien et le mal, voilà son tendre amour ! Et chacun interprétera à sa façon pourquoi il faut que nous autres poètes et penseurs nous y laissions nos yeux.

(i) Homère, Odyssée, chant VIII. - N. d. T. Vue 134 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MELEES Ug

2l3.

CONTRE L’ENSEIGNEMENT DE LA MUSIQUE. — Le développement artistique de l’oeil dès l’enfance, par le dessin et la peinture, par des croquis de paysages, de personnes, d’événements, procure, d’une idyon accessoire mais pour toute la vie, cet avantage inappréciable d’aiguiser l’oeil pour l’observation des hommes et des situations, de le rendre tranquille et persévérant. Un semblable bénéfice secondaire ne ressort pas de la culture artistique de l’oreille.

2i4>

CEUX QUI DÉCOUVRENT DES TRIVIALITÉS. — Des esprits subtils, pour qui rien n’est plus loin qu’une trivialité, en découvrent souvent une après de longs détours à travers des sentiers de montagne, et ils y prennent un vif plaisir, au plus grand étonnement de ceux qui ne sont pas subtils.

2l5.

MORALE DES SAVANTS. — Un progrès rapide et régulier de la science n’est possible que si certains savants ne sont pas trop mèfiantsy au point qu’ils vérifient chaque calcul et chaque affirmation d’autres savants, sur des domaines qui se trouvent loin d’eux. Mais il y a à cela une condition, c’est que chacun ait, sur son propre champ de travail, des compétiteurs qui sont extrêmement méfiants et qui !e surveillent avec attention. De ce voisinage entre ceux qui ne sont « pas trop méfiants » et ceux qui Vue 135 sur 453

l3o HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

sont « extrêmement méfiants » naît l’équité dans la république des savants.

216.

CAUSE DE LA STÉRILITÉ. — Il y a des esprits extrêmement doués, qui restent toujours stériles, seulement parce que, par faiblesse de tempérament, ils sont trop impatients pour attendre leur grossesse.

217.

MONDE RENVERSÉES LARMES. — Le déplaisir multiple que les prétentions de la culture supérieure causent à l’homme finit par renverser l’ordre naturel, au point que l’homme se comporte, en temps ordinaire, d’une façon inflexible et stoïque et n’a plus de larmes que pour les rares occasions de bonheur ; il y en a même que la simple jouissance, occasionnée par l’absence de douleur, fait pleurer : — leur coeur ne bat plus que dans le bonheur.

218.

LES GRECS COMME INTERPRÈTES. — Lorsque nous parlons des Grecs, nous parlons aussi involontairement d’aujourd’hui et d’hier : leur histoire, universellement connue, est un clair miroir qui riflète toujours quelque chose déplus que ce qui se trouve dans le miroir lui-même. Nous nous ’servons de la liberté que nous avons de parler d’eux pour pouvoir nous taire sur d’autres sujets, — afin de leur permettre de murmurer quelque chose à l’oreille du lecteur méc-italif. C’est ainsi que les Grecs facilitent à l’homme moderne la communication de Vue 136 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES l3l

choses difficiles à dire, mais dignes de réflexion.

219.

Du CARACTÈRE ACQUIS DES GRECS. — Par la fameuse clarté grecque, par la transparence, la simplicité, la belle ordonnance des oeuvres grecques, par ce qu’elles ont de naturel et d’artificiel à la fois, comme si elles étaient faites decristal, nous nous laissons facilement induire à croire que tout cela a été donné, aux Grecs dès l’origine : nous croyons, par exemple, qu’ils ne pouvaient pas faire autrement que de bien écrire, comme l’a une fois prétendu Lichtenberg. Mais il n’y a pas d’opinion plus prématurée et qui tient moins debout. L’histoire de la prose de Gorgias à Démosthène montre un travail et une lutte pour sortir de l’obscurité, de la lourdeur, du mauvais goût et parvenir à la lumière, au point qu’il faut songer aux péripéties des héros qui tracent les premiers chemins à travers les forêts et les marécages. Le dialogue de la tragédie est le véritable haut fait des dramaturges, car il est d’une clarté et d’une netteté extraordinaires, tandis que la disposition naturelle du peuple tendait vers l’ivresse du symbole et de l’allusion, à quoi l’avait encore encouragé le grand lyrisme du choeur : tout comme ce fut le haut fait d’Homère d’avoir délivré les Grecs de la pompe asiatique et des allures épaisses, et d’être parvenu, dans l’ensemble et dans le menu, à la limpidité de l’architecture. Dire quelque chose d’une façon pure et lumineuse n’était d’ailleurs nullement tenu pour facile ; d’où viendrait autrement la grande admiration que l’on proVue 137 sur 453

l3a HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

fessait pour l’épigramme de Simonide, qui se présente si fruste, sans pointes dorées et sans les arabesques du jeu de mot, — mais qui dit ce qu’il veut dire, clairement, avec la tranquillité du soleil, et non.pas comme l’éclair, avec la recherche de l’effet. Est grecque l’aspiration à la lumière, venant en quelque sorte d’un crépuscule inné, et c’est pourquoi une jubilation traverse le peuple lorsqu’il écoute une sentence laconique, la langue gnomique de l’élégie, ou les axiomes de sept sages. C’est pourquoi l’on aimait tant lès préceptes en vers qui choquent notre goût, car c’était là, pour l’esprit grec, une véritable lâche apollinienne qui avait pour but de vaincre les dangers du mètre, les obscurités qui sont, d’autre part, le propre de la poésie. La simplicité, la souplesse, la clarté sont acquises par effort au génie du peuple, il ne les possède pas depuis l’origine,— le danger d’un retour à l’asiatique plane toujours sur les Grecs, et l’on croirait vraiment que, de temps en temps, arrivait sur eux comme un sombre débordement d’impulsions mystiques, de sauvageries et d’obscurités élémentaires. Nous les voyons plonger, nous voyons l’Europe emportée et submergée par le flot — car l’Europe était alors très petite — mais ils reviennent toujours à la lumière, étant de bons nageurs et de bons plongeurs, eux, le peuple d’Ulysse.

220.

CE QUI EST VRAIMENT PAÏEN. — Peut-être n’y a-til rien de plus étrange, pour celui qui regarde le monde grec, que de découvrir que les Grecs Vue 138 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES l33

offraient de temps en temps quelque chose comme des fêtes à toutes leurs passions et à tous leurs mauvais penchants, et qu’ils avaient même institué, par voie d’Etat, une sorte de réglementation pour célébrer ce qui était chez eux trop humain : c’est là ce qu’il y a de vraiment païen dans leur monde, quelque chose qui,au pointde vue du christianisme, ne pourra jamais être compris etseia toujours combattu violemment. — Ils considéraient leur « trop humain » comme quelque chose d’inévitable, et préféraient, au lieu de le calomnier, luiaccorder une espèce de droit de second ordre, en l’introduisant dans les usagf i de la société et du culte : ils allaient même jusqu’à appeler divin tout ce qui avait de la puissance dans l’homme, et ils l’inscrivaient aux parois de leur ciel. Ils ne nient point l’instinct naturel qui se manifeste dans les mauvaises qualités, mais ils le mettent à sa place et le restreignent à certains jours, après a»uir inventé assez de précautions pour pouvoir donner à ce fleuve impétueux un écoulement aussi peu dangereux que possible. C’est là la racine de tout le libéralisme moral de l’antiquité. On permettait une décharge inoffensive à ce qui persistait encore de mauvais, d’inquiétant, d’animal et de rétrograde dans la nature grecque, à ce qui y demeurait de baroque,de pré-grec et d’asiatique, on n’aspirait pas à la complète destruction de tout cela. Embrassant tout le système de pareilles ordonnances, l’Etat n’était pas construit en vue de certains individus et de certaines castes, mais en vue des simples qualités humaines. Dans son édifice, Vue 139 sur 453

f34 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

les Grecs montrent ce sens merveilleux des réalités typiques qui les rendit capables, plus tard, de devenir des savants, des historiens, des géographes et des philosophes. Ce n’était pas une loi morale, dictée par les prêtres et les castes, qui avait à décider de la constitution de l’Etat et du culte de l’Etat, mais l’égard universel à la réalité de tout ce qui est humain. — D’où, les Grecs tiennent-ils cette liberté, ce sens pour le réel ? Peutêtre d’Homère et des poètes qui l’ont précédé ; car ce sont précisément les poètes, dont la nature n’est généralement pas des plus justes et des plus sages, ce sont les poètes qui ont en propre ce goût du réel, de l’effet sous toutes leurs formes^ et ils n’ont pas la prétention de nier complètement le mal : il leur suffit de le voir se modérer, renonçant à vouloir tout massacrer ou à empoisonner les âmes — ce qui veut dire qu’ils sont du même avis que les fondateurs d’Etats en Grèce et qu’ils ont été les maîtres et les précurseurs.

221.

GRECS EXCEPTIONNELS. — En Grèce, les esprits profonds et sérieux étaient les exceptions : l’instinct du peuple tendait, au contraire, à considérer plutôt ce qui est sérieux et profond comm Ï une espèce de déformation. Emprunter les formes à l’étranger, non point les créer, mais les transformer jusqu’à leur faire revêtir la plus belle apparence—■ c’est cela qui est grec : imiter, non pour utiliser, mais pour créer l’illusion artistique, se rendre mattre toujours à nouveau du sérieux imposé, Vue 140 sur 453

OPINIONS ET SBNTBNCBS MELEES - l35

ordonner, embellir, aplanir — il en est ainsi depuis Homère jusqu’aux Sophistes du troisième et du quatrième siècle de notre ère, qui, eux, ne sont qu’extérieur, mots pompeux, gestes enthousiastes, et qui ne s’adressent qu’à des âmes creuses, avises d’artifices, de résonnance-et d’effets. — Et à côté de cela appréciez à leur entière valeur ces Grecs d’exception qui créèrent les sciences I Qui d’entre eux raconte, raconte l’histoire héroïque de l’esprit humain !

222.

CE QUI EST SIMPLE NE SE PRÉSENTE NI EN PREMIER NI EN DERNIER LIEU.—Dans l’histoire des représentations religieuses on se fait souvent une idée fausse sur l’évolution et le lent développement de certaines choses qui, en réalité, n’ont pas grandi successivement et l’une par l’autre, mais simultanément et séparément. Ce qui est simple, notamment, a beaucoup trop la réputation d’être ce qu’il y a de plus ancien et d’avoir existé dès le début. Beaucoup de choses humaines naissent par soustraction, et non pas précisément par duplication, adjonction et confusion. — On croit, par exemple, toujours à un développement graduel de la figuration des dieux, depuis les bûches de bois et les rochers informes, jusqu’au haut de l’échelle, à une humanisation complète : au contraire, tant que la divinité était’transportée et adorée danslesnrbres, les bûches, les pierres, les animaux, on répugnait à lui donner forme humaine, comme si l’on craignait une impiété. Ce sont les poètes qui, en dehors du Vue 141 sur 453

l36 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

culte et de la pudeur religieuse, ont dû y habituer et y rendre accessible l’imagination humaine : mais quand des dispositions plus pieuses et des moments de ferveur venaient à prédominer de nouveau, cette influence libératrice des poètes s’amoindrissailetlasaintetédemeurait, avant comme après, à l’épouvantable et à l’inquiétant, à ce qui est véritablement inhumain. Cependant, la fantaisie intérieure sait imaginer bien des choses qui, extériorisées en représentations corporelles, ne manqueraient pas de faire un effet pénible : c’est que l’oeil intérieur est beaucoup plus audacieux et bien moins pudique que l’oeil extérieur (d’où provient cette difficulté bien connue, cette presque impossibilité de transformer des sujets épiques en drames). Longtemps l’imagination religieuse ne veut croire à aucun prix à l’identité du dieu avec une image : l’image doit faire paraître le noiimènc de la divinité, actif et lié à un lieu d’une façon quelconque,’ mystérieuse et difficilement imaginable. La plus ancienne image divine doit abriter le dieu et, en même temps, le cacher, — en indiquer la présence, mais non point l’exposer. Jamais, dans son for intérieur, un Grec n’a considéré son Apollon comme une colonne de bois, son Eros comme une masse de pierre : c’étaient là des symboles qui devaient précisément faire peur de la figuration sensible. Il en est encore de même de certains bois dont on sculptait grossièrement les membres, parfois en exagérant le nombre de l’un ou de l’autre : c’est ainsi qu’un Apollon laconien avait quatre mains et quatre oreilles. Dans l’in Vue 142 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 1%"]

complet à peine indiqué, dans le surcomplet, il y a une sainteté qui fait frémir, qui doit empêcher que l’on songe à l’homme, à ce qui ressemble à l’homme. Ce n’est pas lorsque l’on se trouve à un degré embryonnaire de l’art que l’on produit de telles formes : comme si, à l’époque où l’on adorait ces images, on n’avait pas pu parler plus clairement et figurer avec plus de réalité. Au contraire, on craignait avant tout une chose : l’expression directe. Tout comme la cella, le lieu très saint, cache même le véritable nom de la divinité, l’enveloppant d’une mystérieuse demi-obscurité, mais pas complètement : de même que le temple périptère cache encore la cella, la garantissant en quelque sorte de l’oeil indiscret, comme avec un voile protecteur, mais pas complètement : de même l’image est la divinité et, en même temps, la cachette de la divinité. — Ce n’est que lorsque,en dehors du culte, dans le monde profane de la lutte, la joie que suscite le vainqueur du combat se fut élevée si haut que les vagues de l’enthousiasme passèrent dans les ondea du sentiment religieux, lorsque la statue du vainqueur fut placée sur les parois du temple et lorsque le visiteur fut forcé, volontairement ou involontairement, à habituer son oeil et son âme à ce spectacle inévitable de la beauté et de la force humaines, en sorte que ce rapprochement local fît se confondre, dans l’esprit, la vénération pour les hommes et le3 dieux : alors seulement se perdit la crainte qu’inspirait la figure humaine, dans l’image divine, et s’ouvrit l’énorme champ d’activité pour la grande sculpture. Pourtant une restriction demeure Vue 143 sur 453

l38 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

toujours, c’est que partout où l’on doit adorer,1’ancienne forme de laideur est conservée et scrupuleusement imitée. Mais l’Hellène qui sanctifie et donne en abondance peut dès lors suivre,dans toute sa béatitude,la joie de laisser Dieu devenir homme.

. 223.

Ou IL FAUT PARTIR EN VOYAGE. — L’observation directe de soi est loin de suffire pour apprendre à se connaître : nous avons besoin de l’histoire, car le passé répand en nous ses mille vagues ; nous-mêmes nous ne sommes pas autre chose que ce que nous ressentons à chaque moment de cette continuité. Là aussi, lorsque nous voulons descendre dans le fleuve de ce que notre nature possède en apparence de plus original et de plus personnel, il faut nous rappeler l’axiome d’Heraclite : on ne descend pas deux fois dans le même fleuve. — C’est là une vérité qui, quoique relâchée, est demeurée aussi vivante et fécondeque jadis, de même que cette autre vérité que, pour comprendre l’histoire, il faut rechercher les vestiges vivants d’époques historiques

— c’est-à-dire qu’il faut voyager, comme voyageait le vieil Hérodote et s’en aller chez les nations

— car celles-ci ne sont que des échelons fixes de cultures anciennes sur lesquels on feut se placer ;

— il faut se rendre surtout auprès des peuplades dites sauvages et demi-sauvages, où l’homme a enlevé l’habit d’Europe ou ne l’a pas encore endossé. Mais il y a un art de voyager plus subtil encore, qui n’exige pas toujours que l’on erre de lieu en lieu et que l’on parcoure des milliersde kilomètres. Vue 144 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES I3Q

Il est très probable que nous pouvons trouver encore, dans notre*voisinage, les trois derniers siècles de la civilisation avec toutes leurs nuances et toutes leurs facettes : il s’agit seulement de les découvrir. Dans certaines familles et même dans certains individus les couches se superposent exac-» tement : ailleurs il y a dans les roches des fractures et des failles. Dans les contrées reculées, les vallées peu accessibles des contrées montagneuses, au milieu de communes encaissées, des exemples vénérables de sentiments très anciens ont certainement pu se conserver ; il s’agit de retrouver leurs traces. Par contre, il est peu probable qu’à Berlin par exemple, où l’homme arrive au monde exsudé et lessivé de tout sentiment, on puisse faire dépareilles découvertes. Celui qui, après un long apprentissage dans cet art de voyager, a fini par devenir un argus aux cent yeux, finira par pouvoir accompagner partout son Io —je veux dire son ego — et trouver en Egypte et en Grèce, à Byzance et à Rome, en France et en Allemagne, à l’époque des peuples nomades et des peuples sédentaires, durant la Renaissance ou la Réforme, dans sa patrie et à l’étranger, et même au fond de la mer, dans la forêt, les plantes et les montagnes, les aventures de cet ego qui naît, évolue et se transforme. C’est ainsi que la connaissance de soi devient connaissance universelle, par rapport à tout ce qui est du passé : de même que, selon un enchaînement d’idées que je ne puis qu’indiquer ici, la détermination et l’éducation de soi, telles qu’elles existent dans les esprits les plus Vue 145 sur 453

l40 nUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

libres, au regard le plus vaste, pourraient devenir un jour détermination universelle, par rapport à toute l’humanité future.

224.

BAUME ET POISON. — On ne pourra jamais assez approfondir cette idée : le christianisme est la religion propre à l’antiquité vieillie ; il a besoin., comme conditions premières, de vieilles civilisations dégénérées, sur quoi il agit et sut agir comme un baume. Aux époques où les yeux et les oreilles sont « pleins de limon », au point qu’ils ne perçoivent plus la voix de la raison et de la philosophie, n’entendent plus la sagesse vivante et personnifiée, soit qu’elle porte le nom d’Epictôle ou celui d’Epiçure : la croix dressée des martyrs et « la trompette du jugement dernier » suffiront peut-être à produire de l’effet pour décider de pareils peuples à une fin convenable. Que l’on songe à la Rome de Juvénal, à ce crapaud venimeux aux yeux de Vénus : — et l’on comprendra ce que cela veut dire que de dresser une croix devant le « monde », l’on vénérera la tranquille communauté chrétienne et on lui sera reconnaissant d’avoir envahi le sol gréco-romain. La plupart des hommes naissaient en ce temps-là avec l’âme assouvie, avec les sens.d’un vieillard : quel bienfait c’était de rencontrer ces êtres qui étaient plus âme que corps et qui semblaient réaliser cette idée grecque des ombres du Hadès : des formes craintives et falotes, glissantes, stridulentes et bénignes, avec l’expectative et une « vie meilleure», ce qui les avait rendus si modestes, Vue 146 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES «4»

leur avait donné une patiente fierté et un mépris silencieux. — Ce christianisme, considéré comme glas de la bonne antiquité, sonné d’une cloche fêlée et lasse, mais d’un son pourtant mélodieux, ce christianisme, môme pour celui qui maintenant ne parcourt ces siècles qu’au ppint de vue historique, est un baume pour l’oreille : que dut-il donc être pour les hommes de l’époque l — Par contre, le christianisme est un poison pour les jeunes peuples barbares ; planter par exemple dans les âmes des vieux Germains, ces âmes de héros, d’enfants et de bètes, la doctrine du péché et de la damnation, qu’est-ce autre chose, sinon les empoisonner ? Une formidable fermentation et décomposition chimiques, un désordre de sentiments et de jugements, une poussée et une exubérance des choses les plus dangereuses — telle fut la conséquence nécessaire de tout cela, et, dans la suite, un affaiblissement foncier de ces peuples barbares. — Certes, sans cet affaiblissement, que nous resterait-il de la culture grecque ? quoi de tout le passé civilisé de la race humaine ? — Car les barbares qui n’avaient pas encore été touchés par le christianisme s’entendaient fameusement à faire table rase des vieilles civilisations : comme l’ont, par exemple, démontré avec une épouvantable évidence les conquérants païens de la Grande-Bretagne romanisée. Le christianisme a dû aider, contre son gré, à rendre immortel le « monde » antique. — Or, une question demeure ouverte et la possibilité d’un nouveau décompte : sans cet affaiblissement par le poison que j’ai dit, l’une ou l’autre de ces peuplades jeuVue 147 sur 453

l49 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

nés, par exemple l’allemande, aurait-elle été capable de trouver elle-même, peu à peu, une culture supérieure, une culture nouvelle qui lui eût été propre ? — une culture dont, par conséquent, l’idée la plus lointaine aura été perdue pour l’humanité ? — Il en est donc ici comme de partout : on ne sait, pour parler à la manière chrétienne, si Dieu doit avoir plus de reconnaissance à l’égard du diable, ou le diable plus de reconnaissance à l’égard de Dieu, de ce que tout se soit ainsi passé.

225.

LA FOI SAUVE ET DAMNE. — Un chrétien qui s’égare dans des raisonnements interdits pourrait bien se demander une fois’ : est-il donc bien nécessaire qu’il y ait réellement un Dieu, et aussi un Agneau qui porte les péchés des hommes, si la foi en Yexistence de pareils êtres suffit déjà pour produire le même effet ? Ne sont-ce pas là des êtres superflus pour le cas où ils existeraient vraiment ? Car’tout ce que la religion chrétienne donne à l’âme humaine de bienfaisant, qui console et rend meilleur, comme tout ce qui assombrit et écrase, provient de cette croyance et non point de l’objet de cette croyance. Il n’en est pas autrement ici que de ce cas célèbre : On peut affirmer qu’il n’y a jamais eu de sorcières, mais les terribles résultats de la croyance en la sorcellerie ont été les mêmes que s’il y avait vraiment eu des sorcières. Pour toutes les occasions où le chrétien attend l’intervention d’un Dieu, mais l’attend vainement -réparée qu’il n’y a point de Dieu —, sa religion est Vue 148 sur 453

OPINIONS ET 8BNTKNCE8 MÊLEBS l43

assez inventive à trouver des subterfuges et des raisons de tranquillité : en cela c’est certainement une religion pleine d’esprit.— A Yrai dire, la foi n’a pas encore réussi à déplacer de vraies montagnes, quoique cela ait été affirmé par je ne sais plus qui ; mais elle sait placer des montagnes où il n’y en a point.

226.

LA TRAGI-COMÉDIE DE RATISBONNE. — On peut voir çà et là, avec une épouvantable précision, la bouffonnerie de la fortune, qui, en peu dejours, en un seul endroit, attache aux impulsions et aux fantaisies d’un seul individu la corde sur laquelle elle veut faire danser les siècles prochains. C’est ainsi que la destinée de l’histoire moderne en Allemagne s’est jouée durant ces journées de la disputation de Ratisbonne (1) : le dénouement pacifique dans les choses ecclésiastiques et morales, sans guerre de religion et contre-réforme, semblait assuré, de même que l’unité de la nation allemande. L’esprit profond et doux de Contarini plana pendant un moment victorieusement, sur les disputes théologiques, donnant ainsi un exemple de la piété italienne plus mûre, cette piété qui portait sur ses ailes l’aurore de la liberté intellectuelle. Mais le cerveau obtus de Luther, plein de soupçons et de craintes sinistres, se rebiffa : puisquo la justification par la grâce avait été sa plus grande découverte à lui, qu’elle lui apparais-

- (1) La disputalion de Ratisbonne eut lieu en I54I. — N. du T.

10 Vue 149 sur 453

■ 44 IIw’MAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

sait comme son article de foi à lui, il ne crut pas à cet axiome dans la bouche des Italiens : tandis que ceux-ci l’avaient, comme on sait, trouvé beaucoup plus tôt et répandu sans bruit à travers toute l’Italie. Luther vit dans cet accord apparent les malices du démon et empocha l’oeuvre de paix, dans la mesure de ses forces : par quoi il donna une bonne avance aux intentions des ennemis de l’Empire. — Or, pour augmenter cette impression d’une farce épouvantable, il ne faut pas oublier qu’aucun des axiomes sur quoi l’on discutait alors à Ratisbonne ne possédait ombre de réalité, ni celui du péché originel, ni celui du salut par les intercesseurs, ni celui de la justification par la foi, et qu’aujourd’hui ils ne peuvent plus se discuter. — Et pourtant, à cause de ces articles de foi, le monde fut mis à feu et à sang. On se battit donc pour des opinions qui ne correspondent à rien de concret ni de réel ; tandis qu’au sujet de questions purement philologiques, par exemple l’explication de paroles sacramentelles de la saijite cène, une controverse pourrait être permise, parce que,dans ce cas, il existe une vérité. Mais où il n’y a rien, la vérité elle-même perd ses droits. — En fin de compte, on ne peut pas dire autre chose, si ce n’est qu’alors des sources ’de forces ont jailli, tellement puissantes, que, sans elles, tous les moulins du monde moderne auraient marché à une vitesse moindre. Et c’est avant tout la force qui importe et, après seulement, la vérité, mais bien après, n’est-ce pas, mes chers hommes d’aujourd’hui ? Vue 150 sur 453

OPINIONS ET PBKTRNCBS MÊLIB8 I/J5

227.

ERREURS DE GOETHE. — Goethe est la grande exception parmi les grands artistes en ceci qu’il ne vécut pas dans le cercle borné de ses moyens véritables, comme si ceux-ci devaient être pour luimême et pour le monde entier, ce qu’il y a d’essentiel et de distinclif, d’absolu et de suprême. 11 c* ut deux fois posséder quelque chose de supérieur à ce qu’il possédait véritablement, et,les deuxfois.il se trompa. Il se trompa dans la deuxième partie de sa vie où il paraissait entièrement pénétré de la conviction d’être un des plus grands révélateurs scientifiques. Et déjà dans la première partie de sa vie il voulut exiger de lui-même quelque chose de supérieur à ce qui lui paraissait être la poésie — et ce fut déjà une erreur. Il s’imagina que la nature avait voulu faire de lui un artiste plastique.— Ce fut là son grand secret intime, brûlant et ardent qui le poussa enfin à partir pour l’Italie, où il voulut épuisercelte illusion et lui porter tous les sacrifices. Enfin il s’aperçut, lui qui était l’homme réfléchi, franchement ennemi de tous les faux mirages, que c’était le lutin trompeur d’un mauvais désir qui lui avait suggéré la croyance en cette vocation, qu’il lui fallaitsedétacher etprendre congédela. plus grande passion de sa volonté. La conviction douloureuse qu’il était nécessaire de prendre congé est complètement exprimée par l’état d’âme de Tasso : audessus de ce « Werther plus intense », plane le pressentiment de quelque chose de pire que la mort, comme si quelqu’un se disait : « C’est fini mainVue 151 sur 453

l46 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIS

tenant... après cet adieu ; comment pourrait-on continuer à vivre sans devenir foui »—Ces deux erreurs fondamentales de sa vie donnèrent à Goethe, en face d’une prise en considération purement littéraire de la poésie, telle que le monde la connaissait seul alors, une altitude si libre de toute prévention et presque arbitraire. Sauf l’époque où Schiller — le pauvre Schiller qui n’avait pas le temps et ne laissait pas de temps —• le fit sortir de cette farouche abstinence devant la poésie, de cette crainte de tout esprit et de tout métier littéraire, — Goethe apparaît comme un Grec qui visite de temps en temps une bien-aimée, sans savoir au juste si ce n’est pas peut-être une déesse à qui il ne sait pas donner son nom véritable. Toute son oeuvre poétique se ressent de cet effleurement intime de la nature : les traits de ses fantômes qui s’agitaient devant ses yeux — et peut-être crut-il toujours être sur les traces des métamorphoses cj’une déesse — devinrent involontairement, chez lui,les traits de tous les enfants de son art. Sans le détour de Ver< reur il ne serait pas devenu Goethe : c’est-à-dire le seul Allemand, artiste du verbe, qui ne soit pas encore vieilli aujourd’hui,— parce qu’il voulait être aussi peu écrivain qu’Allemand par métier.

228.

LES VOYAGEURS ET LEURS DEGRÉS.—Il faut distinguer cinq digi’és parmi les voyageurs : ceux du premier degré, qui,est le degré inférieur, sont les voyageurs que l’on voit, — à vrai dire on les voyage et ils sont aveugles en quelque sorte ; lès suiVue 152 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 1^7

vants sont ceux qui regardent véritablement le monde ; au troisième degré il arrive quelque chose au voyageur par suite de sos observations ; au quatrième les voyageurs retiennent ce qu’ils ont vécu et ils continuent à le porter en eux ; et enfin il y a quelques hqmmes d’une puissance supérieure qui, nécessairement, finissent par étaler au grand jour tout ce qu’ils ont vu, après l’avoir vécu et se l’être assimilé ; ils revivent alors leurs voyages en oeuvres et en actions, dès qu’ils sont revenus chez eux. — Semblables à ces cinq catégories de voyageurs, tous les hommes traversent le grand pèlerinage de la vie, les inférieurs d’une façon purement passive, les supérieurs en hommes d’action qui savent vivre tout ce qui leur arrive, sans garder en eux un excédent d’événements intérieurs.

229.

EN MONTANT PLUS HAUT. — Dès que l’on monte plus haut que ceux qui vous ont admiré jusqu’alors, ceux-ci vous tiennent pour tombé et déchu, car ils s’imaginaient, en toute circonstance, être à la hauteur (ne fût-ce même que par vous).

230.

MESURE ET MILIEU. — Il vaut mieux ne jamais parler de deux choses tout à fait supérieures : la mesure et le milieu. Un petit nombre seulement en connaît la force et sait en reconnaître les indices sur les sentes mystérieuses des événements et des évolutions intérieures : il vénère en elles quelque chose de divin et craint de parler trop hau l. Les autres Vue 153 sur 453

1^8 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

hommes écoutent à peine lorsque l’on y fait allusion, et se figurent qu’il s’agit d’ennui et de médiocrité : on exceptera peut-être encore ceux qui ont perçu un murmure avertisseur venant de ce royaume, mais qui se sont bouché les oreilles pour ne pas l’entendre. Le souvenir de cela les fâche et les irrite.

23l.

HUMANITÉ DANS L’AMITIÉ ET DANS LA MAÎTRISE. — « Si tu choisis la gauche, je prendrai la droite ; et si tu prends la droite, je m’en irai à la gauche (i). » — Un sentiment pareil est le signe supérieur de l’humanité dans les rapports intimes ; là où il n’existe pas, toute espèce d’amitié, toute vénération de disciple et d’élève finissent par devenir hypocrisie,

232.

LES PROFONDEURS. — Les hommes aux pensées profondes, dans leurs rapports avec les autres hommes, ont toujours l’impression d’être des co-» médiens, parce qu’ils sont forcés, pour être compris, de simuler une superficie.

233.

POUR CEUX QUI MÉPRISENT « L’HUMANITÉ DE TROUPEAU ». — Celui qui considère l’humanité comme un troupeau et qui s’enfuit devant elle, aussi vite qu’il peut, sera certainement rejoint par ce troupeau qui lui donnera des coups de cornes.

/

(i) Genèse, xiu, o. — N. d. T. Vue 154 sur 453

OPINIONS ET 8ENTENCES MÊLÉES 14Q

23/».

PRINCIPAL MANQUEMENT A L’ÉGARD DES. VANITEUX.

— Celui qui, en société, donne à un autre l’occasion do présenter favorablement sa science, ses expériences, se place ap-dessus do lui, et, pour le cas où l’autre ne reconnaît pas absolument sa supériorité, il commet un attentat contre sa vanité,

— tandis qu’au contraire il croit la satisfaire.

235.

DÉCEPTION. — Lorsqu’une vie bien remplie et une longue activité qui s’est manifestée par des discours et des écrits, donnent à une personne un témoignage public, on est généralement déçu dans ses rapports avec cette personne, et cela pour deux raisons : d’une part, parce que l’on attend trop de choses de relations qui s’étendent à un laps de temps très court— et que mille occasions de la vie pourraient seules rendre visible —, d’autre part, parce que celui dont le talent est reconnu ne se donne pas la peine de se faire apprécier en détail. Il est trop indolent — et nous sommes trop impatients.

236.

DEUX SOURCES DE LA BONTÉ. — Traiter tons les hommes avec une bienveillance égale et prodiguer sa bonté sans distinction de personnes, cela peut être tout aussi bien l’expression d’un profond mépris des hommes que l’expression d’un amour sincère à leur égard. Vue 155 sur 453

|50 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

237.

LE VOYAGEUR EN MONTAGNE SE PARLE A LUI-MÊME. — II y a des indices certains à quoi lu reconnaîtras que tu as fais du chemin et que tu es monté plus haut : l’espace est maintenant plus libre autour de toi,et ta vue embrasse un horizon plus vaste que celui que tu voyais avant, l’air est plus pur, mais aussi plus doux —car tu n’as plus la folie de confondre la douceur et la chaleur, — ton allure est devenue plus vive et plus ferme, le courage et la circonspection se sont fondus : — podr toutes ces raisons ta route sera peut-être maintenant plus solitaire et certainement plus dangereuse qu’elle ne l’a été jusqu’à présent, mais ce ne sera certainement pas dans la mesure qu’imaginent ceux qui t’ont vu monter, toi le voyageur, de la vallée brumeuse vers les montagnes. *

238.

EXCEPTÉ LE PROCHAIN. — Il est manifeste que c’est seulement sur mon propre cou que ma tête ne tient pas bien, car je m’aperçois que tous les autres savent mieux que moi ce que je dois faire et ce que je ne dois pas faire : pauvre homme que je suis, je ne sais pas me donner de conseils à moimême 1 Ne sommes-nous pas tous pareils à des statues à qui l’on a mis, des têtes qui ne leur apparie-, liaient pas ? N’est-ce pas, mon cher voisin ? --Mais non, loi seul lu fais exception. Vue 156 sur 453

OPINIONS KT SENTENCES MÊLÉES l5l

23g.

PRÉCAUTION. —Il ne faut pas fréquenter es hommes qui n’ont pas le respect de ce qui vous est personnel, ou bien leur mcttro impitoyablement les menottes de la convenance.

240.

VOULOIR PARAÎTRE VANITEUX. — Ne vouloir exprimer que des pensées choisies, ne parler, dans la conversation avec des inconnus ou des connaissances superficielles, que de ses relations célèbres, de ses aventures et de ses voyages extraordinaires, c’est.la preuve que l’on n’est pas fier ou que du moins on ne voudrait pas sembler l’être. La vanité est le masque de politesse de la fierté.

241.

LA BONNE AMITIÉ. — L’amitié naît lorsque, l’on tient l’autre en grande estime, plus grande que l’estime que l’on a de soi, lorsque, de plus, on l’aime, mais moins que soi-même, et lorsque enfin, pour faciliter les relations, on s’entend à ajouter une teinture d’intimité, tout en se gardant sagement de l’intimité véritable et de la confusion du moi et du toi.

2/^2.

LES AMIS COMME FANTÔMES.— Lorsque nous nous transformons radicalement, nos amis, ceux qui ne sont pas transformés, deviennent les fantômes de notre propre passé ; leur voix résonne jusqu’à Vue 157 sur 453

l5a HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

nous, comme si elle venait de la région des ombres — comme si nous nous entendions nousmêmes, plus jeunes cependant, plus durs et moins mûris.

243.

UN OEIL ET DEUX REGARDS. —Les mêmes personnes qui possèdent de par leur nature ce regard, qui appelle la faveur et la protection, possèdent généralement aussi, par suite de leurs humiliations fréquentes et de leurs sentiments de haine, un regard éhonté.

244.

LE LOINTAIN BLEU. — Rester enfant sa vie durant — comme cela a l’air louchant l Mais ce n’est qu’un jugement à distance ; vu de plus près et vécu, c’est toujours ; demeurer puéril sa vie durant.

245.

AVANTAGE ET DÉSAVANTAGE DANS LE MÊME MALENTENDU. — Le muet embarras d’un esprit distingué est généralement interprété, de la part de l’esprit moyen, comme de la supériorité qui se tait, un sentiment que l’on craint beaucoup : tandis que d’apercevoir un certain embarras provoquerait de la bienveillance.

246.

LE SAGE QUI SE FAIT PASSER POUR FOU. — La phi-, lanthropie du sage le pousse parfois à paraître ému, fâché, réjoui, pour ne pas blesser son entouVue 158 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MELEES l53

rage par la froideur et la circonspection de sa vraie nature.

247.

SE FORCER A L’ATTENTION. — Dès que nous nous apercevons que, dans ses réalisations et ses conversations avec nous, quelqu’un est obligé de se forcer pour nous prêter attention, nous avons une preuve certaine qu’il ne nous aime pas, ou qu’il no nous aime plus.

248.

LE CHEMIN QUI MÈNE A UNE VERTU CHRÉTIENNE. — Apprendre quelque chose de ses ennemis, c’est la meilleure façon pour parvenir à les aimer : car cela nous dispose à la reconnaissance envers eux.

249.

RUSE DE GUERRE DE L’IMPORTUN. — L’importun nous rend avec une pièce d’or la monnaie de notre pièce conventionnelle. Il veut par là nous forcer, après coup, à excuser nos manières conventionnelles, comme une erreur et à le traiter en exception.

25o.

RAISON DE L’AVERSION. — Nous nous fâchons contre un artiste ou un écrivain, non point parce que nous nous apercevons enfin qu’ils nous a dupés, mais parce qu’il n’a pas employé de moyens assez subtils pour se moquer de nous. Vue 159 sur 453

l6/| HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIR

25l.

EN SE SÉPARANT. — Ce n’est pas dans la façon dont une âme s’approche d’une autre, mais dans la façon dont elle s’en sépare, que je reconnais la parenté et l’homogénéité avec cette autre.

262.

SILENCE^ I — Il ne faut pas parler de ses amis : autrement on trahit par des paroles le sentiment de l’amitié.

253.

IMPOLITESSE. — L’impolitesse est souvent l’indice d’une modestie maladroite, qui perd la tête lorsqu’elle est surprise, et cherche à cacher cela par de la grossièreté.

254.

LA FRANCHISE QUI SE MÉPREND. — Ce spnt parfois nos nouvelles connaissances qui apprennent d’abord ce que nous avons longtemps gardé pour nous : nous croyons à tort que cette preuve do confiance que nous leurs donnons pst le lien le plus fort par lequel nous puissions nous les attacher. — Mais nous ne leur en avons pas dit assez pour qu’ils aient un sentiment très vif du sacrifice que nous leur faisons par nos confidences, et ils révèlent nos secrets à d’autres sans songer à la trahison ; ce qui nous fera peut-être perdre nos connaissances beaucoup plus anciennes, Vue 160 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 155

’-L • _ :,

255.

DANS L’ANTICHAMBRE DE LA FAVEUR. — Tous les hommes que nous avons longtemps fait attendre dans l’antichambre de noire faveur se mettent à fermenter ou bien ils s’aigrissent.

256.

AVERTISSEMENT AUX MÉPRISÉS, — Lorque l’on est tombé, avec évidence, dans l’estime des hommes, il faut tenir avec une âpre fermeté à la retenue dans les relations : autrement on laisse deviner, aux autres, que. l’on a aussi baissé dans sa propre estime. Le cynisme dans les relations laisse deviner qUe, dans lasolitude, l’homme se traite lui-même comme un chien.

257.

CERTAINES IGNORANCES ANOBLISSENT. — Pour mériter la considération de ceux qui peuvent la donner, il est parfois avantageux de ne pas comprendre erlaines choses, de façon à ce que l’on remarque que vous ne comprenez pas. L’ignorunce clic aussi donne des privilèges.

258.

L’ADVERSAIRE DE LA GHAGE.—L’homme intolérant et orgueilleux n’aime pas la grâce et elle lui fait l’effet d’un reproche vivant et visible à son égard ; car elle est la tolérance du coeur dans les gestes cl les attitudes, Vue 161 sur 453

l56 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

•J5Q.

EN SE REVOYANT. — Lorsque de vieux amis se revoient après une longue séparation, il arrive souvent qu’ils ont l’air de prendre intérêt à des choses qui leur sont devenues complètement indifférentes : parfois ils s’en aperçoivent tous deux et n’osent pas lever le voile — à cause d’un doute un peu triste. C’est ainsi que certaines conversations ont l’air de se tenir dans "le royaume des morts.

260.

IL NE FAUT SE FAIRE D’AMI QUE PARMI LES GENS QUI TRAVAILLENT. — L’homme oisif est dangereux pour ses amis ; car, n’ayant pas assez à faire luimême, il parle dece que font et nefontpas ses amis, il se mêle des affaires des autres et se rend importun : c’est pourquoi il faut être assez sage pour

ne se lier qu’avec les gens qui travaillent.

«

26l. !

UNE ARME PEUT VALOIR LE DOUBLE DE DEUX ARMES. — H y a lutte inégale lorsque l’un défend une caUse avec la tête et le coeur, et que l’autre ne la défend qu’avec la tête : le premier a, en quelque sorte, contre lui le soleil et le vent et ses deux armes se gênent réciproquement ; il perd son prix— aux yeux de la vérité. 11 est vrai que, par contre, la victoire du second, avec sa seule arme, est rarement une victoire selon le coeur de tous les.autres spectateurs et elle le rend impopulaire. Vue 162 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 167

262.

LA PROFONDEUR ET L’EAU TROUBLE. — Le public confond facilement celui qui pêche en eau trouble. avec celui qui puise dans les profondeurs.

263.

DÉMONTRER SA VANITÉ DEVANT LES AMIS ET LES ENNEMIS. — Certains hommes maltraitent même leurs amis par vanité, lorsqu’il y a çjes témoins à qui ils veulent montrer leur supériorité. D’autres exagèrent la valeur de leurs ennemis pour faire entendre avec orgueil qu’ils sont, dignes de pareils ennemis. ’

264.

RAFRAÎCHISSEMENT. — Le coeur échauffé s’allie généralement à une maladie de la tête et du jugement. Celui qui tient, pour un certain temps, à la santé du jugement, doit donc savoir ce qu’il lui faut raffraîchir : sans souci de l’avenir de son coeur I Car, pour peu que l’on soit capable de s’échauffer, on finira bien par reprendre de la chaleur et par avoir son été.

265.

SENTIMENTS COMPOSITES. —Al’ jard de la science, les femmes et les artistes égoïstes ressentent quelque chose qui est fait d’envie et de sentimentalité.

266. QUAND LE DANGER EST LE PLUS GRAND. — On se Vue 163 sur 453

l58 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

casse rarement la jambe tant que l’on s’élève péniblement dans la vie — mais. le danger est plus grand lorsque l’on commence à prendre les choses par leur côté facile et à choisir les chemins agréables.

267.

PAS TROP TÔT. — Il faut prendre garde à ne pas s’aiguiser trop tôt, parce que, en même temps, on risque de s’amincir trop tôt.

268.

LE PLAISIR QUE CAUSENT CEUX QUI REGIMBENT. — Le bon éducateur connaît des cas où il peut être fier de voir ses élèves lui résister’ pour demeurer fidèles à eux-mêmes : quand le jeune homme ne doit pas comprendre l’homme ou qu’il se nuirait à lui-même s’il le comprenait.

269.

TENTATIVE DE L’HONNÊTETÉ. — Les jeunes gens qui veulent devenir plus honnêtes qu’ils ne sont choisissent pour victime quelqu’un de notoirement honnête qu’ils commencent par attaquer en cherchant à force d’injures à s’élever à la hauteur de celui-ci — avec l’arrière-pensée que celte première tentative sera certainement sans danger ;, car leur victimenechâtieracertainemcntpas leur effronterie.

270.

L’ÉTERNEL ENFANT. — Nous croyons que les contes et les jeux appartiennent a l’enfance. Quelle Vue 164 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES l5g

vue courte nous avons 1 Comment pourrions-nous vivre, à n’importe quel âge de la vie, sans contes et sans jeux ! Il est vrai que nous donnons d’autres noms à tout cela et que nous l’envisageons autrement, mais c’est là précisément une preuve que c’est la même chose 1 —- car l’enfant, lui aussi, considère son jeu comme un travail et le conte comme la vérité. La brièveté de la vie devrait nous garder de la séparation pédante des âges — comme si chaque âge apportait quelque chose de nouveau —, et ce serait l’affaire d’un poète de nous montrer une fois l’homme qui, à deux cents ans d’âge, vivrait véritablement sans contes et sans jeux.

271.

TOUTE PHILOSOPHIE EST LA PHILOSOPHIE D’UN ÂGE PARTICULIER. — L’âge de la vie où un philosophe a trouvé sa doctrine se reconnaît dans son oeuvre. Il ne peut empêcher cela, bien qu’il s’imagine planer au-dessus du temps et de l’heure. C’est ainsi que la philosophie de Schopenhauer reste l’image de la jeunesse ardente et mélancolique — elle n’est pas une conception pour des hommes plus âgés ; c’est ainsi que la philosophie de Platon rappelle le milieu de la trentaine, époque où un courant froid et un courant chaud se rencontrent généralement avec impétuosité, soulevant de la poussière et de petits nuages ténus, mais faisant naître, dans des circonstances favorables, lorsque le soleil donne, un arc-en-ciel enchanteur. Vue 165 sur 453

l6o HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

i ;.,

272.

DE L’ESPRIT DES FEMMES. — La force intellectuelle d’une femme paraît démontrée lorsque, par amour pour un honuncetson esprit, elle sacrifie son propre esprit, et lorsque, sur ce domaine nouveau, primitivement étranger à sa nature, où la pousse la tendance d’esprit de son mari, il lui naît immédiatement un second esprit.

273.

ELÉVATION ET ABAISSEMENTS SUR LE DOMAINE SEXUEL.— La tempête du désir entraîne parfois l’homme à une hauteur où tout désir se tait : c’est quand il aime véritablement et quand il vit plutôt d’une existence meilleure que d’une volonté meilleure. Et d’autre part une femme bonne descend parfojs jusqu’au désir, par amour véritable, et va jusqu’à s’abaisser devant elle-même. Ce dernier cas surtout fait partie des choses les plus émouvantes que l’idée d’un bon mariage puisse entraîner avec elle. !

274.

LA FEMME ACCOMPLIT, L’HOMME PROMET. —- Parla femme, la nature montre ce qu’elle es» parvenue à accomplir jusqu’à présent, dans son travail sur la statue humaine ; par l’homme, elle montre ce qu’elle avait à surmonter dans ce travail, mais aussi tout ce qu’elle se propose encore de faire avec l’être humain.— La femme parfaite de tous les temps < représente l’oisiveté du créateur, au septième jour Vue 166 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES loi

de la culture, le repos de l’artiste dans son œuvre. 275.

TRANSPLANTATION. —Lorsque l’on a employé son esprit à se rendre maître de ce que les passions ont de démesuré, on arrive parfois à un résultat fâcheux : on transporte sur l’esprit le manque de mesure et l’on s’exalte dès lors dans la pensée et la connaissance.

276.

LE RIRE RÉVÉLATEUR. — Quand et comment une femme rit, c’est l’indice de son éducation : mais sa nature se dévoile au timbre de son rire ; chez les femmes très cultivées on y voit peut-être le dernier vestige inextricable de leur nature. — C’est pourquoi celui qui étudie les hommes dira comme Horace, maispouruneraisondifférente : ridete,puelloe.

277DE L’AME DU JEUNE HOMME. — Les jeunes gens changent dans leurs rapports avec une seule et môme personne et vont du dévouement à l’effronterie : car, dans les autres, ils n’estiment et ne méprisent au fond qu’eux-mêmes, et à l’égard d’euxmêmes, ils oscillent d’un sentiment à l’autre, jusqu’à ce que l’expérience les ait fait trouver la mesure dans leur vouloir et leur pouvoir.

278.

POUR RENDRE LE MONDE MEILLEUR. —- Si l’on interdisait la reproduction aux mécontents, aux Vue 167 sur 453

IÔ2 ’’. HUMAIN, TROP HUMAIN. DEUXIÈME PARTIE

bilieux et aux esprits moroses, on verrait transformer, comme par magie, le monde en un jardin de bonheur. — Cet axiome fait partie d’une philosophie pratique pour le sexe féminin. ;

279.

NE PAS SE MÉFIER DE SES SENTIMENTS. — Le précepte très féminin, qu’il ne faut pas se méfier de ses sentiments, ne signifie pas autre chose que ceci : il faut manger ce que l’on trouve bon. C’est peutêtre bien *aussi une bonne règle usuelle pour les natures mesurées. Mais les autres natures devront vivre selon une autre règle : « Il ne faut pas manger seulement avec la bouche, mais aussi avec la tête, autrement, la gourmandise de.ta bouche te. fera périr. »

280.

CRUELLE INVENTION DE L’AMOUR. —Tout grand amour fait naître l’idée cruelle de détruire l’objet de cet amour pour le soustraire une fois pour toutes au jeu sacrilège du changem’ent : car l’amour craint le changement plus que la destruction.

281.

PORTES. — L’enfant, de même que l’homme, voit dans tout ce qui lui arrive, dans tout ce qu’il apprend, des portes : mais pour l’homme ce sont des portes tfaccèst pour l’enfant des passages.

282. /

FEMMES COMPATISSANTES. — La compassion verVue 168 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES ï 63

beuse des femmes porte le lit du malade sur la place publique.

283.

MÉRITES PRÉCOCES. — Celui qui, très jeune, acquiert déjà des mérites,.désapprend généralement la crainte de la vieillesse et de ce qui est ancien, et s’exclut ainsi, à son grand désavantage, de la société des gens mûrs qui procure la maturité d’esprit : ce qui fait que, malgré ses mérites, il reste, plus longtemps que d’autres, vert, importun et puéril.

284.

AMES FAITES D’UNE PIÈCE. — Les femmes et les artistes s’imaginent que, quand on ne les contredit pas, on n’est pas capable de le faire ; l’admiration sur dix points différents et le blâme silencieux sur dix autres leur semblent impossibles en même temps, parce que leur âme est faite d’un seul bloc.

285.

JEUNES TALENTS. — Pour ce qui en est des jeunes talents, il faut procéder rigoureusement selon la maxime de Goethe, lequel prétend que souvent il n’estpas permis d’entraver l’erreur pour ne pas entraver la vérité. Leur état ressembleaux maladies de la grossesse et entraîne des désirs singuliers : on devrait satisfaire ces désirs tant bien que mal, et en tenir compte à cause du fruit que l’on espère d’eux. Mais, étant le garde de ce singulier malade, il faut s’entendre à l’art difficile de l’humiliation de soi. Vue 169 sur 453

l64 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

286.

DÉGOÛT DE LA VÉIUTÉ. — C’est le propre de la femme d’avoir du dégoût en face de toutes les vérités (en ce qui concerne l’homme, l’amour, l’enfant, la société, le but de la vie) — et de chercher à se venger de tous ceux qui leur ouvrent les yeux.

287.

LA SOURCE DU GHAND AMOUR. — D’où peuvent bien naître les passions soudaines d’un homme pour une femme, les passions profondes et intimes ? Elles sont ducs à la sensibilité moins qu’à toute autre chose : mais, lorsque l’homme trouve, dans un être, tout à la fois de la faiblesse, du dénuement et de la pétulance, il se passe quelque chose en lui comme si son âme voulait déborder : il se sent en môme temps touché et offensé. C’est de ce point sensible que jaillit la source du grand amour.

288.

PROPRETÉ. — Il faut développer chez les enfants jusqu’à la passion le sens de la propreté : ce sens s’élève plus tard, par des transformations toujours nouvelles, pour égaler presque toutes les vertus, et il finit par apparaître comme une compensation de toute espèce de talents, comme une enveloppe lumineuse de pureté, de modération, de douceur, de caractère — portant le bonheur en lui, répandant le bonheur autour de lui. Vue 170 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 165

289.

VIEILLARDS VANITEUX. —- La profondeur appartientà la jeunesse, la clarté d’esprit à l’âge avancé : si, malgré cela, de vieilles gens parlent et écrivent parfois à la façon des hommes profonds, ils agissent ainsi par vanité, croyant revêtir delà sortele charme de la jeunesse, de l’exaltation, de ce qui est dans son devenir, encore plein de pressentiments et d’espoirs.

290.

UTILISATION DU NOUVEAU. <— Les hommes utiliseront dorénavant ce qu’ils ont appris et vécu de nouveau comme ils se serventdu soc de la charrue, peut-être comme d’une arme : mais les femmes s’en arrangeront immédiatement une parure.

291.

AVOIR RAISON AUPRÈS DES DEUX SEXES. — Si l’on convient auprès d’une femme qu’elle a raison, celle-ci ne peut pas s’empêcher de mettre encore triomphalement le talon sur la nuque de celui qui s’est soumis, — il faut qu’elle goûte sa victoire jusqu’au bout ; tandis que, d’homme à homme, on a généralement honte, dans un pareil cas, d’avoir raison. C’est que, chez l’homme, la victoire est la règle, chez la femme elle est une exception.

292.

RENONCEMENT DANS LA VOLONTÉ D’ÊTRE BELLE. — Pour devenir belle une femme ne doit pas vouloir Vue 171 sur 453

l66 HUMAIN, TROP. HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

passerpour jolie : c’est-à-direque,dansquatre-vingtdix-neuf cas où elle pourrait plaire,elle doit dédaigner de plaire et s’en empêcher, pour recueillir une seule fois leravissementdecelui dont l’âme est assez grande pour accueillir ce qui est grand.

293.

INCOMPRÉHENSIBLE, INSUPPORTABLE. — Un jeune homme ne peut pas comprendre que quelqu’un de plus âgé que lui ait déjà passé par ses ravissements, ses aurores de sentiments, ses tours de pensées et ses élévations : il s’offense déjà rien qu’à l’idée que tout ceci a pu exister deux fois, -— mais il prend une altitude tout à fait hostile lorsqu’on lui dit que l’on ne peut devenir fécond qu’à condition de perdre ces fleurs et de se passer de leur parfum.

294.

, LE PARTI QUI PREND L’ALLURE D’UNE VICTIME. — Tout parti qui sait se donner l’allure d’une victime attire à lui le coeur des gens bienveillants et gagne ainsi lui-même l’allure delà bienveillance, — à son grand avantage.

295.

AFFIRMER VAUT MIEUX QUE DÉMONTRER. — Une affirmation a plus de poids qu’un argument, du moins chez la plupart des hommes ; car l’argument éveille la méfiance. C’est pourquoi les orateurs populaires essayent d’assurer les arguments de leurs partis par des affirmations. Vue 172 sur 453

OPINIONS BT SENTENCES MÊLÉES IÔ7

296.

-LES MEILLEURS RECELEURS. —Tous ceux qui sont habitués au succès sont pleins d’astuce pour présenter toujoursleurs défauts etleurs faiblesses comme de la force apparente : d’où il ressort qu’ils connaissent ceux-ci particulièrement bien et qu’ils savent s’en servir.

297-

DE TEMPS EN TEMPS. — Il s’assit sous la porte de la ville et il dit à quelqu’un qui y passait que c’était là la porte de la ville. Celui-ci lui répondit que, bien qu’il dise la vérité, il ne fallait pas avoir raison trop souvent si l’on voulait en récolter do la reconnaissance. Oh 1 se prit-il à dire, je ne tiens pas àla reconnaissance, mais, de temps en temps, il est très agréable, non seulement d’avoir raison) mais encore de garder raison.

298.

LA VERTU N’A PAS ÉTÉ INVENTÉE PAR LES ALLEMANDS. — La noblesse et l’absence d’envie chez Goethe, la résignation altière et solitaire chez Beethoven, la suavité et la grâce du coeur chez Mozart, la virilité inébranlable et la liberté sous la loi chez Hoendel, la vie intérieure, confiante et transfigurée, qui n’a même pas besoin de renoncer à la gloire çt au succès, chez Bach I — sont-ce là des qualités allemandes ? Mais, si ce n’est pas le cas, montrez-nous du moins à quoi doivent aspirer les Allemands et ce qu’ils peuvent atteindre.

Il Vue 173 sur 453

l68 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

299.

Pi A FRAUS ou AUTRE CHOSE. — Me tromperais-je peut-être : mais il me semble que, dans l’Allemagne actuelle, une double hypocrisie est devenue pour chacun le devoir du moment : on demande le germanisme, dans l’intérêt de la politique de l’empire, et le christianisme par crainte sociale, mais tous deux seulement dans les paroles et les attitudes, et surtout dans la faculté de pouvoir se taire. C’est Y enduit qui coûte maintenant si cher, que l’on paye un si haut prix : c’est à cause des spectateurs que la nation fait prendre à son visage des plisgermano-christianisants.

3oo.

DANS LES CHOSES BONNES, LE DEMI VAUT MIEUX QUE L’ENTIER. — Dans toutes les choses qui sont organisées pour la durée et qui exigent toujours le service de plusieurs personnes, il faut présenter comme règle ce qui est parfois moinsboh,bien que l’organisateur connaisse fort bien ce qui est meilleur (et plus difficile) : mais il tablera s,ur le fait que jamais les personnes qui pourront correspondre à la règle ne devront manquer, — et il sait que c’est la moyenne des forces qui représente la règle. — C’est ce dont un jeune homme se rend rarement compte et il est certain d’être dans le vrai quand il s’affirme novateur et il s’étonne de l’étrange aveuglement des autres. Vue 174 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES lÔQ

3OI.

L’HOMME DE PARTI. — Le véritable homme de parti n’apprend plus rien, il ne fait qu’expérimenter et juger : tandis que Solon, qui ne fut jamais homme de parti, mais qui poursuivit’son but à côté et au-dessus des partis, ou même contre eux, devint l’auteur (et cela est significatif) de cette simple parole qui recèle toute la santé inépuisable d’Athènes : « Je deviens vieux, mais je continue à apprendre. »

302.

CE QUI EST ALLEMAND SELON GOETHE. — Ils sont vraiment insupportables et l’on ne peut même pas accepter ce qu’ils ont de bon, ceux qui possèdent la liberté de sentiment et ne s’aperçoivent pas que Y indépendance du goût et de l’esprit leur manque. Mais selon le jugement bien pesé de Goethe, cela précisément est allemand. — Sa parole et son exemple démontrent que l’Allemand doit être plus qu’un Allemand pour être utile, ou même seulement supportable aux autres nations — et il indique dans quelle direction il doit aspirer à se dépasser et à sortir de lui-môme.

3o3.

QUAND IL FAUT S’ARRÊTER. —Lorsque les masses commencent à se débattre avec rage et que la raison s’obscurcit on fait bien, pour le cas où l’on ne serait pas tout à fait certain de la santé de son Vue 175 sur 453

I7O HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

âme, de s’abriter sous une porte cochère et de regarder après le temps.

3o4.

RÉVOLUTIONNAIRES ET PROPRIÉTAIRES. — Le seul remède contre le socialisme qui demeure entre vos mains, c’est de ne pas lui lancer de provocation, c’est-à-dire de vivre vous-même modestement et sobrement, d’empêcher, selon vos moyens, tout étalage d’opulence et d’aider l’Etat lorsqu’il veut imposer lourdement tout ce qui est luxe et superflu. Vous ne voulez pas de ce moyen ? Alors, riches bourgeois qui vous appelez « libéraux », avouez-le à vous-mêmes, c’est votre propre sentiment que vous trouvez si terrible et si menaçant chez les socialistes, mais, dans votre propre coeur, vous lui accordez une place indispensable, comme si ce n’était pas la même chose. Si vous n’aviez pas, tels que vous êtes, votre fortune et le souci de sa conservation, ce sentiment vous rendrait pareil aux socialistes : la propriété seulefait la diffé-* rence entre vous et eux. Il faut d’abord vous vaincre vous-mêmes si vous voulez triompher, en quelque manière que ce soit, des adversaires de votre aisance. — Si, du moins, cette aisance correspondait à un bien-être véritable 1 Elle serait moins extérieure et provoquerait moins l’envie, elle aurait plus de bienveillance, plus de souci de l’équité, et elle serait plus secourable. Mais ce qu’il y a de faux et de comédien dans votre joie de vivre, qui provient plutôt d’un sentiment de contraste (avec d’autres qui n’ont pas cette joie de vivre etqui vous Vue 176 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES I7I

l’envient) que d’une certaine plénitude de la force et de la supériorité — les exigences de vos appartements, vos vêtements, vos équipages, vos magasins, les besoins de la bouche et de la table, vos enthousiasmes bruyants pour le concert et l’opéra, et enfin vos femmes ; formées et modelées, mais d’un métal vil, dorées, mais sans rendre le son de l’or, choisies par vous pour en faire parade, se donnant elles-mêmes comme pièces de parade : — ce sont là les propagateurs empoisonnés de cette maladie du peuplé qui, sous forme de gale socialiste, se répand maintenant parmi les masses, avec unerapidité toujours ptus grande mais qui a eu en vous son premier siège et son premier foyer d’incubation. Et qui donc serait encore capable d’arrêter cette peste ?

3o5.

TACTIQUE DES PARTIS. — Lorsqu’un parti s’aperçoit qu’un de ses membres, après avoir été un adhérent absolu, est devenu un adhérent conditionnel, il tolère si peu ce changement qu’il tente, par toutes sortes d’humiliations et de provocations, d’amener sa défection complète et d’en faire un adversaire : car il soupçonne que l’intention de voir dans sa doctrine quelque chose qui est d’une valeur relative, autorisant le pour et le contre, l’examen et le choix, est plus dangereux pour lui qu’une opposition radicale.

3o6.

POUR FORTIFIER LES PARTIS. — Celui qui veut fortifier les assises intérieures d’un parti lui procure

il. Vue 177 sur 453

I72 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

l’occasion de se faire traiter avec une injustice manifeste : cela lui fait accumuler un capital de bonne conscience qui lui manquait peut-êt’e jusque-là.

307.

PRENDRE SOIN DE SON PASSÉ. ^— Puisque les hommes ne vénèrent, en somme, que ce qui existe depuis longtemps et ce qui s’est formé lentement, celui qui veut continuer à vivre après sa mort ne doit pas seulement prendre soin do ses descendants mais encore de son passé : c’est pourquoi les tyrans de toute espèce (les artistes et les politiciens tyranniques eux aussi) aiment à faire violence à l’histoire, pour que celle-ci apparaisse comme une préparation et une échelle qui mènent jusqu’à eux.

3o8.

ÉCRIVAINS DE PARTI. — Les coups de timbale avec lesquels déjeunes écrivains se plaisent au service d’un parti ressemblent, pour celui qui n’appartient pas au parti, à un cliquetis de chaînes et éveillent plutôt la pitié que l’admiration.

3o9.

PRENDRE PARTI CONTRE SOI-MÊME, -r- Nos adhérents ne nous pardonnent jamais,quand nous prenons parti contre nous-mêmes : car, à leurs yeux, ce n’est pas seulement repousser leur amour, mais encore dénuder leur raison.

3io. DANGER DANS LA RICHESSE. — Seul devrait possêVue 178 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 17$

der celui qui a de l’esprit : autrement, la fortune est un danger public. Car celui qui possède, lorsqu’il ne s’entend pas à utiliser les loisirs que lui donne la fortune, continuera toujours à vouloir acquérir du bien : cette aspiration sera son amusement, sa ruse de guerre dans la lutté avec l’ennui. C’est ainsi que la modeste aisance, qui suffirait à l’homme intellectuel, se transforme en véritable richesse, résultat trompeur de dépendance et de pauvreté intellectuelles. Cependant, le riche apparaît tout autrement que pourrait le faire attendre son origine misérable, car il peut prendre le masque de la culture et de l’art : il peut acheter ce masque. Par là il éveille l’envie des plus pauvres et des illettrés — qui jalousent en somme toujours l’éducation et qui ne voient pas que celle-ci n’est qu’un masque — et il prépare ainsi peu à peu un bouleversement social : car la brutalité sousun vernis de luxe, la vantardise de comédien, par quoi le riche fait étalage de ses « jouissances de civilisé », évoquent,chez le pauvre, l’idée que « l’argent seul importe », — tandis qu’en réalité, si l’argent importe quelque peu, l’esprit importe bien davantage.

’du.

LB PLAISIR DE COMMANDER ET D’OBÉIR. — Commander fait plaisir tout autant qu’obéir, la première chose lorsqu’elle n’est pas encore entrée dans les habitudes, la seconde lorsqu’elle est tout à fait entrée dans les habitudes. Les vieux serviteurs et les nouveaux maîtres s’encouragent réciproquement à faire plaisir. Vue 179 sur 453

174 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

3l2.

AMBITION DE LA VEDETTE. — H y a une ambition de la vedette qui presse un parti à s’aventurer dans un danger extrême.

3i3.

LA NÉCESSITÉ DE L’ANE. — On n’amènera pas la foule à crier hosanna avant que l’on n’entre en ville à califourchon sur un âne.

3i4.

MOEURS DE PARTI. — Chaque parti essaye de présenter comme insignifiantes les choses importantes qui se sont faites en dehors de lui ; mais,s’il n’y réussit point, il attaquera avec d’autant plus d’amertume ce qui sera plus parfait.

3i5.

SE’VIDER. — A mesure que quelqu’un s’abandonne aux événements il s’amoindrit de plus en plus. C’est pourquoi de grands politiciens peuvent devenir des hommes tout à fait vides, alors qu’ils étaient autrefois riches et pleins de talents,

3i6.

ENNEMIS DÉSIRÉS. — Pour les gouvernements dynastiques les courants socialistes sont utiles plutôt qu’ils n’inspirent la terreur, parce qu’ils donnent à ceux-là le droit de recourir à des mesures d’exception et leur mettent entre les mains une épée pour frapper les partis qui sont leur Vue 180 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES ^5

cauchemar, les démocrates et les adversaires de la dynastie. — Tout ce que de pareils gouvernements haïssent publiquement leur est secrètement sympathique : ils sont forcés de cacher leur âme.

3i7,

LA PROPRIÉTÉ POSSÈDE. — Ce n’est que jusqu’à un certain degré que la propriété rend l’homme plus indépendant et plus libre ; un échelon de plus et la propriété devient le maître, le propriétaire l’esclave : il faut dès lors qu’il sacrifie son temps,sa méditation pour engager des relations, s’attacher à un lieu, s’incorporer à un Etat — tout cela peutêtre à l’encontre de ses besoins intimes et essentiels.

3i8.

DE LA DOMINATION DES COMPÉTENCES. — Il est facile, ridiculement facile, d’élaborer un modèle pour le choix d’un corps législatif. Il faudrait d’abord’ mettre à part, dans un pays, les hommes loyaux et dignes de confiance qui seraient, en même temps, maîtres et connaisseurs en certaines choses et reconnaîtraient réciproquement leurs capacités : dans cette assemblée il faudrait faire un choix plus restreint qui déterminerait les spécialités et les compétences de premier ordre dans chaque parti, ce choix se ferait par l’estime et la garantie mutuelle. Le corps législatif ainsi composé, les voix et les jugements de chaque homme spécialement compétent devraient seuls décider dans chaque cas particulier et l’honorabilité de tous les autres devrait Vue 181 sur 453

176* HUMAIN, TROP-HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

être assez grande pour que la simple convenance leur fasse abandonner le vote à ceux-ci : de sorte que, au sens strict, la loi naîtrait de la raison des plus raisonnables. — Maintenant ce sont les’partis qui votent : et, à chaque vote, il doit y avoir des centaines de consciences honteuses — toutes celles des hommes mal informés, incapables de jugements, qui agissent par imitation, que l’on traîne et entraîne. Rien n’abaisse autant la dignité d’une loi nouvelle que la honte forcée de ce manque de probité, à quoi contraint tout vote par partis. Mais, je l’ai déjà dit, il est facile, ridiculement facile, d’élaborer une pareille construction : il n’y a pas de puissance assez forte sur la terre pour la réaliser dans un sens meilleur, — à moins que la croyance en l’utilité supérieure de ta science et des savants ne^devienne évidente, même pour le plus malveillant, et que l’on ne préfère cette croyance à la foi en le nombre. C’est dans le sens de cet avenir qu’il nous faut dire : « Plus de respect pour l’homme compétent I Et à bas tous les partis I »

3ig.

LE « PEUPLE DES PENSEURS » (CELUI DES MAUVAIS

PENSEURS). — L’indéfini, l’indéterminé, le mystérieux, l’élémentaire, l’intuitif — pour donner des noms vagues à des choses vagues — que l’on dit être les qualités du caractère allemand, seraient, si ces qualités existaient effectivement encore, la preuve que la civilisation allemande est demeurée de plusieurs pas en arrière et qu’elle respire encore l’atmosphère du moyen âge. —Il est vrai qu’un Vue 182 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES I77

pareil retard aurait aussi des avantages : avec les qualités indiquées— pour le cas, bien entendu, où ils les posséderaient encore—les Allemands seraient aptes à certaines choses, et surtout aptes à comprendre certaines choses, pour lesquelles d’autres nations ont perdu toutes leurs facultés. Et il est certain que quand le manque de raison — c’està-dire ce qui est commun à toutes ces qualités — se perd,il se perd beaucoup de choses : mais il n’y a point là de perte sans qu’il y ait de grands avantages contraires, de sorte que toute raison de se plaindre fait défaut, en admettant que l’on ne veuille pas agir comme font les enfants et les gourmands, et jouir simultanément des fruits de toutes les saisons.

320.

PORTER DES HIBOUX A ATHÈNES. — Les gouvernements des grands Etats ont entre les mains deux moyens pour tenir le peuple en dépendance, pour. se faire craindre et obéir : un moyen plus grossier, l’armée, un plus subtil, l’école. A l’aide du premier ils entraînent de leur côté Yambition des classes supérieures et la force des classes inférieures, du moins dans la mesure où ces deux classes possèdent des hommes actifs et robustes, doués moyennement et médiocrement. A l’aide de l’autre moyen ils gagnent pour eux la pauvreté douée et surtout la demi-pauvreté à prétentions intellectuelles des classes moyennes. Ils se créent, avant tout, par les professeurs de tous grades, une cour intellectuelle qui aspire à « monter » ; en entassant obstacle sur Vue 183 sur 453

I78 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

obstacle contre l’école privée ou l’éducation particulière que l’État a spécialement en haine, il s’assure la disposition d’un très grand nombre de places qui sont convoitées sans cesse par un nombre certainement cinq fois supérieur à celui qu’on pourrait satisfaire, d’yeux avides et quémandeurs. Mais ces situations ne devront nourrir leur homme que très maigrement : c’est ainsi que l’Etal entretient chez lui la soif fiévreuse de l’avancement et le lie plus étroitement encore aux intentions gouvernementales. Car il vaut mieux entretenir un mécontentement bénin, bien préférable à la satisfaction, mère du courage, grand’mère de la liberté d’esprit et de la présomption. Au moyen de ce corps enseignant, matériellement çt intellectuellement tenu en bride, on élève alors, tant bien que mal, toute la jeunesse du pays, à un certain niveau d’instruction utile à l’Etat, et gradué selon le besoin : avant tout, l’on transmet presque imperceptiblement aUx esprits faibles, aux ambitieux de toutes les conditions, l’idée que seule une direction de vie reconnue et estampillée par l’Etat vous amène immédiatcmentàjouerunrôledanslasoc/^. La croyance aux examens d’Etat et aux litres conférés par l’Etat va si loin que,même des hommes qui se sontformés d’une façon indépendante, qui se sont élevés par le commerce ou par l’exercice d’un métier gardent unepoinle d’amertume au coeur, tant que leur situation n’a pas été reconnue d’en haut par uneinvesliture officielle,un titre ou une décoration, —jusqu’à ce qu’ils puissent « se faire voir ».Enfin l’Etat associe la nomination aux mille et mille foncVue 184 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES I79

tions et places rétribuées, qui dépendent de lui, à Y engagement de se faire éduquer et estampiller par les établissements de l’Etat, autrement celte porte vous demeure close à jamais : honneurs dans la société, pain pour soi-même, possibilité d’une famille, protection d’en haut, esprit de corps chez ceux qui ont été éduqués en commun, — tout cela forme un filet d’espérances où se précipitent tous les jeunes gens : d’où pourrait donc leur venir un souffle de méfiance ? Si, en fin de compte, l’obligation pour chacun d’être soldat pendant quelques’ années est devenue, au bout de quelques générations, une habitude et une condition que l’on accomplit sans arrière-pensée, en vue de quoi l’on arrange d’avance sa vie, l’Etat peut encore hasarder le coup de maître d’enchaîner, par des avantages, l’école et l’armée, l’intelligence, l’ambition et la force, c’est-à-dire d’attirer vers l’armée les hommes d*aptitudes et de culture supérieures et de leur inculquer l’esprit militaire de l’obéissance volontaire : ce qui les entraînera peut-être à prêter serment au drapeau, pour toute leur vie, et à procurer, par leurs aptitudes, un nouvel éclat au métier des armes. — Alors il ne manquera plus autre chose que l’occasion des grandes guer-v res : et l’on peut prévoir que, de par leur métier, les diplomates y veilleront en toute innocence, de même que les journaux et la spéculation : car le « peuple », lorsqu’il est un peuple de soldats, a toujours bonne conscience quand il fait la guerre, — inutile de la lui suggérer.

1* Vue 185 sur 453

l8û HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

321.

LA PRESSE. — Si l’on considère qu’aujourd’hui encore tous les grands événements publics se glissent secrètement et comme voilés sur la scène du monde, qu’ils sont cachés par des faits insignifiants^ côté desquels ils paraissent petits,queleurs effets profonds, leurs contre-coups ne se manifestent que longtemps après qu’ils se sont produits, — quelle importance peut-on alorsaccorder à lapresse, telle qu’elle existe aujourd’hui, avec sa quotidienne dépense de poumons pour hurler, assourdir, exciter et effrayer ? — la presse est«elle autre chose qu’un bruit aveugle et permanent qui détourne les oreilles et les sens vers une fausse direction ?

322.

APRES UN GRAND ÉVÉNEMENT. — Un peuple ou un homme dont l’âme a été mise à jour par un grarid événement éprouve ensuite généralement le besoin d’un enfantillage ou d’une grossièreté, tout aussi bien par pudeur que pouf ?e reposer.

323.

ÊTRE UN BON ALLEMAND C’EST CESSER D’ÊTRE ALLEMAND. — On ne trouve pas seulement, comme on avait cru jusqu’ici, les différences nationales dans les nuances entre les différents degrés de culture. Ces différences n’ont souvent rien de durable. C’est pourquoi toute argumentation basée sur le caractère national engage si peu celui qui travaille à la transformation des convictions, celui cjui fait Vue 186 sur 453

.OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES l8l

oeuvre civilisatrice. Si l’on passe, par exemple, en revue tout ce qui a déjà été appelé allemand, il faudra corriger la question théorique : qu’est-ce qui est allemand ? en se demandant : qu’est-ce qui est maintenant allemand ? — et tout bon Allemand résoudra pratiquement celte question, précisément en surmontant ses qualités allemandes. Car, lorsqu’un peuple va de l’avant et grandit.il romptchaque fois les entraves qui lui ont conféré jusqu’ici la considération nationale : si ce peuple s’arrête, s’il dépérit, de nouvelles entraves se mettent autour de son âme, la croûte qui devienttous les jours plus dure forme, en quelque sorte, une prison dont les murs ne font que s’épaissir. Si un peuple célèbre beaucoup de fêles,c’est une preuve qu’il veut se pétrifier et qu’il aimerait se changer en monument ; comme ce fut le cas de l’égypticisme à partir d’une certaine époque. Celui donc qui veut du bien aux Allemands devra veiller, pour sa part, à grandir toujours davantage au-dessus de ce qui est allemand. C’est pourquoi l’orientation vers ce qui n’est pas allemand fut toujours la marque des hommes distingués de notre peuple.

324.

PRÉDILECTIONS POUR L’ÉTRANGER. — Un étranger qui voyageaiten Allemagne déplut et plut par quelques affirmations, selon les contrées où il séjourna. Tous les Souabes qui ont de l’esprit — nvail-il l’habitude de dire — sont coquets. — Mais les autres Souabes continuent à croire qu’Uhland est un poète et que Goethe fut immoral. — Ce qu’il y Vue 187 sur 453

|82 HUMAIN, TROP HUMAIN. DEUXIÈME PARTIE

a de meilleur dans les romans allemands qui ont maintenant de la vogue, c’est que l’on n’a pas besoin de les lire : on les connaît déjà. — Le Berlinois paraît être de meilleure composition que l’Allen.’nd du Sud, car, étant excessivement moqueur, il support’ ’a moquerie : ce qui n’est pas le cas chez les Allemands du Sud. — L’esprit des Allemands est maintenu à un niveau inférieur par la bière et les journaux : il leur recommande le thé et les pamphlets, comme remèdes, bien entendu. — Il conseillait d’examiner les différents peuples de la vieille Europe au point de vue des qualités particulières aux vieillards dont elle présente assez bien les types différents, ceci à la plus grande joie de ceux qui assistent au spectacle* du grand tréteau : les Français représentent d’une façon heureuse ce que la vieillesse a de sage et d’aimable, les Anglais l’expérience et la retenue, les Italiens l’innocence et l’aisance. Les autres masques de la vieillesse feraient-ils défaut ? Où est le vieillard hautain ?Où le vieillard despotique ? Où le vieillard cupide ? — Les contrées les plus dangereuses de l’Allemagne sont la Saxe et la Thuringo : on ne trouve nulle part plus d’activité intellectuelle et de science des hommes, avec beaucoup de liberté d’es* prit, et tout cela est tellement humble, caché par l’horrible langage et la serviabilité de cette population, que l’on s’aperçoit à peine que l’on a devant soi les sous-officiers intellectuels de l’Allemagne et les maîtres de celle-ci, en bien et en mal.—L’arrogance des Allemands du Nord est maintenue dans ses bornes par leur penchant à obéir, celle des Vue 188 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES l83

Allemands du Sud par leur penchant à l’indolence. —Il lui semblait que les hommes allemands avaient dans leurs femmes des ménagères maladroites, mais très convaincues do leur valeur ; que celles-ci disaient du bien d’elles-mêmes avec tant d’insistanco qu’elles avaient convaincu presque tout lo monde et, en tous les cas leurs maris, des vertus particulières que déploient dans leur intérieur les femmes allemandes.—Quand alors la conversation se portait sur la politique do l’Allemagne à l’extérieur et à l’intérieur, il avait l’habitude de raconter — il disait de révéler — que le plus grand homme d’Etat de l’Allemagne ne croyait pas aux grands hommes d’Etat. — Il considérait l’avenir des Allemands comme menacé et menaçant : car ils avaient désappris de se réjouir (ce à quoi les Italiens s’entendaient si bien), mais, par le grand jeu de hasard des guerres et révolutions dynastiques, ils s’étaient habitués à l’émotion, par conséquent, ils finiraient, un jour, par avoir chez eux l’émeute. Car c’est là la plus forte émotion qu’un peuple puisse se procurer. — Le socialiste allemand, disait-il, était le plus dangereuxde tous parce qu’il n’étaitpas poussé par une nécessité déterminée ; ce dont il souffre c’est dene pas savoir ce qu’il veut. Quoi qu’il puisse donc atteindre, dans la jouissance il languira toujours de désir, tout comme Faust, mais probablement comme un Faust très populacier. « Car, s’écriait-il enfin, Bismarck a chassé le démon de Faust qui a tant tourmenté les Allemands cultivés : mais ce démon est maintenant entré dans les pourceaux et il est pire que jamais. » Vue 189 sur 453

l84 HUMAIN, TROP HUMAIS, DEUXIÈME PARTIE

325.

OPINIONS. — La plupart des gens ne sont rien et no comptent pour rien avant d’avoir revêtu le manteau des convictions générales et des opinions publiques — conformément à la philosophie des tailleurs : ce sont les habits qui font les gens. Mais, pour les hommes d’exception, il faut dire : celui qui se vêt fait le vêtement ; là les opinions cessent d’être publiques et deviennent autre chose que des masques, des parures et des travestissements.

3a6.

DEUX ESPÈCES DE SOBIUÉTÉ. — Pour ne pas confondre la sobriété provoquée par ’’épuisement d’esprit avec la sobriété de la tempérance, il faut observer que la première est louche d’allure tandis que la seconde est pleine de gaieté.

327.

FALSIFICATION DE LA JOIE. — Il ne faut pas appeler bonne une choso fût-ce même un jour de plus qu elle ne nous paraît ainsi, mais il ne faut pas non plus que ce soit un jour plus tôt, ■— c’est la seule façon de se conserver une joie véritable : autrement notre joie serait trop facilement fade au goût et peut-être trop avancée, et passerait auprès de beaucoup de gens pour de la nourriture falsifiée.

328. LE BOUC DE VERTU. — Lorsque quelqu’un fait ce Vue 190 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES l85

qu’il sait faire de mieux, ceux qui lui veulent du bien, mais qui ne sont pas à la hauteur de son acte, se mettent vite à chercher un bouc pour le sacrilier, croyant que c’est lo bouc émissaire (Siïndenbock — bouc de péché) alors que c’est lo bouc de vertu.

329.

SOUVERAINETÉ. — Vénérer aussi les choses mauvaises et les reconnaître, lorsqu’elle vous plaisent, ignorer totalement comment on peut avoir honte de ce qui vous plaît, c’est le signe de la souveraineté, en grand et en petit.

33o.

CELUI QUI AGIT SUR SES SEMBLABLES EST,UN FANTOME ET NON PAS UNE RÉALITÉ. — L’homme éminent apprend peu £ peu qu’en tant qu’il agit il est un fantôme dans le cerveau des autres, et il en arrive peut-être à la subtile torture de l’âme de se demander s’il ne faut pas conserver le fantôme de soi pour le bien de ses semblables.

33i.

PRENDRE ET DONNER. — Lorsque l’on a pris la moindre des choses à quelqu’un (ou lorsqu’on l’a prélevée sur lui) il devient aveugle etil ne voit pas qu’on lui a donné des choses infiniment plus grandes, et même la plus grande chose.

332.

LE BON CHAMP. — Tout refus X toute négation Vue 191 sur 453

|80 MUMA1N, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

témoignent d’un manque de fécondité : au fond, si nous étions un bon champ de labour, nous no laisserions rien périr sans l’utiliser et nous verrions en toute chose, dans les événements et dans les hommes, de l’utile fumier, de la pluie et du soleil.

333.

LES RELATIONS UNE JOUISSANCE. — Si l’esprit de renoncement pousse quelqu’un à rechercher la solitude avec intention, il peut, lorsqu’il les goûte rarement, transformer ses relations avec les hommes, en un mets délicat.

334.

SAVOIR SOUFFRIR PUBLIQUEMENT. —’- Il faut afficher son malheur, gémir de temps en temps, de façon à ce que tout le monde l’entende,s’impatienter d’une façon visible : car si on laissait les autres s’apercevoir combien l’on est tranquille et heureux au fond de ■ >i-même, malgré les douleurs et les privations, combien on les rendrait envieux et méchants 1 — Mais il faut que nous veillions à ne pas rendre nos semblables plus mauvais ; de plus., s’ils nous savaient heureux, ils nous chargeraient de lourdes contributions, de sorte que notre souffrance publique est certainement aussi pour nous un avantage privé.

335.

CHALEUR SUR LES SOMMETS. — Sur les hauteurs il fait plus chaud que l’on imagine généralement Vue 192 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 187

dans la vallée, surtout en hiver. Le penseur sait tout ce que ce symbole veut dire.

336.

VOULOIR LE BIEN, SAVOIR LE BEAU. — Il ne suffit pas d’exercer le bien, il faut aussi l’avoir voulu et, selon le mot du poète, recevoir la divinité dans son vouloir. Mais il ne faut pas vouloir le beau, il faut le pouvoir, avec innocence et aveuglement, sans que Psyché y mette de sa curiosité. Que celui qui allume sa lanterne pour trouver des hommes parfaits prenne garde à ce signe distinc• if : les hommes parfaits sont ceux qui agissent toujours à cause du bien et aboutissent toujours au beau, sans y songer. Car, par incapacité et défaut d’une belle âme, beaucoup de personnes bonnes et nobles, malgré leur bonne volonté et leurs bonnes oeuvres, restent d’un aspect fâcheux et sont laides à regarder ; elles repoussent et nuisent même à la vertu par la hideuse défroque que leur mauvais goût fait endossera celle-ci.

337.

DANGER DE CEUX QUI RENONCENT. — Il faut se garder de fonder sa vie sur une base de convoitises trop étroite : car lorsque l’on renonce aux joies que procurent une situation, des honneurs, des fréquentations mondaines, les voluptés, le confort et les arts, il peut venir un jour où l’on s’apercevra qu’au lieu d’avoir la sagesse pour voisin, le renoncement vous a amené la satiété et le dégoût de vivre.

12. Vue 193 sur 453

|88 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

338.

DERNIÈRE OPINION SUR LES OPINIONS. — Ou bien l’on cache ses opinions, ou bien l’on se cache derrière elles. Celui qui agit autrement ne connaît pas la marche du monde ou fait partie do l’ordre delà sainte témérité.

33U.

« GAUDEAMUS iGirun ».— Il faut que la joie contienne aussi des forces édifiantes et guérissantes pour la nature morale de l’homme : comment se pourrait-il autrement que, chaque fois que notre âme se repose sous les rayons de soleil de la joie, elle se promet involontairement il’ « être bonne », de « devenir parfaite » et qu’elle est saisie d’une sorte de pressentiment de la perfection, semblable à un frisson de bonheur ?

34o.

A QUELQU’UN QUI A ÉTÉ LOUÉ. — N’oublie pas qu’aussi longtemps qu’on te loue tu n’es pas encore sur ton propre chemin, mais sur celui d’un autre.

34i.

AIMER LE MAÎTRE. — Le maître est aimé de l’ouvrier autrement que du maître.

342. TROP BEAU ET TROP HUMAIN. — « La nature est trop belle pour loi, pauvre mortel » —■ il n’est pas Vue 194 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES l8Q

rare que ce sentiment vous saisisse : mais parfois, en contemplantavec intensité touteequiest humain, sa plénitude et sa force entremêlées do douceur, j’ai eu le sentiment que jo devrais dire en’.toute humilité : « L’homme, lui aussi, est trop beau pour l’homme contemplatif I » — et je ne songeais pas seulement à l’homme moral, mais à lout homme.

343.

EFFETS MOBILIERS ET PROPRIÉTÉ TERRIENNE. — Quand une fois la vie vous a traité en vraie spoliatrice ut.vous a pris lout ce qu’elle pouvait vous prendre de vos honneurs et de vos joies, vous enlevant vos amis, votre santé et votre avoir, on découvrira peut-être après coup, lorsque la première frayeur sera passée, que l’on est plus riche qu’auparavant. Car maintenant seulement on sait ce qui vous appartient, au point que nulle main sacrilège ne peut y toucher : et c’est ainsi que l’on sortira peut-être de tout ce pillage et de cette confusion avec la noblesse d’un grand propriétaire terrien.

344.

INVOLONTAIRES FIGURES IDÉALES. — Le sentiment le plus pénible qu’il y ait, c’est de découvrir que l’on est toujours pris pour quelque chose de supérieur à ce que l’on est. Car on est toujours forcé de s’avouer : Quelque chose chez toi est duperie et mensonge — ta parole, Ion exprcssioi., ton altitude, ton regard, ton action —,et ce quelque chose de trompeur est aussi nécessaire que l’est, par Vue 195 sur 453

IQO HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

ailleurs, ta franchise, mais il annule sans cesse l’effet et la valeur de celle-ci.

345. IDÉALISTE ET MENTEUR. — Il ne faut pas se laisser tyranniser par la plus belle qualité que l’on puisse avoir— celle d’élever les choses dans l’idée : car alors il se pourrait bien qu’un jour la vérité se séparât de nous avec cette dure parole : « Menteur fieifé, qu’ai-je de commun avec toi ? »

346. ETRE MAL COMPRIS. — Lorsque l’on est mal compris en bloc,’ il est impossible de supprimer complètement un malentendu de détail. Il faut se rendre compte de cela pour ne pas user inutilement sa force à se défendre.

347. LE BUVEUR D’EAU PARLE. — Continue donc à boire le vin qui t’a délecté durant toute ta vie, — que t’importe qu’il me faille être buveur d’eau ? L’eau et le vin ne sont-ils pas des éléments paisibles et fraternels qui peuvent habiter ensemble sans se faire de reproches ?

348.

Du PAYS DES ANTHROPOPHAGES. DailS la SOli-

tude le solitaire se ronge le coeur ; dans la multitude c’est la foule qui le lui ronge. Choisis donc 1

349. LE DEGRÉ DE CONGÉLATION DE LA VOLONTÉ. — « Elle vient enfin, l’heure qui t’enveloppe dans le Vue 196 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES IQI

nuage doré de l’absence de douleur : où l’âme jouit de sa propre lassitude, s’abandonnant avec joie à la lenteur de ses mouvements et ressemblant, dans sa patience, au jeu des vagues qui, sur les bords d’un lac, par un jour tranquille de l’été, sous les reflets multicolores d’un ciel du couchant, bruissent tour à tour et se taisent — sans fin, sans but, sans satiété et sans désirs, — tranquille et prenant plaisir au flux et au reflux qui se rythment sur le souffle de la nature. »— Telle est la parole et la pensée de tous les malades : mais lorsqu’ils parviennent à cette heure, après une courte jouissance, arrive l’ennui. Mais l’ennui est le vent de dégel " pour la volonté congelée : celle-ci se réveille et recommence à susciter un désir après l’autre. — Désirer de nouveau, c’est le symptôme de la convalescence et de la guérison.

35o.

L’IDÉAL RENIÉ. — Il arrive exceptionnellement que quelqu’un ne puisse parvenir à son sommet qu’en reniant son idéal : car c’est cet idéal qui jusqu’à présent le stimulait avec trop de violence, de sorte que, au milieu de sa route, il perdait chaque fois l’haleine et était obligé de s’arrêter.

35i.

PENCHANT PERFIDE. — C’est le signe d’un homme envieux, mais qui aspire à plus haut, lorsque l’on voit quelqu’un attiré par l’idée que devant ce qui est parfait il n’y a qu’un seul salut : l’amour. Vue 197 sur 453

iga HUMAIN, TUOI» HUMAIN, DBUXIÊMK PARTIE

352.

BONHEUR D’ESCALIER. — De môme que, chez certains hommes, le mol d’esprit no marche pas d’un pas égal avec l’occasion do le placer, en sorte que l’occasion a déjà passé la porte quand le mot d’esprit est encore sur l’escalier, chez, d’autres hommes, il y a une espèce de bonheur d’escalier qui court trop lentement pour ôlre toujours aux côtés du temps aux pieds légers. La meilleure jouissance que procure à ces hommes un événement ou toute une période de la vie ne leur parvient que longtemps après, parfois seulement comme un faible parfum aromatisé, qui évoque de la langueur et de la trislesse, —■ comme si — à un moment ou à un aulre — il avait été possible d’élanchersa soif dans cet élément, tandis que maintenant il est trop tard.

353.

VERS. — Ce n’est pas un argument contre la maturité d’un esprit que d’y trouver quelques vers.

354.

LA POSITION VICTORIEUSE. — Une bonne attitude à cheval enlève le courage à l’adversaire, le coeur au spectateur,— à quoi bon alors attaquer encore ? Tiens-toi comme quelqu’un qui a vaincu.

355.

DANGER DANS L’ADMIRATION.— A trop admirer les vertus étrangères on peut perdre le sens des siennes propres, et, ne les exerçant plus, les oublier Vue 198 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES IQ3

complètement, sans pouvoir les remplacer par les étrangères.

356.

UTILITÉ DE LA MALADIE. — Celui qui est souvent malade, parce qu’il guérit souvent, prend non seulement un plus grand plaisir à la santé, mais possède encore un sens très aigu pour ce qui est sain ou morbide dans les oeuvres et les actes, les siens et ceux des autres. Les écrivains maladifs par exemple — et presque tous les grands écrivains sont malheureusement dans ce cas — possèdent généralement dans leurs oeuvres un ton de santé beaucoup plus sûr et plus égal, parce qu’ils s’entendent, bien mieux que ceux qui sont robustes de corps, à la philosophie de la santé et de la guérison de l’àme. Ils connaissent les maîtres qui enseignent la santé : le matin, le soleil, la forêt et les sources d’eau claire.

357.

INFIDÉLITÉ, CONDITION DE LA MAÎTRISE. — Cela ne sert do rien : chaque maître n’a qu’un seul élève, — et cet élève lui devient infidèle — car il est prédestiné à la maîtrise.

358.

JAMAIS EN VAIN. — Tu ne grimperas jamais en vain dans les montagnes de la vérité : soit qu’aujourd’hui déjà tu parviennes à monter plus haut, soit que tu exerces tes forces pour pouvoir monter plus haut demain. Vue 199 sur 453

IQ4 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

359.

A TRAVERS LES VITRES DÉPOLIES. — Ce qU6 VOUS

voyez du inonde, à travers cette fenêtre, est-il donc si beau que vous ne voulez à aucun prix regarder à travers une autre fenêtre, — et que vous essayez même d’empêcher les autres d’en faire la tentative ?

30o.

INDICES DE TRANFORMATIONS VIOLENTES. — Si l’on rêve de ceux qui sont morts ou oubliés depuis longtemps, c’est le signe qu’une grande transformation s’estopérée en vous et que le sol sur lequel on vit a été profondément fouillé : alors les morts ressuscitent et ce qui était ancien devient nouveau.

36i.

MÉDICAMENT DE L’AME.— Rester couché sans bouger et penser peu, c’est là le remède le moins coûteux pour toutes les maladies de l’âme et, lorsque l’on est de bonne volonté, son usage devient d’heure en heure plus agréable.

362.

CLASSIFICATION DES ESPRITS. — Tu te classes bien au-dessous de l’autre, car tu cherches à fixer l’exception, mais lui la règle.

363.

LE FATALISTE. — l\ faut que tu croies à la fatalité — la science peut t’y forcer. Ce qui naîtra alors de celte croyance — : la lâcheté et la résignation ou la Vue 200 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÊB-Î 195

grandeur et la loyauté — témoignera du terrain où cette semence fut jetée ; mais non point de la semence elle-môme, car d’elle toutes choses peuvent sortir.

364.. RAISON DE BEAUCOUP D’HUMEUR. — Celui qui, dans la vie, préfère le beau à l’utile, finira, comme l’enfant qui préfère les sucreries au pain, par se gâter l’estomac et par regarder le monde avec beaucoup d’humeur.

365.

L’EXCÈS COMME REMÈDE. — On peut reprendre goûta ses propres talents en vénérant à l’excès,pour en jouir, les talents contraires. Employer l’excès comme remède, c’est là un des coups de maître dans l’art de vivre.

366.

« VEUILLE ÊTRE TOI-MÊME 1 » — Les natures actives et couronnées de succès n’agissent pas selon l’axiome « connais-toi toi-même », mais comme s’ils voyaient se dessiner devant eux le commandement : « Veuille être toi-même et tu seras toimême ». —La destinée semble toujours leur avoir laissé le choix ; tandis que les inactifs et les contemplatifs réfléchissent, pour savoir comment ils ont fait pour choisir une fois, le jour où ils sont entrés dans le monde.

367. VIVRE, SI POSSIBLE, SANS ADHÉRENTS. — On comVue 201 sur 453

IQÔ HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

prend seulement combien peu d’importance ont les adhérents lorsque l’on a cessé d’être l’adhérent de ses adhérents.

368.

S’OBSCURCIR. — Il faut savoir s’obscurcir, pour se débarrasser des nuées de mouches d’admirateurs trop importuns.

369.

ENNUI. — H y a un ennui des esprits les plus subtils et les plus cultivés pour qui ce que la terre produit de meilleur est devenu sans saveur : habitués comme ils le sont à absorber une nourriture choisie et toujours plus choisie, et à se dégoûter d’une nourriture grossière, ils risquent de mourir de faim, — car les choses parfaites sont en très petit nombre et il leur arrive d’être inaccessibles ou. dures comme de la pierre, de sorte que de très bonnes dents ne peuvent plus les mordre.

370.

LE DANGER DANS L’ADMIRATION. — L’admiration d’une qualité ou d’un art peut être si violenle qu’elle nous empêche d’aspirer à la possession de ceux-ci.

371.

CE QUE L’ON DEMANDE A L’ART. — L’un veut se réjouir de sa nature au moyen de l’art, l’autre veut, avec son uide, s’oublier momentanément ets’élever Vue 202 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 10,7

au-dessus de sa nature. Selon ces deux besoins il y a une double espèce d’art et d’artistes.

372.

DÉFECTION. — Celui qui nousabandonne ne nous offense peut-être pas nous-mêmes, mais certainement nos adhérents.

373.

APRÈS LA MORT. — 11 arrive généralement que nous trouvions incompréhensible l’absence d’un homme longtemps seulement après sa mort : pour de très grands hommes, c’est parfois seulement après des dizaines d’années. Celui qui est franc devant lui-même se dit, à l’occasion d’un décès, qu’en somme il n’y a pas beaucoup à regretter et que l’homme qui prononce solennellement l’oraison funèbre est un hypocrite. Mais la disette finit par enseigner la raison d’être d’un individu, et 1 cpitaphe véritable pour un mort, c’est un tardif soupir de regret.

374. LAISSER DANS LE ROYAUME DES OMBRES. — Il y a des choses qu’il faut laisser dans le royaume des sentiments à peine conscients, sans vouloir les délivrer de leur exislence de fantôme, autrement, lorsque ces choses seront devenues pensées et paroles, elles voudront s’imposer à nous commedes démons et demander cruellement noire sang.

375.

PRÈS DE LA MENDICITÉ. — 11 arrive à l’esprit lo Vue 203 sur 453

HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

plus riche de perdre la clef du grenier où sommeillent ses trésors accumulés. Il ressemble alors au plus pauvre qui est forcé de mendier pour vivre.

376.

PENSER PAR ENCHAÎNEMENTS. — A celui qui a beaucoup réfléchi, toute idée nouvelle, qu’il l’entende ou qu’il la lise, apparaît immédiatement sous forme de chaîne.

377.

COMPASSION. — Le fourreau doré de la compassion cache parfois le poignard de l’envie.

378.

QU’EST-CE QUE LE GÈNM ? — Aspirer à un but élevé et aux moyens d’y parvenir.

379.

’VANITÉ DES COMBATTANTS. — Celui qui n’a pas l’espoir de triompher dans une lutte, ou qui a succombé visiblement, désire d’autant plus que l’on admire sa façon de combattre.

38o.

LA VIE PHILOSOPHIQUE EST MAL INTERPRÉTÉE. — Au moment où quelqu’un commence à prendre la philosophie au sérieux, tout le monde croit de lui le contraire.

38i. IMITATION. — Par l’imitation, ce qu’il y a de plus Vue 204 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES

mauvais prend du prestige, ce qui a de la valeur y perd — surtout en art.

38a.

DERNIER ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE. —« Hélas l quen’ai-je vécu alors 1 »—c’est ainsi que parlent les hommes insensés et folâtres. Au contraire, à chaque fragment d’histoire que l’on aura étudié sérieusement,. fût-ce même la terre promise du passé, on finira par s’écrier : « Non, je ne voudrais y revenir à aucun prix I l’esprit de cette époque pèserait sur moi, avec une pression de cent atmosphères, je ne pourrais me réjouir de ce qu’elle a de beau et de bon, ni digérer ce qu’elle a de mauvais. » — 11 est certain que la postérité jugera de môme au sujet de notre époque : on dira qu’elle fut insupportable et que la vie ne méritait pas d’y être vécue. — Et pourtant chacun arrive à s’accommoder de son temps ? — C’est non seulement parce que l’esprit de son temps pèse sur lui, mais encore parce qu’il l’a en lui. L’esprit du temps se résiste à lui-même, il se porte lui-même.

383.

LA GÉNÉROSITÉ COMME MASQUE. —Avec de la générosité dans l’attitude on exaspère ses ennemis, avec de l’envie manifestée, on se les concilie presque : car l’envie compare, met en parité, elle est une façon d’humilité involontaire et plaintive. —• A cause de l’avantage indiqué, l’envie n’auraitelle pas été prise comme masque par ceux qui n’étaient pas envieux ? Peut-être. Ce qui est certain Vue 205 sur 453

HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

c’est que la générosité est souvent utilisée comme masque de l’envie, par des gens ambitieux qui préfèrent souffrir d’un préjudice pour exaspérer leurs ennemis, que de laisser voir que, dans leur for intérieur,ils considèrent ceux-ci comme leurs égaux,

384.

IMPARDONNABLE. — Tu lui as donné l’occasion de montrer de la fermeté de caractère cl il n’en a pas profité. C’est ce qu’il ne te pardonnera jamais.

385.

AXIOMES PARALLÈLES. — L’idée la plus sénile que l’on ait jamais eue au sujet de l’homme se trouve dans le célèbre axiome : « le moi est toujours haïssable» ; l’idée la plus enfantine dans cet axiome, plus célèbre encore : « aime ton prochain comme toi-même ». — Dans le premier l’expérience des hommes a cessé, dans le second elle n’a pas encore commencé.

386.

L’OREILLE QUI FAIT DÉFAUT. — « On appartient à la populace tant que l’on fait toujours retomber la faute sur les autres ; on est sur le, chemin de la vérité lorsque l’on ne rend responsable que soimême ; mais le sage ne considère personne comme coupable, ni lui-même, ni les autres. » — Qui dit cela ? — Epictètc il y a dix-huit cents ans. — On l’a entendu, mais on l’a oublié. — Non, on ne l’a pas entendu et on ne l’a pas oublié : il y a des Vue 206 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES

choses quej’on n’oublie pas. Mais l’oreille faisait défaut pour entendre, l’oreille d’Epictète. •— Il se l’est donc dit lui-même à l’oreille ? —Parfaitement : la sagesse, c’est le murmure du solitaire sur la place tumultueuse.

•387.

DÉFAUT DE POINT DE VUE ET NON PAS DE L’OEIL. — On est toujours de quelques pas trop près de soimême ; et de quelques pas trop loin de son prochain. Voilà pourquoi l’on juge celui-ci trop en bloc, tandis que l’on se juge soi-même d’après des traits de détails, des faits insignifiants et passagers.

388.

L’IGNORANCE sous LES ARMES. — Combien nous traitons légèrement la question de savoir si quelqu’un sait une chose ou non, tandis qu’il se met peut-être déjà à suer sang et eau, rien qu’à la pensée que nous pourrions le croire ignorant de celte chose. Il y a même certains fous de choix qui se promènent toujours avec un carquois d’anathèmes et d’arrêts sans appel, prêts à foudroyer chacun de ceux qui donneraient à entendre qu’il y a certaines choses où leur jugement n’entre pas en ligne de compte.

389.

A LA BUVETTE DE L’EXPÉRIENCE. — Les personnes qui, par sobriété naturelle, laissent toujours leur verre à moitié plein, ne veulent pas avouer que chaque chose en ce monde a son égoulture et salie. Vue 207 sur 453

202 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

390.

OISEAUX CHANTEURS. — Les partisans d’un grand homme ont l’habitude de s’aveugler pour mieux chanter ses louanges.

39i.

PAS A LA HAUTEUR. — Le bien nous déplaît lorsque nous ne sommes pas à sa hauteur.

392.

LA RÈGLE COMME MÈRE ET COMME ENFANT. ~ L’état qui engendre la règle est différent de celui que la règle engendre.

393.

COMÉDIE. — Il nous arrive de récolter de la reconnaissance et des honneurs pour des oeuvres et des actions rue nous avons depuis longtemps laissé tomber, comme une peau dont on se débarrasse ; nous sommes alors facilement tentés de jouer les comédiens* de notre propre passé et de jeter encore une fois sur nos épaules la vieille dépouille — et non seulement par vanité, mais encore par bienveillance à l’égard de nos admirateurs.

394.

FAUTES QUE. COMMETTENT LES BIOGRAPHIES. — Il ne faut pas confondre le peu de force qui est nécessaire à pousser un canot dans un fleuve,’avec la force du fleuve qui le porte dès lors ; mais c’est le cas de presque tous les biographes. Vue 208 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 203

395.

NE PAS PAYER TROP CHER. — On utilise généralement mal ce que l’on a payé trop cher, parce qu’il s’y attache un souvenir désagréable, — et c’est ainsi que l’on a double désavantage.

396.

QUELLE EST LA PHILOSOPHIE DONT UNE SOCIÉTÉ A TOUJOURS BESOIN ? — Le pilier de l’ordre social repose sur céttebase qu’il faut que chacun regarde avec sérénité ce qu’il est, ce qu’il fait et ce à quoi il aspire, sa santé ou sa maladie, sa pauvreté ou son aisance, son honneur ou son apparence chétive, et qu’il se dise : « Je ne voudrais changer avec personne ». — Que celui qui veut travailler à l’ordre social tâche toujours d’implanter au coeur des hommes cette philosophie sereine du refus de changer et de l’absence de jalousie.

397-

INDICES D’UNE AME NOBLE. — Ce n’est pas une âme noble, celle qui est capable des plus hautes Yolées,c’est au contraire celle qui s’élève peu et qui s’abaisse peu, mais qui habite toujours un air libre et une lumière transparente.

398.

LE SUBLIME ET CELUI QUI LE CONTEMPLE. — Le meilleur effet du sublime, c’est qu’il donne au contemplateur un oeil qui grossit et arrondit.

18 Vue 209 sur 453

204 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

399-

SE CONTENTER. — Lorsque l’on a atteint la maturité de la raison, on ne s’aventure plus aux endroits où poussent les fleurs rares sous les broussailles les plus épineuses de la connaissance, et l’on se contente des jardins, des prairies et des chants, considérant que la vie est trop courte pour les choses rares et extraordinaires.

4oo.

AVANTAGE DANS LA PRIVATION. — Celui, qui vit toujours dans la chaleur et la plénitude du coeur et en quelque sorte dans l’atmosphère estivale de l’âme, ne peut se figurer ce ravissement épouvantable qui s’empare des natures hivernales quand elles sont exceptionnellement touchées par un rayon d’amour et le souffle tiède d’un jour ensoleillé de février.

4oi., J

RECETTE POUR LE MARTYR. — Le poids de la vie est trop lourd pour toi ? — Augmente donc le fardeau de ta vie. Si celui qui souffre finit par avoir soif des eaux duLélhé et qu’il les’cherche — il faut qu’il devienne héros pour être sur de les trouver.

402.

LE JUGE. — Celui qui a vu l’idéal de quelqu’un devient pour celui-ci un juge impitoyable, en quelque sorte sa mauvaise conscience. Vue 210 sur 453

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES 205

4o3.

UTILITÉ DU GRAND RENONCEMENT. — L’utilité du grand renoncement, c’est qu’il nous communique cette fierté vertueuse au moyen de quoi il nous sera facile dès lors d’obtenir facilement de nous-mêmes beaucoup de petits renoncements.

4o4.

COMMENT LE DEVOIR PREND DE L’ÉCLAT. — Il y a un moyen pour changer en or, aux yeux de tous, son devoir d’airain : c’est de tenir toujours plus que l’on ne promet.

4o5.

PRIÈRE AUX HOMMES. — « Pardonnez-nous nos vertus 1 » — c’est ainsi qu’il faut prier vers les hommes.

4o6.

CRÉATEURS ET JOUISSEURS. — Tout jouisseur se figure’que ce qui importe dans l’arbre c’est le fruit, alors qu’en réalité c’est la semence. — Voilà la différence qu’il y a entre les créateurs et les jouisseurs.

407.

LA GLOIRE DE TOUS LES GRANDS. — Qu’importe le génie s’il ne sait pas communiquer à celui qui le contemple et le vénère une telle liberté et une telle hauteur de sentiment qu’il n’a plus besoin du génie I — Se rendre superflu — c’est là la gloire de tous les grands. Vue 211 sur 453

20Ô HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

4o8. •

LA COURSE AUX ENFERS.— Moi aussi, j’ai été aux enfers comme Ulysse et j’y serai souvent encore ; et pour pouvoir parler à quelques morts, j’ai non seulement sacrifié des béliers, je n’ai pas non plus ménagé mon propre sang. Quatre couples d’hommes ne se sont pas refusés à moi qui sacrifiais : Epicure et Montaigne, Goethe et Spinoza, Platon et Rousseau, Pascal et Schopenlmuer. C’est avec eux qu’il faut que je m’explique, lorsque j’ai longtemps cheminé solitaire, c’est par eux que je veux me faire donner tort et raison, et je les écouterai, lorsque, devant moi, ils se donneront tort et raison les uns aux autres. Quoique je dise, quoi que je décide, quoi que j’imagine pour moi et les autres : c’est sur ces huit que je fixe mes yeux et je vois les leurs fixés sur moi. — Que les vivants me pardonnent s’ils m’apparaissent parfois comme des ombres, tellement ils sont pilles et attristés, inquiets, et, hélas 1 tellement avides de vivre : tandis que ceux-là m’apparaissent alors si vivants, comme si, après être morts, ils ne pouvaient plus jamais devenir fatigués de la vie. Mais c’est l’éternelle vivacité qui importe : que nous fait la « vie éternelle », et, en général, la vie 1 Vue 212 sur 453

DEUXIÈME PARTIE

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE

13. Vue 213 sur 453 Vue 214 sur 453

L’OMBRE : H y a si longtemps que je ne l’ai pas entendu parler, je voudrais donc t’en donner l’occasion.

LE VOYAGEUR : On parle : où cela ? et qui ? Il me semble presque que je m’entends parler moi-même, seulement avec une voix plus faible encore que n’est la mienne.

L’OMBRE (après une pause) : Ne te réjouis-tu pas d’avoir une occasion de parler ?

LE VOYAGEUR : Par Dieu et toutes les choses auxquelles je ne crois pas, mon ombre parle : je l’entends, mais je n’y crois pas.

L’OMBRE : Mettons que cela soit et n’y rélléchissons pas davantage 1 eu une heure lout sera fini.

LE VOYAGEUR : C’est justement ce que je pensais, lorsque dans une forêt, aux environs de Pise, je vis d’abord deux, puis cinq chameaux.

L :OMBRE : Tant mieux, si nous sommes patients Vue 215 sur 453

210 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

envers nous-mêmes, tous deux, de la même façon, une fois que notre raison se lait : de la sorte nous n’aurons pas de mots aigres dans la conversation, et nous ne mettrons pas aussitôt les poussettes à l’autre, si par hasard ses paroles nous sont incompréhensibles. Si l’on ne sait pas répondre du tac au tac, il suffit déjà que l’on dise quelque chose : c’est la juste condition que je mets à m’entretenir avec quelqu’un. Dans une conversation un peu longue, le plus sage même devient une fois fol et trois fois niais.

LE VOYAGEUR : Ton peu d’exigence n’est pas flatteur pour celui à qui lu l’avoues.

L’OMBRE : Dois-je donc flatter ?

LE VOYAGEUR : Je pensais que l’ombre de l’homme était sa vanité : mais celle-ci ne demanderait pas : « Dois-je donc flatter ? »

L’OMBRE : La vanité de l’homme, autant que jela connais, ne demande pas non plus, comme j’ai fait deux fois déjà, s i elle peut parler : elle parle toujours.

LE VOYAGEUR : Je remarque d’abord combien je suis discourtois à ton égard, ma chère ombre : je ne t’ai pas encore dit d’un mot combien je me réjouis de t’cntendre et non seulement de te voir. Tu sauras que j’aime l’ombre comme j’aime la lumière. Pour qu’il y ait beauté du visage, clarté de la parole, bonté et fermeté du caractère, l’ombre est nécessaire autant que la lumière. Ce ne sont pas des adversaires : elles se tiennent plutôt amicalement par la main, et quand la lumière disparaît, l’ombre s’échappe à sa suite. Vue 216 sur 453

LE VOYAGEUR ET 80N OMBRE 311

L’OMBRE : Et je hais ce que tu hais, la nuit ; j’aime les hommes parce qu’ils sont disciples de la lumière, et je me réjouis do la clarté qui est dans leurs yeux, quand ils connaissent et découvrent, les infatigables connaisseurs et découvreurs. Cette ombre, que tous les pbjets montrent, quand le rayon du soleil do la science tombe sur eux, — je suis cette ombre encore.

LE VOYAGEUR : Je crois te comprendre, quoique tu te sois exprimée peut-être un peu à la façon des ombres. Mais lu avais raison : de bons amis se donnent çà et là, pour signe d’intelligence, un mot obscur qui, pour tout tiers, doit être une énigme. Et nous sommes bons amis. Donc assez de préliminaires 1 Quelques centaines de questions pèsent sur mon âme, et le temps où tu pourras y répondre est peut-être bien court. Voyons sur quoi nous nous entretiendrons en toute hâte et en toute paix.

L’OMBRE : Mais les ombres sont plus timides que les hommes : tu ne feras part à personne de la manière dont nous avons conversé ensemble.

LE VOYAGEUR : De la manière dont nous avons conversé ensemble ? Le ciel me préserve des dialogues qui traînent longuement leurs fils par écrit 1 Si Platon avait pris moins de plaisir à ce filage, ses lecteurs auraient pris plus déplaisir à Platon. Une conversation qui réjouit dans la réalité est, transformée et lue par écrit, un tableau dont toutes les perspectives sont fausses : tout est trop long ou trop court.— Cependant je pourrais peut-être faire part de ce sur quoi nous serons tombés d’accord.

L’OMBRE : Cela me suffit : car tous n’y reconnaîVue 217 sur 453

212 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

Iront que tes opinions : à l’ombre nul ne pensera.

LE VOYAGEUR : Peut-être t’abuses-tu, amie ? Jusqu’ici, dans mes opinions, on s’est plutôt avisé de l’ombre que de moi-même.

L’OMBRE : Plutôt de l’ombre que de la lumière ? Est-ce possible ?

LE VOYAGEUR : Sois sérieuse, chère folle l Déjà ma première question veut du sérieux.— Vue 218 sur 453

* I.

DE L’ARBRE DÉ LA SCIENCE. — Vraisemblance, mais point de vérité : apparence de liberté, mais point de liberté— c’est à cause de ces deux fruits que l’Arbre de la Science ne risque pas d’être confondu avec l’Arbre de Vie.

2.

LA RAISON DU MONDE. — Le monde n’est pas le substratum d’une raison éternelle, c’est ce que l’on peut prouver définitivement par le fait que cette portion du monde que nous connaissons — je veux dire notre raison humaine — n’est pas trop raisonnable. Et si elle n’est pas, en tous temps et complètement, sage et rationnelle, le reste du monde ne le sera pas non plus ; le raisonnement a minori ad majus, a parte ad totum, est applicable ici et avec une force décisive.

3.

« Au COMMENCEMENT ÉTAIT. » (I) — Exalter les origines — c’est la surpouss ■ métaphysique qui se refait jour dans la conception de l’histoire et fait penser absolument qu’au commencement de toutes

(i) Jean, i, i —N. d. T. Vue 219 sur 453

2l/| HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

choses se trouve ce qu’il y a de plus précieux et de plus essentiel.

4.

MESURE DE LA VA» C’UR DE LA VÉRITÉ.— Pour la hauteur des montagnes la peine qu’on prend à les gravir n’est nullement une unité de mesure. Et dans la science il en serait autrementt — nous disent quelques-unsqui veulent passerpour initiés — la peine que coûte une vérité déciderait justement de la valeur de cette vérité l Cette morale absurde part de l’idée que les « Vérités » ne sout proprement rien de plus que des appareils de gymnastique, où nous devrions bravement travailler jusqu’à la fatigue, —7 morale pour athlètes et gymnasiarques de l’esprit.

5.

’ LANGAGE ET RÉALITÉ. — Il y a un mépris hypocrite de toutes les choses qu’en fait les hommes regardent comme les plus importantes, de toutes les choses prochaines. On dit, par exemple : « On ne mange que pour vivre », —mensonge exécrable, comme celui qui parle de la procréation des enfants comme du dessein propre de toute volupté. Au rebours,la grande estime des «choses importantes » n’est presque jamais entièrement vraie : quoique les prêtres.et les métaphysiciens nous aient accoutumés en ces matières à un langage hypocritement exagéré, ils n’ont pas réussi à changer le sentiment qui n’attribue pas à ces choses importantes autant d’importance qu’à ces choses prochaines méprisées. Vue 220 sur 453

LE VOYAGEUR ET 80N OMBRE 2l5

— Une fdcheuso conséquence de celte double hypocrisie n’en reste pas moins, qu’on no fait pas des choses prochaines, par exemple du manger, do l’habitation, de l’habillement, des relations sociales l’objet d’une réflexion et réforme continuelle, libre do préjugés et générale, mais que, la chose passant pour dégradante, on en détourne son application intellectuelle et artistique : si bien que d’un côté l’accoutumance et la frivolité remportent sur l’élément inconsidéré, par exemple sur la jeunesse sans cxpérience,une victoire aisée, tandis quo de l’autre nos continuelles infractions aux lois les plus simples du corps et de l’esprit nous mènent tous,jeunes et vieux, à une honteuse dépendance et servitude, — je veux dire à cette dépendance, au fond superflue, des médecins, professeurs et curateurs des âmes, dont la pression s’exerce toujours, maintenant encore, sur la société tout entière.

6.

L’IMPERFECTION TERRESTRE ET SA CAUSE PRINCIPALE. — Quand on regarde autour de soi, on tombe sans cesse sur des hommes qui ont toute leur vie mangé des oeufs sans remarquer que les plus allongés sont les plus friands, qui ne savent pas qu’un orage est profitable au ventre,que les parfums sont le plus odorants dans un air froid et clair, que notre sens du goût n’est pas le même dans toutes les parties de la bouche,que tout repas où l’on dit ou écoutede bonnes choses porte préjudice à l’estomac. On aura beau ne pas être satisfait de ces exemples du manque d’esprit d’observation : on n’en devra que plus

14 Vue 221 sur 453

aïO HUMAIN, TnOP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

avouer que les choses les plus prochaines sont, par la plupart desgens, mal vues, et très rarement étudiées. Et cela est-il indifférent ? — Que l’on considère enfin que de ce manque dérivent presque tous les vices corporels et moraux des individus : ne pas savoir ce qui nousest nuisible dans l’arrangement do l’existence, la division de la journée, le temps et lo choix des relations, dans les affaires et le loisir, le commandement et l’obéissance, les sensations delà nature et de l’art, lo manger,lo dormir et le réfléchir ; être ignorant dans les choses les plus mesquines et les plus journalières— c’est ce qui fait de la terre pour tant de gens Un « champ de perdition ». Qu’on ne dise pas qu’il s’agit ici comme partout du manque de raison.chez les hommes : au contraire— il yade la raison assez et plus qu’assez, mais elle est menée dans une direction fausse et artificiellement détournée de ces choses mesquines cl prochaines. Les prêtres, les professeurs, et la sublime ambition des idéalistes de toute espèce, de la grossière et de la fine, persuadent à l’enfant déjà qu’il s’agit de toute aulrè chose : du salut de l’âme, du service de l’État, du progrès de la science,ou bien de considération et de propriété, comme du moyen de rendre des services à l’humanité entière,au lieu que les besoins de l’individu,ses nécessités grandes et petites, dans les vingt-quatre heures du jour, sont, dit-on, quelque chose de méprisable ou d’indifférent.— Socrate déjà se mettait de toutes ses forces en garde contre cette orgueilleuse négligence de l’humain au profit de l’homme, et aimait, par une citation d’Homère, a rappeler Vue 222 sur 453

LE VOYAGEUR ET 60N OMBRE 217

les limites et l’objet véritable de tout soin et de toute réflexion : « C’est, disait-il, et c’est seulement a ce qui chez moi m’arrive en bien et en mal ».

7» DEUX MODES DE CONSOLATION.— Épicure,l’homme ti qui calma les âmes de l’antiquité finissante, eut cette vue admirable, si rare à rencontrer aujourd’hui encore, que,pour le repos de la conscience, la solution des problèmes théoriques derniers etexlrêmes n’est pas du tout nécessaire. Il lui suffisait ainsi de dire aux gens que tourmentait 1’ « inquiétude du divin » : «S’il y a des dieux, ils ne s’occupent pas de nous » — au lieu de disputer sans fruit et de loin sur ce problème dernier, de savoir si en somme il y a des dieux. Cette position est de beaucoup plus favorable et plus forte : on cède de quelques pas à l’autre et ainsi on le rend plus disposé à écouter et à réfléchir. Mais dès qu’il se met en devoir de démontrer le contraire —- à savoir que les dieux s’occupent de nous — dans quels labirynthes et dans quelles broussailles le malheureux doit s’égarer, de son propre fait, et non par la ruse de l’interlocuteur, qui doit seulement avoir assez d’humanité et de délicatesse, pour cacher la pitié que lui donne ce spectacle. A la fin, l’autre arrive au dégoût, l’argument le plus fort contre toute proposition, au dégoût de son opinion propre ; il se refroidit et s’en va avec la même disposition que le pur athée : « Que m’importent les dieux ! le diable les emporteI » —En d’autres cas, particulièrement quand une hypothèse demi-phyVue 223 sur 453

218 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIS

sique, demi-morale avait assombri la conscience, il ne réfutait point cette hypothèse, mais il concédait que cela pouvait être : qu’il y avait seulement une seconde hypothèse pour expliquer le même phénomène ; que peut-être la chose pouvait se comporter encore autrement. La pluralité des hypothèses suffit encoreen notre temps,par exemple à propos de l’origine des scrupules de conscience, pour ôter de l’âme cette ombre qui nuit si facilement des raffinements sur une hypothèse unique, seule visible et par là cent fois trop prisée. — Qui sou • haite donc de répandre la consolation à des infortunés, à des criminels, à des hypocondres, à des mourants, n’a qu’à se souvenir des deux artifices calmants d’iipicure, qui peuvent s’appliquer à beaucoup de problèmes. Sous leur forme la plus simple, ils s’exprimeraient à peu près en ces termes : premièrement, supposé qu’il en soit ainsi,.cela ne nous importe en rien ; deuxièmement : il peut en être ainsi, mais il peut aussi en être autrement. ’

8.

DANS LA NUIT. — Dès que la nuit Commence à tomber, notre impression surjes objets familiers se transforme. Il y a le vent, qui rôde comme par des chemins interdits, chuchotant, comme s’il cherchait quelque chose, fâché de ne pas le trouver. Il y a la lueur des lampes, avec ses troubles rayons rougeâlres, sa clarté lasse, luttant à contre-coeur contre la nuit, esclave impatiente de l’homme qui veille. Il y a la respiration du dormeur, son rythme Vue 224 sur 453

LE VOYAGEUR ET 80N OMBRE 210,

inquiétant, sur lequel un souci toujours renaissant semble sonner une mélodie, — nous ne l’entendons pas, mais quand la poitrine du dormeur se soulève, nous nous sentons le coeur serré, et quand le souffle diminue, presque expirant dans un silence de mort, nous nous * disons : « Repose un peu, pauvre esprit tourmenté 1 » Nous souhaitons à tout vivant, puisqu’il vit dans une telle oppression, un repos éternel ; la nuit invite à la mort. — Si les hommes se passaient du soleil et menaient avec lo clair de lune et l’huile le combat contre la nuit, quelle philosophie les envelopperait de ses voiles l On n’observe déjà que trop dans l’être intellectuel et moral de l’homme, combien, par celte moitié de ténèbres et d’absence du soleil qui vient voiler la vie, il est en somme rendu sombre.

Ou A PRIS NAISSANCE LA THÉORIE DU LIBRE ARBITRE. — Sur l’un, la nécessité plane sous la forme de ses passions, sur l’autre, l’habitude c’est d’écouter et d’obéir, sur le troisième la conscience logique, sur le quatrième le caprice et le plaisir fantasque à sauter les pages. Mais tous les quatre cherchent précisément leur libre arbitre là où chacun est le plus solidement enchaîné : c’est comme si le ver à soie mettait son libre arbitre à filer. D’où cela vient-il ? Évidemment de ce quechacun se tient le plus pour libre là où son sentiment de vivre est le plus fort, partant, comme j’ai dit, tantôt dans la passion, tantôt dans le devoir, tantôt dans la recherche scientifique, tantôt dans lafantaisie. Ce par Vue 225 sur 453

220 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

quoi l’individu est fort, co dans quoiil se sent animé do vie, il croit involontairement que cela doit être aussi l’élément de sa liberté : il met ensemble la dépendance et la torpeur, l’indépendance et le sentiment de vivre comme des couples inséparables. — En ce cas, une expérience que l’homme a faite sur lo terrain politique et social est transportée à tort sur le terrain métaphysique transcendant : c’est là que l’homme fort est aussi l’homme libre, c’est là que le sentiment vivace de joie et de souffrance, la hauteur des espérances, la hardiesse du désir, la puissance de la haine sont l’apanage du souverain et de l’indépendant, tandis qUe le sujet, l’esclave, vit, opprimé et stupide, — La théorie du libre arbitre est une invention des classes dirigeantes.

10.

, NE PAS SENTIR DÉ NOUVELLES CHAINES. — Tant

que nous ne nous sentons pas dépendre de quelque chose, nous nous tenons pour indépendants : conclusion erronée qui montre quel est l’orgueil et la soif de domination de l’homme. Car il admet ici qu’en toutes circonstances il doit remarquer et reconnaître sa dépendance, aussitôt qu’il la subit, par suite de l’idée préconçue qu’d l’ordinaire il vit dans l’indépendance et que, s’il vient à la perdre exceptionnellement, il sentira sur-le-champ un contraste d’impression. — Mais quoi ? si c’était le contraire qui fût vrai : qu’il vécût toujours dans une multiple dépendance, mais qu’il se tînt pour libre là où, par une longue accoutumance, il ne Vue 226 sur 453

LE VOYAGEUR ET 80N OMBRE 231

sent plus la pression des chaînes ? Seules les chaînes nouvelles le font souffrir encoro : — « Libre arbitre » ne veut diro proprement autre choso quo lo fait de ne pas sentir do nouvelles chaînes.

ii.

LE LIBRE ARBITRE ET L’iSOLATION DES FAITS. —L’ob-

servation inexacte qui nous est habituelle prend un groupe do phénomènes pour une unité et l’appelle un fait : entre lui et un autre fait, elle se représente un espace vide, elle isole chaque fait. Mais en réalité l’ensemblo de notre activité et do notre connais* sanec n’est pas une série do faits et d’espaces intermédiaires vides, c’est un courant continu. Seulement la croyance au libre arbitre est justement incompatible avec la conception d’un courant continu, homogène, indivis, indivisible : elle suppose que toute action particulière est isolée et indivisible ; elle est une atomistique dans le domaine du vouloir et du savoir. — Tout de même que nous comprenons inexactement les caractères, nous en faisons autant des faits : nous parlons de caractères identiques, de faits identiques : il n’existe ni l’un ni l’autre. Mais enfin nous ne donnons d’éloge et de blâme que sous l’action de celte idée fausse qu’il y a des faits identiques, qu’il existe un ordre gradué de genres, de faits, lequel répond à un ordre gradué de valeur : ainsi nous isolons non seulement le fait particulier, mais aussi à leur tour les groupes de soi-disant faits identiques (actes de bonté, de méchanceté, de pitié, d’envie, etc.) —les uns et les autres par erreur.— Le motet l’idée sont Vue 227 sur 453

222 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

la cause la plus visible qui nous fait croire à celte isolation do groupes d’actions : nous ne nous en servons pas seulement pour désigner les choses, nous croyons originairement que par eux nous en saisissons l’essence. Les mots et les idées nous mènent maintenant encore à nous représenter constamment les choses comme plus simples qu’elles ne sont, séparées les unes des autres, indivisibles, avant chacune une existence en soi et pour soi. Il y a, cachée dans le langage, une mythologie philosophique qui à chaque instant reparaît, quelques précautions qu’on prenne. La croyance au libre arbitre, c’està-dire la croyance aux faits identiques et aux faits isolés, — possède dans le langage un apôtre et un représentant perpétuel.

12.

LES ERREURS FONDAMENTALES. — Pourqueriiomme ressente un plaisir ou un déplaisir moral quelconque, il faut qu’il soit dominé par une de ces deux illusions : ou bien il croit à l’identité de certains faits, de certains sentiments : alors il a, par la comparaison d’états actuels avec des états antérieurs et par l’identification ou la différenciation de ces étals (telle qu’elle a lieu dans tout souvenir) Un plaisir ou un déplaisir moral ; ou bien il croit au libre arbitre, par exemple quand il pense : « Je n’aurais pas dû faire cela»,« cela aurait pu finir autrement», et par là prend également du plaisir ou du déplaisir. Sans les erreurs qui agissentdans tout plaisir ou déplaisir moral, jamais il ne se serait produit une humanité — dontle sentiment fondamental est et restera que Vue 228 sur 453

LB VOYAGEUR ET SON OMBRE 223

l’homme est l’être libre dans le monde de la nécessité, Yètevnel faiseur de miracles, qu’il fasse le bien ou le mal, l’étonnante exception, le sur-animal, le quasi-Dieu, le sens de la création, celui qu’on no peut supprimer par la. pensée, le mot de l’énigme cosmique, le grand dominateur de la nature et son grand contempteur, l’être qui nomme son histoire l’histoire universelle I — Vanitas vaniiatum homo»

i3.

DIRE DEUX FOIS LES CHOSES. — Il est bon d’exprimer tout de suite une chose doublement et de lui donner un pied droit et un pied gauche. La vérité peut, il est vrai, se tenir sur un pied ; mais sur deux elle marchera et fera son chemin.

i4.

L’HOMME COMÉDIEN DU MONDE. — Il faudrait des êtres plus spirituels que n’est l’homme, rien que pour goûter à fond l’humour qui réside en ce que l’homme se regarde comme la fin de tout l’univers, et que l’humanité déclare sérieusement ne pas se contenter de moins que delà perspective d’une mission universelle. Si un Dieu a créé le monde, il a créé l’homme pour être le singe de Dieu, comme un perpétuel sujet de gaîté dans ses éternités un peu trop longues. L’harmonie des sphères autour de la terre pourrait alors être les éclats de rire de tout le reste des créatures qui entourent l’homme. La douleur sert à cet immortel ennuyé à chatouiller son animal favori, pour prendre son plaisir à ses attitudes fièrement tragiques et aux explications de

14. Vue 229 sur 453

224 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

ses propres souffrances, surtout à l’invention intellectuelle de la plus vaine des créatures-— étant l’inventeur de cet inventeur. Car celui qui imagina l’homme pour en rire avait plus d’esprit que lui, et aussi plus de plaisir à l’esprit. — Ici même où notre humanité veut enfin s’humilier volontairement, la vanité nous joue encore un tour, en nous faisant penser que nous autres hommes serions du moins dans cette vanité quelque chose d’incomparable et de miraculeux. Nous, uniques dans le monde l ahl c’est chose par trop invraisemblable l les astronomes, qui voient parfois réellement un horizon éloigné de la terre, donnent à entendre que la goutte de vie dans le monde est sans importance pour le caractère total de l’immense océan du devenir et du périr, que des astres dont on ne sait pas le compte présentent des conditions analogues à celles de la terre pour la production de la vie, qu’ils sont donc très nombreux, — mais à la vérité une poignée à peine en comparaison de ceux en nombre infini qui n’ont jamais eu la première impulsion de la vie ou s’en sont depuis longtemps remis ; que la vie sur chacun de ces astres, rapportée à la durée de son existence, a été un moment, une étincelle, suivie de longs, longs laps de temps, — partant qu’elle n’est nullement le but et la fin dernière de leur existence. Peut-être la fourmi dans la forêt se figure-t-elle aussi qu’elle est le but et la fin de l’existence de la forêt, comme nous faisons lorsque, dans notre imagination, nous lions presque involontairement à la destruction de l’humanité la destruction de la terre : encore Vue 230 sur 453

, LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 225

sommes-nous modestes quand nous nous en tenons là et que nous n’arrangeons pas, pour fêter les funérailles du dernier mortel, un crépuscule général du monde et des dieux. L’astr morne même le plus affranchi de préjugés.ne peut se représenter la terre sans vie autrement que comme la tombe illuminée et flottante de l’humanité.

i5.

MODESTIE DE L’HOMME. — Que peu de plaisir suffit à la plupart pour trouver la vie bonne, quelle modestie est celle de l’homme !

16.

Ou L’INDIFFÉRENCE EST NÉCESSAIRE, -r- Rien ne serait plus absurde que de vouloir attendre ce que la science établira définitivement sur les choses premières et dernières, et jusque-là de penser à la manière traditionnelle (et surtout de croire ainsi I) — comme on l’a souvent conseillé. La tendance à ne vouloir posséder sur ces matières que des certitudes absolues est une surpousse religieuse, rien de mieux, — une forme déguisée et sceptique en apparence seulement du « besoin métaphysique », doublée de cette arrière-pensée, que longtemps encore on n’aura pas la vue de ces certitudes dernières et que jusque-là le « croyant » est en droit de ne pas se préoccuper de tout cet ordre défaits. Nous n’avons pas du tout besoin de ces certitudes autour de l’extrême horizon, pour vivre une vie humaine pleine et solide : tout aussi peu que la fourmi en a besoin pour être une bonne fourmi, Il Vue 231 sur 453

320 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

nous faut bien plutôt tirer au clair d’où provient réellement l’importance fatale que nous avons si longtemps attribuée à ces choses, et pour cela nous avons besoin de l’histoire des sentiments moraux et religieux. Car c’est seulement sous l’influence de ces sentiments que ces problèmes culminants de la connaissance sont devenus pour nous si graves et si redoutables : on a introduit en contrebande dans les domaines les plus extérieurs,vers lesquels l’oeil de l’esprit se dirige encore sans pénétrer en eux, des concepts comme ceux de faute et de peine (et même de peine éternelle l) : et cela avec d’autant moins de scrupules que ces domaines étaient plus obscurs pour nous. On a de toute antiquité imaginé témérairement là où l’on ne pouvait’rien assurer, et l’on a persuadé sa descendance d’admettre ces imaginations pour chose sérieuse et vérité, usant comme dernier atout de cette proposition exécrable : que croire vaut plus que savoir. Or maintenant, ce qui est nécessaire vis-à-vis de ces choses dernières, ce n’est pas le savoir opposé à la croyance, mais l’indifférence à l’égard de la croyance et du prétendu savoir en ces matières I — Toute autre chose doit nous tenir de plus près que ce qu’on nous a jusqu’ici prêché comme le plus important : je veux dire ces questions : Quelle est la fin de l’homme ? Quelle est sa destinée après la mort ? Comment se réconcilie-t-il avec Dieu ? et toutes les expressions possibles de ces curiosa. Aussi peu que ces questions des dogmatistes religieux, nous touchent celles des dogmatistes philosophes, qu’ils soient idéalistes ou matérialistes ou réalistes. Tous, tant Vue 232 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 227

qu’ils sont, s’occupent de nous pousser à une décision sur des matières où ni croyance ni savoir ne sont nécessaires ; même pour le plus épris de science il est plus avantageux qu’autour de tout ce qui est objet de recherche et accessible à la, raison s’étende une fallacieuse ceinture de marais nébuleux, une bande d’impénétrable, d’éternellement flux et d’indéterminable. C’est précisément par la comparaison avec le règne de l’obscur, aux confins des terres du savoir, que le monde de la science, clair et prochain, tout prochain, croît sans cesse en valeur. — Il nous faut de nouveau devenir bon prochain des objels prochains 1 et ne pas laisser, comme nous avons fait jusqu’ici, notre regard passer avec mépris au-dessus d’eux, pour se porter vers les nues et les esprits de la nuit. Dans des forêts et des cavernes, dans des terres marécageuses et sous des cieux couverts — c’est là que l’homme a trop lonçtsmpsvécu, vécu pauvrement aux divers degrés de civilisation des siècles entiers de siècles. Là il a appris à mépriser le présent et le prochain et la vie et lui-même — et nous, nous qui habitons les plaines plus lumineuses de la nature et de l’esprit, nous contractons encore, par héritage, en notre sang quelque chose de ce poison du mépris envers les choses prochaines.

17.

EXPLICATIONS PROFONDES. — Celui qui a donné d’un passage d’auteur une explication plus profonde que n’en était la conception n’a pas expliqué son auteur, il l’a obscurci. Telle est la situation Vue 233 sur 453

228 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

de nos métaphysiciens à l’égard du texte de la nature ; elle est même pire encore. Car pour apporter leurs explications profondes, ils commencent souvent par y conformer le texte : c’est-à-dire qu’ils le corrompent. Pour donner un exemple curieux de corruption du texte* d’obscurcissement de l’auteur rapportons ici les idées de Schopenhauer sur la grossesse des femmes. « L’indice de la persistance de vouloir-vivre dans le temps, dit-il, est le coït ; l’indice de la lueur de connaissance associée à ce vouloir, qui manifeste la possibilité de ladélivrance, et cela au plus haut degré de clarté, est l’incarnation nouvelle du vouloir-vivre. Le signe de celle-ci est la grossesse, qui, par celte raison, s’avance franchement et librement, même fièrement, tandis que le coït se cache comme un criminel. » Il prétend que toute femme, si elle était surprise dans l’acte de génération, mourrait de honte, mais qu’ «e//( ? met en vu,e sa grossesse, sans une trace de honte, même avec une sorte d’orgueil ». Avant tout, cet état ne se laisse pas si facilement mettre en vue plutôt qu’il ne se met en vue lui-même, mais Schopenhauer, en ne relevant justement que la préméditation de cette mise en vue, se prépare son texte pour qu’il s’accorde à 1’ « explication > : déjà préparée. Puis ce qu’il dit de la généralité du phénomène à expliquer n’estpas vrai : il parle de « toutefemme » ; mais beaucoup, notamment les jeunes femmes, montrent souvent en cet état une pénible honte, même vis-à-vis de leurs plus proches parents ; et si des femmes d’un âge plus mûr, et de l’âge lé plus mûr, surtout des femmes du bas peuple, trouvent, Vue 234 sur 453

LE VOYAOEUR ET SON OMBRE 22g

en effet, comme on ledit, quelque plaisir à cet état, c’est qu’elles donnent à entendre par là qu’elles sont encore désirées des hommes. Qu’à leur aspect le voisin et la voisine ou un étranger qui passe dise ou pense : « Est-il bien possible ?».—Cette aumône est toujours acceptée volontiers par la vanité féminine dans sa bassesse intellectuelle. Au contraire, ce seraient, à conclure des propositions de Schopenhauer, les plusfines et lès plus intelligentes des femmes qui se réjouissent le plus publiquement de leur état : c’est qu’elles ont la pleine perspective de mettre au monde un enfant miraculeux par l’intelligence, dans lequel « la volonté » se « nie » une fois déplus pour le bien général ; sottes femmes 1 elles auraient au contraire toute raison de cacher leur grossesse avec plus de honte encore que tout ce qu’elles cachent. — On ne peut pas dire que ces choses soient tirées de la réalité. Mais en supposant que Schopenhauer ait eu, d’une façon générale, parfaitement raison de dire que les femmes dans l’état de grossesse montrent plus de contentement d’elles-mêmes qu’elles n’en montrent d’ordinaire : il y aurait à portée de la main une explication plus proche que la sienne. On pourrait se représenter un gloussement do poule môme avant la ponte de l’oeuf, et ce gloussement voudrait dire : Voyez l voyez I je vais pondre un oeuf l je vais pondre un oeuf 1

18.

LE DIOQENE MODERNE. — Avant de chercher Vue 235 sur 453

230 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

l’homme il faut avoir trouvé la lanterne. — Sera-ce nécessairement la lanterne du cynique ? —

19IMMORALISTES. — Il faut maintenant que les moralistes consentent à se laisser traiter d’immo* ralistes, parce qu’ils dissèquent la morale. Cependant celui qui veut disséquer est forcé de tuer : mais seulement pour que l’on puisse mieux connaître et juger, et aussi vivre mieux ; non point pour que le monde entier se mette à disséquer. Malheureuse" ment les hommes s’imaginent encore que le moraliste doit être, par tous les actes de sa vie, un modèle que ses semblables doivent imiter : ils le confondent avec le prédicateur de la morale. Les moralistes d’autrefois (ne ’disséquaient pas assez et prêchaient trop, souvent : de là vient cette confusion et cette conséquence désagréable pour les moralistes d’aujourd’hui.

20.

NE PAS CONFONDRE. — Les moralistes qui traitent des sentiments grandioses, puissants et désintéressés, par exemple chez les héros de Plutarquc, ou bien do l’état d’âme pur, illuminé, ardent chez les êtres vraiment bons, comme on traiterait un sévère problème de la connaissance et qui rechercheraient l’origine de ces sentiments et de ces états d’âme, en montrant ce qu’il y a do compliqué dans une apparente simplicité, en envisageant l’enchevêtrement des motifs, à quoi se mêle le fil ténu des illusions idéales et des sensations individuelles et Vue 236 sur 453

LB VOYAGEUR ET SON OMBRE 23I

collectives transmises de loin et lentement renforcées,—ces moralistes diffèrentle plus de ceux avec qui on les confond le plus souvent : les esprits mesquins qui ne croient pas du tout à ces sentiments et à ces états d’âme et qui pensent cacher leur propre misère derrière l’éclat de la grandeur et de la pureté. Les moralistes disent : « il y a là des problèmes »,et les gens mesquins disent : « il y a là des imposteurs et des duperies » : ils nient donc tout simplement l’existence de ce que ceux-là s’appliquent à expliquer.

ai.

L’HOMME, CELUI QUI MESURE. — Peut-être pourrait-on ramener toute l’origine de la moralité des hommes à l’énorme agitation intérieure qui saisit l’humanité primitive lorsqu’elle découvrit la mesure et l’évaluation, la balance et la pesée. (On sait que le mot « homme » signifie celui qui mesure, il a voulu se dénommer d’après sa plus grande découverte I) Ces notions nouvelles l’élevèrent dans des domaines que l’on ne saurait ni mesurer ni peser, qui primitivement ne semblaient pas aussi inaccessibles.

22.

PRINCIPE DE L’ÉQUILIBRE. — Le brigand et l’homme puissant qui promet à une communauté qu’il la protégera contre le brigand sont probablement tous deux des êtres semblables, avec cette seule différence que le second parvient à son avantage d’une autre façon que lo premier, c’est-à-dire par Vue 237 sur 453

232 HUMAIN, ROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

des contributions régulières que la communauté lui paye et non plus par des rançons de guerre. (Le même rapport existe entre le marchand et le pirate qui peuvent être longtemps un seul et même personnage : dès que l’une des fonctions ne leur paraît pas prudente ils exercent l’autre. Au fond, maintenant encore la morale du marchand n’est qu’une morale de pirate, plus avisée ; il s’agit d’acheter à un prix aussi bas que possible — de ne dépenser au besoin queles frais d’entreprises — et de revendre aussi cher que possible.) Le point essentiel c’est que cet homme puissant promet de faire équilibre au brigand ; les faibles voient en cela la possibilité de vivre. Car il faut ou bien qu’ils se groupent eux-mêmes en une puissance équivalente, ou bien qu’ils se soumettent à un homme qui soit à même de contrebalancer cette puissance (leur soumission consiste à rendre des services). On donne généralement l’avantage à ce procédé, parce qu’il fait en somme échec à deux êtres dangereux, le premier par le second et le second par le point de vue de l’avantage : car le protecteur gagne à bien traiter ceux qui lui sont assujettis, pour qu’ils puissent non seulement se nourrir eux-mêmes, mais encore nourrir leur dominateur. Il se peut d’ailleurs qu’ils soient encore traités assez durement et assez cruellement : mais en comparaison de Y anéantissement complet qui jadis était toujours à craindre, les hommes éprouvent un grand soulagement. — La communauté est au début l’orga ? nisation des faibles pour faire équilibre aux puissances menaçantes. Une organisation en vue de la Vue 238 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 233

supériorité serait préférable si l’on devenait alors assez fort pour anéantir la puissance adverse : et lorsqu’il s’agit d’un seul destructeur puissant, c’est certainement ce que l’on tentera. Mais cet ennemi est peut-être le chef d’une lignée ou bien il possède un grand nombre d’adhérents, alors la destruction rapide et définitive sera peu probable et il faudra s’attendre à de longues hostilités qui apporteraient à la communauté l’état le moins désirable, parce que celle-ci perdrait ainsi le temps qui lui est nécessaire pour veiller régulièrement à son entretien et qu’elle verrait sans cesse menacé le produit de son travail. C’est pourquoi la communauté préfère mettre sa puissance de défense et d’attaque exactement à la hauteur où se trouve la puissance du voisin dangereux et lui donner à entendre que, ses armes valant dès lors les siennes, il n’y a pas de raison pour ne pas être bons amis.— L’équilibre est donc une notion très importante pour les anciens principes de justice et de morale ; l’équilibre est la base de la justice. Si, aux époques barbares, celle-ci dit « oeil pour oeil, dent pour dent », elle considère l’équilibre comme atteint et veut conserver cet équilibre au moyen de cette faculté de rendre la pareille : de telle sorte que, si l’un commet un délit au détriment de l’autre, l’autre ne pourra plus exercer sa vengeance avec une colère aveugle. Grâce à la loi du talion l’équilibre entre les puissances, qui avait été détruit, est rétabli : car un oeil, un bras de plus, dans ces conditions primitives, c’est une somme de pouvoir, un poids déplus. — Dans Vue 239 sur 453

234 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

l’enceinte de la communauté, où tous se considèrent comme égaux en valeur, il y a pour réprimer les délits, c’est-à-dire contre la rupture du principe de l’équilibre,la honte etla punition : la honte, un poids institué contre le transgresseur qui s’est procuré des avantages par des empiétements et à qui la honte porte des préjudices qui suppriment et contrebalancent les avantages antérieurs. Il en est de même de la punition : celle-ci établit contre la prédominance que s’arroge tout criminel un contre-poids beaucoup plus grand, contre le coup de force la prison, contre le vol la restitution et l’amende. C’est ainsi que l’on fait souvenir m malfaiteur que par son acte il s’est exclu de la communauté, renonçant aux avantages moraux de celle-ci : la communauté le traite en inégal, en faible, qui se trouve en dehors d’elle : c’est pourquoi la punition est non seulement une vengeance, c’est quelque chose de plus, qui possède la dureté de l’état primitif, [car c’est cet état qu’elle veut rappeler.

23.

LES PARTISANS DE LA DOCTRINE DU LIBRE-ARBITRE ONT-ILS LE DROIT DE PUNIR ? —Les, hommes qui, par profession, jugent et punissent, cherchent à fixer dans chaque cas particulier si un criminel est responsable de son acte, s’il a pu se servir de sa raison, s’il a agi pour obéir à des motifs et non pas inconsciemment ou par contrainte. Si on le punit, c’est d’avoir préféré les mauvaises raisons aux bonnes raisons qu’il devait connaître. Lorsque Vue 240 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 235

cette connaissance fait défaut, conformément aux idées dominantes, l’homme n’est pas libre et pas responsable : à moins que son ignorance, par exemple son ignorance de la loi, ne soit la suite d’une négligence intentionnelle de sa part ; c’est donc autrefois déjà, lorsqu’il ne voulait’pas apprendre ce qu’il devait,qu’il a préféré les mauvaises raisons aux bonnes et c’est [maintenant qu’il pâtit des conséquences de son’choix.Si, par contre,il ne s’est pas aperçu des meilleures raisons, [par hébétement ou idiotie.onn’a pas l’habitude de lepunir.Ondit alors qu’il ne’possédait pas le discernement nécessaire, qu’il a agi comme une bête. La négation intentionnelle de la meilleure raison, c’est là maintenant la condition que l’on exige pour qu’un criminel soit digne d’être puni.Mais comment quelqu’un peut-il être intentionnellement plus déraisonnable qu’il ne doit l’être ? Qu’est-ce qui le décidera, lorsque les plateaux de la balance sont chargés de bons et de mauvais motifs ? Ce ne sera ni l’erreur, ni l’aveuglement, ni une contrainte intérieure, ni une contrainte extérieure. (Il faut d’ailleurs considérer que ce que l’on appelle « contrainte extérieure » n’est pas autre chose que la contrainte intérieure de la crainte et de la douleur). Qu’est-ce alors ? serait-on en droit de demander. La raison ne doit pas être la cause qui fait agir, parce qu’elle ne saurait décider contre les meilleurs motifs. — C’est ici que l’on appelle en aide le « libre arbitre » : c’est le bon plaisir qui doit décider et faire intervenir un moment où nul motif n’agit, où l’action s’accomplit comme un miracle, sortant du néant. On punit Vue 241 sur 453

230 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIR

cette prétendue discrétion dans un cas où nul bon plaisir ne devrait régner : la raison qui connaît îa’loi, l’interdiction et le commandement, n’aUrait pas dû laisser de choix, pense-t-on, et agir comme contrainte et puissance supérieure. Le criminel est donc puni, parce qu’il a agi sans raison, alors qu’il aurait dû agir conformément à des raisons. Mais pourquoi s’y est-il pris ainsi ? C’est précisément cela que l’on n’a plus le droit de demander : ce fut une action sans « pourquoi ? »,sans motif, sans origine, quelque chose qui n’avait ni but ni raison.—Pourtant, conformément aux conditions de pénalité énoncées plus haut, on n’aurait pas non plus le droit de punir une pareille action l Aussi ne peuton pas faire valoir cette façon de pénalité ; il en est comme si l’on n’avait pas fait quelque chose, comme si l’on avait omis de la faire, comme si l’on n’avait pas fait usage de la raison : car, à tous égards, l’omission s’est faite sans intention ! et seules sont punissables les omissions intentionnelles de ce qui est ordonné. A vrai dire, le criminel a préféré les mauvaises raisons aux bonnes, mais sans motif et sans intention : s’il n’a pas fait usage de sa raison, ce n’était pas précisément pour ne pas en faire usage. L’hypothèse que l’on fait chez le criminel qui mérite d’être puni, l’hypothèse que c’est intentionnellement qu’il a renié sa raison, est justement supprimé si l’on admet le «libre arbitre ». Vous n’avez pas le droit de punir, vous qui êtes partisans de la doctrine du « libre arbitre », vos propres principes vous le défendent I —- Mais ces principes ne sont en somme pas autre chose qu’une Vue 242 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 237

très singulière mythologie des idées ; et la poule qui l’a couvée se trouvait loin de la réalité lorsqu’elle couvrait ses oeufs.

24.

POUR JUGER LE CRIMINEL ET SON JUGE. — Le criminel qui connaît tout l’enchaînement des circonstances ne considère pas, comme son juge et son censeur, que son acte est en dehors de l’ordre et de la compréhension : sa peine cependant lui est mesurée exactement selon le degré d’étonnement qui s’empare de ceux-ci, en voyant celte chose incompréhensible pour eux,l’acte du criminel. — Lorsque le défenseur d’un criminel connaît suffisamment le cas et sa genèse, les circonstances atténuantes qu’il présentera, les unes après les autres, finiront nécessairement par effacer toute la faute. Ou, pour l’exprimer plus exactement encore : le défenseur atténuera degré par degré cet ètonnement qui veut condamner et attribuer la peine, il finira même par le supprimer complètement, en forçant tous les auditeurs honnêtes à s’avouer dans leur for intérieur : « Il lui fallut agir de la façon dont il a agi ; en punissant, nous punirions l’éternelle fatalité. » — Mesurer le degré de la peine selon le degré de la connaissance que l’on a ou peut avoir de l’histoire d’un crime, — n’est-ce pas contraire à toute équité ?

26.

L’ÉCHANGE ET L’ÉQUITÉ. — Un échange ne pourrait se faire d’une façon honnête et conforme au droit que si chacune des deux parties ne demandait Vue 243 sur 453

23à HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

quo ce qui lui semble être la valeur do son objet, en estimant la peine de l’acquérir, la rareté, le temps employé, etc.,sans oublier la valeur morale que l’on y attache. Dès qu’elle fixe lo prix par rapport au besoin de l’autre, cela devient une façon plus subtile de brigandage et d’exaction. — Si l’objet de l’échange est de l’argent, il faut considérer qu’un thaler dans la main d’un riche héritier ou d’un manoeuvre, d’un négociant ou d’un étudiant change complètement de valeur : chacun pourra en recevoir plus ou moins, selon qu’il aura fourni un travail plus ou moins grand pour l’acquérir, — c’est ainsi que ce serait équitable : mais,dans la réalité, on ne l’ignore pas, c’est absolument le contraire. Dans le monde de la haute finance, le thaler d’un riche paresseux rapporte plus que celui du pauvre et du laborieux.

2Û.

  1. LES CONDITIONS LÉGALES COMME MOYENS. — Le droit, reposant sur des traités entre égaux,persiste tant que la puissance de ceux qui se sont entendus demeure constante ; la raison a créé le droit pour mettre fin aux hostilités et aux inutiles dissipations entre forces égales. Mais cette raison de ’convenance cesse tout aussi définitivement quand l’un des deux partis est devenu sensiblement plus faible que l’autre : alors la soumission remplace le droit qui cesse d’exister, mais le succès est le même que celui que l’on atteignait jusqu’ici par le droit. Car, dès lors, c’est la raison de celui qui, l’emporté qui conseille de ménager la force de Vue 244 sur 453
LE VOYAGEUR BT 80K OMBRE 33g

l’assujetti et de ne pas la gaspiller inutilement : et souvent la condition de l’assujetti est plus favorable que celle où se trouvait l’égal.— Les conditions légales sont donc des moyens passagers que conseille la raison, ce ne sont pas des buts, —

27.

EXPLICATION DE LA JOIE MALIGNE. — La joie maligne que l’on éprouve en face du mal d’autrui provient du fait que chacun se sent mal en point sous bien des rapports, qu’il a, lui aussi, ses soucis, ses remords, ses douleurs et qu’il ne les ignore pas : le dommage qui touche l’autre fait de lui son égal, il réconcilie sa jalousie. — S’il a des raisons momentanées pour être heureux lui-même, il n’en accumule pas moins les malheurs du prochain, comme un capital dans sa mémoire, pour le faire valoir dès que sur lui aussi le malheur se met à fondre : c’est là également une façon d’avoir une « joie maligne » (« Schadenfreude »). Le sentiment de l’égalité veut donc appliquer sa mesure au domaine du bonheur et du hasard : la joie maligne est l’expression la plus vulgaire par quoi se manifestent la, victoire et le rétablissement de l’égalité, même dans le domaine du monde supérieur. Ce n’est qu’à partir du moment où l’homme a appris à voir, dans les autres hommes, ses égaux, donc seulement depuis la fondation de la société, qu’existe la joie maligne.

28. CE QU’IL Y A D’ARBITRAIRE DANS L’ATTRIBUTION DU

15 Vue 245 sur 453

a/JO HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

CHÂTIMENT. — Chez la plupart des criminels, les punitions viennent comme les enfants viennent aux femmes. Ils ont fait dix et cent fois la même chose sans en ressentir de suites fâcheuses : mais soudaines sont découverts et lo châtiment suit de près. L’habitude devrait pourtant faire paraître excusable la faute pour laquelle on punit le coupable ; c’est un penchant formé peu à peu et il est difficile de lui résister. Au lieu de cela, lorsque Ton soupçonnele crime par habitude,, le malfaiteur est puni plus sévèrement, l’habitude est donnée comme raison pour rejeter toute atténuation. Au contraire : une existence modèle qui fait ressortir le’ délit avec d’autant plus d’horreur, devrait augmenter le degré de culpabilité ! Mais pas du tout, elle atténue la peine. Ce n’est donc pas au crime que l’on applique les mesures, mais on évalue toujours le dommage causé à la société et le danger couru par celle-ci : l’utilité passée d’un homme lui est comptée parce qu’il ne s’est rendu nuisible qu’une seule fois, mais si l’on découvre dans son passé d’autres actes d’un caractère nuisible, on les additionne à l’acte présent pour infliger une peine d’autant plus grande. Mais si l’on punit, on récompense de la sorte le passé d’un homme (la punition minime n’est dans ce cas qu’une récompense), on devrait retourner encore plus loin en arrière et punir et récompenser ce qui fut la cause d’un pareil passé, je veux dire les parents, les éducateurs, la société elle-même, etc. : on trouvera alors que, dans beaucoup de cas, le juge participe, d’une façon ou d’une autre, à la culpabilité. Il est arbitraire de Vue 246 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 241

s’arrêter au criminel lorsque l’on punit lo passé : on devrait s’en tenir à chaque cas particulier, lorsque l’on no veut pas admettre que toute faute est absolument excusable, et no point regarder en arrière : il s’agirait donc d’isoler la faute et de ne la rattacher en aucune façon à ce qui l’a précédée, — autrement ce serait pécher contre la logique. Tirez plutôt, vous qui êtes partisans du libre arbitre, la conclusion qui découle nécessairement de votre doctrine et décrétez bravement : « nul acte n’a un passé ».

29.

LA JALOUSIE ET SA SOEUR PLUS NOBLE. — Dès que l’égalité est véritablement reconnue et fondée d’une façon durable, naît un penchant qui passe en somme pour immoral et qui, à l’état primitif, serait à peine imaginable : la jalousie. L’envieux se rend compte de toute prééminence de son prochain au-dessus de la mesure commune et il veut l’y ramener—ou encore s’élever, lui, jusque-là : d’où il résulte deux façons d’agir différentes, qu’Hésiode a désignées du nom de bonne et de mauvaise Eris’. De même, dans l’état d’égalité, naît l’indignation de voir qu’une personne qui se trouve à un niveau d’égalité différent a du malheur moins qu’elle n’en mériterait, tandis qu’une autre personne a du honneur plus qu’elle n’est digne d’en avoir : ce sont là des émotions particulières aux natures plus nobles. Celles-ci cherchent en vain la justice ot l’équité dans les choses qui sont indépendantes de la volonté des hommes : c’est-à-dire qu’elles exigent Vue 247 sur 453

3/|3 nUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

que cette égalité rcconnuo par l’homme soit aussi reconnue par la naturo et le hasard, elles s’indignent que les égaux n’aient pas lo môme sort.

3o.

JALOUSIE DES DIEUX. — La « jalousie des dieux » naît lorsquo quelqu’un qui est estimé inférieur se met en parité avec quelqu’un de supérieur (tel Ajax), ou, lorsque par une faveur du destin cetlo mise en parité se fait d’elle-même (Niobé, mère trop heureuse). Dans l’ordre social, cette jalousie exige que personne n’ait de mérite au-dessus de sa situation, aussi que le bonheur soit conforme à celle-ci, et encore que la conscience de soi ne sorte pas des limites tracées par la condition. Souvent le général victorieux subit la « jalousie des dieux », et aussi lo disciple lorsqu’il a créé une oeuvre de maître.

3i.

LA VANITÉ COMME SURPOUSSE D’UN ÉTAT ANTISOCIAL. — Les hommes ayant décrété ’ qu’ils sont tous égaux, pour des raisons de sûreté personnelle, en vue do former une communauté, mais cette conception étant en somme contraire à la nature de chacun et apparaissant comme quelque chose de forcé, plus la sécurité générale est garantie, plus de nouvelles pousses du vieil instinct de prépondérance commencent à se montrer : dans la délimitation des castes, dans les prétentions aux dignités et aux avantages professionnels, et’ en général dans les affaires de vanité (manières, cosVue 248 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 2^3

tume, langage, etc.) Mais, dès que l’on commence à prévoir quelque danger pour la communauté, lo grand nombre qui n’a pas pu faire valoir sa prépondérance dans les périodes do tranquillité publique provoque de nouveau l’état d’égalité : les absurdes privilèges et vanités disparaissent pour quelque temps. Si cependant la communauté socialo s’effondre complètement, si l’anarchie devient universelle, l’état naturel éclatera de nouveau, l’inégalité insouciante et absolue, comme ce fut le cas dans l’ilo do Corcyre, d’après le rapport de Thucydide. Il n’y a ni justice naturelle ni injustice naturelle.

32.

L’ÉQUITÉ. — L’équité est un développement do la justice qui naît parmi ceux qui ne pèchent pas contre l’égalité dans la commune : on l’applique à des cas où la loi ne prescrit rien, où intervient le sens subtil de l’équilibre qui prend en considération le passé et l’avenir et qui a pour maxime « ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse». Aequum veut dire précisément : « c’estconforme à notre égalité ; l’équité aplanit nos petites différences pour rétablir l’apparence d’égalité, et veut que nous nous pardonnions bien des choses que nous ne serions cas forcés de nous pardonner ».

33.

ÉLÉMENTS,DE LA VENGEANCE. — Le mot « vengeance » (ftache) est vite prononcé : il semble presque qu’il ne pourrait pas contenir plus qu’une seule racine d’idée et de sentiment. On s’applique

15. Vue 249 sur 453

2*4 HUMAIN, TROP HUMAIN ; DEUXIÈME PARTIE

donc toujours à trouver celle-ci, tout comme nos économistes ne se sont pas encore fatigués de flairer dans lo mot « valeur » une pareille unité et de rechercher la racine fondamentale do l’idée de valeur. Comme si tous les mots n’étaient pas des poches où l’on a fourré tantôt ceci, tantôt cela, tantôt plusieurs choses à la fois. La « vengeance » est donc aussi tantôt ceci, tantôt cela, tantôt quelque chose de plus compliqué. Qu’on tâche donc de distinguer ce, recul défensif que l’on effectue presque involontairement, comme si l’on était en face d’une machine en mouvement, môme en face d’objets inanimés qui nous ont blessés : le sens qu’il’ faut prêter à ce mouvement contraire, c’est de faire cesser le danger en arrêtant la machine. Pour arriver à ce but, il faut parfois que la riposte soit si violente qu’elle détruit la machine ; mais quand celle-ci est trop solide pour pouvoir être détruite d’un seul coup, par un individu, celui-ci emploiera toute la force dont il est capable, pour asséner un coup vigoureux, — comme si c’était là une tentative suprême. On se comporte do même vis-à-vis des personnes qui vous blessent, sous l’empire immédiat du dommage causé. Que l’on veuille appeler cela un acte de vengeance, fort bien ; mais il ne faut pas oublier que c’est seulement l’instinct de conservation qui a mis en mouvement le rouage de sa raison, et qu’au fond l’on ne songe pas à celui qui cause le dommage, mais seulement à soi-même : nous agissons ainsi, non pas pour, nuire de notre côté,mais seulement pour nous en tirer la vie sauve. — On use du temps pour passer, en imagination, Vue 250 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 245

de soi-même à son adversaire et pour se demander do quelle façon on pourra lo toucher à l’endroit sensible. C’est le cas dans la seconde façon de vengeance : il.faut envisager comme condition première la réflexion que l’on fait au sujet de la vulnérabilité et la faculté de souffrance de l’autre ; alors seulement on veut faire mal. Par contre celui qui se venge ne songe pas encore à se garantir d’un dommage futur, au point qu’il s’attire presque régulièrement un nouveau dommage, qu’il prévoit d’ailleurs souvent avec beaucoup de sang-froid. Si, à la première espèce de vengeance, c’était la peur du second coup qui rendait la riposte aussi vigoureuse que possible, nous sommes par contre maintenant en face d’une complète indifférence à l’égard de ce que l’adversaire fera encore ; la force de là riposte n’est déterminée que par ce que l’adversaire nous a déjà fait. Qu’a-t-il donc fait ? Et que nous importe qu’il souffre maintenant après que nous avons souffert par lui ? Il s’agit d’une réparation : andis que l’acte de vengeance de la première espèce ne servait qu’à la conservation de soi. Peutêtre notre adversaire nous a-t-il fait perdre notre fortune, notre rang, nos amis, nos enfants,— la vengeance ne rachète pas ces pertes, la réparation ne se rapporte qu’à une perte accessoire qui s’ajoute à toutes les pertes mentionnées. La vengeance delà réparation ne garde pas des dommages futurs, elle ne répare pas le dommage éprouvé,— sauf dans un seul cas. Lorsque notre honneur a souffert par les atteintes de l’adversaire, la vengeance est à même de le rétablir. Mais ce préjudice Vue 251 sur 453

246 HUMAIN, TROP IIUMAIN, DEUXIÈME PARTIR

lui a été porté de toute façon, lorsque Ton nous a fait du mal intentionnellement : car l’adversaire a prouvé parla qu’il ne nous craignait point. Notre vengeance démontre que, nous aussi, nous ne le craignons point : c’est en cela qu’il y a compensation et réparation. (L’intention d’afficher l’absence complète do crainte va si loin,chez certaines personnes, que le danger que la vengeance pourrait leur faire courir à elles-mêmes — perte de la santé ou de la vie, ou autres dommages — est considéré par elles comme une condition essentielle de la vengeance. C’est pourquoi elles suivent le chemin du duel, bien que les tribunaux leur prêtent leur concours pour obtenir satisfaction de l’offense : cependant elles ne considèrent pas comme suffisante une réparation de leur honneur où il n’y aurait pas un danger, parce qu’une réparation sans danger ne saurait prouver qu’elles sont dépourvues de crainte.) — Dans la première espèce de vengeance c’est précisément la crainte qui effectue la riposte : ici, par contre, c’est l’absence de crainte qui veut s’affirmer par la riposte. — Rien ne semble donc plus différent que la motivation intime des deux façons d’agir désignées par le même terme de « vengeance » :.et, malgré cela, il arrive très souvent que celui qui exerce la vengeance ne se rende pas exactement compte de ce qui l’a, en somme, poussé à l’action j peut-être est-ce par crainte et par instinct de conservation qu’il a riposté, mais après 1 coup, ayant le temps de réfléchir au point de vue de l’honneur blessé, il s’est persuadé à lui-même que c’est à cause de son honneur Vue 252 sur 453

18 VOYAGEUR ET SON OMBRE 2^7

qu’il s’est vengé. — Ce motif est en tous les cas plus noble quo le premier. Il y a encore un autre point de vue qui est important, c’est do savoir s’il considère son honneur commo endommagé aux yeux des autres (du monde) ou seulement aux yeux de l’offenseur : dans co dernier cas il préférera la vengeance secrète, dans le premier la vengeance publique. Selon qu’on imagination il se verra fort ou faible, dans l’âme du délinquant et des spectateurs, sa vengeanco sera plus exaspérée ou plus douce ; si ce genre d’imagination lui manque complètementil ne songera pas du tout à la vengeance, car alors il ne possédera pas le sentiment do l’honneur, et on no saurait, par conséquent, offenser chez lui le sentiment. Do même il ne songera pas à la vengeance, lorsqu’il méprise l’offenseur et le spectateur de l’offense : car, attendu qu’il les méprise, ceux-ci ne sauraient lui donner de l’honneur et, par conséquent, ne sauraient lui en prendre Enfin, il renoncera encore à la vengeance, dans le cas, point extraordinaire, où il aimerait celui qui l’offense : peutêtre aux yeux de celui-ci cette renonciation porte-telle préjudice à son honneur et il se rendra ainsi moins digne de l’affection en retour. Mais, renoncer à l’amour en retour, c’est là aussi un sacrifice quo l’amour est prêt à porter, à condition qu’il no soit pas forcé défaire mal à l’objet de son affection : ce serait là se faire mal à soi-même plus encore que ne lui fait mal ce sacrifice. Donc chacun se vengera,à moins qu’il ne soit dépourvu d’honneur, ou plein de mépris ou d’amour pour l’offenseur qui lui cause le dommage. Lorsqu’il s’adresse aux triVue 253 sur 453

a/|8 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

bunaux, il veut aussi la vengeance en tant quo particulier : mais, de plus, en tant que membre de la société qui raisonne et qui prévoit, il voudra la vengeance de la société sur quelqu’un qui ne la vénère pas. Ainsi, par la punition juridique, tant la doctrine privée quo la doctrine sociale, sont rétablies : c’est-à-dire... la punition est une vengeance. — Il y a certainement aussi dans la punition cet autre élément de la haine décrit plus haut, en ce sens que, par la punition, la société sertàla conservation de soi et effectue la riposte pour sa légitime défense. La punition veut préserver d’un dommage futur, elle veut intimider. Donc, en réalité, dans la punition, les deux éléments si différents de la haine sont associés, et c’est peut-être ce qui contribue le plus à entretenir cette confusion d’idées grâce à quoi l’individu qui se venge ne sait généralement pas ce qu’il veut.

34.

LES VERTUS DU PRÉJUDICE. — En tant que membres de certains groupements sociaux, nous croyons ne pas avoir le droit d’exercer certaines vertus qui, en tant que particuliers, nous font le plus grand honneur et un plaisir sensible, par exemple la grâce et l’indulgence contre les égarés de toute espèce,—et, en général, toute façon d’agir où l’avantage de la société souffrirait par notre vertu. Aucun collège de juges n’a le droit de faire grâce devant sa conscience : c’est au souverain seul,.en tant qu’individu, que l’on a réservé cette préro^ gative, et l’on se réjouit lorsqu’il en fait usage, Vue 254 sur 453

LE VOYAOEUR ET SON OMBRE 2/{9

pour bien prouver quo l’on uimerait bien faire grâce, mais non point en tant que société. La société no reconnaît donc que les vertus qui lui sont avantageuses ou qui du moins no lui portont pas préjudice (celles qui peuvent être exercées sans dommage ou même en portant des intérêts, par exemple la justice). Ces vertus du préjudice ne peuvent donc pas être nées dans la société,y\i que, maintenant encore, dans le sein do la moindre agglomération sociale qui se constitue, l’opposition s’élève contre elle. Ce sont donc là des vertus qui ont cours parmi les hommes qui ne sont pas égaux, des vertus inventéespar l’individu qui se sentsupépérieur, dés vertus propres au dominateur avec cette arrière-pensée : « Je suis assez puissant pour accepter un préjudice visible, c’est là une preuve de ma puissance. » — Par conséquent, une vertu voisine de la fierté.

35.

CASUISTIQUE DE L’AVANTAGE.— Il n’y aurait pas de casuistique de la morale s’il n’y avait pas de casuistique de l’avantage. La raison la plus indépendante et la plus sagace ne suffit souvent pas pour choisir entre deux choses de façon à ce que le plus grand avantage ressorte du choix. Dans de pareils cas on choisit parce qu’il faut choisir, et l’on est pris après coup d’une espèce de mal de mer du sentiment.

36.

DEVENIR HYPOCRITE. — Tous les mendiants deviennent des hypocrites comme tous ceux qui font Vue 255 sur 453

250 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

leur profession d’une pénurie et d’une détresse (que ce soit une détresse personnelle ou une détresse publique). — Le mendiant est loin d’éprouver sa détresse avec autant d’intensité qu’il est obligé de h faire éprouver s’il veut vivro de mendicité.

; s7.

UNE ESPÈOB DE CULTE DES PASSIONS. — Vous autres obscurantistes et sournois philosophiques, vous parlez, pour accuser la conformation de tout l’édifice du monde, du caractère redoutable des passions humaines. Comme si partout où il y a eu passion il y avait aussi terreur 1 Comme si toujours en ce bas monde devait exister celte espèce de terreur 1 — Par négligence dans les petites choses, par défaut d’observation de soi et d’observation de ceux qui doivent être éduqués, vous avez vousmême’laissô grandir la passion jusqu’à ce qu’elle ; devienne un pareil monstre, au point que vous êtes déjà pris de crainte rien qu’à entendre prononcer le mot de passion i Cela dépend de vous et cela dépend de nous d’enlever &ux passions leur caractère redoutable, et de faire en sorte qu’on les empêche de devenir des torrents dévastateurs. — Il ne faut pas enfler sa méprise jusqu’à en faire la fatalité éternelle ; nous voulons, au contraire, travailler loyalement à la tâche de transformer en joies toutes les passions des homm’esi />Vue 256 sur 453

IZ VOYAGEUR ET SON OMBRE 251

_ ! „..

38.

LE REMORDS. — Le remords est, comme la morsure d’un chien sur une pierre, une bêtise.

39.

ORIGINE DES PRIVILÈGES.—Les privilèges remontent généralement à un usage> l’usage à une convention momentanément établie. Il vous arrive une fois ou l’autre d’être satisfait, des deux parts, des conséquences qui résultent d’une convention intervenue, et d’être aussi trop paresseux pour renouYeller formellement cette convention j on continue ainsi à vivre comme si celle-ci avait toujours été renouvelée, et peu à peu, lorsque l’oubli a jeté son voile sur l’origine, on croit posséder un édifice sacré et inébranlable, sur quoi chaque génération continue forcément à bâtir. L’usage est alors devenu une contrainte* lors même qu’il n’aurait plus l’utilité que l’on envisageait primitivement au moment où fut établie la convention. — Les faibles ont trouvé là de tous les temps leur solide rempart : ils penchent à éterniser la convention acceptée une fois, la grâce qu’on leur a faite.

4o.

LA SIGNIFICATION DE L’OUBLI DANS LE SENTIMENT MORAL. — Les mêmes actions, inspirées d’abord dans la société primitive par l’utilité générale, ont été attribuées plus tard, par d’autres générations, à

v d’autres motifs : parce que l’on craignait et vénérait ceux qui exigeaient et recommandaient ces

x actes,ou par habitude parceque, dès son enfance, on

16 Vue 257 sur 453

2Ô2 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

les avait vu faire autour de soi, ou encore par bienveillance, parce quejeur exercice amenait partout la joie et des visages approbateurs, ou enfin par vanité parce qu’ils étaient loués pour cela. De pareilles actions dont on a oublié le motif fondamental, celui de l’utilité, sont alors appelées morales : non peut-être parce qu’elles ont été faites par ces motifs différents, mais parce qu’elles n’ont pas été faites pour des raisons d’une utilité consciente. — D’où vient cette haine de l’utilité qui devient ici visible, alors que toute action louable, exclut littéralement de toute action en vue de l’utilité ? — Il est évident que la société, foyer de toute morale et de toutes les louanges en faveur des actes moraux, a eu à lutter trop longuement et trop durement avec l’intérêt particulier et l’entêtement de l’individu pour ne pas finir par considérer comme supérieur au point de vue moral, tout autre motif que l’utilité. C’est ainsi que naît l’apparence qui fait croire que la morale n’est pas sortie de 1 utilité : alors qu’en réalité elle n’est pas autre chose au début que l’utilité publique qui a eu grand’peine à se faire valoir et à se faire prendre en considération contre toutes les utilités privées.

Ai.

LA RICHESSE MORALE PAR SUCCESSION. —- 11 y a aussi une richesse par succession sur le domaine moral : clic est possédée par les gens doux, charitables, bienveillants, compatissants qui ont hérité de leurs ancêtres tous les bons procédés, mais non point la raison (qui en est la source). L’agrément Vue 258 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE a53

i

de cette richesse, c’est qu’il faut la prodiguer sans cesse, si l’on veut en faire éprouver les bienfaits, et qu’elle travaille ainsi involontairement à réduire les distances entre la richesse et la pauvreté morales : ce qu’il y a de plus singulier et de plus excellent, c’est que ce rapprochement ne se fait point en faveur d’une moyenne future entre pauvre et riche, mais en faveur d’une richesse et d’une abondance universelles.— C’est de cette façon que l’on peut résumer à peu près l’opinion courante sur la richesse morale par succession. Mais il me semble que cette opinion est maintenue plutôt inmajorem gloriam de la moralité qu’à l’honneur de la vérité. L’expérience du moins établit un axiome qui, s’il n’est pas une réfutation de celte généralité, peut du moins être considéré comme une restriction significative. Sans une raison choisie, dit l’expérience, sans la faculté du choix le plus subtil et une forte disposition à la mesure, ceux qui possèdent une richesse morale par succession deviennent des gaspilleurs de la moralité : en s’abandonnant sans retenue à leurs instincts de pitié, de charité, de bienveillance et de conciliation ils rendent tout le monde autour d’eux plus négligent, plus exigeant et plus sentimental. C’est pourquoi les enfants de pareils gaspilleurs très moraux sont facilement — et malheureusement au meilleur cas — des propres à rien, faibles et agréables.

l[2.

LE JUGE ET LES CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES. — « Il faut aussi être honnête envers le diable et Vue 259 sur 453

254 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

payer ses dettes », se prit à dire un vieux soldat lorsqu’on lui eut raconté un peu en détails l’histoire de Faust. « Faust doit aller en enfer I » — « Vous êtes terribles, vous autres hommes I s’écria sa femme. Comment est-ce possible ? Il n’a pas fait autre chose que de manquer d’encre dans son encrier ! Certainement c’est un péché que d’écrire avec du sang, mais ce n’est pas assez pour condamner Un aussi bel homme à subir les tortures de l’cnfcrj »

43.

PROBLÈME DU DEVOIR DE LA VÉRITÉ. — Le devoir est un sentiment impérieux qui pousse à l’action, un sentiment que nous appelons bon et que nous considérons comme indiscutable (— nous ne parlons pas et il ne nous plaît pas quo l’on parle de ses origines, de ses limites et de sa justification). Mais le penseur considère toute chose comme le résultat d’une évolution et tout ce qui est « devenu » comme discutable ; il est, par conséquent,’ l’homme sans devoir — tant qu’il n’est que penseur. Comme tel il n’accepterait donc pas non plus le devoir de considérer et de dire la vérité et il n’éprouverait pas ce sentiment ; il se demanderait : d’où vient-elle ? oùva-t-elle ? — mais ces questions elles-mêmes sont considérées par lui comme problématiques. Or n’en résulterait-il pas que la machine du penseur ne fonctionnerait plus bien, s’il pouvait vraiment se considérer comme irrespon-. sable, dans la recherche de la connaissance ? En ce sens on pourrait dire que, pour alimenter la Vue 260 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE â55

machine, il est besoin du même élément qui doit être examiné au moyen de celle-ci. — La formule pourrait peut-être se résumer ainsi : en admettant qu’il existe un devoir de reconnaître la vérité, quelle est alors la vérité par rapport à toute autre espèce de devoir ? —Mais Un sentiment hypothétique du devoir n’est-il pas un non-sens ? —

44-

DEGRÉS DE LA MORALE, — La morale est d’abord un moyen pour conserver la communauté, d’une façon générale, et pour la préserver de sa perte ; elle est ; en second lieu, un moyen pour conserver la communauté à un certain niveau et pour lui garder certaines qualités. Les motifs de conservation sont la crainte et l’espoir, des motifs d’autant plus puissants et d’autant plus grossiers que le penchant vers les choses fausses, exclusives et personnelles est encore très vif. Il faut se servir ici des moyens d’intimidation les plus épouvantables, tant que des moyens plus bénins ne font aucun effet et tant que cette double manière de conservation ne se laisse pas atteindre autrement (un de ces moyens les plus violents c’est l’invention d’un au-delà avec un enfer éternel). On a besoin de tortures de l’âme et de bourreaux pour exécuter ces tortures. D’autres degrés de la morale, moyens pour arriver au but indiqué, sont représentés par les commandements d’un dieu (telle la loi mosaïque) ; d’autres encore, degrés supérieurs, par les commandements d’une idée du devoir absolu avec le fameux « tu dois ». Vue 261 sur 453

256 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

— Ce sont là des degrés assez grossièrement taillés, mais des degrés larges, attendu que les hommes né s’entendent pas encore à poser leur pied sur des degrés plus étroits et plus délicats. Vient ensuite une morale du penchant, du goûtt et enfin celle de Y intelligence—qui est au-dessus de tous les motifs illusionnaircs de la morale, mais qui s’est rendu compte que longtemps il n’a pas été possible à l’humanité d’en avoir d’autres.

45.

LA MORALE DE LA COMPASSION DANS LA DOUCHE DES IMMODÉRÉS. — Tous ceux qui ne se possèdent pas assez eux-mêmes et qui ne voient pas dans la moralité une constante domination de soi exercée sans cesse, en grand et en petit, deviennent involontairement les glorificateurs des impulsions de bonté, de compassion et de bienveillance, particulières à cette moralité instinctive qui ne possède point de tête, mais qui semble être composée seu-i lement d’un coeur et de mains secourables. C’est môme dans leur intérêt de mettre en suspicion uno moralité de la raison et de vouloir donner une valeur universelle à cette autre moralité,

46.

CLOAQUES DE L’AMB. — L’âme elle aussi doit avoir ses cloaques particuliers où elle fait écouler ses immondices. Bien des choses peuvent servira cela : des personnes, des relations, des classes sociales, peut-être la patrie, ou encore le monde, ou enfin Vue 262 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 257

pour les plus orgueilleux (je veux dire nos bons « pessimistes » modernes) — le bon Dieu.

47-

UNE FAÇON DE REPOS ET DE CONTEMPLATION. — Prends garde à ne pas faire ressembler ton repos et ta contemplation à ceux du chien devant l’étalage d’un boucher. La peur ne lui permet pas d’avancer, le désir l’empêche de reculer, et il ouvre de grands yeux qui ressemblent à une gueule béante.

48.

UNE DÉFENSE SANS RAISON. — Une défense dont nous rie comprenons ou n’admettons pas les raisons est presque un ordre, non seulement pour l’esprit obstiné, mais encore pour celui qui a soif de connaissance : on tient à essayer pour apprendro ainsi pourquoi l’interdiction a été faite. Les défenses morales comme celles du Dôcalogue ne peuvent compter que durant les époques où la raison est assujettie. Maintenant une défense comme « tu ne tueras point », « tu ne commettras point adultère », présentée ainsi sans raison, aurait plutôt un effet nuisible qu’un effet utile,

49« CARACTÉRISTIQUE.— Quel est l’homme qui peut dire de lui-même : « Il m’arrive très souvent de mépriser, mais je ne hais jamais ; Chez chaque homme je trouve toujours quelque chose que l’on peut honorer et à cause de quoi je l’honore : ce que l’on appelle les qualités aimables m’attire peu. » Vue 263 sur 453

258 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

5o.

COMPASSION ET MÉPRIS. — Manifester de la compassion, c’est regardé comme un signe de mépris, car on a visiblement cessé d’être un, objet de crainte, dès que l’on vous témoigne de la compassion. On est alors tombé au-dessous de l’équilibre, tandis qu’en réalité ce niveau ne suffit point à la’ vanité humaine et que seule la prépondérance et la crainte que l’on inspire procurent à l’âme le sentiment le plus désiré. C’est pourquoi il faut se poser le problème de savoir comment est née l’évaluation de la pitié et comment il faut expliquer les louanges que l’on prodigue maintenant au désin-. téressement : dans l’état primitif on méprise le désintéressement ou l’on en craint les embûches.

5i.

SAVOIR ÊTRE PETIT. — Près des fleurs,- des herbes et des papillons il faut savoir s’abaisser à la hauteur cl’un enfant qui les dépasse à peine. Mais nous autres gens âgés, nous avons grandi au-dessus de ces choses et il nous faut nous courber jusqu’à elles ; je crois que les herbes nous haïssent lorsque nous avouons l’amour que nous avons pour elles.— Celui qui veut prendre part à toutes les bonnes choses doit aussi s’entendre à avoir des heures où il est petit.

5a.

L’IMAGE DE LA CONSCIENCE. — L’image de notre’ conscience est la seule chose qui,pendant les années Vue 264 sur 453

•LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 2ÔQ

de notre jeunesse, nous a été demandée régulièrement et sans raison, par des personnes que nous vénérions et craignions. C’est donc de la conscience que vient ce sentiment d’obligation (« il faut que je fasse telle chose, que je ne fasse pas telle autre ») qui ne demande pas pourquoi il faut qu’il en soit ainsi. —- Dans tous les cas où une chose est faite avec « pourquoi » et « parce que », l’homme agit sans conscience ; mais ce n’est pas encore une raison pour qu’il agisse contre sa conscience.— La foi en l’autorité est la source de la conscience : celle-ci n’est donc pas la voix de Dieu dans la poitrine de l’homme, mais la voix de quelques hommes dans l’homme.

63.

LES PASSIONS SURMONTÉES. — L’hommo qui a surmonté ses passions est entré en possession du sol le plus fécond : de même que le colon qui s’est rendu maître des forêts et des marécages. Semer sur le terrain des passions vaincues la semence des bonnes oeuvres spirituelles, c’est alors la tâche la plus urgente et la plus prochaine. Surmonter n’est là qu’un moyen, ce n’est pas un but ; si l’on envisage autrement cette victoire, toutes sortes de mauvaises herbes et de diableries se mettent à foisonner sur le sol fécond mis ainsi en friche, et bientôt tout cela se met à pousser et à se pousser avec plus d’impétuosité encore que précédemment.

54. L’HABILETÉ A SERVIR. — Tous les gens que l’on

10. Vue 265 sur 453

260 HUMAIN. TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

appelle pratiques ont une habileté particulière à servir : c’est cela précisément qui les rend pratiques, soit pour les autres, soit pour eux-mêmes. Robinson possédait un serviteur meilleur encore que Vendredi : c’était Crusoé.

55. ’*

DANGER DU LANGAGE POUR LA LIBERTÉ INTELLEC-’ TUÊLLE. — Toute parole est un préjugé.

56.

ESPRIT ET ENNUI. — Le proverbe : « Le Magyar est bien trop paresseux pour s’ennuyer » donne à réfléchir. Ce ne sont que les animaux les mieux organisés et les plus actifs qui commencent à être capables d’ennui. —Quel beau sujet pour un grand poète que l’ennui de Dieu au septième jour de la création.

LES RAPPORTS AVEC LES, ANIMAUX. —,On peut* observer la formation do la moralo dans la façon dont nous nous comportons vis-à-vis des animaux. Lorsque l’utilité et le dommage n’entrent pas en jeu nous éprouvons un sentiment de complète irresponsabilité ; nous tuons et nous blessons par exemple des insectes ou bien nous les laissons vivre sans généralement y songer le moins du monde. Nous, avons la main si lourde quo nos gentillesses à l’égard des fleurs et des petits animaux sont presque toujours meurtrières : ce qui ne gêne nullement le plaisir que nous y prenons. — C’est Vue 266 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 261 %

1.„,.... ■■,.■■....

aujourd’hui la fête des petits animaux, le jour le plus accablant de l’année : voyez comme tout cela grouille et rampe autour de nous, et, sans le faire exprès, mais aussi sans y prendre garde, nous écrasons tantôt par ici, tantôt par là un petit ver ou un petit insecte empenné.— Quand les animaux nous portent préjudice nous aspirons par tous les moyens à leur destruction. Et ces moyens sont souvent bien cruels, sans que ce soit là notre intention : c’est la cruauté de l’irréflexion. Si, par contre, ils sont utiles, ïious les exploitons.’jusqu’à ce qu’une raison plus subtile nous enseigne que chez certains animaux nous pouvons tirer bénéfice d’un autre traitement, c’est-à-dire des soins et de l’élevage. C’est alors seulement que naît la responsabilité. A l’égard des animaux on évite les traitements barbares ; un homme se révolte lorsqu’il voit quelqu’un se montrer impitoyable envers sa vache, en conformité absolue avec la morale de la communauté primitive qui voit l’utilité générale en danger dès qu’un individu commet une faute. Celui qui, dans la communauté, s’aperçoit d’un délit craint pour lui le dommage indirect : et nous craignons pour la qualité de la viande, la culture de la terre, les moyens de communication lorsque nous voyons maltraiter les animaux. De plus, celui qui est brutal envers les animaux éveille le soupçon qu’il est également brutal vis-à-vis des faibles, des hommes inférieurs et incapables de vengeance ; il passe pour manquer de noblesse et de fierté délicate. C’est ainsi que se forme un commencement de jugement et de sens moral : la superstition y ajoute la meilVue 267 sur 453

2Ô2 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIR

leurepart. Certains animaux incitent l’homme par des regards, des sons et des attitudes à so voir transporté en imagination dans le corps de ceux-ci, et certaines religions enseignent à voir parfois dans l’animal le séjour des âmes des hommes et des dieux : c’est pourquoi elles recommandent de nobles précautions et même une crainte respectueuse dans les rapports avec les animaux. Lors même que cette superstition aurait disparu, les sentiments éveillés par elle continuent leurs effets, mûrissent et portent leurs fruits. On sait qu’à ce point de vue leichristianisme a montré qu’il était une religion pauvre et rétrograde.

58.

NOUVEAUX ACTEURS.— Il n’y apasdeplusgrande banalité parmi les hommes que la mort ; au second rang arrive la naissance, parce que sans naître on peut pourtant mourir ; et ensuite le mariage. Mais toutes, ces petites tragi-comédies qui se jouent, à chacune de leurs représentations, infiniment nombreuses, sont toujours interprétées par dé nouveaux acteurs et ne cessent par conséquent point d’avoir des spectateurs intéressés : alors qu’il faudrait plutôt croire que tous les spectateurs de cette vallée terrestre en auraient déjà conçu un tel ennui qu’ils se seraient pendus à tous les arbres. Ce sont les nouveaux acteurs qui importent et si peu la pièce t

■89.

QU’EST-CE « ÊTRE OBSTINÉ » ?— Le chemin le plus Vue 268 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 2Ô3

court n’est pas le plus droit, mais celui sur lequel le vent le plus favorable gonfle notre voile : c’est ce qu’enseignent les règles de la navigation. Ne pas leur obéir, c’est être obstiné : la fermeté de caractère est ici troublée par la bêtise.

’ 60.

LE MOT « VANITÉ ». — Il est fâcheux que certains mots, dont nous autres moralistes nous ne pouvons absolument pas nous passer, portent déjà en eux une sorte de censure des moeurs, datant de l’époque où les impulsions les plus simples et les plus naturelles de l’homme ont été dénaturées. C’est ainsi que la conviction fondamentale que, sur les vagues de la société, nous naviguons ou faisons naufrage bien plus par ce que nous paraissons que par ce que nous sommes — une conviction qui doit nous servir de gouvernail pour tout ce que nous entreprenons dans la société — est désignée et stigmatisée par le mot de «vanité » ; une des choses les plus lourdes et lesplusconséquentcsdésignéepar une expression qui la fait apparaître comme ce qu’il y a de plus vide et de plus futile, quelque chose de grand à quoi Ton prête les traits d’une caricature. Mais cela ne sert de rien, nous sommes forcés d’employer de pareils termes, en fermant nos oreilles aux insinuations des anciennes habitudes.

61.

FATALISME TURC. — Le fatalisme turc a ce défaut fondamentalqu’il place l’un en face de l’outre l’homme et la fatalité, comme deux choses absolument Vue 269 sur 453

264 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

distinctes : l’homme, disent-ils, peut résister à la fatalité et chercher à la mettre à néant, mais elle finit toujours par remporter la victoire ; c’est pourquoi ce qu’il y a de plus raisonnable, c’est de se résigner ou de vivre à sa guise. En réalité chaque homme est lui-même une parcelle de la fatalité ; s’il croit s’opposer à la fatalité de la façon indiquée, c’est que, là aussi, la fatalité s’accomplit : là lutten’est qu’imaginaire, maisimaginaireaussi cette résignation au destin, de sorte que toutes ces chimères sont enclosesdans la fatalité.—La crainte dont la plupart des gens sont pris devant la doctrine de la volonté non affranchie est en somme la crainte du fatalisme turc ; ils pensent que l’homme deviendra faible et résigné, qu’il joindra les mains devant l’avenir, parce qu’il n’est pas à même d’y changer quelque chose : ou bien encore il lâchera les guides à son humeur capricieuse, parce que celle-ci ne pourra rien aggraver à ce qui est déterminé d’avance. Les folies de l’homme font partie de la fata-( lité tout aussi bien que ses actes de haute sagesse : celte peur de la croyance en la fatalité est, elle aussi, do la fatalité. Toi-même, pauvre être craintif, lues l’invincible Moire qui trône au-dessus de tous les dieux ; pour tout ce qui est de l’avenir tu es la bénédiction ou la malédiction et, en tous les cas, l’entrave qui maintient l’homme même le plus fort ; en toi tout l’avenir du monde humain est déterminé d’avance, cela ne sert de rien d’être pris de terreur devant toi-même. Vue 270 sur 453

IE VOYAGEUR ET SON OMBRE 2Ô5

62.

AVOCAT DU DIABLE. — « On ne devient sage que par le malheur, on ne devient bon que par le malheur des autres » — c’est ainsi que parle cette philosophie singulière qui fait découler toute moralité de la compassion et toute intellectualité de l’isolement des hommes : par là elle intercède inconsciemment pour toutes les dégradations terrestres. Car la pitié a besoin de la souffrance et l’isolement du mépris des autres.

63.

LES MASQUES DE CARACTÈRE MORAUX. — Aux époques où les masques de caractère particuliers aux différentes classes passent pour définitivementfixés, de même que les classes elle-mêmes, les moralistes seront induits à considérer aussi comme absolus les masques de caractère moraux et à les dessiner en conséquence. C’est ainsi quo Molière est intelligible comme contemporain de la société’ de Louis XIV ; dans notre époque de transitions et d’étals intermédiaires il apparaîtrait comme un pédant génial.

64.

LA VERTU LA PLUS NOBLE. — Dans la première phase de l’humanitésupérieure,la bravoure est considérée comme la vertu la plus noble, dans la seconde la justice, dans la troisième la modération, dans la quatrième la sagesse. Dans quelle phase vivons-noMS ? Dans laquelle \k-tu ? Vue 271 sur 453

206 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

65.

CE QUI EST D’ABORD NÉCESSAIRE..— Un homme qui ne veut pas se rendre maître de sa colère, de ses accès de haine et de vengeance, de sa luxure et qui malgré cela aspire à devenir maître en quoi que ce soit est aussi bête que l’agriculteur qui place son champ sur les bords d’un torrent sans se garantir contre celui-ci.

66. •

QU’EST-CE QUELA VÉRITÉ ?—Schwarzert (Mélanchton) (i) : Oh proclame souvent sa foi lorsque l’on vient précisément de la perdre et qu’on la cherche dans toutes les rues, — et ce n’est pas- alors qu’on la proclame le moins bien 1 — Luther : Tu dis vrai aujourd’hui, mon frère, et tu parles comme si tu éiais un ange ! — Schwarzert : Mais c’est bien là l’idée de tes ennemis, et ils en font l’application sur toi. —r Luther : C’est donc un mensonge engendré par le diable !

HABITUDE DES CONTRASTES. — L’observation superficielle et inexacte voit des contrastes dans la nature (par exemple l’opposition entre « chaud » et « froid »), partout où il n’y a pas de contrastes, mais seulement des différences de degrés. Cette mauvaise habitude nous a poussés à vouloir aussi comprendre et séparer d’après ces contrastes, la,

(i) Schwarzert était le nom véritable de MtHaachton. — N. d. T. Vue 272 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 267

nature intérieure, le monde moral et intellectuel. Le sentiment humain s’est chargé d’infiniment de douleurs, d’empiétements, de duretés, d’aliénations, de refroidissements par le fait que l’on croyait voir des contrastes où il n’y a que des transitions.

"68.

Si L’ON PEUT PARDONNER. — Comment pourraiton leur pardonner s’ils ne savent pas ce qu’ils fontl Il n’y a alors rien du tout à pardonner. — Mais un homme sait-il jamais complètement ce qu’il fait ? Et si son action reste au moins toujours problématique, les hommes n’auraient jamais rien à se pardonner et faire grâce deviendrait pour l’homme raisonnable une chose impossible. En fin de compte, si les criminels avaient vraiment su ce qu’ils ont fait —nous n’aurions encore le droit de pardonner que si nous avions un droit d’accuser et de punir. Mais ce droit nous ne l’avons pas.

69. HONTE HABITUELLE. —Pourquoi éprouvons-nous de la honte lorsque l’on nous attribue une faveur et une distinction que, selon l’expression courante, « nous n’avons pas méritées ». Il nous semble alors que l’on nous pousse dans un domaine où nous ne sommes pas à notre place, d’où nous devrions être exclus, en quelque sorte dans un lieu saint ou très saint que notre pas ne devrait pas franchir. Par une erreur des autres nous y avons pénétré quand même : et maintenant nous sommes subjugues, soit par la crainte, soit par la vénération, et nous ne savons Vue 273 sur 453

2Ô8 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

pas si nous devons fuir ou jouir du moment béni et de l’avantage qui nous est donné en grâce. Dans toute honte il y a un mystère qui est profané par nous ou qui semble être en danger d’être profafié ; toute grâce engendre la honte.— Mais si l’on considère que, d’une façon générale, nous n’avons jamais rien «mérité», pour le cas où l’on s’abandonnerait à cette idée dans le cercle des conceptions chrétiennes,le sentiment de honte deviendrait habituel ’ parce qu’alors Dieu semblerait bénir sans cesse et exercer sa grâce. Mais, abstraction faite de cette interprétation chrétienne, cet état de honte habituelle serait encore possible pour le sage, totalement impie, qui soutientla foncière irresponsabilité et l’absence de mérite dans toute action et dans toute organisation : si on le traite comme s’il avait mérité telle ou telle chose, il semble être introduit dans un ordre supérieur d’êtres qui d’une façon générale méritent quelque chose, qui sont libres et vraiment capables de porter la responsabilité de leur vouloir et de leur pouvoir. Celui qui dit à ce* sage : « tu l’as mérité» semble l’apostroplier ainsi : « tu n’es pas un homme, mais un Dieu ».

7o.

L’ÉDUCATEUR LE PLUS MALADROIT.’— Chez celuici toutes les vertus véritables sont plantées sur le terrain de son esprit de contradiction ; chez celuilà sur son incapacité de dire non, donc sur son esprit d’approbation ; un troisième a fait grandir toute sa moralité sur sa fierté solitaire, un quatrième la sienne sur son instinct violent de sociabilité. En Vue 274 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRÉ

admettant dès lors que, par des éducateurs maladroits et par des hasards néfastes, les graines de la vertu n’aient pas été semées, chez tous les quatre, sur le sol de leur nature, ce sol, chez eux le plus riche et le plus fécond, ils seraient devenus des hommes sans moralité, faibles et désagréables. Et quel eût précisément été le plus maladroit de tous les éducateurs et le mauvais destin de ces quatre hommes ? Le fanatique moral qui croit que le bien ne peut sortir que du bien, ne peut croître que sur le bien.

L’ÉCRITURE DE LA PRÉVOYANCE. — A 5 Mais £1

tous ils savaient cela, ce serait nuisible pour la plupart d’entre eux. Toi-même, tu appelles ces opinions dangereuses pourceluiqui est en danger et cependant tu en fais part publiquement ?—B : J’écris de façon à ce que ni la populace, ni les populi, ni les partis de tous genres n’aient envie de me lire. Par conséquent ces opinions ne seront jamais publiques.— A : Mais comment écris-tu donc ? — B : Ni d’une façon utile, ni d’une façon agréable, pour les trois dénommés plus haut.

72.

MissroNNAinEs DIVINS. — Socrate, lui aussi, se considérait comme un missionnaire divin : mais je ne sais trop quelle velléité d’ironie attique et de plaisir à la plaisanterie se fait encore sentir chez lui, velléité par quoi s’atténue ce terme fatal et prétentieux. Il en parle sans onction : ses images du frein Vue 275 sur 453

27O HUMAIN, TROP HUMAN, DEUXIEME PARTIE

et du cheval sont simples et n’ont rien de sacerdotal, et la véritable tâche religieuse, telle qu’il se l’est posée — mettre le dieu à l’épreuve de cent façons pour savoir s’il a dit la vérité — permet de conclure à une attitude débonnaire et libre que prend le missionnaire pour se placer aux côtés de son dieu. Cette façon de mettre le dieu à l’épreuve est un des plus subtils compromis que l’on puisse imaginer entre la piété et la liberté d’esprit. — Maintenant nous n’avons plus non plus besoin de ce compromis.

73.

LOYAUTÉ DANS LA PEINTURE. — Raphaël, qui tenait beaucoup à l’Eglise (pour peu qu’elle pût payer) et fort peu, comme d’ailleurs, les meilleurs de son temps, aux objets de la foi chrétienne, Raphaël n’a pas fait un pas pour suivre la piété exigeante et extatique de certains de ses clients : il a gardé sa loyauté, même dans ce tableau exceptionnel qui fut primitivement destiné à une bannière de procession, la madone de la chapelle Six-’ Une. Là il lui vint à l’idée de peindre une vision : mais une vision, telle que de nobles jeunes hommes sans « foi » peuvent en avoir aussi et en auront certainement, la vision de l’épouse dé l’avenir, d’une femme intelligente, d’âme noble, silencieuse et très belle qui porte son nouveau-né dans ses bras. Que les anciens qui sont habitués aux prières et aux adorations, pareils au digne vieillard de gauche, vénèrent ici quelque chose de surhumain : nous autres jeunes — ainsi semble nous le dire Raphaël —nous voulons tenir pour la jolie fille de droite qui, Vue 276 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 271

de son regard provoquant et nullement dévot, s’adresse aux spectateurs du tableau comme pour leur insinuer : « N’est-ce pas ? cette mère et son enfant, c’est un spectacle plein d’agrément et d’invite ? » Ce visage et ce regard jettent un reflet dejoie sur la figure de ceux qui les regardent ; C’est une façon de jouir de soi-même pour l’artiste qui a inventé tout cela, et il ajoute sa propre joie à la joie de ceux qui jouissent de son art. — Pour l’expression « messianique » dans la tête d’un enfant, Raphaël, l’homme loyal qui ne voulait pas peindre les états d’âme à l’existence desquels il ne croyaitv pas, s’entendit à circonvenir d’une façon aimable ses admirateurs croyants ; il peignit ce jeu de la nature qui n’est point rare, l’oeil de l’homme sur la tête de l’enfant, cet oeil do l’homme brave et secourable qui s’aperçoit d’une misère. Pour des yeux pareils il faut une barbe ; l’absence de celle-ci et la réunion de deux âges différents qui s’expriment dans un même visage, voilà le paradoxe agréable que les croyants ont interprété dans le sens de la croyance au miracle : mais l’artiste attendait cela de leur art d’interprétation et de substitution.

74LA PRIÈRE. — A deux conditions seulement, la prière —- cette coutume de temps reculés qui n’est pas encore entièrement éteinte —• peut avoir un sens : il faudrait d’abord qu’il fût possible de déterminer ou de changer le sentiment de la divinité, et ensuite que celui qui prie sache bien ce qui lui manVue 277 sur 453

S72 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PAttîlÊ

que, ce qui, pour lui, serait vraiment désirable. Ces deux conditions, acceptées et transmises par toutes les autres religions, ont précisément été niées par le christianisme ; si, malgré cela, le christianisme a conservé la prière, parallèlement à la foi en une raison omnisciente et prévoyante de Dieu, par quoi en somme la prière perd sa portée et devient même blasphématoire, — il montre par là, encore une fois, l’admirable ruse de serpent dont il disposait. Car un commandement clair « tu ne prieras point » aurait poussé les chrétiens par ennui à l’impiété. Dans l’axiome chrétien « ora et labora », l’ora remplace le plaisir : et que seraient devenus sans l’ora ces malheureux qui se refu-r saient le labora, les saints I — Mais s’entretenir avec Dieu, lui demander mille choses agréables, s’amuser un peu soi-même en s’apercevant que l’on pouvait encore avoir des désirs, malgré un père aussi parfait, — c’était là pour des saints une excellente invention.

75. UN SAINT MENSONGE. — Le mensonge qu’eut sur les lèvres Arrie mourante (Poete, non dolet) obscurcit toutes les vérités qui ont jamais été dites par des mourants. C’est le seul saint mensonge qui soit devenu célèbre ; tandis quo d’autre part l’odeur de sainteté ne s’était attachée qu’à des erreurs.

76.

L’APÔTRE LE PLUS NÉCESSAIRE. — Parmi douze apôtres, il faut toujours qu’il y en ait un qui soit Vue 278 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 27a

dur comme de la pierre,pour que la nouvelle église puisse s’édifier sur lui.

77QU’EST-CE QUI EST PLUS PÉRISSABLE, L’ESPRIT OU LE CORPS ? — Dans les choses juridiques, morales et religieuses, ce qu’il y a de plus extérieur, de plus concret, donc l’usage, l’attitude, la cérémonie, a le plus de durée : c’est le corps à quoi s’ajoute toujours une âme nouvelle. Le culte, tel un texte aux termes fixes, est sans cesse interprété à nouveau ; les idées et les sentiments sont ce qu’il y a de flottant, les moeurs ce qu’il y a de dur.’

78.

LA FOI EN LA MALADIE, UNE MALADIE.—Le christianisme a été le premier à peindre le diable sur l’édifice du monde ; le christianisme a été le premier à introduire le péché dans le monde. La foi en les remèdes qu’il offrait en retour a été ébranlée peu à peu, jusqu’en ses racines les plus profondes : mais toujours persiste la foi en la maladie qu’il a enseignée et répandue,

79PAROLE ET ÉCRITURE DES HOMMES RELIGIEUX. — Si le style et l’expression générale du prêtre, de celui qui parle comme de celui qui écrit,n’annoncent pas déjà l’homme religieux* il est inutile de prendre au sérieux les opinions de celui-ci sur la religion et en faveur de la religion. Ces opinions ont été sans force pour celui qui les professe, si, comme son Vue 279 sur 453

274 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

style le laisse deviner, il possède l’ironie, la prétention, la méchanceté, la haine et toutes les tergiversations dans l’état d’esprit qui sont le propre des hommes les moins religieux, — combien plus elles seront sans force pour celui qui les entendra ou les lirai En un mot, il servira à rendre ses auditeurs moins religieux.

80.

DANGER DANS LA PERSONNE. — Plus Dieu a été considéré comme une personne à part,moins on lui a été fidèle.Les hommes s’attachent plus aux images de leur pensée qu’à ce qu’ils ont de plus cher parmi leurs bien-aimés : c’est pourquoi ils se sacrifient pour l’Etat, l’H-glisc, et aussi pour Dieu, — en tant que celui-ci demeure leur produit, leur pensée et qu’on ne le prend pas d’une façon trop personnelle. Dans ce dernier cas ils se disputent presque toujours avec lui : le plus pieux d’entre eux a laissé échapper cette parole amôre : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné l » >

81.

LA JUSTICE TERRESTRE. — Il est possible de faire sortir de ses gonds la justice terrestre — avec la doctrine de l’irresponsabilité absolue et de l’innocence de chacun : et l’on a déjà fait une tentative dans ce sens, —justement en vertu de la doctrine contraire, celle de la complète responsabilité et de la culpabilité de chacun. Ce fut le fondateur du christianisme qui voulut supprimer la justice terrestre et extirper du monde le jugement et la puniVue 280 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 276

tion. Car il interprétait toute culpabilité comme un « péché »,c’est-à-dire comme une faute envers Dieu* et non point comme une faute envers le monde ; d’autre part il considérait chacun dans la plus large mesure et presque sous tous les rapports comme un pécheur. Les coupables cependant ne doivent pas être les juges de leurs semblables : c’est ainsi que décidait son esprit d’équité. Tous les juges de la justice terrestre étaient donc, à ses yeux, aussi coupables que ceux qu’ils condamnaient, et leur air d’innocence lui semblait hypocrite et pharisien. De plus, il regardait aux motifs des actions et non au succès, et pour juger ces motifs il y avait quelqu’un qui possédait la perspicacité nécessaire : lui-même (ou, comme il s’exprimait : Dieu).

82.

UNE AFFECTATION EN PRENANT CONGÉ. — Celui qui veut se séparer d’un parti ou d’une religion, s’imagine qu’il est nécessaire pour lui de le réfuter. Mais c’est là une prétention orgueilleuse. Il est seulement nécessaire qu’il connaisse exactement les attaches qui le retenaient jusqu’à présent à ce parti ou à cette religion, attaches qui maintenant n’existent plus, des intentions qui le poussaient dans cette voie et qui maintenant le poussent ailleurs. Ce n’est point pour les raisons sévères de la connaissance que nous nous sommes mis du côté de tel parti ou de telle religion : nous ne devrions pas, en en prenant congé, affecter cette attitude.

11 Vue 281 sur 453

276 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

83.

SAUVEUR ET MÉDECIN. — Le fondateur du christianisme, en tant que connaisseur de l’âme humaine, n’était pas, comme il va de soi, à l’abri des plus graves défauts et des plus grands préjugés, et, en tant que médecin de l’âme, il s’était adonné à une science décriée et grossière, celle de la médecine universelle. Il fait songer parfois, dans sa méthode, à ce dentiste qui veut guérir toutes les douleurs en arrachant la dent ; c’est le cas, par exemple, quand il lutte contre la sensualité avec le conseil : « Si ten oeil te scandalise, arrache-le. » *— Mais il y a pourtant une différence : le dentiste atteint dû moins son but, supprimer la douleur, de son malade, bien que ce soit d’une manière si grossière qu’il en devient ridicule : tandis que le chrétien qui obéit à de semblables conseils et qui croit avoir tué. sa sensualité, se trompe : car celle-ci continue à vivre d’une façon mystérieuse et vampirique et elle le tourmente sous des déguisements répugnants. *

8/j.

LES PRISONNIERS. —- Un matin les prisonniers sortirent dans la cour du travail : le gardien était absent. Les uns se rendirent immédiatement au travail, comme c’était leur habitude, les autres restaient inactifs et jetaient autour d’eux des regards de défi. Alors l’un d’eux sortit des rangs et dit à voix haute : « Travaillez tant que vous voudrez ou ne faites rien, c’est tout à fait indifférent. Vos secrètes machinations ont été percées à jour ; le garVue 282 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 277

dien de là prison vous a surpris et va prochainement prononcer sur vos têtes un jugement terrible. Vous le connaissez, il est dur et rancunier. Mais écoutez ce que je vais vous dire : vous m’avez méconnu jusqu’ici, je ne suis pas ce que je parais être. Bien plus, jç suis le fils du gardien de la prison et je puis tout sur lui. Je puis vous sauver, je veux vous sauver. Mais, bien entendu, je ne sauverai que ceux d’entre vous qui croient que je suis le fils du gardien de la prison. Que les autres recueillent les fruits de leur incrédulité. » — « Eh bien 1 dit après un moment de silence un des plus âgés parmi les prisonniers, quelle importance cela a-t-il pour toi que nous ayons foi en toi ou non ? Si tu es vraiment le fils et si tu peux faire ce que tu dis, intercède en notre faveur par une bonne parole, tu feras là véritablement une bonne oeuvre. Mais laisse ces discours à propos de foi et d’incrédulité l » — « Je n’en crois rien, interrompit l’un des jeunes gens. Il s’est fourré des idées dans la tête. Je parie que dans huit jours nous serons encore ici, exactement comme aujourd’hui, et que le gardien de la prison ne sait rien. » — « Et si vraiment il a su quelque chose, il ne sait plus rien maintenant, s’écria le dernier des prisonniers qui venait de descendre dans la cour, car le gardien de la prison vient de mourir subitement ». — « Holà 1 s’écrièrent plusieurs prisonniers en même temps, holàl Monsieur le fils, monsieur le fils i où est l’héritage ? Sommes-nous peut-être maintenant tes prisonniers à toi ? » — « Je vous l’ai dit, répondit doucement celui que l’on apostrophait, je laisserai Vue 283 sur 453

278 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

libre chacun de ceux qui ont foi en moi, je l’affirme avec autant de certitude que j’affirme que mon père est encore vivant. » — Les prisonniers ne rirent point, mais ils haussèrent les épaules et le laissèrent là.

85.

LE PERSÉCUTEUR DE DIEU.— Saint Paul a formulé l’idée et Calvin l’a développée : de toute éternité la damnation est adjugée à un nombre incalculable d’hommes, et ce merveilleux plan universel a été élaboré ainsi pour que la gloire de Dieu puisse s’y manifester : le ciel et l’enfer et l’humanité devraient donc exister — pour satisfaire la vanité de Dieu I Quelle vanité cruelle et insatiable a dû flamber dans l’âme de celui qui a été le premier, ou le second, à imaginer cela 1 — Paul est donc malgré tout resté Saul, — le persécuteur de Dieu.

86.

SOCRATE. — Si tout va bien il viendra un temps, où, pour progresser dans la voie de la morale et de la raison, plutôt que la Bible, on prendra entre les mains les Dits mémorables de Socrate et où l’on considérera Montaigne et Horace comme des initiateurs et des guides pour l’intelligence de ce sage médiateur, le plus simple et le plus impérissable de tous, Socrate. En lui convergentles voies des différentes règles philosophiques, qui sont en somme les règles des différents tempéraments, fixées par la raison et l’habitude, toutes ayant le sommet tourné vers la joie de vivre et la joie que l’on prend Vue 284 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 279

à son propre moi ; d’où l’on voudrait conclure que ce que Socrate a eu de plus particulier ce fut sa participation à tous les tempéraments. — Socrate est supérieur au fondateur du christianisme par sa joyeuse façon d’être sérieux et par cette sagesse pleine d’enjouement qui est le plus bel état d’âme de l’homme. De plus sa raison était supérieure.

87.

APPRENDRE A BIEN ÉCRME. — Le temps où l’on parlait bien est passé, parce que l’époque de la civilisation des villes n’est plus. La dernière limite qu’Aristote traçait à une grande ville — le héraut devait pouvoir se faire entendre devant tous les citoyens assemblés, — cette limite nous est indifférente, de même que les communes urbaines, car nous voulonsjious rendre intelligibles même au delà des peuples.C’est pourquoi chacun de ceux qui ont de bonnes idées européennes doit apprendre à écrire bien et de mieux en mieux : cela ne sert de rien qu’il soit né même en Allemagne, en Allemagne où l’on considère que c’est un privilège national de mal écrire. Mais mieux écrire signifie en même temps penser mieux ; découvrir des choses qui sont de plus en plus dignes d’être communiquées et savoir vraiment les communiquer ; être traduisible dans la langue des voisins ; se rendre accessible à la compréhension de ces étrangers qui apprennent notre langue ; faire en sorte que tout ce qui est bien devienne universel et que tout devienne libre pour les hommes libres ; préparer enfin cet état de choses encore lointain où les bons Européens s’attcl-

  • 7. Vue 285 sur 453
280 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

leronl à leur tâche grandiose : la direction et la surveillance de la civilisation universelle sur la terre. — Celui qui prêche le contraire et qui ne se préoccupe pas de bien écrire et de bien lire — ces deux vertus grandissent et diminuent en même temps — celui-là indique en effet aux peuples la voie qui les fera devenir de plus en plus nationaux : il augmente la maladie do ce siècle et s’oppose en ennemi aux bons Européens, aux esprits libres.

88.

L’ÉCOLE DU MEILLEUR STYLE. — L’école du style peut èlre, d’une part, l’école qui enseigne à trouver l’expression grâce à quoi l’on peut transporter tous les états d’âme sur les lecteurs’ et les auditeurs ; ensuite l’école qui enseigne à découvrir l’état d’âme que l’on désire le plus chez l’homme, dont on voudrait par conséquent la transmission : je veux dire l’état d’âme où se trouve l’homme profondément ému, l’homme d’esprit joyeux, lucide et droit qui a surmonté les passions. Ce sera là l’école du meilleur style : il correspond à l’homme bon.

89.

PRENDRE GARDE A L’ALLURE.,— L’allure des phrases indique si l’auteur est fatigué ; chaque expression peut encore séparément être forte et bonne, parce qu’elle fut trouvée autrefois : alors que l’idée prit naissance chez l’auteur. Il en est très souvent ainsi chez Goethe qui dicta trop souvent lorsqu’il était fatigué. Vue 286 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 28I

90.

DÉJÀ ET ENCORE. — A : La proso allemande est encore très jeune : Goethe croit quo c’est Wieland qui fut son père. — B : Si jeune et déjà si laide 1 — C : Mais, si je suis bien informé, l’évoque Ulphilas écrivit déjà en prose allemande ; elle a donc déjà près de quinze cents ans.—B : Si vieille et encore si laide 1

D’ ALLEMAND ORIGINAL. — La, prose allemande, ne s’étant pas formée selon un modèle, peut être considérée comme une production originale du goût allemand, et pourrait servir d’indication aux zélés promoteurs d’une culture originale allemande dans l’avenir, pour leur apprendre, par exemple, quel aspect aurait, sans imitation de modèles, un véritable costume allemand, une société allemande, une installation d’appartement allemande, un dîner allemand. — Quelqu’un qui avait longtemps réfléchi à ces perspectives finit par s’écrier plein de terreur : « Mais, au nom du ciel ! peut-être possédons-nous déjà celte culture originale, — on n’aime seulement pas à en parler I »

92.

LIVRES INTERDITS. — Ne jamais rien lire de ce qu’écrivent ces arrogants polymathes et esprits brouillons qui possèdent le plus horrible travers, celui du paradoxe logique : ils emploient les formes logiques justement aux endroits où tout est Vue 287 sur 453

28a HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

imperlinemment improvisé et échafaudô dans le néant. (« Donc » veut dire chez eux « imbécile de lecteur, pour toi il n’y a pas de « donc », — mais seulement pour moi » — à quoi il faut répondre : « imbécile d’écrivain, pourquoi écris-tu donc ? »)

93.

MONTRER DE L’ESPRIT. — Chacun de ceux qui veulent montrer de l’esprit laisse entendre qu’il est aussi richement pourvu du contraire. Ce travers de certains Français, spirituels, qui consiste à ajouter à leurs meilleures saillies un trait de dédain, a son origine dans le désir de se faire passer pour plus riches qu’ils ne sont : ils veulent prodiguer avec nonchalance, fatigués en quelque sorte des continuelles offrandes, puisées danslosgreniers trop pleins.

94. LITTÉRATURE ALLEMANDE ET FRANÇAISE. — Le malheur des littératures allemandes et françaises,des cent dernières années, vient de ce que les Allemands sont sortis trop tôt de l’école des Français — tandis que plus tard les Français sont allés trop tôt à l’école des Allemands.

95. ’

NOTRE PROSE. — Aucun des peuples civilisés actuels n’a une aussi mauvaise prose que le peuple allemand ; et, si des Français spirituels et délicats disent : il n’y a pas de prose allemande, il ne faudrait en somme pas s’en formaliser, vu que cela est Vue 288 sur 453

LE VOYAOEUR ET SON OMBRE 283

dit avec des intentions plus aimables que nous ne le méritons. Si l’on cherche une raison A cela on finit par faire la découverte étrange que l’Allemand ne connaît que la prose improvisée et qu’il ne se doute pas qu’il en existe une autre. Il trouve presque incompréhensible qu’un Italien puisse dire que la prose est plus difficile que le vers, dans la môme mesure où la représentation de la beauté nue est plus difficile, pour le sculpteur, que celle de la beauté vêtue. Le vers, le tableau, le rythme et la rime demandent un effort honnête — c’est ce que l’Allemand comprend lui aussi, et il n’est pas tenté d’attribuer à l’improvisation une valeur particulièrement supérieure. Mais travailler à une page de prose comme à une statue ? — Il a l’impression d’entendre raconter quelque chose qui se passe dans un pays fabuleux.

96.

LE GRAND STYLE. — Le grand style naît lorsque le beau remporte la victoire sur l’énorme.

97-

EVITER.— On ne sait pas en quoi consiste, chez les esprits distingués, la délicatesse de l’expression et du tour de phrase, avant de pouvoir dire sur quel mot tout écrivain médiocre serait tombé inévitablement, s’il avait voulu exprimer la même chose. Tous les grands artistes s’entendent à éviter, à se faufiler en conduisant leur char,—mais ils ne vont jamais jusqu’à verser. Vue 289 sur 453

284 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

98.

QUELQUE CHOSE COMME DU PAIN. — Le pain neutralise le goût des autres aliments, il l’efface ; c’est pourquoi il fait partie de tous les repas. Dans toutes les oeuvres d’art il faut qu’il y ait quelque chose comme du pain, pour que celles-ci puissent réunir des effets différents : des effets qui, s’ils se succédaient immédiatement sans un de ces repos et arrêts momentanés,épuiseraient rapidement et provoquerait !,, de la répugnance : ce qui rendrait un long repa*î de l’art impossible.

99-

JEAN PAUL. — Jean Paul savait beaucoup de choses, mais ne possédait pas de science ; il s’entendait à toutes sortes d’artifices dans les arts, mais il ne possédait pas d’art ; il n’y avait à peu près rien qu’il trouvât insipide, mais il n’avait pas de goût ; il possédait du sentiment et du sérieux, mais lorsqu’il voulait y faire goûter, il versait là-dessus un insupportable torrent de larmes ; il avait même de l’esprit, mais malheureusement beaucoup trop peu pour son avidité : c’est pourquoi il poussait ses lecteurs au désespoir justement par son manque d’esprit. En somme il n’était pas autre chose qu’une mauvaise herbe bariolée et d’une odeur violente qui se mettait à pousser d’un jour à l’autre dans les sillons féconds et précieux de Schiller et deGoethe : c’était un bonhomme convenable et pourtant un homme fatal — la fatalité en robe de chambre. / Vue 290 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 285

100.

SAVOIR AUSSI GOÛTER LE CONTRASTE. —Pour goûter une oeuvre du passé comme la sentaient les contemporains de celle-ci, il faut avoir sur la langue le goût qui régnait alors, un goût dont elle se différenciait.

101.

AUTEURS A L’ESPRIT DE VIN. — Certains écrivains ne sont ni esprit ni vin, mais esprit de vin : ils peuvent s’enflammer et donnent de la chaleur.

102.

LE SENS MÉDIATEUR. — Le sens du goût qui est le véritable sens médiateur a souvent décidé les autres sens à partager ses opinions sur les choses et leur a inspiré ses lois et ses habitudes. On peut s’éclairer à table sur les plus subtils secrets des arts : il suffit d’observer ce qui a du goût, à quel moment on sent ce goût, quel goût cela est et si on le sent longtemps.

io3.

LESSING. — Lessing possède une vertu vraiment française, et en tant qu’écrivain, c’est aussi lui qui s’est le plus appliqué à suivre les modèles français : il s’entend à bien étaler et ordonner ses denrées intellectuelles dans la montre. Sans cet art véritable, ses pensées, tout comme l’objet de ses pensées,seraient demeurées passablement dans l’ombre et sans que le dommage général soit bien grand. Vue 291 sur 453

a8ô HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

Mais il y. à eu beaucoup de gens qui ont pris des leçons dans son art (surtout les dernières générations de savants allemands) et un grand nombre y a pris plaisir. — Hélait inutile, cependant,que ceux qui ont profité de Lessing lui empruntassent,comme cela est arrivé si souvent, ce ton désagréable dans son mélange de combatlivité et de bravoure honnête. — On est maintenant d’accord sur le « poète lyrique » Lessing : on finira par le devenir sur le « dramaturge ». —

104.

LECTEURS QUE L’ON NE DÉSIRE PAS. — Combien un auteur est tourmenté par ces braves gens à l’âme épaisse et maladroite qui, chaque (fois qu’ils se heurtent quelque part, ne manquent pas de tomber et de se faire mal.

io5.

IDÉES DE POÈTES. — Les idées véritables chez les vraispoètcs sont toujours voilées, comme les Egyptiennes : seul l’oeil profond de la pensée regarde librement par-dessus le voile.— Les idées de poètes ne valent pas autant, en moyenne, qu’elles en ont l’air : c’est qu’il faut payer aussi le voile et sa propre curiosité.

106.

ECRIVEZ SIMPLEMENT ET UTILEMENT.—Les transilions, les détails, la variété des couleurs dans les passions —• tout cela nous en faisons grâce à l’auteur, parce que nous l’apportons avec nous et que Vue 292 sur 453

LE VOYAOEUR ET 80N OMBRE 287,

nous l’en faisons profiter, pour peu qu’il nous dédommage do quelque façon que ce soit. •

107.

WIELAND. — Wieland a écrit l’allemand mieux que n’importe qui, ôt, dans la perfection et l’imperfection, il y a gardé sa maîtrise (sa traduction des lettres de Cicéron et celle de Lucien sont les meilleures traductions allemandes) ; mais ses idées ne nous donnent plus à réfléchir. Nous supporton" ses moralités joyeuses tout aussi peu que ses joyeuses immoralités : toutes deux sont inséparables. Les hommes qui y prenaient plaisir étaient certainement, au fond, des hommes meilleurs que nous, — mais ils étaient aussi passablement plus lourds, ce qui fait qu’ils eurent besoin d’un pareil écrivain.— Goethe n’était pas nécessaire aux Allemands, c’est pourquoi ils ne savent pas qu’en faire. Étudiez à ce point de vue les meilleurs parmi nos hommes d’Etat et nos artistes : tous, ils n’ont pas eu Goethe comme éducateur, — ils ne pouvaient pas l’avoir comme tel.

108.

FÊTES RARES. — De la concision solide, du calme et de la maturité, —quand tu trouveras ces qualités réunies chez un auteur, arrête-toi et célèbre une grande fête au milieu du désert : il se passera du temps avant que tu n’éprouves de nouveau un aussi grand plaisir.

18 Vue 293 sur 453

288 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

IO9. LE TRÉSOR DE LA PROSE ALLEMANDE. — Si l’on

fait abstraction des O’Juvres de Goethe et surtout des Entretiens de Goethe avec Eckermann, le meilleur livre allemand qu’il y ait : que reste-t-il en somme de la littérature allemande en prose qui méritât d’être relu sans cesse ?Les Aphorismesde Lichtenberg, le premier livre de l’Histoire de ma vie de Jung-Stilling, Y Arrière-Saison d’Adalbert Slifter et les Gens de Sildivyla de Gottfried Keller, — et avec cela nous sommes provisoirement au bout du rouleau.

110.

STYLE ÉCRIT ET STYLE PARLÉ. — L’art d’écrire demande avant tout des équivalents pour les moyens d’expression qui sont seuls à la portée de celui qui parle : donc pour les gestes, l’accent, le ton, le regard. C’est pourquoi le style écrit est tout autre chose que le style parlé et quelque chose de bien plus difficile : — il veut, avec des moyens moindres, se rendre aussi expressif que celui-ci. Démoslhène tint ses discours autrement que nous ne les lisons : il les a refaits pour qu’ils puissent être lus. — Dans le même but, les discours de Cicôron devraient d’abord être démosthénisés : maintenant on y trouve encore beaucoup plus de vestiges du forum romain que le lecteur ne peut en supporter.

m.

CITER AVEC PRUDENCE. — Les jeunes auteurs ne Vue 294 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 28Q

savent pas que les bonnes expressions et les bonnes idées ne se présentent bien que parmi leurs semblables et qu’une excellente citation peut anéantir des pages entières et même tout un livre, lorsque l’on avertit le lecteur en ayant l’air de lui dire : « Prends garde, je suis la pierre précieuse et autour de moi il y a du plomb, du plomb gris et misérable. » Chaque mot, chaque pensée ne veut vivre que dans sa société : ceci est la morale du style choisi.

112.

COMMENT DOIT-ON DIRE LES ERREURS ? — On peut discuter pour savoir s’il est plus nuisible de mal exprimer les erreurs, ou de les exprimer aussi bien que les meilleures vérités. Il est certain que dans le premier cas elles nuisent au cerveau d’une double manière et qu’il est plus difficile de les en extirper ; mais il est certain qu’elles agissent avec moins de certitude que dans le second cas : elles sont moins contagieuses.

n3.

RESTREINDRE ET AGRANDIR. — Homère a réduit et amoindri l’étendue du sujet, mais il a amplifié et fait sortir d’elles-mêmes les différentes scènes — et c’est ainsi que, plus tard, procédèrent toujours à nouveau les poètes tragiques : chacun « saisit le sujet dans des fragments encore plus petits que son prédécesseur, mais chacun aboutit à une floraison plus riche encore, dans les limites strictes de ces paisibles haies de jardin. Vue 295 sur 453

2Q0 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

u4.

LA LITTÉRATURE ET LA MORALE S’EXPLIQUENT.— On peut montrer,à l’exemple delà littérature grecque, quelles sont les forces qui font s’épanouir l’esprit grec, comment il entra dans différentes voies et ce qui finit par le rendre faible. Tout cela donne une image de ce qui s’est en somme passé avec la moralité grcque et de ce qui se passera avec toute autre moralo : comment clic commença par être une contrainte, montrant d’abord de la dureté, puis devenant peu à peu plus douce, comment se forma enfin ie plaisir que procurent certaines actions, certaines conventions et certaines formes, et, sortant de là, encore un penchant à l’exercice exclusif et la possession unique de celles-ci : comment la voie s’emplit et se comble de compétiteurs, comment arrive la satiété, comment on recherche de nouveaux objets de lutte et d’ambition, comment on eu éveille d’anciens à la vie, comment le spectacle se répète, comment les spectateurs se fatiguent du spectacle, parce que dès lors tout le cercle semble être parcouru — et alors survient un repos, un arrêt dans la respiration : les rivières se perdent dans le sable. C’est la fin, ou du moins une fin.

n5.

QUELLES SONT LES CONTRÉES QUI RÉJOUISSENT D’UNE FAÇON DURABLE.—Cette contrée possède des traits significatifs pour un tableau, mais je ne puis saisir la formule pour l’exprimer ; comme ensemble elle Vue 296 sur 453

LE VOYAOEUR ET 80N OMBRE 2QI

est insaisissable pour moi. Je remarque que tous les paysages qui me plaisent d’une façon durable contiennent, sous leur diversité, une simple figure de lignes géométriques. Sans un pareil substratum mathématique, aucune contrée ne deviont pour l’oeil un régal artistique. Et peut-être cette règle permetelle une application symbolique à l’homme.

116.

LIRE A HAUTE VOIX. — Pour faire la lecture il faut savoir déclamer : on doit partout appliquer des couleurs pâles, mais il faut déterminer le degré de pâleur conformément à un tableau fondamental aux couleurs pleines et profondes qui toujours flotte devant vos yeux et vous dirige, c’est-à-dire d’après la façon dont on déclamerait les mêmes passages : il faut donc être à même de le faire.

117.

LE SENS DRAMATIQUE. — Celui qui ne possède pas les quatre sens de l’art cherche à comprendre toute chose avec le cinquième sens, qui est le plus grossier : c’est le sens dramatique.

118.

HERDER. — Herder est loin d’être ce qu’il voulait faire croire qu’il était (et ce qu’il désirait croire luimême) ; il n’est pas un grand penseur et un grand inventeur, il n’est pas un terrain nouveau et fécond avecunepuissance viergeet inutilisée. Mais il possédait au plus haut degré le flair de ce qui allait venir, il voyait et cueillait les primeurs des saisons plus tôt Vue 297 sur 453

2Q2 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

que tous les autres et ceux-ci pouvaient alors croire que c’était lui qui les avait fait pousser : son esprit était sans cesse aux aguets entre le clair et l’obscur, le vieux et le jeune. Partout où des passages, des renfoncements, des bouleversements indiquaient l’existence de sources intérieures, l’inquiétude du printemps l’agitait, mais lui-mémo n’était pas le printemps I — Il s’en doutait bien de temps en temps et ne voulait pas se l’avouer à lui-même, lui le prêtre ambitieux qui aurait tant aimé être le pape des esprits de son temps ! Co fut là sa souffrance : il semble longtemps avoir vécu en prétendant de plusieurs royaumes de l’esprit et môme d’un empire universel et il avait ses partisans qui croyaient en lui : le jeune Goethe était parmi eux. Mais partout où l’on finissait par distribuer véritablement des couronnes, il s’en allait les mains vides. Kant, Goethe et ensuite les premiers véritables historiens et philologues allemands lui enlevèrent ce qu’il croyait s’être réservé, — mais sans qu’il crût parfois à cette priorité dans le silence et le secret de lui-même. C’est justement lorsqu’il doutait de lui-même qu’il aimait à se draper dans la dignité et l’enthousiasme : et ce manteau devait souvent cacher bien des choses, et aussi le duper et le consoler lui-même. Il possédait véritablement de l’enthousiasme et de l’ardeur, mais son ambition était beaucoup plus grande que tout cela. Cette ambition avivait le feu et il se mettait à flamber, à crépiter et à fumer — le style de Herder flambe, crépite et fume,— mais il désirait la grande flamme et celleci ne venait jamais 1 II ne pouvait s’asseoir à la Vue 298 sur 453

LE VOYAÛEUR ET SON OMBRE 20,3

table des créateurs véritables : et son ambition no lui permettait pas de se placer humblement parmi ceux qui jouissent simplement. C’est pourquoi il fut un hôte inquiet qui goûtait d’avance tous les mets intellectuels que pendant un demi-siècle les Allemands ramassèrent dans tous les mondes et dans tous les temps. Jamais totalement rassasié et heureux, Herder était, de plus, trop souvent malade : alors la jalousie s’asseyait parfois à son chevet et l’hypocrisie, elle aussi, lui rendait visite. Il gardait une allure de contrainte et semblait rongé par une blessure. Plus qu’aucun de ceux que l’on appelle nos « classiques »,il manquait d’une brave et simple virilité.

119.

ODEUR DES MOTS. — Chaque mot a son odeur : il y a une harmonie et une dissonance des parfums, donc aussi des mots.

120.

LE STYLE CHERCHÉ. — Le style trouvé est une offense pour l’ami du Style cherché.

121.

PROMESSE SOLENNELLE. — Je ne veux plus lire un auteur chez qui l’on remarque qu’il a voulu faire un livre. Je ne lirai plus que ceux dont les idées devinrent inopinément un livre.

122. LA CONVENTION ARTISTIQUE. — Ce qu’a écrit Vue 299 sur 453

2û/j HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

Homère est convention aux trois quarts, et il en est ainsi de presque tous les artistes grecs, qui n’avaient aucune raison de s’adonner à la rage d’originalité qui est le propre des modernes. Ils n’avaient nulle crainte du conventionnel, c’était là un moyen pour entrer en communion avec leur public. Car les conventions sont des procédés pour l’entendement de l’auditeur, une langue commune péniblement apprise, au moyen de quoi l’artiste peut véritablement se communiquer. Surtout lorsque, comme les poètes et les musiciens grecs, il veut être immédiatement victorieux avec son oeuvre d’art — étant habitué à lutter publiquement avec un ou deux rivaux —, c’est aussi la première condition pour être compris immédiatement :ce qui n’est possible que par la convention. Ce que l’artiste invente au delà de la convention, il l’ajoute de son propre chef et il s’y risque lui-même, au meilleur cas avec ce succès d’avoir créé une nouvelle convention. Généralement ce qui est original est regardé avec étonnement, parfois même adoré, mais rarement compris ; vouloir échapper avec opiniâtreté à la convention, c’est vouloir ne pas être compris. A quoi vise donc la folie d’originalité des temps modernes ?

ia3.

AFFECTATION DE LA SCIENCE CHEZ LES ARTISTES. — Schiller croyait, avec quelques autres artistes allemands, que lorsque l’on a de l’esprit on a le droit de se livrer à l’improvisation sur toutes sortes de sujets difficiles. Nous avons donc ses compoVue 300 sur 453

LE VOYAOEUR ET SON OMBRE 2Q5

sitions en prose — à tous les points de vue un modèle pour montrer la façon dont il ne faut pas s’attaquer aux questions scientifiques de l’esthétique et de la morale,—et aussi un danger pour les jeunes lecteurs qui,dans leur admiration pour le poète Schiller, n’ont pas le courage d’estimer peu le penseur et l’écrivain Schiller. La tentation qui s’empare si facilement de l’artiste, tentation pardonnable entre toutes, de passer une fois, lui aussi, sur une prairie qui lui estinterdite et de dire son mot dans la science— car le plus brave trouve parfois son métier et son atelier insupportables — cette tentation est si forte chez l’artiste qu’il veut montrer à tout le monde ce que personne n’a besoin de voir, à savoir : que son petit « pensoir » est étroit et désordonné,—qu’importe 1 il n’y habite pas ! — que les greniers de son savoir sont vides, à moitié pleins de fatras— pourquoi non ? l’enfant-artiste s’en accommode même fort bien —, et surtout que, pour les plus faciles pratiques de la méthode scientifique, familières même aux commençants, ses membres sont trop peu exercés et pas assez agiles — et de cela aussi il n’a certainement pas besoin d’avoir honte l—Par contre il déploie parfois un art considérable à ’imiter tous les défauts, tous les travers et les mauvaises habitudes savantes que l’on trouve dans la corporation scientifique, avec l’idée que cela fait partie, sinon du sujet lui-même, du moins de l’apparence du sujet ; et c’est là précisément ce qu’il y a de réjouissant dans de pareils écrits d’artiste : l’artiste y fait sans le vouloir ce qui est en somme son métier : parodier les natures scientifiques et

18. Vue 301 sur 453

HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

anti-artistiques. Vis-à-vis de la science, il ne devrait pas prendre d’autre position que la parodie, du moins en tant qu’il est artiste et rien qu’artiste.

124.

L’IDÉE DE FAUST. — Une petite couturière est séduite et plongée dans le malheur ; un grand savant des quatre facultés est le malfaiteur. Il y a certainement quelque chose là-dessous 1 Car cette histoire n’a rien de naturel. Sans l’aide du diable en personne, le grand savant ne serait pas arrivé à ses fins. — Serait-ce là vraiment la plus grande « pensée tragique » allemande, comme on entend dire parmi les Allemands ? — Pour Goethe, cependant, cette pensée avait quelque chose de trop épouvantable ; son coeur compatissant ne pouvait faire autrement que de transporter la petite couturière, « la bonne âme qui ne s’est oubliée qu’une seule fois », après sa mort involontaire, dans le voisinage des saints ; et il parvint même, par un mauvais tour que l’on joue au diable, au moment décisif, à faire entrer au ciel le grand savant alors qu’il en était temps encore, lui « l’homme bon » à l’« instinct obscur » : — en sorte que là-haut au ciel les amants se retrouvent. — Goethe disait une fois que pour les sujets véritablement tragiques sa nature avait été trop conciliante.

125.

Y A-T-IL DES CLASSIQUES ALLEMANDS ? — SainteBeuve remarque une fois que la manière de certaines littératures ne s’accorde pas du tout avec le Vue 302 sur 453

LE VOYAOEUR ET SON OMBRE 297

mot « classique » : il ne viendrait par exemple à l’idée de personne de parler de « classiques allemands ». — Que disent de cela nos libraires allemands qui sont en train d’ajouter aux cinquante classiques allemands, à qui nous devons déjà croire, cinquante nouveaux classiques ? Il semble presque qu’il suffirait simplement d’être mort depuis trente ans et de s’étaler publiquement comme une proie offerte à tous pour entendre soudain la trompette de résurrection qui vous sacre classique I Et cela dans un temps et au milieu d’un peuple où, des six grands ancêtres de la littérature, cinq sont en train de vieillir incontestablement ou ont même déjà vieilli, — sans que ce temps et ce peuple aient précisément besoin d’avoir honte de celai Car ces écrivains ont cédé la place aux forces de ce temps, — il suffit d’y songer en toute équité 1 — Comme je l’ai indiqué, je fais abstraction de Goethe, il appartient à une catégorie supérieure de littératures qui est au-dessus des « littératures nationales » : c’est pourquoi la vie, la nouveauté, la caducité n’entrent pas en ligne de compte dans ses rapports avec sa nation. Il n’a vécu que pour le petit nombre et c’est pour le petit nombre qu’il vit encore : pour la plupart des gens il n’est qu’une fanfare de vanité qu’on souffle de temps en temps au delà des frontières allemandes. Goethe fut non seulement un homme bon et grand, mais encore une culture. Dans l’histoire des Allemands, il est un incident sans conséquences : qui pourrait par exemple découvrir dans la politique allemande des soixante-dix dernières années une influence Vue 303 sur 453

298 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

quelconque de Goethe I (tandis que Schiller a certainement travaillé à cette histoire et peut-être un peu Lessing.) Mais que dire de ces cinq autres ! Klopstock vieillit déjà deson vivantd’une façon très vénérable, et si foncièrement que le livre réfléchi de ses années de vieillesse, sa République des Savants, n’a été jusqu’aujourd’hui prise au sérieux par personne. Herder eut le malheur d’écrire des ouvrages qui étaient toujours trop neufs ou déjà vieillis ; pour les esprits plus subtils et plus forts (comme pour Lichtenberg), l’oeuvre principale de Herder, ses Idées sur l’histoire de l’humanité, par exemple, avait quelque chose de suranné dès son apparition. Wieland qui,abondamment, avait vécu et engendré la vie,prévint, en homme avisé, la diminution de son influence par la mort. Lessing subsiste peut-être encore aujourd’hui — mais parmi les savants jeunes et toujours plus jeunes 1 Et Schiller est sorti maintenant des mains des jeunes gens pour tomber dans celles des petits garçons, de tous les petits garçons allemands I C’est, pour un livre, une façon connue de vieillir, que de descendre à des âges de moins en moins mûrs. — Et qu’est-ce qui a refoulé ces cinq écrivains, de sortequ’ils ne sont plus lus par les hommes laborieux d’une instruction solide ? Le goût meilleur, la réflexion plus mûre, la plus grande estime du vrai et du véritable : c’est-à-dire des vertus qui ont été implantées de nouveau en Allemagne par ces cinq, précisément (et par dix ou vingt autres, moins éclatants), et qui maintenant, en forêt somptueuse, étendent sur leur propre tombe l’ombre de la vénération, et Vue 304 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 299

aussi un peu de l’ombre de l’oubli. — Mais les classiques ne sont pas les planteurs des vertus intellectuelles ou littéraires, ils sont l’accomplissement et les plus hauts sommets de ces vertus, qui continuent à s’élever au-dessus des peuples, lors même que ceux-ci périraient : car ils sont plus légers, plus libres et plus purs qu’eux. On peut imaginer un état supérieur de l’humanité, où l’Europe des peuples aura sombré dans l’oubli du passé, mais où l’Europe vivra encore dans trente volumes très anciens et qui ne vieilliront jamais : dans les classiques.

126.

INTÉRESSANT, MAIS POINT BEAU. — Cette contrée cache sa signification, mais elle en a une que l’on aimerait deviner : partout où je regarde, je lis des mots et des indications de mots, mais je ne sais pas où commence la phrase qui résout l’énigme de toutes ces indications, et je gagne un torticolis à essayer vainement de lire, en commençant par tel côté ou par tel autre.

127.

CONTRE LES NOVATEURS DU LANGAGE. — Faire des néologismes ou des archaïsmes dans le langage,préférer le rare et l’étrange, viser à la richesse des expressions plutôt qu’à la restriction, c’est toujours le signe d’un goût qui n’a pas encore atteint sa maturité ou qui est déjà corrompu. Une noble pauvreté, mais, dans un domaine sans apparence, une liberté de maître, c’est ce qui distingue, en Grèce, Vue 305 sur 453

300 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

les artistes du discours : ils veulent posséder moins que ne possède le peuple, — car c’est le peuple qui est le plus riche en choses anciennes et nouvelles — mais ce peu, ils veulent le posséder mieux. On en a vite fini d’énumérer leurs archaïsmes et leurs étrangetés, mais l’admiration est sans borne si l’on a de bons yeux pour voir la façon légère et douce dont ils approchent ce qu’il, y a de quotidien et de très usé en apparence, dans les mots et les tours de phrase.

128.

LES AUTEURS TRISTES ET LES AUTEURS GRAVES.— Celui qui couche sur le papier ce qu’il soujfre devient un auteur triste : mais il devient un auteur grave s’il nous dit ce qu’il a souffert et pourquoi il se repose maintenant dans la joie.

129.

SANTÉ DU GOÛT. — D’où vient que la santé ne soit pas aussi contagieuse que la maladie, ceci d’une façon générale et surtout en matière de goût ? Ou bien y a-t-il des épidémies de santé ?

i3o.

RÉSOLUTION. — Ne plus lire un livre qui, aussitôt qu’il est né, a été baptisé (avec de l’encre).

I3I.

CORRIGER LA PENSÉE. — Corriger le style — c’est corriger la pensée et rien de plus 1 — Celui qui n’en convient pas du premier coup ne pourra jamais en être persuadé. Vue 306 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 301

l32.

LIVRKS CLASSIQUE- — Le côté le plus faible de tout livre classique c’est qu’il est trop écrit, dans la langue maternelle, de son auteur.

i33.

MAUVAIS LIVRES. — Le livre doit crier après la plume, l’encre et la table de travail : mais généralement c’est la plume, l’encre et la table de travail qui crient après le livre. C’est pourquoi de nos jours les livres sont si peu de chose.

i34.

PRÉSENCE DES SENS. — Le public, en réfléchissant à des tableaux, devient poète, mais quand il réfléchit à des poèmes, il devient observateur. Au moment où l’artiste fait appel au public il manque généralement du sens véritable, donc non point de présence d’esprit, mais de présence des sens.

i35.

IDÉES CHOISIES. — Le syle choisi d’une époque prééminente trie non seulement les mots, mais encore les idées, — et il cherche, tant les mots que les idées, dans ce qui est usuel et dominant : les idées risquées et trop neuves répugnent tout autant au goût mûr que les images et les expressions neuves et audacieuses. Plus tard ces deux choses-— l’idée choisie et le mot choisi — sentent facilement la médiocrité, parce que l’odeur particulière s’y Vue 307 sur 453

302 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIS

perd vite et qu’on n’y sent plus que le banal et le quotidien.

i36.

CAUSE PRINCIPALE DE LA CORRUPTION DU STYLE. — Vouloir montrer plus de sentiment pour une chose qu’on n’en possède réellement détruit le style, dans la langue et dans les arts. Tout grand art possède plutôt le penchant contraire : pareil à tout homme d’une réelle valeur morale, il voudra arrêter le sentiment en route et ne pas le laisser aller tout à fait jusqu’au bout. Cette pudeur de la demi-visibilité du sentiment est, par exemple, le plus admirablement observée chez Sophocle ; et elle semble transfigurer les traits du sentiment, lorsque celui-ci se montre lui-même plus sobre qu’il ne l’est.

i37.

POUR EXCUSER LES STYLISTES LOURDS. — Ce qui est dit légèrement tombe rarement dans l’oreille avec son poids véritable, — mais c’est la faute à l’oreille mal disciplinée, qui, éduquée par ce que l’on a appelé jusqu’à présent la musique, a dû négliger l’école des harmonies supérieures, c’est-àdire du discours.

i38.

PERSPECTIVE A VOL D’OISEAU. — Voici des torrents qui se précipitent de plusieurs côtés dans un gouffre : leur mouvement est si impétueux et entraîne l’oeil avec tant de force que les versants de Vue 308 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 3û3

la montagne, nus ou boisés, ne semblent pas s’incliner, mais couler dans les profondeurs. Devant ce spectacle, on éprouve les angoisses de l’attente, comme si derrière tout cela se cachait quelque chose d’hostile qui pousserait à ïa fuite et dont l’abîme seul pourrait nous protéger. Il n’est pas possible de peindre cette contrée, à moins que l’on ne plane au-dessus d’elle, dans l’air libre, comme un oiseau. Ce que l’on appelle la perspective à vol d’oiseau n’est donc pas ici le bon plaisir de l’artiste, mais le seul procédé possible.

139.

COMPARAISONS HASARDEUSES. — Lorsque les comparaisons hasardeuses ne sont pas la preuve de la malice d’un écrivain, elles sont la preuve de son imagination épuisée. Mais dans tous les cas elles témoignent de son mauvais goût.

i4o.

DANSER DANS LES CHAÎNES. — En face de chaque artiste, poète ou écrivain grec il faut se demander : quelle est la nouvelle contrainte qu’il s’impose et qu’il rend séduisante aux yeux de ses contemporains (pour trouver ainsi des imitateurs) ?Car ce que l’on appelle « invention »(sur ledomaine métrique par exemple) est toujours une de ces entraves que l’on se met à soi-même. « Danser dans les chaînes » : regarder les difficultés en face, puis étendre dessus l’illusion de la facilité, — c’est là le tour de force qu’ils veulent nous montrer. Chez Homère déjà on remarque une série de formules transmises et de Vue 309 sur 453

3û4 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

règles dans le récit épique, au milieu desquelles il lui fallut danser : et lui-même ajoutajde son propre chef,de nouvelles conventions pour ceux qui allaient venir. Ce fut là l’école éducatrice des poètes grecs : se laisser imposer d’abord, par les poètes précédents, unecontrainte multiple ; puis ajouter l’invention d’une contrainte nouvelle, s’imposer cette contrainte et la vaincre avec grâce : afin que soient remarquées et admirées la contrainte et la victoire.

I4I.

AMPLEUR DES ÉCRIVAINS. — La dernière chose qui vient à un bon écrivain, c’est l’ampleur ; celui qui l’apporte avec lui ne sera jamais un bon écrivain. Les plus nobles chevaux de course sont maigres, jusqu’à ca qu’ils puissent se reposer de leurs victoires.

l/|2.

HÉROS ESSOUFFLÉS. — Les poètes et les artistes qui souffrent d’étroitesse dans les sentiments font haleter leurs héros le plus longtemps : ils ne s’entendent pas à respirer facilement.

i43.

LES DEMI-AVEUGLES. — Le demi-aveugle est l’ennemi né de tous les écrivains qui se laissent aller. Quello colère le prend en fermant un livre où il s’est aperçu que l’auteur a besoin de cinquante pages pour faire part de cinq idées i il est furieux d’avoir mis en danger, presque sans récompense, ce qui lui reste d’yeux. — Un demi-aveugle disait Vue 310 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 3o5

un jour : jPowsles auteurs se sont laissé aller. — « Le Saint-Esprit aussi ? » — Le Saint-Esprit aussi. Mais il en avait le droit ; il écrivait pour ceux qui étaient complètement aveugles.

LE STYLE DE L’IMMORTALITÉ. — Thucydide tout aussi bien que Tacite — en élaborant leurs oeuvres, ont songé à l’immortalité : si on ne le savait pas d’une autre manière cela se devinerait déjà à leur style. L’un croyait donner de la durée à ses idées en. les réduisant par l’ébullition, l’autre en y mettant du sel ; et tous deux, semble»t-il, ne se sont pas trompés.

i45.

CONTRE LES IMAGES ET LES SYMBOLES. — Avec les images et les symboles on persuade, mais on ne démontre pas. C’est pourquoi, dans le domaine de la science, on a une telle terreur des images et des symboles ; car ici l’on ne veut précisément pas ce qui convainc et rend vraisemblable, on provoque, au contraire, la plus froide méfiance, rien que par la façon de s’exprimer et la nudité des murs, parce que la méfiance est la pierre de touche pour l’or de la certitude.

SE GARDER. — En Allemagne, celui qui ne possède pas un savoir profond devra bien se garder d’écrire. Car le bon Allemand ne ditpas : «ilest ignorant », mais « il est d’un caractère douteux ». — Cette Vue 311 sur 453

3o6 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

conclusion hâtive fait d’ailleurs honneur aux Allemands.

i47-

SQUELETTES TATOUÉS. — Les squelettes tatoués, ce sont les auteurs qui aimeraient remplacer ce qui leur manque de chair par des couleurs artificielles.

I/J8.

LE STYLE GRANDILOQUENT ET CE QUI LUI EST SUPÉRIEUR. — On apprend plus facilementà écrire avec grandiloquenece qu’à écrire légèrement et simplement. Les raisons de cela se perdent dans le domaine moral.

:l49«

SÉBASTIEN BACH. — Lorsque l’on n’écoute pas la musique de Bach en connaisseur accompli et sagace du contre-point et de toutes les manières du style de la fugue, lorsque l’on se prive ainsi d’une véritable jouissance artistique, on l’écoutera tout autrement, avec l’état d’esprit d’un homme (pour employer avec Goethe une expression magnifique) qui eût été présent au moment où Dieu créa le monde. C’està-dire que l’on sentira alors qu’il y a là quelque chose de grand qui est dans son devenir, mais qui n’est- pas encore : notre grande musique moderne. Elle a déjà vaincu le monde en remportant la victoire sur l’Église, les nationalités et le contre-point. Dans Bach il y a encore trop do christianisme cru, de germanisme cru, de scolastique crue ; il se trouve au seuil de la musique européenne Vue 312 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE. 307

(moderne), mais de là il tourne son regard vers le moyen âge.

i5o.

HiENDEL. — Hsendel, lorsqu’il composait sa musique, était brave,- novateur, vrai, puissant ; il se tournait vers un héroïsme semblable à celui dont un peuple est capable, — mais, lorsqu’il s’agissait d’achever son travail, il était souvent plein de contrainte, de froideur et même de dégoût de soi ; alors il se servait de quelques méthodes éprouvées. dans l’exécution, il se mettait à écrire vite et beaucoup et était trop heureux d’en avoir fini, — mais ce n’était pas un contentement pareil à celui de Dieu et d’autres créateurs, au soir de leur journée féconde.

I5I.

HAYDN. — Si la génialité peut s’allier à la nature d’un homme simplement bon, Haydn a possédé cette génialité. Il va jusqu’à la frontière que la moralité trace à l’intelligence ; il ne fait que de la musique qui n’a pas de « passé ».

162.

BEETHOVEN ET MOZART. — La musique de Beethoven apparaît souvent comme une contemplation profondément émue à l’audition d’un morceau que l’on croyait perdu depuis longtemps, c’est « l’innocence dans les sons », une musique au sujet de la musique. La chanson du mendiant ou de l’enfant des rues, les motifs traînants des Italiens en Vue 313 sur 453

3û8. HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

voyage, les airs de danse des auberges de village ou des nuits de Carnaval, voilà les sources d’inspiration où Beethoven découvre ses « mélodies », il les amasse comme une abeille, en saisissant çà et là une note ou une courte suite. Ce sont pour lui des souvenirs transfigurés d’un « monde meilleur» : semblables à ce que Platon imaginait au sujet des idées. — Mozart est dans un rapport tout différent avec ses mélodies : il ne trouve pas ses inspirations en entendant de la musique, mais en regardant la vie, la vie la plus mouvementée des contrées méridionales : il rêvait toujours de l’Italie lorsqu’il n’y était pas.

i53.

RÉCITATIF. — Autrefois, le récitatif était sec ; maintenant nous vivons en un temps du.récitatif mouillé : il est tombé à l’eau et les vagues l’entraînent où elles veulent.

i54.

MUSIQUE « SEREINE ». — Lorsque l’on entend de la musique après en avoir été privé très longtemps, elle passe trop vite dans le sang comme un de ces vins épais du midi et laisse à l’âme une griserie semblable à celle d’un narcotique qui la plonge dans un état de demi-sommeil et de désir ; c’est surtout le cas de la musique « sereine » qui procure en même temps de l’amertume et de la douleur, de la satiété et du mal de pays et qui force à absorber tout cela, sans cesse, comme un doux breuvage empoisonné. Pendant ce temps, la salle où bruit une Vue 314 sur 453

LE VOYAOBUR ET SON OMBRE 30Q

joie sereine semble se rétrécir toujours davantage, la lumière paraît diminuer d’intensité et devenir plus sombre : finalement on croit entendre la musique comme si elle entrait dans une prison, où le mal du pays empêche un pauvre homme de dormir.

i55.

FRANÇOIS SCHUBERT. — François Schubert, un artiste moindre que les autres grands musiciens, possédait cependant, plus que ceux-ci, une richesse héréditaire en musique. Il gaspilla cette richesse à pleine main et d’un coeur généreux : en sorte que les musiciens pourront encore vivre pendant quelques siècles de ses idées et de ses inventions. Dans son oeuvre nous possédons un trésor d’inventions inutilisées. — Si l’on osait appeler Beethoven l’auditeur idéal d’un ménestrel, Schubert aurait le droit d’être appelé lui-même le ménestrel idéal.

i56.

LA DICTION MUSICALE LA PLUS MODERNE. — La grande diction tragico-dramatique dans la musique acquiert son caractère par l’imitation des gestes du grand pécheur, tel que le christianisme imagine et souhaite celui-ci : de l’être qui marche à pas lents, méditant avec passion, agité par les tortures de la conscience, fuyant tantôt avec épouvante, tantôt s’arrêtant avec désespoir, ou encore les mains tendues dans le ravissement — et quels que soient les autres signes du grand état de péché. Mais le chrétien admet que tous les hommes sont de grands pécheurs et ne font que pécher sans cesse, et cette Vue 315 sur 453

310 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

condition pourrait seule justifier l’application à toute la musique de ce style dans la diction : et cela, en ce sens que la musique serait le reflet de tous les actes humains et aurait, comme telle, à parler sans cesse le langage que le grand pécheur exprime dans ses gestes. Un auditeur qui ne serait pas assez chrétien pour comprendre cette logique aurait, il est vrai, le droit de s’écrier, en face d’une pareille diction musicale : « Au nom du ciel comment le péché est-il entré dans la musique 1 »

157.

FÉLIX MENDELSSOHN. — La musique de Félix Mendelssohnest la musique du bon goût qui prend plaisir à tout ce qu’il y eut autrefois de bien : elle renvoie toujours à ce qui est derrière elle. Comment pourrait-elle avoir beaucoup de choses devant elle, beaucoup d’avenir l — Mais Félix Mendelssohn voulut-il donc avoir de l’avenir ? Il possédait une ’vertu qui est rare parmi les artistes, celle de la reconnaissance, sans arrière-pensée : et c’est là aussi une vertu qui renvoie toujours à ce qui est derrière elle.

i58..

UNE MÈRE DES ARTS. — A notre époque de scepticisme un héroïsme brutal de l’ambition fait presque partie de la.véritable dévotion. Il ne suffit plus de fermer fanatiquement les yeux et de courber les genoux. Ne serait-il pas possible que l’ambition d’être à jamais le dernier héros de la dévotion devînt la mère d’une dernière musique religieuse Vue 316 sur 453

LE VOYAOBUA ET SON OMBRE 3(1

catholique, de même qu’elle engendra déjà le dernier style de l’architecture religieuse ? (On l’appelle le style jésuite).

159.

LA LIBERTÉ DANS* LES ENTRAVES — UNE LIBERTÉ PRINCIBRE. — Le dernier des nouveaux musiciens qui ait vu et adoré la beauté, à l’égal deLéopardi, le Polonais Chopin, lui qui fut l’inimitable — tous ceux qui sont venus avant et après lui n’ont pas droit à cette épithète — Chopin, dis-je, possédait la même noblessse princière dans le convenu que Raphaël dans l’emploi des couleurs traditionnelles les plus simples, — mais non par rapport aux couleurs, mais aux usages mélodiques et rythmiques. Il admit ces usages, car il était né dans l’étiquette, mais, tel l’esprit le plus subtil et le plus gracieux, se livrant dans ses entraves au jeu et à la danse — sans qu’il voulût même s’en moquer.

160.

LA BARCAROLLE DE CHOPIN. — Presque tous les états d’âme et toutes les conditions de la vie possèdent un seul moment bienheureux. C’est ce moment là que les bons artistes savent découvrir. Il y en a un même dans la vie sur la côte, cette vie si ennuyeuse, si malpropre, si malsaine, qui se déroule dans le voisinage de la populace la plus bruyante et la plus rapace ;— ce moment bienheureux, Chopin a su lui prêter des accords dans sa Barcarolle au point que les dieux eux-mêmes pour-

19 Vue 317 sur 453

3|2 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

raient avoir envie de s’étendre dans une barque durant les longs soirs d’été.

161.

ROBERT SCHUMANN. — Le « jeune hommo » tel que le rêvaient les poètes lyriques du Romantisme français et allemand dans le premier tiers de ce siècle, — ce jeune homme a été complètement traduit en chants et en musiquo par Robert Schumann, l’éternel jeune homme, tant qu’il se sentit dans la plénitude de sa force : il est vrai qu’il y a des moments où sa musique fait songer à l’éternelle « vieille fille ».

162.

LES CHANTEURS DRAMATIQUES. — « Pourquoi ce mendiant chante-t-il ? » — Il ne s’entend probablement pas à gémir. — « Alors il fait bien : mais nos chanteurs dramatiques qui gémissent parce qu’ils ne savent pas chanter —■ font-ils bien, eux aussi ? »

i63.

MUSIQUE DRAMATIQUE. — Pour celui qui ne voit pas ce qui se passe sur la scène, la musique dramatique est une absurdité ; de.même que le commentaire perpétuel d’un texte perdu est une absurdité. Cette musique demande très sérieusement que l’on ait les oreilles là où se trouvent les yeux. Mais c’est là faire violence à Euterpe : cette pauvre muse veut qu’on laisse ses yeux et ses oreilles aux endroits où toutes les autres muses les ont aussi. Vue 318 sur 453

LB VOYAGEUR ET SON OMBRE

3l3

164.

VICTOIRE ET RAISON. — Malheureusement, dans les guerres esthétiques que les artistes provoquent avec leurs oeuvres et la défense de celles-ci, c’est aussi la force qui décide en dernière instance et non point la raison. Maintenant tout le monde admet, comme fait historique, que le bonheur dans la lutte a eu raison avec Piccini : en tous les cas Piccini a été victorieux ; la force se trouvait de son côté.

i65.

Du PRINCIPE DE L’EXÉCUTION MUSICALE. — Les exécutants d’aujourd’hui croient-ils donc vraiment que c’est le commandement suprême de leur art de donner à chaque morceau autant de haut-relief que possible et de lui faire parler à tout prix un langage dramatique ? Appliqué, par exemple, à Mozart, n’ost-ce pas là un véritable péché contre l’esprit, l’esprit serein, ensoleillé, tendre et léger de Mozart, dont le sérieux est un sérieux bienveillant et non point un sérieux terrible, dont les images ne veulent pas sauter hors de leur cadre pour épouvanter et mettre en fuite celui qui les contemple ? Ou bien vous imaginez-vous que la musique de Mozart s’identifie à la musique du « Festin de Pierre» ? Et non seulement la musique de Mozart, mais toute espèce de musique ? — Mais vous répondez que le plus grand effet parle en faveur de votre principe — et vous auriez raison si l’on ne vous répliquait pas par une autre quesVue 319 sur 453

3l4 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

tion :s«r qui a-t-on voulu faire de l’effet, et sur qui un artiste noble a-t-il seulement le droit de (joM/ojV’fairodcl’effct ? Jamais surlepeuplol Jamais sur les êtres qui n’ont pas atteint leur maturité I Jamais sur les êtres sensibles I Jamais sur les êtres maladifs 1 Mais avant tout : jamais sur les êtres émoussésl

166.

MUSIQUE D’AUJOURD’HUI. — Cette musique archimoderne, avec ses poumons vigoureux et ses nerfs délicats, s’effraye toujours d’abord devant ellemême.

167.

Ou LA MUSIQUE EST A L’AISE. —- La musique n’atteint sa grande puissance que parmi les hommes qui ne peuvent ni ne doivent discuter. C’est pourquoi ses premiers promoteurs sont les princes qui ne veulent pas que, dans leur entourage, l’on critique beaucoup, ni même que l’on pense beaucoup ; et ensuite les sociétés qui, sous une pression quelconque (princière ou religieuse), sont forcées de s’habituer au silence, mais qui sont à la recherche de sortilèges d’autant plus violents contre l’ennui du sentiment (généralement l’éternel penchant amoureux et l’éternelle musique) ; en troisième lieu des peuples tout entiers où il n’y a point de « société »,mais d’autant plus d’individus avec un penchant à la solitude, à des pensées crépusculaires et à la vénération de tout ce qui est inexprimable : ce sont les véritables âmes musicales. —Les Grecs, Vue 320 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 3|5

étant un peuple qui aime la parole et la lutte, ne supportaient la musique que comme un accessoire des arts sur quoi l’on pût discuter et parler véritablement : tandis que sur la musique il est à peine possible de penser nettement. — Les Pythagoriciens, ces Grecs exceptionnels en bien des matières, étaient aussi, ainsi que l’on prétend, do grands musiciens : ce sont les mômes qui ont inventé lo silence de cinq ans, mais non point la dialectique.

168.

SENTIMENTALITÉ DANS LA MUSIQUE. — Quel que soit le penchant que l’on ait pour la musique sérieuse et grande, à certaines heures on sera toujours subjugué, charmé et attendri par l’opposé de celle-ci. Je veux parler de ces mélismes d’opéra italiens, les plus simples de tous, qui, malgré leur uniformité rythmique et l’enfantillage de leurs harmonies, nous émeuvent parfois comme si nous entendions chanter l’âme même de la musique. Que vous en conveniez ou non, pharisiens du bon goût, // en est ainsi, et pour moi il importe maintenant avant tout de donner à deviner cette énigme et d’aider moi-mêmeun peu à la résoudre. — Lorsque nous étions encore enfants, nous avons goûté pour la première fois le miel de bien des choses ; jamais plus dans la suite, il ne nous parut aussi bon qu’alors ; il induisait à la vie, à la vie la plus longue, sous la forme du premier printemps, des premières fleurs, des premiers papillons, delà première amitié.—Alors—ce fut peut-être vers la neuvième année de notre vie — nous entendîmes la première

«9. Vue 321 sur 453

3l0 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

musique : et ce fut celle quo nous comprîmes d’abord, par conséquent la plus simple et la plus enfantine, celle qui ne fut guère plus que le développement d’une chanson de nourrice ou d’un air de musicien ambulant. (Car il faut que l’on soit préparé et exercé pour les moindres révélations de l’art : il n’existe nullement d’effet « immédiat » de l’art, quelles que soient les belles inventions que les philosophes aient à ce sujet.) C’est à ces premiers ravissements musicaux — les plus violents de notre vie — que se rattache notre sentiment, lorsque nous entendons ces mèlismes italiens : la béatitude d’enfant et la fuite du jeune âge, le sentiment de l’irréparable comme notre bien le plus précieux, — tout cela touche les cordes de notre âme d’une façon plus violente que la présence la plus abondante et la plus sérieuse de l’art ne saurait le faire. — Ce mélange de joie esthétique avec un chagrin moral que l’on a maintenant l’habitude ’ d’appeler communément « sentimentalité », un peu trop orgueilleusement comme il me semble —c’est l’état d’âme de Faust à la fin de la première scène — cette « sentimentalité » des auditeurs profite à la musique italienne que, généralement, les gourmets expérimentés de l’art, les « esthéticiens » purs, aiment à ignorer. — D’ailleurs toute musique ne commence à avoir un effet magique qu’à partir du moment où nous entendons parler en elle le langage de notre propre passé : et en ce sens, pour le profane, toute musique ancienne semble devenir toujours meilleure, et toute musique récente n’avoir que peu de valeur : car elle n’éveille pas encore de Vue 322 sur 453

LE VOYAGEUR ET BON OMBRE 3l7

« sentimentalité », cette sentimentalité qui, comme je l’ai indiqué, est le principal élément do bonheur dans la musique, pour tout homme qui ne prend pas plaisir à cet art purement en artiste.

. i% EN AMIS DE LA MUSIQUE, — En fin de compte, nous continuons à aimer la musique comme nous aimons le clair de luno. Tous deux ne veulent pas remplacer le soleil, — mais seulement illuminer nos nuits tant bien que mal. Mais n’est-ce pas ? nous avons quand même le droit d’en rire et de plaisanter à leur sujet ? Un peu du moins ? Et de temps en temps ? Sur l’homme dans la lune ? Sur la femme dans la musique 1

170.

L’ART DANS LE TEMPS RÉSERVÉ AU TRAVAIL. — Nous possédons la conscience d’une époque laborieuse : cela ne nous permet pas de réserver à l’art les meilleures heures et les meilleurs matins, quand même cet art serait le plus grand et le plus digne. Il est à nos yeux affaire de loisir, de récréation : nous lui vouons les restes de notre temps, de nos forces. -- C’est là le fait principal qui a changé la situation de l’art vis-à-vis de la vie : lorsque l’art fait appel aux réceptifs par de grandes exigences de temps et de.force, il a contre lui la conscience des laborieux et des hommes capables, il en est réduit aux gens indolents et sans conscience qui, de par leur nature, ne sont (précisément pas portés vers le grand art 4et qui considèrent les préVue 323 sur 453

3|8 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

tentions du grand art comme de l’insolence. Il se pourrait donc très bien quo c’en fût fait du grand art parce qu’il manque d’air et do libre respiration : ou bien encore faudrait-il qu’il essaie do s’acclimater dans une autre atmosphère (ou du moins de pouvoir y vivre), dans une atmosphèro qui n’est en somme quo l’élément naturel du petit art, de l’art du repos, de la distraction amusante. Il en est ainsi presque partout maintenant ; les artistes du grand art, eux aussi, promettent une récréation et une distraction, eux aussi s’adressent à l’homme fatigué cl lui demandent les heures du soir de ses journées de travail, — tout comme les artistes qui veulent récréer et qui sont satisfaits d’avoir remporté une victoire sur le front chargé de plis sévères et sur les yeux caves. Quels sont donc les artifices de leurs plus grands confrères ? Ceux-ci ont dans leurs armes les excitants les plus puissants qui parviendraient môme à offrayerl’homme mort à moitié ; ils possèdent des stupéfiants, des moyens de griser, d’ébranler, de provoquer des crises de larmes : par tous ces moyens, ils subjuguent l’homme fatigué et l’amènent dans un état de fébrilité nocturne, de débordement, de ravissementet de crainte. Auraiton ledroit d’en vouloir au grandart, tel qu’il existe aujourd’hui sous forme d’opéra, de tragédie et de musique, à cause des moyens dangereux qu’il emploie comme on en voudrait à un pécheur astucieux ? Certainement non : car il préférerait cent fois vivre dans le pur élément du silence matinal et s’adresser aux âmes pleines de vie, de force et d’attente, aux âmes du matin chez les spectateurs et les auditeurs. Vue 324 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 3|Q

Remercions-le de préférer vivre ainsi quo de s’enfuir ; mais avouons-nous aussi que, pour une époque qui apportera dans la vie des jours do fête et do joie, libres et pleins, notre grand art sera inutilisable.

171.

LES EMPLOYÉS DE LA SCIENCE ET LES AUTRES. — On pourrait appeler « employés » les savants véritablement capables et couronnés do succès. Lorsque, dans les jeunes années, leur sagacité est suffisamment exercée, leur mémoire remplie, lorsque la main et l’oeil ont pris de la sûreté, un savant plus âgé qu’eux leur assigne dans la science une place où leurs capacités peuvent être utiles ; plus tard, lorsqu’ils ont eux-mêmes acquis le regard qui leur fait voir les points faibles et les lacunes de leur science, ils se placent d’eux-mêmes aux endroits où l’on a besoin d’eux : mais il y a d’autres natures plus rares, rarement couronnées de succès et qui rarement mûrissent complètement, ce sont les hommes « à cause desquels la science existe »—• il leur semble du moins à eux-mêmes qu’il en est ainsi : — des hommes souvent désagréables, souvent présomptueux, souvent entêtés, mais presque toujours quelque peu enchanteurs. Ce ne sont ni des employés ni des employeurs, ils se servent de ce que les autres ont réalisé et fixé par leur travail, avec une certaine résignation princièro et des éloges médiocres et rares : comme si ceux-ci appartenaient en quelque sorte à une espèce d’êtres inférieurs. Et pourtant ils ne possèdent pas de qualités différentes Vue 325 sur 453

320 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

de celles par lesquelles se distinguent les autres et il leur arrive même de développer celles-ci à un degré moindre : de plus ils ont en particulier une étroitesse d’esprit qui manque à ceux-ci et à cause de quoi il n’est pas possible de les mettre à un poste et de voir en eux d’utiles instruments, — ils ne peuvent vivre que dans leur propre atmosphère,sur leur propre terrain. Cette étroitesse d’esprit leur permetdereconnaître ce qui, dans une science, leur « appartient », c’est-à-dire, ce qu’ils peuvent faire rentrer dans leur atmosphère et dans leur demeure ; ils ont toujours l’illusion de rassembler leur propriété éparse. Si on les empêche de construire leur propre nid, ils périssent comme des oiseaux sans abri. Le manque de liberté les jette dans la consomption. S’ils utilisent certaines entrées de la science à la façon des autres, ce seront toujours seulement celles où prospèrent les graines et les fruits qui leur sont nécessaires ; que leur importe si la science, dans son ensemble, possède des contrées incultes ou mal cultivées ? Ils ne prennent aucune part impersonnelle à un problème de la connaissance : de même qu’ils sont pénétrés de leur personnalité toutes leurs expériences et tout leur savoir se confondent de nouveau en une seule individualité, dont les différentes parties dépendent l’une de l’autre, empiètent l’une sur l’autre et sont nourries en commun, une individualité qui, dans son ensemble, possède une atmosphère à elle et une odeur qui lui est propre. — De pareilles natures produisent, au moyen de ces systèmes de connaissances personnelles, cette illusion qui consiste à croire qu’une Vue 326 sur 453

LE VOYAOEUR ET 80N OMBRE 3a I

science (ou même la philosophie tout entière) a atteint ses limites et se trouve à son but ; la vie qu’il y a dans leur système exerce ce charme : et ce charme a été, à certaines époques, très néfaste pour la science et trompeur pour ces travailleurs de l’esprit vraiment capables, mais à d’autres époques, où régnaient la sécheresse et l’épuisement, sem-. hlable à un baume et pareil au souffle rafraîchissant qui vient d’un calme lieu de repos. —Généralement on appelle de pareils hommes des philosophes.

172.

RECONNAISSANCE DU TALENT. — Lorsque je traversai le village de S, un jeune gamin se mit à claquer du fouet de toutes ses forces, — il avait passé maître dans cet art et il le savait. Je lui jetai un regard de reconnaissance, — mais au fond il me faisait horriblement mal. — Nous agissons souvent ainsi dans l’admiration que nous avons pour beaucoup de talents. Nous leur faisons du bien lorsqu’ils nous font du mal.

.73.

RIRE ET SOURIRE. —Plus l’esprit devient joyeux et sûr de lui-même, plus l’homme désapprend le rire bruyant ; par contre il est pris sans cesse d’un sourire plus intellectuel, signe de son étonnement à cause des innombrables ressemblances cachées qu’il y a dans la bonne existence.

174. ENTRETIEN DES MALADES. — De même que lorsVue 327 sur 453

322 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

que l’on a l’âme en détresse on s’arrache les cheveux, on se frappe le front, on se déchire les joues, ou encore que, comme OEdipe, on se crève les yeux : de même, contre de violentes douleurs physiques, on appelle en aide un sentiment de vive amertume, en se souvenant par exemple de ses calomniateurs et de ceux qui vous mçttent en état de suspicion ; en obscurcissant notre avenir ; en lançant mentalement des méchancetés et des coups de poignard contre les absents. Et il est parfois vrai qu’un diable en chasse un autre,—mais c’en est alors un autre que l’on a en soi. — Voilà pourquoi il faut recommander aux malades cet autre divertissement qui semble contribuer à adoucir les douleurs : réfléchir aux bienfaits et aux gentillesses que l’on peut faire aux amis et aux ennemis.

176.

LA MÉDIOCRITÉ COMME MASQUE. — La médiocrité est le plus heureux des masques que l’esprit supérieur puisse porter, parce que le grand nombre, c’est-à-dire le médiocre, ne songe pas qu’il y a là un travestissement — : et pourtant c’est à cause de lui que l’esprit supérieur s’en sert,— pour ne point irriter et, dans des cas qui ne sont pas rares, par compassion et par bonté.

LES PATIENTS. — Le pin semble écouter, le sapin semble attendre ; et tous deux écoutent sans impatience : — ils ne pensent pas à ce petit homme qui Vue 328 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 323

à leurs pieds, est dévoré par son impatience et sa curiosité.

177.

LES MEILLEURES PLAISANTERIES. — Je fais le meilleur accueil à la plaisanterie qui se glisse en place d’une pensée lourde et hésitante, en même temps comme signe de la main et comme clignement de l’oeil.

178.

ACCESSOIRES DE TOUTE VÉNÉRATION.— Partout où l’on vénère le passé il ne faut pas laisser entrer les méticuleux qui veulent faire place nette. La piété ne se sent pas à l’aise sans un peu de poussière, d’ordure et de boue.

Ï79LE GRAND DANGER DES SAVANTS. — Ce sont justement les savants les plus distingués et lés plus sérieux qui courent le danger de voir le but de leur vie placé toujours plus bas, car ils ont le sentiment que,dans la seconde partie de leur cxistence,ils deviendront de plus en plus chagrins et querelleurs. Ils commencent par se jeter dans leur science, avec de vastes espoirs, et ils s’attribuent des tâches audacieuses dont leur imagination anticipe parfois déjà le but : il y a alors des moments semblables à ceux que l’on trouve dans la vie des grands navigateurs qui vont à la découverte ;—le savoir,le pressentiment et la force s’élèvent mutuellement toujours plus haut, jusqu’à ce qu’une côte lointaine et nouvelle

20 Vue 329 sur 453

324 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

apparaisse pour la première fois devant les regards. Mais l’hommesévères’aperçoitd’année en année davantage combien il importe que la tâche particulière du chercheur soit prise dans des limites aussi restreintes que possible, pour que l’on puisse la résoudre sans reste et éviter cet insupportable gaspillage de forces dont souffraient les périodes antérieures de la science : tous les travaux étaient alors faits dix fois et c’était toujours le onzième qui avait à dire le dernier mot, le meilleur. Cependant, plus le savant apprend à connaître cette façon de résoudre les problèmes sans reliquat, plus il l’exerce, plus sera grand aussi le plaisir qu’il y prendra : mais la sévérité de ses prétentions, par rapport à ce qui est ici appelé «sans reliquat », grandira encore. Il met à part tout ce qui dans ce sens doit demeurer incomplet, il a le flair et la répugnance de tout ce qui n’est soluble qu’à moitié,—il déteste tout ce qui ne peut donner une espèce de certitude que pris dans sa généralité, avec des contours vagues. Ses plans de jeunesse s’effondrent devant ses yeux : à peine s’il en reste quelques noeuds à défaire : et c’est à ce travail que le maître s’applique maintenant avec joie et affirme sa force. Alors, au milieu de cette activité si utile et si infatigable, lui, l’homme vieilli, est parfois saisi d’un profond découirgement, d’un sentiment qui finit par revenir plus souvent et qui ressemble à une espèce de torture de conscience : son regard s’abaisse sur lui-même, comme s’il voyait quelqu’un de transformé, quelqu’un qui s’est rapetissé et abaissé jusqu’à devenir un nain agile ; il s’inquiète de savoir si la maîtrise Vue 330 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 3 ?5

dans les petites choses n’est pas une sorte de commodité, un faux-fuyant devant les voix secrètes qui conseillent de donner de l’ampleur à la vie. Mais il ne peut plus passer de l’autre côté, — il est trop tard pour cela.

180.

LES MAÎTRES A L’ÉPOQUE DES LIVRES.— L’éducation particulière et l’éducation par petits groupes se généralisant de plus en plus, on peut presque se passer de l’éducateur, tel qu’il existe maintenant. Des amis avides de savoir, qui veulent ensemble s’approprier une connaissance, trouvent, à l’époque des livres, une voie plus simple et plus naturelle que 1’ « école » et le « maître ».

181.

LA VANITÉ CONSIDÉRÉE COMME LA CHOSE LA PLUS UTILE. — Primitivement l’individu fort traite, non seulement la nature, mais encore la société et les individus faibles comme des objets de proie : il les exploite tant qu’il peut, puis il continue son chemin. Parce qu’il vit dans l’incertitude, alternant entre la faim et l’abondance, il tue plus de bêtes qu’il ne peut en consommer, pille et maltraite plus d’hommes qu’il ne serait nécessaire. Sa manifestation de puissance est en même temps une expression de vengeance contre son état de misère et de crainte : il veut, en outre, passer pour plus puissant qu’il n’est, voilà pourquoi il abuse des occasions : le surcroît de crainte qu’il engendre est pour lui un surcroît de puissance. Il remarque à temps que ce Vue 331 sur 453

3a6 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

n’est pas ce qu’il est, mais ce pour quoi il passe qui le soutient ou l’abat : voilà l’origine de la vanité. Le puissant cherche par tous les moyens possibles à augmenter la foi en sa puissance. — Ceux qui lui sont assujettis, qui tremblent devant lui et le servent, savent, d’autre part, qu’ils ne valent exactement que ce pour quoi ils sont réputés : c’est pourquoi ils travaillent en vue de cette réputation et non point en vue de leur satisfaction personnelle. Nous ne connaissons la vanité que sous ses formes les plus affaiblies, lorsqu’elle ne se montre plus que sublimée et à petites doses, parce que nous vivons à une époque tardive et très adoucie de la société : primitivement elle était la chose la plus utile, le moyen de conservation le plus violent. Or, la vanité sera d’autant plus grande que l’individu sera plus avisé : parce qu’il est plus facile d’augmenter la croyance en la puissance que d’augmenter la puissance elle-même, mais c’est seulement le cas pour celui qui a de Yesprit — ou bien, comme il faut dire pour les états primitifs, pour celui qui est rusé et dissimulé,

182.

PRONOSTICS DE LA CULTURE. — H y a si peu d’indices décisifs de la culture qu’il faut être heureux d’en posséder du moins un qui soit infaillible,pour s’en servir dans sa maison et son jardin. Pour examiner si quelqu’un est des nôtres ou non — je veux dire s’il fait partie des esprits libres — il faut s’informer de ses sentiments vis-à-vis du christianisme. S’il prend un autre point de vue que le Vue 332 sur 453

LE VOYAOEUR ET SON OMBRE 327

point de vue critique il faut lui tourner le dos : il nous apportera un air impur et du mauvais temps.

— Ce n’est plus notre tâche d’enseigner à de tels hommes ce que c’est qu’un vent de siroco ; ils ont Moïse et les prophètes du temps et de la raison : s’ils ne veulent pas.les écouter : eh bien I...

i83.

LA COLÈRE ET LA PUNITION VIENNENT A LEUR TEMPS.

— La colère et la punition nous ont été léguées par l’espèce animale. L’homme ne s’émancipe qu’en rendant aux animaux ce cadeau de baptême. — Il y a là cachée une des plus grandes idées que les hommes puissent avoir, l’idée d’un progrès unique parmi tous les progrès. — Avançons ensemble de quelques milliers d’années, mes amisl Beaucoup de joies sont encore réservées aux hommes, des joies dont l’odeur n’est pas encore venue jusqu’à ceux du présent. Or, nous avons le droit de nous permettre cette joie, de l’invoquer et de l’annoncer comme quelque chose de nécessaire, pourvu que le développement de la raison humaine ne s’arrête point l Un jour viendra où l’on ne voudra plus assumer le péché logique qui se cache dans la colère et la punition, pratiquées individuellement ou en société : ce sera le jour où la tête et le coeur sauront être aussi près l’un de l’autre qu’ils sont éloignés maintenant. En jetantun regard sur la marche générale de l’humanité, on s’aperçoit assez bien qu’ils sont moins loin l’un de l’autre qu’ils l’étaient primitivement. Et l’individu qui peut embrasser d’un coup d’oeil toute une existence de travail intérieur, Vue 333 sur 453

328 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

prendra conscience avec une joie orgueilleuse de la distance surmontée,du rapprochementquia eu lieu, et osera hasarder des espoirs plus hauts encore.

184.

ORIGINE DES PESSIMISTES. — Une bouchée de bonne nourriture décide souvent si nous regardons l’avenir avec des yeux découragés ou pleins d’espoir : cela est vrai dans les choses les plus hautes et les plus intellectuelles. Le mécontentement et les idées noires ont été transmis aux générations actuelles par les faméliques de jadis. Même chez nos artistes et nos poètes, on remarque souvent, malgré l’opulence de leur vie, qu’ils ne sont pas d’une bonne origine, que leur sang et leur cerveau charrient des débris du passé, des souvenirs d’ancêtres mal nourris et opprimés leur vie durant, ce qui est visible dans leurs oeuvres, dans l’objet et la couleur qu’ils ont choisis. La civilisation des Grecs est une civilisation de gens qui possèdent, dont la fortune est d’origine ancienne : ils vécurent mieux que nous à travers plusieurs générations (mieux de toute manière et, avant tout, beaucoup plus simplement au point de vue de la nourriture et de la boisson) : c’est alors que le cerveau devint à la fois si plein et si subtil, alors que le sang se mit à circuler rapidement, semblable à un joyeux vin clair. Ils produisirent donc ce qu’il y a de bien et de meilleur, non plus avec des couleurs sombres, pleins d’extase et de violence, mais avec des rayonnements do beauté et de soleil. Vue 334 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 329

i85.

DE LA MORT RAISONNABLE. — Qu’est-ce qui est plus raisonnable, arrêter la machine lorsque l’oeuvre qu’on lui demandait est exécutée, — ou bien la laisser marchei jusqu’à ce qu’elle s’arrête d’ellemême, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elle soit abîmée ? Ce dernier procédé n’est-il pas un gaspillage des frais d’entretien, un abus des forces et de l’attention de ceux qui desservent la machine ? Ne répand-on pas inutilement ce qui ailleurs serait très nécessaire ? N’est-ce pas propager une espèce de mépris à l’égard des machines en général que d’en entretenir et d’en desservir un si grand nombre inutilement ? — Je veux parler de la mort involontaire (naturelle) et de la mort volontaire (raisonnable). La mort naturelle est la mort indépendante de toute volonté, la mort proprement déraisonnable, où la misérable substance de l’écorce détermine la durée du noyau : où, par conséquent, le geôlier étiolé, malade et hébété est maître de déterminer le moment où doit mourir son noble prisonnier. La mort naturelle est le suicide de la nature, c’est-à-dire la destruction de l’être le plus raisonnable par la chose la plus déraisonnable qui y soit attachée. Ce n’est que si l’on se met au point de vue religieux qu’il peut en être autrement, parce qu’alors, comme de juste, la raison supérieure (Dieu) donne ses ordres, à quoi la raison inférieure doit se soumettre. Abstraction faite de la religion, la mort naturelle ne vaut pas une glorification. La sage disposition à l’égard de la mort appartient à la morale de l’aVue 335 sur 453

330 nUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

venir, qui paraît insaisissable et immorale maintenant, mais dont ce doit être un bonheur indescriptible d’apercevoir l’aurore.

186.

REGARDANT EN ARRIÈRE. —Tous les criminels forcent la société à revenir à des degrés de civilisation antérieurs à celui où elle se trouve au moment où le crime s’accomplit ; ils agissent en arrière. Que l’on songe aux instruments que la société est obligée de se créer et d’entretenir pour sa défense : au policier madré, au geôlier, au bourreau ; que l’on se demande enfin si le juge lui-même, et la punition et toute la procédure judiciaire, dans leurs effets sur le non-criminel, ne sont pas plutôt faits pour déprimer que pour élever. C’est qu’il ne sera jamais possible de prêter à la légitime défense et à la vengeance le vêtement de l’innocence ; et chaque fois que l’on utilise et sacrifie l’homme, comme un moyen pour accomplir le but de la société, toute l’humanité supérieure en est attristée.

187.

LA GUERRE COMME REMÈDE. — Aux peuples qui deviennent faibles et misérables on.pourrait conseiller la guerre comme remède : à condition, bien entendu, qu’ils veuillent à toute force continuer à vivre : car, pour la consomption des peuples, il y a aussi une cure de brutalité. Mais vouloir vivre éternellement et ne pas pouvoir mourir, c’est déjà un symptôme de sénilité dans le sentiment. Plus on vit avec ampleur et supériorité, plus vite on est prêt Vue 336 sur 453

•LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 331

à risquer sa vie pour un seul sentiment agréable. Un peuple qui vit et sent ainsi n’a pas besoin des guerres.

188.

TRANSPLANTATION INTELLECTUELLE ET CORPORELLE COMME REMÈDE. — Les différentes cultures sont.des climats intellectuels dont chacun est particulièrement nuisible ou salutaire à tel ou tel organe. L’histoire, dans son ensemble, étant la science des différentes cultures,est la science des remêdes,m&h non point la thérapeutique elle-même. C’est pourquoi il faut un médecin qui utilise la science des remèdes, pour envoyer chacun dans le climat qui lui est particulièrement salutaire — pour un temps seulement, ou bien pour toujours. Vivre dans le présent, au milieu d’une seule culture, ne suffit pas comme prescription universelle, trop d’espèces d’hommes infiniment utiles qui ne peuvent pas respirer dans de bonnes conditions y périraient. A l’aide des études historiques il faut leur donner de l’air et chercher à les conserver ; les hommes des civilisations demeurées en arrière ont, eux aussi, leur valeur. A côté de cette cure de l’esprit il faut que l’humanité aspire, pour ce qui est des choses corporelles, à savoir, par une géographie médicale, quelles sont les dégénérescences et les maladies que provoque chaque contrée de la terre, et, au contraire, quels sont les facteurs de guérison qu’elle présente : il faut alors que les peuples, les familles et les individus soient transplantés sans cesse et jusqu’à ce qu’on se soit rendu maître des infirmités

20. Vue 337 sur 453

332 HUMAIN, TROP* HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

héréditaires. La terre tout entière finira par être un ensemble de stations sanitaires.

189.

L’ARBRE DE L’HUMANITÉ ET LA RAISON. — Ce qu’avec unesénile myopie vous craignez,comme un surcroît de population sur la terre, met entre les mains de ceux qui ont plus d’espoir que nous une tâche grandiose : il faut que l’humanité soit un jour un arbre qui ombragera la terre tout entière, avec plusieurs milliards de fleurs qui toutes deviendront des fruits ; c’est pourquoi il faut dès maintenant préparer la terre à nourrir cet arbre. Augmenter la sève et la force qui hâtera le développement maintenant encore minime, faire, circuler en d’innombrables canaux cette sève nécessaire à la nutrition de l’ensemble et du particulier — de telles tâches ou de tâches semblables on peut déduire la mesure pour apprécier si un homme d’aujourd’hui est utile ou inutile. La tâche est sans limites, grandiose et téméraire : nous voulons tous y participer afin que l’arbre ne pourrisse pas avant le temps I L’esprit historique réussira peut-être à se figurer, en imagination, l’être humain et l’activité humaine, semblables, dans l’ensemble du temps, à l’organisation des fourmis, à une fourmilière ingénieusement édifiée. A la juger superficiellement, toute l’humanité nous apparaît régie par l’instinct, comme l’organisation des fourmis. Mais, après un examen sévère, nous remarquons que des peuples tout entiers se sont efforcés, pendant des siècles, à découvrir et à mettre à l épreuve des moyens nouVue 338 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE’ 333

veaux, par quoi l’on peut faire du bien à la grande collectivité humaine et enfin au grand arbre fruitier de l’humanité ; et, quel que soit le dommage causé pendant ces essais aux individus, aux peuples et aux époques, il y aura toujours des individus qui y auront gagné-de la sagesse, et cette sagesse se répandra lentement sur les mesures que prendront des époques et des peuples tout entiers. Les fourmis, elles aussi, errent et se trompent ; l’humanité peut fort bien périr et dessécher avant le temps, par la folie des moyens ; il n’y a ni pour l’une, ni pour les autres un sûr instinct conducteur. Il nous faut, bien au contraire, envisager face à face celte tâche grandiose qui consiste à préparer la terre pour recevoir une plante de la plus grande et de la plus joyeuse fécondité, et c’est une tâche de la raison pour la raison I

190.

L’ÉLOGE DU DÉSINTÉRESSEMENT ET SON ORIGINE. —

Entre deux chefs de bande voisins, l’on était depuis longtemps, en querelle : on ravageait les récoltes, on enlevait les troupeaux, on incendiait les maisons, avec en somme, des succès douteux, puisque les deux puissances étaient à peu près égales. Un troisième, qui, par la situation isolée de ses domaines, pouvait se tenir loin de ces disputes, mais qui cependant avait des raisons pour craindre IÛ jour où un do ces voisins querelleurs arriverait à une définitive prépondérance, s’entremit finalement avec bienveillance et solennité entre les deux partis en lutte : et secrètement il ajoutait à ses Vue 339 sur 453

33A HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

propositions de paix un poids sérieux, en donnant à entendre à chacun des deux belligérants que dorénavant il ferait cause commune avec la victime de quiconque romprait la paix. On s’assembla devant lui, on mit,avec hésitation, dans sa main, les mains qui jusqu’à présent avaient été les instruments et trop souvent les causes de la haine, — et l’on fit vraiment de sérieuses tentatives pour maintenir la paix. Chacun vit avec étonnement combien son bien-être et son aisance grandissaient soudain et que l’on trouvait, chez le voisin, au lieu d’un malfaiteur perfide ou arrogant, un marchand prêt à l’achat et à la vente, il vit même que dans des cas de nécessité imprévue, on pouvait réciproquement se tirer de la détresse, au lieu d’exploiter, comme cela s’était fait jusqu’à présent, cette détresse du voisin et de la pousser à son comble si cela était possible. Il sembla même que l’espèce humaine fût depuis lors devenue plus belle dans les deux régions : car les yeux s’étaient éclairés, les fronts s’étaient débarrassés des rides et tous avaient pris confiance en l’avenir — rien n’est plus salutaire aux âmes et aux corps, chez les hommes, que cette confiance.On se revoyait tous les ans au jour de l’alliance, tant chefs que partisans, et cela en présence du médiateur, dont on admirait et vénérait la façon d’agir, plus était grand le profit qu’on lui devait. On appelait désintéressée cette façon d’agir — car l’on envisageait de trop près l’avantage personnel que l’on avait tiré de l’intervention, pour voir dans la façon d’agir du voisin autre chose que ce fait : les conditions d’existence de celui-ci ne s’étaient Vue 340 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 335

pas transformées de la même façon que celle des belligérants réconciliés par lui : elles étaient au contraire demeurées les mêmes, il semblait par conséquent qu’il’n’avait pas eu son intérêt en vue. Pour la première fois on se disait que le désintéressement était une vertu : certainement, dans les petites choses privées, il s’était souvent rencontré là des cas semblables, mais on ne porta son attention sur cette vertu que lorsque, pour la première fois, elle devenait évidente comme si elle était écrite au mur en gros caractères, lisibles pour toute la communauté. Reconnues comme des vertus, affublées d’un nom, mises en formules, recommandées pour l’usage, telles furent seulement les qualités morales à partir du moment où elles décidèrent visiblement des destinées et du bonheur de sociétés tout entières. Depuis lors, chez beaucoup de ^«s,l’élévation des sentiments et la stimulation des forces créatrices intérieures sont devenues si grandes que l’on offre des présents à ces qualités morales, chacun apportant ce qu’il a do meilleur : l’homme sérieux met à leurs pieds son séreiux, l’homme digne sa dignité, les femmes leur douceur, les jeunes gens tout ce qui est en eux riche d’espoir et d’avenir ; le poète leur prête des paroles et des noms, les introduit dans la ronde des êtres analogues, leur attribue un tableau généalogique et finit par adorer, comme font les artistes, les créatures de son imagination comme des divinités nouvelles, — il enseigne même à les adorer. C’est ainsi qu’une vertu, parce que l’amour et la reconnaissance do tous y travaillent, comme à une staVue 341 sur 453

330 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

tue, finit par devenir une agglomération de tout ce qui est bon et digne do vénération, tout à la fois une espèce do temple et do personnalité divino. Elle se dresse désormais comme une vertu spéciale comme un être à part, ce qu’elle n’était pas jusqu’à présent, et elle exerce les droits et la puissance dont dispose une surhumanilé sanctifiée. — Dans la Grèce de la décadence, les villes étaient pleines do ces abstractions divines humanisées (que l’on pardonne le mot singulier à cause do l’idée singulière) ; le peuple s’était arrangé à sa manière une espèce de « ciel des idées » à la façon platonicienne, et jo ne crois pas que l’on ait eu l’impression de cet habitant céleste moins vivement quo celle d’une quelconque divinité passée de mode.

191.

« TEMPS D’OBSCURITÉ ». — On appelle en Norvège <( temps d’obscurité » les époques où le soleil demeure toute la journée au-dessous de l’horizon : pendant ce temps la température s’abaisse sans cesse lentement.— Quel merveilleux symbole pour tous les penseurs devant lesquels le soleil de l’avenir humain s’est obscurci pour un temps l

192.

LE PHILOSOPHE DE L’OPULENCE. — Un petit jardin, des figues, du fromage et, avec cela, trois ou quatre bons amis,—ce fut là l’opulence d’Epicure.

193. LES ÉPOQUES DE LA VIE. — Les véritables époques Vue 342 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 887

do la vio sont ces moments d’arrêt entre la montée et la descente d’une idée dominante ou d’un sentiment directeur. On éprouve do nouveau de la satiété : tout le reste est soif et faim — ou dégoût.

. 19’» • LE RÊVE.— Nos rêves sont, pour le cas où, par exception, ils se poursuiventune fois ot s’achèvent — généralement lo rêve est un bousillago, — des enchaînements symboliques de scènes et d’images, en lieu et place du récit en langue littéraire. Ils modifient les événements, les conditions et les espoirs de notre vie, avec une audace et une prévision poétique qui nous étonnent toujours le matin lorsque nous nous en souvenons. Nous gaspillons trop notre sens artistique durant notre sommeil et c’est pourquoi le jour nous en sommes souvent si pauvres.

195.

NATURE ET SCIENCE. — De même que dans la nature, dans la science ce sont aussi les terrains les plus mauvais et les plus inféconds qui sont défrichés les premiers, — parce que les moyens que possède la science commençante suffisent à peu près à cela. L’exploitation des domaines les plus féconds a pour condition une force énorme et soigneusement développée dans les méthodes, des résultats particuliers déjà acquis et une équipe d’ouvriers organisés et bien dressés — et l’on ne trouve tout cela réuni que très tard. — L’impatience et l’ambition s’emparent souvent trop tôt de ces domaines très Vue 343 sur 453

338 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

féconds, mais les résultats sont nuls. Dans la nature, do pareilles tentatives se paieraient chèrement, car elles feraient mourir de faim les défricheurs.

196.

VIVRE SIMPLEMENT. — Un genre de vie simple est difficile aujourd’hui : il y faut beaucoup plus de réflexion et d’esprit inventif que n’en ont des hommes même très intelligents. Le plus honnête parmi eux dira peut-être encore : « Je n’ai pas le temps de réfléchir si longtemps à cela. Le genre de vie simple est pour moi un but trop noble, je veux attendre jusqu’à ce que de plus sages que moi l’aient trouvé» »

T97’ SOMMETS ET MONTICULES. — La fécondité médiocre, lr, fréquent célibat et, en général, la froideur sexuelle chez les esprits supérieurs et les plus cultivés, ainsi que dans les classes auxquelles ils appartiennent, sont essentiels pour l’économie de l’humanité : la raison reconnaît et utilise ce fait qu’à un point extrême de développement cérébral le danger d’une progéniture nerveuse est très grand : de tels hommes sont les sommets de l’humanité, — ils ne doivent pas se prolonger en monticules.

198.

LA NATURE NE FAIT PAS DB BONDS. — Quelle que soit la rapidité que puisse prendre l’homme et bien qu’il y ait apparence du passage d’une contradiction dans une autre : en y regardant de plus près on Vue 344 sur 453

LE VOVAGEUK ET SON OMBRE 33Q

découvrira pourtant les pierres d’attente qui forment le passage de l’ancien édifice au nouveau. Ceci est la tâche du biographe : il doit raisonner sur la vie conformément au principe qu’aucune nature ne fait de bonds.

’ *99« PROPREMENT, IL EST VRAI... — Celui qui s’habille de guenilles proprement lavées s’habille proprement, il est vrai, mais il n’en est pas moins en guenilles.

200.

LE.SOLITAIRE PARLE. —- On recueille en guise de récompense pour beaucoup de dégoût, de découragement, d’ennui —tel que les apporte nécessairement une solitude sans amis, sans livres, sans obligations et sans passions — un quart d’heure du plus profond recueillement que procure un retour sur soi-même et la nature. Celui qui se gare complètement contre la nature se gare aussi contre lui-même : il ne lui sera jamais donné de boire à la coupe la plus délicieuse que l’on puisse emplir à sa source intérieure.

201.

FAUSSE CÉLÉBRITÉ. — Je déteste ces prétendues beautés de la nature qui n’ont’en somme une signification qu’au point de vue de nos connaissances, surtout de nos connaissances géographiques et qui demeurentimparfaites, lorsque nous les apprécions au point de vue de notre sens du beau : voici, par Vue 345 sur 453

340 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

exemple, l’aspect du Mont Blanc vu de Genève — c’est quelque chose d’insignifiant quandon n’appelle pas en aide les joies cérébrales de la science ; les montagnes voisines sont toutes plus belles et plus expressives, — mais « elles sont loin d’être aussi hautes », ajoute, pour les diminuer, ce savoir absurde. Dans ce cas l’oeil contredit le savoir : comment saurait-il se réjouir vraiment dans la contradiction ?

202.

TOURISTES. — Ils montent la montagne comme des animaux, bêtement et ruisselant de sueur ; on a oublié de leur dire qu’il y a en chemin de beaux points de vue.

203.

TROP"ET TROP PEU. — De nos jours, les hommes vivent tous beaucoup trop et ils pensent trop peu : ils ont tout à la fois la colique et une faim dévorante, c’est pourquoi ils maigrissent à vue d’ceil, quelle que soit la nourriture qu’ils absorbent. — Celui qui dit maintenant : « Il ne m’est rien arrivé» — passe pour un imbécile.

204.

LA FIN ET LE BUT. — Toute fin n’est pas un but. La fin de la mélodie n’est pas son but : mais, malgré cela, si la mélodie n’a pas atteint sa fin, elle n’a pas atteint son but. Un symbole. Vue 346 sur 453

LB VOYAGEUR ET SON OMBRE 34I

205.

NEUTRALITÉ DE LA GRANDE NATURE. — La neutralité de la grande nature plaît (celle que l’on trouve dans la montagne, la mer, la forêt, le désert), mais seulement pour peu de temps : ensuite nous commençons à devenir impatients. « Ces choses-là ne veulent-elles donc rien nous dire à nous ? N’existons-Tjows pas pour elles ? » Le sentiment naît d’un crimen loesoe majestatis humanoe.

206.

OUBLIER LES INTENTIONS.—En voyageant, on oublie généralement le but du voyage. De même que toute profession est choisie et entreprise comme moyen pour arrivera un but, mais continuée comme si elle était le but extrême. L’oubli des intentions est la bêtise la plus fréquente que l’on fasse.

207.

ECLIPTIQUE DE L’IDÉE. — Lorsqu’une idée commence à se lever à l’horizon, la température de l’âme y est généralement très froide. Ce n’est que peu à peu que l’idée développe sa chaleur, et elle est le plus intense (c’est-à-dire qu’elle fait son plus grand effet) lorsque la croyance en l’idée est déjà en décroissance.

208.

PAR QUOI L’ON AURAIT TOUT LE MONDE CONTRE SOI. — Si quelqu’un osait dire maintenant : « Celui qui n’est pas pour moi est contre moi »,il aurait imméVue 347 sur 453

3^2 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

diatement tout le monde contre lui. — Ce sentiment fait honneur à notre temps.

209.

AVOIR HONTE DE LA RICHESSE. — Notre tomps ne tolôro qu’uno seule espèce do riches, ceux qui sont honteux de leur richesse. Si l’on entend dire de quelqu’un « il est très riche », on est pris immédiatement d’un sentiment analogue à celui que l’on éprouve en face d’une maladie répugnante qui fait enfler le corps, l’hydropisie ou l’excès d’embonpoint : il faut se souvenir brutalement de son humanité, pour pouvoir fréquenter ce riche de façon à ce qu’il ne s’aperçoive pas de notre sentiment de dégoût. Mais dès qu’il s’avise de s’enorgueillir de sa richesse, notre sentiment se trouble encore d’un étonnement mêlé de compassion devant une aussi forte dose de déraison humaine : en sorte que l’on aurait envie d’élever les mains au ciel et de s’écrier : « Pauvre êtredéformé, accablé et enchaîné de cent façons, à qui chaque heure apporte, ou peut apporter, quelque chose de désagréable, dont les membres éprouvent les contre-coups de chaque événement qui se passe chez vingt peuples différents, comment saurais-tu nous faire croire que tu te sens à ton aise dans ta situation ? Si tu parais quelque part en public, nous savons que c’est pour toi comme si lu passais par les verges, sous des yeux qui n’ont pour toi que de la haine froide, de l’importunité ou delà silencieuse raillerie. Il se peut qu’il te soit plus facile d’acquérir qu’à un autre : mais ce que tu acquerras sera superflu et ne te procurera que peu Vue 348 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 343

de joie ; et conserver ce que tu as acquis, c’est là certainement pour toi maintenant une chose plus pénible encore que n’importe quelle acquisition pénible. Tu souffres sans cesse, car tu perds sans cesse. Que te sert-il que l’on t’amène artificiellement du sang nouveau, les ventouses n’en font pas moins mal, les ventouses placées toujours sur ta nuque ! Mais, ne soyons pas injustes, il est difficile, peut-être impossible pour toi de ne pas être riche : il faut que tu conserves, que tu acquières à nouveau ; le penchant héréditaire de ta nature t’impose ce joug, — raison de plus pour ne pas nous tromper et avoir honte, loyalement et visiblement, du joug que tu portes : vu qu’au fond de ton âme tu es honteux et mécontent de le porter. Cette honte n’est pas infamante.

210.

EXCÈS D’ARROGANCE. — II y a des hommes si arrogants qu’ils ne savent pas louer un grand homme qu’ils admirent, autrement qu’en le représentant comme un degré ou un passage qui mène jusqu’à eux-mêmes.

211.

SUR LE TERRAIN DE LA HONTE. — Celui qui veut enlever une idée aux hommes ne se contente généralement pas de la réfuter et d’arracher le ver de l’illogisme qui la ronge : au contraire, après avoir tué le ver, il prend le fruit tout entier et le jette dans la boue, pour le rendre vil aux yeux des hommes et leur inspirer du dégoût. C’est ainsi qu’il croit Vue 349 sur 453

344 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

avoir trouvé le moyen pour rendre impossible celte « résurrection au troisième jour » que l’on pratitique si volontiers avec les idées réfutées. — Il se trompe, car c’est précisément sur le terrain de la honte, au milieu des immondices, que, du noyau de l’idée, poussent rapidement des germes nouveaux. — Il ne faut donc, à aucun prix, ni conspuer, ni railler cequel’on se propose d’abolir définitivement, mais bien le poser respectueusement sur de la glace, toujours renouvelée, en considérant que les idées ont une vie très dure. Il s’agit ici d’agir selon la maxime : « Une réfutation n’est pas une réfutation. M

212.

SORT DE LA MORALITÉ. — La contrainte des esprits étant en train de diminuer, il est certain que la moralité (c’est-à-dire la façon d’agir héréditaire, traditionnelle et instinctive, conformément à des sentiments moraux) diminue également : mais non point les vertus particulières, la modération, la justice, la tranquillité d’âme, — car la plus grande liberté pousse involontairement l’esprit conscient à ces vertus et les recommande aussi à cause de leur utilité.

ai 3.

LE FANATIQUE DE LA MÉFIANCE ET SA GARANTIE. — L’Ancien : Tu veux tenter l’impossible et instruire les hommes en grand ? Où est ta garantie ? — Pyr* rhon :ha voici : je veux mettre les hommes en garde contre moi-même, je veux confesser publiquement Vue 350 sur 453

LE VOYAOBUR ET «ON OMBRE 345

tous les défauts de ma nature, et découvrir devant tous les yeux mes entraînements, mes contradictions et mes sottises. Nem’écoutezpas,leurdirai-je, avant que je ne sois devenu pareil au moindre parmi vous et encore plus petit que lui ; hôrissezYOUS contre la vérité tant que vous pouvez, à cause du dégoût que vous cause son défenseur. Je serai votre séducteur et votre imposteur si vous percevez encore chez moi le moindre éclat de considération et de dignité.— L’Ancien : Tu promets trop, lu ne poui is pas porter ce fardeau. — Pyrrhon : Je dirai donc encore aux hommes que je suis trop faible et que je ne puis pas tenir ce que j’ai promis. Plus grande sera mon indignité, plus ils se méfieront de la vérité lorsqu’elle sortira de ma bouche.— L’Ancien : Veux-tu donc enseigner la méfiance de la vérité ? — Pyrrhon : Uno méfiance telle qu’elle n’a jamais existé dans le monde, la méfiance à l’égard de tout et de tous. C’est là le seul chemin qui mène à la vérité. L’oeil droit ne doit pas se fier à l’oeil gauche et il faudra que, pendant un temps, la lumière s’appelle obscurité : c’est là le chemin qu’il vous faut suivre. Ne croyez pas qu’il vous mènera à des arbres fruitiers et auprès de saules admirables. Vous trouverez sur ce chemin de petits grains durs — ce sont les vérités : pendant des années il vous faudra avaler des mensonges par brassées pour ne pas mourir de faim : quoique vous sachiez que ce sont des mensonges. Mais ces petits grains seront semés et enfouis dans la terre et peut-être là moisson viendra-t-elle un jour : personne n’a le droit de la promettre, à moins d’être un fanatique. Vue 351 sur 453

346 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PAnTIE

— L’Ancien : Amil amil Tes paroles elles aussi sont les paroles d’un fanatique l — Pyrrhon : Tu as raison I je veux être méfiant à l’égard de toutes les paroles. — L’Ancien : Alors il faudra que tu te taises. — Pyrrhon : Je dirai aux hommes qu’il faut que je me taise et qu’ils doivent se méfier de mon silence. — L’Ancien : Tu renonces donc à ton entreprise ? — Pyrrhon : Au contraire — tu viens de m’indiquer la porte par où il me faut entrer.

— L’Ancien : Je ne sais pas trop si nous nous comprenons encore parfaitement ?—PyrrhomProblablement non. — L’Ancien : Pourvu que tu te comprennes bien toi-même 1 — Pyrrhon : se retourne en riant. — L’Ancien : Hélas 1 mon ami ! Se taire et rire — est-ce là maintenant toute ta philosophie ? — Pyrrhon : Ce ne serait pas la plus mauvaise. —

2l4>

LIVRES EUROPÉENS.—Quand onlit Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère, Fontenelle (particulièrement les Dialogues des Morts), Vauvenargues, Chamfort, on est plus près de l’antiquité qu’avec n’importe quel groupe de six auteurs d’un autre peuple. Par ces six écrivains l’esprit des derniers siècles de l’ère ancienne a revécu à nouveau, — réunis ils forment un chaînon important dans la grande chaîne continue de la Renaissance. Leurs livres s’élèvent au-dessus du changement dans le goût national et des nuances philosophiques, où chaque livre croit devoir scintiller maintenant pour devenir célèbre ; ils contiennent plus d’idées vériVue 352 sur 453

LE VOYAOEUR ET 80N OMBRE 347

tables* que tous les ouvrages de philosophie allemande ensemble : des idées de celte espèce particulière qui crée des idées et qui... je suis embarrassé pour finir ma définition ; bref, ces écrivains me semblent n’avoir écrit ni pour les enfants ni pour les exaltés, ni pour les jeunes vierges ni pour les chrétiens, ni pour les Allemands, ni pour... me voici encore embarrassé pour terminer ma liste. —Mais pour formuler une louange bien intelligible, je dirai qu’écrites en grec leurs oeuvres eussent été comprises par des Grecs. Combien, par contre, un Platon lui-même aurait-il pu comprendre des écrits de nos meilleurs penseurs allemands, par exemple de Goethe et de Schopenhauer, pour ne point parler de la répugnance que lui eût inspirée leur façon d’écrire, — je veux dire ce qu’ils ont d’obscur, d’exagéré et parfois de sec et de figé — ce sont là des défauts dont ces deux écrivains souffrent le moins parmi les penseurs allemands et ils en souffrent trop encore l (Goethe, en tant que penseur a plus volontiers étreint les nuages qu’on ne le souhaiterait, et ce n’est pas impunément que Schopenhauer s’est promené presque toujours parmi les symboles des choses plutôt que parmi les choses elles-mêmes). — Par contre, quelle clarté et quelle précision délicate, chez ces Français l Les Grecs les plus subtils auraient été forcés d’approuver cet art et il y a une chose qu’ils auraient même admirée et adorée, Ja malice française de l’expression : ils aimaient beaucoup ce genre de choses sans y être précisément très forts.

21 Vue 353 sur 453

348 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

2l5.

MODE ET MODERNE. — Partout où l’ignorance, la malpropreté et la superstition sont encore cou lumières, partout où le commerce est faible, l’agriculture misérable, le clergé puissant, on rencontre encore les costumes nationaux. Par contre la mode règne là où l’on trouve les indices du contraire. La mode se rencontre donc à côté des vertus de l’Europe actuelle : en serait-elle véritablement le revers ? — Le costume masculin qui se conforme à la mode et non plus au caractère national exprime d’abord chez celui qui le porte, que l’Européen ne veut se faire remarquerai comme individu ni comme représentant d’une classe et d’un peuple, qu’il s’est fait une loi de l’atténuation intentionnelle de ces sortes de vanités ; ensuite qu’il est laborieux et qu’il n’a pas beaucoup de temps pour s’habiller et se parer, et aussi que tout ce qui est précieux et luxueux dans l’étoffe et l’agencement des plis se trouve en désaccord avec son travail ; et enfin que par son costume il veut indiquer que les professions savantes et intellectuelles sont celles dont il se sent ou aimerait se sentir le plus près, en tant qu’homme européen : tandis qu’à travers les costumes nationaux qui existent encore transparaît le brigand, le berger ou le soldat, qui, de la sorte, seraient envisagés comme les conditions les plus désirables, celles qui donnent le ton. Il y a ensuite, dans les limites tracées par le caractère général des modes masculines, les petites oscillations produites par la vanité des jeunes hommes, les élégants et les oisifs des grandes Vue 354 sur 453

LE VOYAOIUR ET SON OMBRE

villes, de ceux donc qui, en tant qu’hommes européens, n’ont pas encore atteint leur maturité. — Les femmes européennes y sont parvenues bien moins encore, c’est pourquoi chez elles les oscillations sont bien plus grandes : elles aussi ne veulent pas affirmer leur nationalité et détestent de voir démasquée, d’après le costume, leur qualité d’Allemande, de Française ou do Russe, mais, en tant qu’individualité, il leur plaît de frapper la vue ; de même personne, à la façon dont elles sont vêtues, ne doit conserver un douto sur la classe de la société dont elles font partie (c’est la « bonne » société, la classe « supérieure », le « grand » monde), et elles tiendront d’autant plus à ce que l’on soit prévenu en leur faveur, dans ce sens,qu’elles n’appartiennent pas véritablement à cette classe ou qu’elles y appartiennent à peine. Mais avant tout la jeune femme ne veut rien porter de ce que porte la femme plus âgée parce que, en faisant soupçonner qu’elle compte quelques années de plus, elle croit qu’elle sera moins appréciée : la femme âgée, pour sa part, voudrait, par une toilette juvénile, faire illusion tant qu’il est possible, — une rivalité d’où il résulte toujours des modes où le caractère juvénile s’affirme d’une façon visible et inimitable. Lorsque l’esprit inventif des jeunes femmes artistes s’est complu pendant un certain temps à faire étalage de la jeunesse, ou, pour dire toute la vérité : lorsque l’on est de nouveau revenu à l’esprit inventif des anciennes civilisations de cour, pour s’en inspirer, ainsi qu’à celui des nations contemporaines et, en général, à tout l’univers costumé, Vue 355 sur 453

350 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

lorsque l’on a accouplé l’Espagnol, le Turc et l’Antiquité grecque, pour faire étalage des belles chairs, on finit par découvrir toujours à nouveau que l’on n’a pas su agir au mieux de ses intérêts, et que, pourfaire impression sur les hommes, le jeu de cache-cache avec les beautés du corps est plus heureux que la probité nue ou demi-nue ; et dès lors la roue du bon goût et de la vanité recommence encore une fois à tourner dans le sens inverse : les jeunes femmes un peu plus âgées trouvent que leur règne est venu et la lutte des êtres les plus gracieux et les plusabsurdes recommence déplus belle. Mais plus se développelapersonnalité des femmes qui dès lors n’accordent plus la prééminence parmi elles à despersonnes quin’ontpasattehytlcurmaturité, plus deviennent faibles ces oscillations dans le costume, plus leurs toilettes deviennent simples. Il est évident que l’on n’a pas le droit d’émettre un jugement sur ces toilettes en s’inspirant des modèles antiques, on ne peut donc pas prendre comme mesure le vêtement des habitants des côtes méridionales, mais il faut considérer les conditions climatériques des régions moyennes et septentrionales, de celles où le génie inventif de l’Europe, pour ce qui concerne les formes et les idées, a sa plus chère patrie. — Dans l’ensemble, ce ne sera donc pas le changement qui caractérisera la mode et la modernité) car le changement est quelque chose de rétrograde et désigne les Européens, hommes et femmes, qui ne sont pas encore parvenus à leur maturité : ce sera bien au contraire la négation de tout ce qui est vanité nationale* vanité de la Vue 356 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 35I

caste et de l’individu. En conséquence, il est louable, parce que l’on y économise de la force et du temps, que ce soient certaines villes et contrées de l’Europe, qui, pour ce qui en est du vêtement, pensentetinventent, en lieu et place de toutes les autres, car il faut considérer que le sens de la forme n’est pas communément donné à tout le monde : aussi n’est-co point une ambition trop exagérée si Paris, par exemple, revendique, tant que ces oscillations continuent à subsister, le droit d’être la seule ville qui invente et innove sur ce domaine. Si un Allemand, par haine contre les revendications d’une ville française, veut s’habiller autrement et porter par exemple l’accoutrement d’Albert Durer, il lui faudra considérer que, bien qu’il porte un costume qui était celui des Allemands d’autrefois, celui-ci n’aura néanmoins pas été inventé parles Allemands, — car il n’a jamais existé de costume qui pût caractériser l’Allemand en tant qu’Allemand ; il fera d’ailleurs bien de se rendre compte de l’air qu’il aura ainsi vêtu et de l’anachronisme que ce serait de montrer, sur un vêtement à la Durer, une tête toute moderne, avec les lignes et les plis de caractère quo le dix-neuvième siècle y a creusés. — Les mots « moderne», « européen » étant ici presque équivalents, on entend par Europe des étendues do territoire bien plus grandes que celles qu’embrasse l’Europe géographique, la petite presqu’île de l’Asie :il faut surtout comprendre l’Amérique, en tant qu’elle est fille denotrecivilisation.D’autrepart,cen’estpas l’Europe tout entière qui tombe sous la définition quo l’on donno de 1’ « Europe » au point de vue de

21. Vue 357 sur 453

353 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

la civilisation, mais seulement ces peuples et ces fractions de peuples qui ont un passé commun dans la Grèce et la Rome anciennes, dans le judaïsme et le christianisme.

216.

LA « VERTU ALLEMANDE ».— Il est indéniable que depuis la fin du siècle dernier un courant de réveil moral a traversé l’Europe. C’est alors seulement que la vertu recommença d’être éloquente ; elle apprit à trouver les gestes sans contrainte de l’exaltation, de l’émotion, elle n’eut plus honte d’ellemême et elle imagina des philosophies et des poèmes pour se glorifier elle-même. Si l’on recherche les sources de ce courant, on trouve d’une part Rousseau, mais le Rousseau mystique, que l’on avait créé d’après l’impression laissée par ses oeuvres — on pourrait presque dire : ses oeuvres interprétées d’une façon mystique — et d’après les indications données par lui-même (lui et son public travaillèrent sans cesse à créer cette figure-idéale). L’autre origine se trouve dans là résurrection du grand latinisme stoïque par quoi les Français ont continué de la façon la plus digne l’oeuvre de la Renaissance. Ils passèrent, avec un succès merveilleux, de l’imitation des fonhes antiques à l’imitation des caractères antiques : ce qui leur confère à tout jamais un droit aux distinctions les plus hautes, car ils sont le peuple qui a donné jusqu’à présent à l’humanité nouvelle les meilleurs livres et les meilleurs hommo3. Comment ce double exemple, celui du Rousseau mystique et celui de l’esprit romain resVue 358 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 353

suscité, a-t-il agi sur les peuples voisins plus faibles ? On peut le constater surtout en Allemagne : car là, par suite d’un nouvel élan tout à fait extraordinaire vers un but sérieux et grand, dans la volonté et la domination de soi, on a fini par se mettre en extase devant sa propre vertu et par jeter dans le monde l’idée de « vertu allemande », comme s’il ne pouvait rien exister de plus original et de plus personnel que celle-ci. Les premiers grands hommes qui adoptèrent cette impulsion française vers des idées de noblesse et de conscience dans la volonté morale étaient animés d’une plus grande loyauté et n’oublièrent pas la reconnaissance. Le moralisme de Kant — d’où vient-il ? Kant ne cesse pas de le faire entendre : de Rousseau et de la Rome stoïque ressuscitée. Le moralisme de Schiller : même source et même glorification de la source. Le moralisme de Beethoven dans la musique : c’est l’éternelle louange de Rousseau, des Français antiques et de Schiller. Mais plus tard ce fut le « jeune homme allemand » qui oublia la reconnaissance ; car,durant les années qui s’étaient écoulées, on avait prêté l’oreille aux prédicateurs de la haine anti-française : et ce jeune homme allemand se fit remarquer pendant un certain temps par plus de conscience quo l’on n’en croit permise chez d’autres jeunes gens. Lorsqu’il voulait rechercher ses pères intellectuels, il avait le droit de songer à ses compatriotes, à Schiller, à Fichte et à Schleiermacher : mais il aurait dû chercher ses grands-pères à Paris et à Genève, et il fallait avoir la vue bien courte pour croire, comme lui, que la vertu n’était pas âgée de Vue 359 sur 453

354 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

plus de trente ans. C’est alors que l’on s’habitua à exiger qu’en prononçant le mot « allemand » le mot vertu fût sous-entendu : et jusqu’à nos jours on ne s’est pas encore complètement déshabitué de ce travers. — Ce réveil moral, soit dit en passant, n’a fait que porter préjudice à la connaissance des phénomènes moraux, comme on pourrait presque le deviner, et il n’a pas manqué non plus de provoquer des mouvements rétrogrades. Qu’est toute la philosophie morale allemande depuis Kant, avec toutes ses ramifications françaises, anglaises et italiennes ? Un attentat mi-théologique contre Helvétius, un désaveu formel de la liberté du regard, lentement et péniblement conquise, de l’indication du bon chemin qu’Hclvétius avait fini par exprimer et résumer de la façon qu’il fallait. Jusqu’à nos jours Helvétius est, en Allemagne, le mieux honni parmi tous les bons moralistes et tous les hommes bons.

217. ;

CLASSIQUE ET ROMANTIQUE.— Les esprits, au sens classique, tout aussi bien que les esprits au sens romantique —les deux espèces existeront toujours — portent en eux une vision do l’avenir : mais la première catégorie fait jaillir cette vision de la force do son temps, la seconde de sa faiblesse,

218.

L’ENSEIGNEMENT DE LA MACHINE. — La machine enseigne sur elle-même l’enchaînement des foules humaines, dans les actions où chacun n’a qu’une Vue 360 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 355

seule chose à faire : elle donne le modèle d’une organisation des partis et de la tactique militaire en cas de guerre. Par contre elle n’enseigne pas la souveraineté individuelle : elle fait une seule machine du grand nombre et de chaque individu un instrument à utiliser en vue d’un seul but. Son effet le plus général, c’est d’enseigner l’utilité de la centralisation.

219.

PAS SÉDENTAIRE. — Quel que soit le plaisir que nous prenions à habiter dans une petite ville, nous nous sentons poussés, de temps en temps, à cause d’elle, à fuir dans la nature la plus solitaire et la plus cachée : c’est le cas, lorsque nous croyons trop bien connaître la petite ville. Mais alors, pour nous reposer de cette nature, nous finissons par retourner dans la grande ville. Il nous suffit d’en boire quelques gorgées pour deviner la lie qui se trouve au fond de sa coupe,—et le cercle des déplacements recommence, avec la petite ville au début. —C’est ainsi que vivent les hommes modernes : en toutes choses, ils ont un peu trop de profondeur pour être sédentaires* commeles hommes des autres temps.

220.

RÉACTION CONTRE LA CULTURE DES MACHINES. — La machine, produit elle-même de la plus haute capacité intellectuelle, ne met en mouvement, chez les personnes qui la desservent, que les forces inférieureset irréfléchies. Il est vraiqueson action Vue 361 sur 453

356 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

déchaîne une somme de forces énorme qui autrement demeurerait endormie ; mais elle n’incite pas à s’élever, à faire mieux, à devenir artiste. Elle rend actif et uniforme, mais ceci produit à lalongue un effet contraire : un ennui désespéré s’empare de l’âme qui apprend à aspirer, par la machine, à une oisiveté mouvementée.

221.

LE CÔTÉ DANGEREUX DU RATIONALISME. — Toutes ces choses folles plus qu’à moitié, histrionesques, bestialement cruelles, voluptueuses et surtout ! sentimentales, ces choses toutes pleines d’une ivresse de soi qui, réunies, composent la véritable substance révolutionnaire et qui, avant la Révolution, s’étaient incarnées en Rousseau, — tout cet assemblage finit encore, avec un enthousiasme perfide, par élever au-dessus de sa tête fanatique le rationalisme qui acquit ainsi comme un rayonnement de gloire. Ce rationalisme qui, de par son essence, est si étranger à toutes ces choses, livré à luimême, aurait passé comme un rayon de lumière qui traverse les nuages, et se serait contenté longtemps de ne transformer que les individus, de sorte que, sous son impulsion, les moeurs etles institutions des peuples ne se seraient aussi transformées que très lentement. Mais, lié à un organisme violent et impétueux, le rationalisme devint lui-même violent et impétueux. Par là, le danger qu’il présente est devenu presque plus grand que l’utilité libératrice et la clarté amenées par lui dans le vaste mouvement révolutionnaire. Celui qui comprend Vue 362 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 357

cela saura aussi de quelle confusionil fautdégager le rationalisme, de quelles impuretés il fautle purger, pour continuer ensuite sur soi-même l’oeuvre commencée par lui et pour étouffer après coup, dans son germe, la révolution, pour la rendre invisible.

222.

LA PASSION AU MOYEN AGB. — Le moyen âge est l’époque des plus grandes passions. Ni l’antiquité, ni notre temps ne possèdent cette extension de l’âme : la capacité de celle-ci ne fut jamais plus grande et jamais on n’a mesuré à une échelle aussi grande. La structure physique de la forêt vierge, propre aux peuples barbares, les yeux d’une spiritualité maladive, hallucinés et trop brillants, propres aux disciples chrétiens du mystère, l’allure enfantine et très jeune, tout aussi bien que la maturité trop grande et la sénilité, la brutalité de la bête fauve et l’excès de délicatesse et de raffinement qui sont le propre de l’âme dans l’antiquité tardive, — tout cela se trouvait alors fréquemment réuni en une seule personne : c’est pourquoi, lorsqu’il arrivait que quelqu’un fût pris de passion, il fallait que les bonds du sentiment fussent plus formidables, le tourbillon plus embrouillé, la chute plus profonde que jamais. — Nous autres hommes modernes, nous devons être satisfaits du recul qu’il y a eu sur ce domaine.

223.

PILLER ET ÉCONOMISER. — Tous les monuments ntellectuels réussissent, lorsqu’ils ont pour conséVue 363 sur 453

358 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

quence, chez les riches, l’espoir de pouvoir piller, chez les pauvres, l’espoir de pouvoir économiser. C’est pourquoi,par exemple, la Réforme allemande a fait des progrès.

224.

AMES JOYEUSES. — Lorsque, après boire, au moment où l’ivresse commence, on faisait allusion, ne fût-ce que de loin, à quelque saleté d’espèce malodorante, l’âme des vieux Allemands se réjouissait, — autrement ils étaient d’humeur chagrine. Mais là leur compréhension intime était éveillée.

226.

ATHÈNES DÉRÉGLÉE.— Lors que la populace d’Athènes eut, elle aussi, ses poètes et ses penseurs, le dérèglement grec garda cependant encore une apparence plus idyllique et plus distinguée que le dérèglement romain et allemand.La voix de Juvénal jurait résonné là-bas comme une trompette creuse : un petit rire aimable et presque enfantin lui aurait répondu.

226.

SAGESSE DES GRECS. —La volonté de vaincre et de dominer étant un trait invincible de la nature, plus ancien et plus original que l’estime et la joie de la parité, l’Etat grec a sanctionné la lutte gymnastique et musicale entre égaux, délimitant ainsi une arène où cet instinct pouvait se décharger, sans mettre en danger l’ordre politique. Lorsque les concours de musique et de gymnastique dégé* Vue 364 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 35Q

nérèrent définitivement, l’Etat grec fut saisi de troubles intérieurs et se désagrégea.

227.

« L’ÉTERNEL EPIGURE ». — Epicure a vécu de tous temps et il vit encore, inconnu à ceux qui s’appelaient ou qui s’appellent épicuriens, et sans réputation auprès des philosophes. Aussi a-t-il oublié lui-même son propre nom : c’était le plus lourd bagage qu’il ait jamais jeté loin de lui.

228.

LE STYLE DE LA SUPÉRIORITÉ. — La manière do parler des étudiants allemands s’est formée parmi les étudiants qui n’étudient pas et qui savent s’acquérir une sorte de prépondérance sur leurs camarades plus sérieux, en montrant le côté mascarade que l’on trouve dans ce qui est culture, décence, érudition, ordre, modération, tout en continuant, il est vrai, sans cesse, à se servir des expressions utilisées sur ces domaines, comme font les meilleurs et les plus savants, mais cela avec de la méchanceté dans le regard et une grimace offensante. C’est ce langage de la supériorité — le seul qui soit original en Allemagne— que parlent aussi, involontairement, les hommes d’Etat et les critiques des journaux : c’est une perpétuelle manie do la citation ironique, avec des coups d’oeil inquiets et mécontents à droite et à gauche, une langue allemande fuite de guillemets et do grimaces.

ûi Vue 365 sur 453

36o HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

229.

CEUX QUI S’ENTERRENT. — Nous nous retirons à l’écart, non point peut-être pour quelque raison de mauvaise humeur personnelle, comme si nous n’étions point satisfaits des conditions politiques et sociales du présent, mais bien plutôt pour économiser et amasser, par notre retraite, des forces dont la culture aura plus tard absolument besoin,etcela dans la mesure où le présent d’aujourd’hui sera ce présent et,comme tel,accomplira sa tâche.Nous formons un capital et nous cherchons à le mettre à l’abri, mais de même qu’à des époques tout à fait dangereuses, en l’enfouissant sous ture.

23o.

TYRANS DE L’ESPRIT. — A notre époque, tout individu qui serait l’expression d’un seul trait moral, aussi nettement que le sont les personnages de Théophrastc et de Molière, passerait pour malade et serait accusé d’avoir une « idée fixe ». L’Athènes du troisième siècle, si nous pouvions nous y rendre, nous semblerait habitée par des fous. Aujourd’hui règne, dans chaque cerveau, la démocratie des idées, —• plusieurs idées y sont ensemble le maître ; si une seule idée voulait dominer, on l’appellerait « idée fixe ». C’est là notre faconde tuer les tyrans, — nous évoquons la maison d’aliénés.

23l.

L’ÉMIGRATION LA PLUS DANGEREUSE. —En Russie, Vue 366 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 361

il y a une émigration de l’intelligence : on passe la frontière pour lire et pour écrire de bons livres. Mais on en arrive par là à transformer toujours davantage la patrie abandonnée par l’esprit, en une sorte de gueule avancée de l’Asie qui aimerait dévorer la petite Europe.

282.

LA FOLIE DE L’ETAT. — L’amour presque religieux pour la personne du roi fut transporté chez les Grecs sur la polis, lorsque ce fut fini de la royauté. Une idée supporte plus d’amour qu’une personne et surtout elle crée moins de déceptions à celui qui aime (— car plus les hommes se savent aimés, plus ils manquent généralement d’égards, jusqu’à ce qu’ils finissent par ne plus être dignes de l’amour et qu’il se produise une scission). C’est pourquoi la vénération pour la polis et l’Etat fut plus grande que ne fut jamais auparavant la vénération pour les princes. Les Grecs sont les fous de l’État de l’histoire ancienne, — dans l’histoire moderne ce sont d’autres peuples.

233.

CONTRE CEUX QUI NE MÉNAGENT PAS LEURS YEUX. — Ne serait-il pas possible de démontrer dans les classes cultivées en Angleterre qui lisent le Times une diminution de l’acuité visuelle qui irait grandissant de dix ans en dix ans ?

234. GRANDES OEUVRES ET ORANDK FOI. — Celui-ci pusVue 367 sur 453

36a HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

sédait les grandes oeuvres, mais son compagnon possédait la grande foi en ces mêmes oeuvres. Ils étaient inséparables, mais il était visible que le premier dépendait complètement du Second.

a35.

L’HOMME SOCIABLE. — « Je me trouve mal de moi-même », disait quelqu’un pour expliquer son penchant pour la société. « L’estomac de la société est meilleur que le mien, il me supporte. »

236.

FERMER LES YEUX DE L’ESPRIT. — Si l’on est exercé et habitué à réfléchir à ses actions, on sera cependant forcé de fermer l’oeil intérieur pendant l’action (ne fût-ce qu’en écrivant une lettre, en mangeant ou en buvant). Même dans la conversation avec des hommes de la moyenne, il faut s’entendre h penser en fermant les yeux de l’esprit, — car c’est la seule façon d’atteindre et de comprendre la pensée moyenne. Cette action de clore les yeux peut s’accomplir d’une façon sensible et volontaire.

237.

LA VENGEANCE LA PLUS TERRIBLE, — Lorsque l’on veut à tout prix se venger d’un adversaire, il faut attendre jusqu’à ce que l’on ait entre les mains beaucoup de vérités et de jugements dont on pourra froidement se servir contre lui, de sorte que : exercer la vengeance équivaut à exercer la justice. C’est là la façon la plus épouvantable de vengeance : elle Vue 368 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 363

n’a au-dessus d’elle aucune instance à quoi elle pourrait encore appeler. C’est ainsi que Voltaire se vengea de Piron, avec cinq lignes qui prononcent un jugement sur toute sa vie, toute son oeuvre et toute son activité : autant de mots, autant de vérités ; c’est ainsi qu’il se vengea aussi de Frédéric le Grand (dans une lettre qu’il lui adressa de Ferney).

238.

L’IMPÔT DU LUXE. — On achète dans les magasins les choses nécessaires et les plus indispensables et on les paye fort cher, car on vous fait payer en même temps ce qu’il y a encore d’autre à vendre et qui ne trouve que rarement acquéreur : les objets de luxe et les choses superflues. C’est ainsi que le luxe met un impôt continuel sur les choses simples qui peuvent se passer de lui.

239.

POURQUOI LES MENDIANTS VIVENT ENCORE. — Si toutes les aumônes n’étaient données que par pitié, tous les mendiants seraient déjà morts de faim.

240.

POURQUOI LES MENDIANTS VIVENT ENCORE. — La plus grande dispensatrice d’aumônes c’est la lâcheté,

2/11.

COMMENT LE PENSEUR UTILISE UNE CONVERSATION. — Sans être précisément un écouteur, on peut entendre beaucoup si l’on a appris à bien voir, tout Vue 369 sur 453

364 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTI} :

en se perdant de vue pour un certain temps. Mais les hommes ne savent pas utiliser une conversation ; ils mettent beaucoup trop d’attention à ce qu’ils veulent dire et répondre, tandis que le véritable auditeur se contente parfois de répondre provisoirement et dédire simplementquelquechose^comme un acompte fait à la politesse, emportant par contre dans sa mémoire pleine do cachettes tout ce que l’autre a formulé, plus le ton et l’attitude qu’il mit dans son discours. — Dans la conversation habituelle chacun croit mener la discussion, comme si deux vaisseaux qui naviguent l’un à côté do l’autre et qui se donnent un petit choc de temps en temps avaient l’illusion de précéder ou même de remorquer le vaisseau voisin.

242.

L’ART DE S’EXCUSER. — Lorsque quelqu’un veut s’excuser devant nous, il faut qu’il s’y prenne très habilement : carautrementil risque de nous persuader que c’est nous qui sommes fautifs, co qui nous produit une impression désagréable.

243.

RELATIONS IMPOSSIBLES, T- Le vaisseau de tes idées a trop de tirage pour que tu puisses naviguer sur les eaux de ces personnes cordiales, honnêtes et avenantes. 11 y a là trop de bas-fonds et de bancs de sable : il te faudrait louvoyer et biaiser et être dans un embarras continuel, et ces personnes s’embarrasseraient également à cause de ton embarras, dont elles ne sauraient deviner la cause. Vue 370 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 365

244.

LE RENARD DES RENARDS. —Un véritable renard n’appelle pas seulement trop verls les raisins qu’il ne peut altoindre, mais encore ceux qu’il atteint et dont il prive les autres.

245.

DANS LES RELATIONS INTIMES. — Quelle que soit l’étroite communion qui règne parmi certains hommes, sous leur horizon commun il y aura toujours pour eux quatre orientations différentes et à certaines heures ils s’en apercevront.

246.

LE SILENCE DU DÉGOÛT. — Voici quelqu’un qui, en tant que penseur et en tant qu’homme, subitunc transformation profonde et douloureuse et en rend un témoignage public. Mais les auditeurs ne.s’en aperçoivent pas et s’imaginent qu’il est resté le même I — Cette expérience douloureuse a déjà inspiré du dégoût à maint écrivain : il avait estimé trop haut rinlcllcclualilé des hommes et à partir du moment où il s’est aperçu de son erreur, il s’est promis de se faire.

247.

SÉRIEUX DES AFFAIRES. —Les affaires de certain homme riche et noble sont sa façon do se reposer d’une trop longue oisiveté tournée à l’habitude : c’est pourquoi il les traite avec autant de sérieux Vue 371 sur 453

366 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

et de passion que font d’autres gens de leurs rares loisirs et de leurs occupations d’amateur.

248.

AMBIGUÏTÉ. —De même qu’il passe parfois sur l’eau qui s’étend à les pieds un petit tremblement brusque qui la fait miroiter, comme si elle était couverte d’écaillés, de même on trouve parfois dans l’oeil humain de ces incertitudes soudaines et de ces ambiguïtés, où l’on se demande : est-ce un frémissement ? est-ce un sourire ?est-ce l’un etl’autre ?

249.

POSITIF ET NÉGATIF. — Ce penseur n’a besoin de personne pour le réfuter : il s’en charge lui-même.

25o.

LA VENGEANCE DES FILETS VIDES. — MéfieZ-VOUS de

toutes les personnes affligées d’un sentiment amer pareil à celui du pêcheur qui, après une journée de labeur pénible, revient le soir avec les filets vides.

261.

NE PAS FAIRE VALOIR SON DROIT. — Il faut user bien des peines à exercer la puissance et beaucoup de courage y est nécessaire. C’est pourquoi il y a tant de gens qui ne fontpas valoir leur bon droit, puisque ce droit est une sorte de puissance et qu’ils sont trop paresseux ou trop lâches pour l’exercer. Mansuétude ci patience, ainsi nomme-t-on les verus qui couvrent ce défaut. Vue 372 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 3Ô7

2^2.

PORTEURS DE LUMIÈRE. — Il n’y aurait pas de rayons de soleil dans la société si les cajoleurs de naissance ne les y faisaient pénétrer, je veux parler des gens aimables/

253.

LE PLUS CHARITABLE. — L’homme est le plus charitable lorsque l’on vient de lui rendre un grand hommage et qu’il a un peu mangé.

254.

VERS LA LUMIÈRE. — Les hommes se pressent vers la lumière, non pour mieux voir, mais pour mieux briller. On considère volontiers comme une lumière celui devant qui l’on brille.

255.

L’HYPOCONDRIAQUE. — L’hypocondriaque est un homme qui possède assez d’esprit et de joie de l’esprit pour prendic au sérieux ses souffrances, ses pertes, ses défauts : mais le domaine sur lequel il cherche sa nourriture est trop petit ; il le dépouille telbment qu’il lui faut chercher brin d’herbe par brin d’herbe. Cela finit par le rendre envieux et avare, — et c’est alors seulement qu’il est insupportable.

250.

RESTITUER. — Hésiode conseille de restituer au voisin qui nous a aidés, dès que nous le pouvons,

22. Vue 373 sur 453

368 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

en une plus large mesure. Carie voisin prend grand plaisir à voir sa bienveillance de jadis lui rapporter.des intérêts ; mais celui qui restitue a,lui aussi, son plaisir, en ce sens qu’il rachète la petite humiliation qu’il a dû subir jadis en se laissant aider par le petit avantage que lui donnent ses largesses.

257. ’

PLUS SUBTIL QU’IL N’EST NÉCESSAIRE. — L’esprit d’observation que nous mettons à reconnaître si les autres s’aperçoivent de nos faiblesses est beaucoup plus subtil que l’esprit d’observation que nous mettons à reconnaître les faiblesses des autres : d’où il résulte par conséquent que notre esprit d’observation est plus subtil qu’il n’est nécessaire.

258.

UNE ESPÈCE D’OMBRE CLAIRE. — Immédiatement à côté des hommes tout à fait nocturnes se trouve généralement, comme liée à eux, une âme de lumière. Celle-ci est en quelque sorte une ombre négative que jettent ceux-ci.

269.

NE PAS SE VENGER ? — H y a tant de façons subtiles de la vengeance que quelqu’un qui aurait des motifs de se venger pourrait en somme agir comme il lui plairait : tout le monde sera d’accord au bout d’un certain temps pour dire qu’il s’est vengé. La passivité qui consiste à ne pas se venger ne dépend donc pas du bon vouloir d’un homme : celui-ci n’a pas même le droit d’exprimer son désir de ne pas Vue 374 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMDRE 3flo,

se venger, le mépris do la vengeanceétant interprété et considéré comme une vengeance sublime et très sensible. — D’où il résulte qu’il ne faut rien faire de superflu.

260.

ERREUR DE CEUX QUI VÉNÈRENT. — Chacun croit dire à un penseur quelque chose qui l’honore et qui lui est agréable en lui montrant qu’il est arrivé, de lui-même, exactement à la même pensée et, plus encore, à la même expression de la pensée ; et pourtant il est fort rare que le penseur se réjouisse d’une pareille communication, bien au contraire, il arrive souvent qu’il devienne alors méfiant de sa pensée et de l’expression de celle-ci : il décide, à part lui, de les soumettre un jour toutes deux à une révision. — Lorsque l’on veut faire honneur à quelqu’un il faut se garder d’exprimer une concordance : elle place à un même niveau, r— Dans beaucoup de cas, c’est affaire d’habileté mondaine d’écouter une opinion comme si elle n’était pas la nôtre, et même comme si elle dépassait notre horizon : par exemple lorsqu’un vieillard plein d’expérience ouvre une fois par exception les tiroirs de sa sagesse. ’

261.

LETTRE. — La lettre est une visite qui ne se fait pas annoncer, le facteur est l’intermédiaire de ces surprises impolies. On devrait avoir tous les huit jours une heure pour recevoir sa correspondance et prendre chaque fois un bain après. Vue 375 sur 453

3^0 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

2Ô2.

PRÉVENIR CONTRE SOI-MÊME. —Quelqu’un disait : je suis prévenu contre moi-même depuis ma plus tendre enfance : c’est pourquoi je trouve dans chaque blâme un peu de vérité, dans chaque louange un peu de bêtise. J’eslime généralement trop bas le blâme et trop haut la louange.

2G3.

CHEMIN DE L’ÉGALITÉ. — Une heure d’ascension dans les montagnes fait d’un gredin et d’un saint deux créatures à peu près semblables. La fatigue est le chemin le plus court vers l’égalité et la fraternité — et durant le sommeil la liberté finit par s’y ajouter.

2G4.

CALOMNIE. — Si l’on trouve la trace d’une mise en suspicion vraiment infamante il ne faut jamais en chercher la source chez ses ennemis loyaux et simples ; car, si ceux-ci inventaient sur noire compte une pareille chose, étant nos ennemis, ils ne trouveraient pas créance. Mais ceux à qui nous avons été le plus utiles pendant un certain temps et qui, pour une raison quelconque, peuvent être secrètement certains de ne plus rien obtenir de nous, — ceux-là sont capables de mettre une infamie en circulation i ils trouvent créance, d’une part parce que l’on admet qu’ils n’inventeraient rien qui pourrait leur nuire personnellement, d’autre part puisqu’ils ont appris à nous connaître de plus près. — Vue 376 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 371

Pour se consoler, celui qui est ainsi calomnié peut se dire : les calomnies sont des maladies des autres qui éclatent sur ton propre corps ; elles démontrent que la société est un seul organisme (moral), de sorte que tu peux entreprendre sur toi-même la cure qui doit être utile aux autres.

266.

LE CIEL DES ENFANTS. — Le bonheur des enfants est jun mythe tout aussi bien que le bonheur des hyperboréens dont parlent les Grecs. Si vraiment le bonheur habite sur la terre, se disaient ceux-ci, ce doit être certainement aussi loin que possible de nous, peut-être là-bas, aux confins de la terre. Les hommes d’un certain âge pensent de même : si vraiment l’homme peut être heureux, c’est certainement aussi loin que possible de notre âgey aux limites et au début de la vie. Pour certains hommes l’aspect de l’enfant, à travers le voile de ce mythe, est la plus grande joie qu’il puisse avoir : il entre lui-même sous les parvis du ciel en disant : « Laissez venir à moi les petits enfants, car c’est à eux qu’appartient le royaume des cieux. » — Le mythe du ciel des enfants a cours, d’une façon ou d’une autre, partout où il y a dans le monde moderne quelque chose comme de la sentimentalité.

2G6.

LES IMPATIENTS. —C’est justement celui qui est dans son devenir qui ne veut pas admettre le devenir : il est trop impatient pour cela. Le jeune homme ne veut pas attendre jusqu’à ce que, après Vue 377 sur 453

372 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

de longues études, des souffrances et des privations, son image des hommes et des choses devienne complète : il accepte donc de confiance une autre image entièrement terminée et qu’on lui offre, il l’accepte, comme s’il y trouvait d’avance les lignes et les couleurs de son tableau ; il se jette à la face d’un philosophe, d’un poète, et pendant longtemps il faut qu’il fasse des corvées et qu’il se renie lui-même. Il apprend ainsi beaucoup de choses, mais souvent il y oublie aussi ce qui est le plus digne d’être’ appris — la connaissance de soimême ; il reste par conséquent un partisan durant toute sa vie. Hélas 1 il faut surmonter beaucoup d’ennui et travailler à la sueur de son front jusqu’à ce que l’on ait trouvé ses couleurs, son pinceau, sa toile ! — Et l’on est encore bien loin alors d’être maître de son art de vivre, — mais on travaille du moins, en maître, dans son propre atelier.

267.

IL N’Y A PAS D’ÉDUCATEURS. — En tant que penseur on ne devrait parler que d’éducation de soi. L’éducation de la jeunesse dirigée parles autres est, soit une expérience entreprise sur quelque chose d’inconnu et d’inconnaissable, soit un nivellement par principe, pour rendre l’être nouveau, quel qu’il soit, conforme aux habitudes et aux usages régnants : dans les deux cas, c’est quelque chose qui est indigne du penseur, c’est l’oeuvre des parents et de pédagogues qu’un homme loyal et audacieux a appelés nos ennemis naturels.— Lorsque depuis longtemps on est éduqué selon les opinions du Vue 378 sur 453

LK VOYAGEUR ET SON OMBRE 878

monde, on finit un jour par se découvrir soi-même : alors commence la tâche du penseur, alors il est temps de demander son aide — non point comme éducateur, mais comme quelqu’un qui s’est élevé lui-même et quia de l’expérience.

268.

COMPASSION POUR LA JEUNESSE. — Nous sommes peines d’apprendre qu’un jeune homme perd déjà ses dents ou qu’un autre commence à devenir aveugle. Si nous savions tout ce qu’il y a d’irrétractable et de désespéré dans toute sa nature, combien plus grande encore serait notre peine 1 — Pourquoi tout cela nous fait-il souffrir ? Parce que la jeunesse doit continuer ce que nous avons entrepris et que la moindre atteinte à sa force portera préjudice à notre oeuvre lorsqu’elle tombera entre ses mains. C’est la peine que nous fait la garantie insuffisante de notre immortalité : ou bien, pour le cas où nous ne nous considérerions que comme les exécuteurs de la mission humaine, la peine de voir que cette mission doit passer en des mains plus faibles que les nôtres.

269.

LES AOES DE LA VIE. — La comparaison des quatre saisons avec les quatre âges de la vie est une vénérable niaiserie. La première vingtaine d’années de la vie, pas plus que la dernière vingtaine, ne répond à une saison : à moins que l’on ne se contente de cette métaphore qui compare la couleur blanche des cheveux et celle de la neige, Vue 379 sur 453

374 HMMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

ou d’autres amusements de ce genre.,Lës premiers vingt ans sont une préparation à la vie en général, pour l’année ontiôre de la vie, comme une espèce de jour de l’an prolongé ; tandis que la dernière vingtaine passe en revue, assimile, ordonne et harmonise tout ce que l’on a vécu, ainsi qu’on lefaiten petit, le jour de la saint Sylvestre, de toute l’année écoulée. Mais entre ces deux âges do la vie il y a en effet une période qui suggère cette comparaison avec les saisons : c’est l’intervalle qui s’étend de la vingtième à la cinquantième année (pour compter une fois en bloc d’après des dixaines, tandis qu’il va de soi que chacun doit affiner pour son propre usage ces bornes grossières). Ces trois fois dix ans répondent à trois saisons : à l’été, au printemps, à l’automne. — Quant à l’hiver, la vie humaine n’en a point, à moins que l’on ne veuille donner le nom d’hiver à ces mois durs, froids, solitaires, mornes et stériles, ces mois de la maladie qui, hélas I ne sont pas trop rares. — De vingt à trente ans : des années chaudes, incommodes, orageuses, années de production surabondante et de fatigue, où l’on vante le jour quand il est fini, en s’essuyant le front, années où le travail paraît dur mais nécessaire, — ces années-là sont l’été de la vie. Les années de trente à quarante en sont le printemps : atmosphère ou trop chaude ou trop froide, toujours agitée et stimulante ; débordement de sève, végétation luxuriante et floraison de toutes parts, charme magique et fréquent des matinées et des nuits délicieuses, travail où le chant des oiseaux nous convie au réveil —• travail qu’on Vue 380 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 870

chérit de tout son coeur, et qui n’est que la pleine jouissance do ’ sa propre vigueur, qui s’accroît des espoirs savourés d’avance. Les années de quarante à cinquante enfin : pleines de mystère, comme tout ce qui est immobile, pareilles à un vaste plateau des hautes montagnes, effleuré par une brise’ fraîche, sous un ciel pur et sans nuages qui, jour et nuit, regarde la terre avec la môme sérénité : le temps de la récolte et de la joie la plus cordiale, — c’est Xautomne de la vie.

270.

L’ESPRIT DES FEMMES DANS LA SOCIÉTÉ ACTUELLE. — Quelle est aujourd’hui la pensée des femmes au sujet de l’esprit des hommes ? On le devine à la façon dont celles-ci négligent de souligner particulièrement l’intellectualitêde leurs traits ou les détails spirituels de leur visage, et, plutôt qu’à cela, pensent à toute autre chose : elles font au contraire leur possible pour cacher ces qualités et savent se donner, en se couvrant par exemple le frontdeleurs cheveux, l’expression d’une sensualité et d’une matérialité vivantes et pleines d’appétits, surtout lorsqu’elles possèdent fort peu ces qualités. Leur conviction que l’esprit chez la femme effraye les hommes va si loin qu’elles renient volontiers l’acuité de l’intelligence pour s’attirer, avec intention, la réputation d’une vue courte : par là elles pensent donner confiance aux hommes ; c’est comme si elles étendaient autour d’elles l’invite d’un doux crépuscule. Vue 381 sur 453

376 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

271.

GRAND ET PÉRISSABLE.— Cequi touche jusqu’aux larmes ceux qui assistent à ce spectacle, c’est le regard de joie extatique qu’une belle jeune femme jette à son mari. On y ressent toute la mélancolie de l’automne, tant à cause de l’immensité, qu’à cause de la périssabilité du bonheur humain.

272.

SENS DU SACRIFICE. — Certaine femme possède Yintelletto del sacrifizio et ne parvient plus à se réjouir de sa vie, lorsque son époux ne veut pas la sacrifier : elle ne sait plus alors que faire de sa raison et, imperceptiblement, de victime, elle devient sacrificateur.

273.

PEU FÉMININ. — « Bête comme un homme », disent les femmes ; « lâche comme une femme », disent les hommes. La bêtise est chez la femme ce qui est peu féminin.

274.

LES TEMPÉRAMENTS MASCULINS ET FÉMININS ET LA MORTALITÉ. — La sexe masculin possède un plus mauvais tempérament que le sexe féminin, cela ressort aussi du fait que les enfants masculins sont plus exposés à la mortalité que les enfants féminins, apparemment parce que ceux-là s’exaspèrent plus facilement : leur sauvagerie et leur Vue 382 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 877

humeur inconciliante aggrave facilement tous les maux jusqu’à les rendre mortels.

275.

LE TEMPS DES CONSTRUCTIONS GYCLOPÉENNES. — La démocratisation de l’Europe est irrésistible : celui qui veut l’entraver use des moyens que l’idée démocratique a été la première à mettre entre les mains de chacun, et rend ces moyens eux-mêmes plus commodes à manier et plus efficaces : les adversaires convaincus de la démocratie (je veux dire les esprits révolutionnaires) ne semblent exister par contre que pour pousser les différents partis, par la peur qu’ils inspirent, toujours plus avant dans les voies démocratiques. Il se peut cependant que l’on soit pris d’une certaine appréhension à l’aspect de ceux qui travaillent maintenant consciemment et honnêtement en vue de cet avenir : ilya quelque chose de désolé et d’uniforme sur leur visage, et la grise poussière semble s’être abattue jusque dans leur cerveau. Malgré cela il est fort possible que la postérité se mette un jour à rire de nos craintes et qu’elle songe au travail démocratique de plusieurs générations, à peu près de la même façon dont nous songeons à la construction des digues de pierre et des remparts, — comme à une activité qui nécessairement répand de la poussière sur les vêtements et les visages et qui, inévitablement, rend aussi les ouvriers qui y travaillent quelque peu idiots : mais qui donc, pour cette raison, voudrait que tout ceci n’ait pas été fait l II semble que la démocratisation de l’Europe soit un anneau dans la chaîne Vue 383 sur 453

878 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIR

do ces énormes mesures prophylactiques qui sont l’idée des temps nouveaux et nous séparent du moyen âge. C’est maintenant seulement que nous sommes au temps des constructions cyclopécnnesl Enfin nous possédons la sécurité des fondements qui permettra à l’avenir de construire sans danger I Il est impossible dès lors que les champs delà culturc soient encore détruits, en une seule nuit, parles eaux sauvages et stupides de la montagne. Nous avons des remparts et des murs de protection contre les barbares, contre les épidémies, contre Yasservissement corporel et intellectuel ! Et tout cela entendu d’abord à la lettre et en gros, mais peu à peu à un point de vue toujours plus haut et plus intellectuel, en sorte que toutes les mesures indiquées ici semblent être la préparation spirituelle à la venue de l’artiste supérieur dans l’art des jardins, qui ne pourra passer à sa véritable tâche que quand cette préparation sera entièrement terminée I —Il est vrai qu’étant donnés les grands espaces de temps qui séparent les moyens et le but, la peine énorme, une peine qui met en oeuvre l’esprit et la force de siècles tout entiers et qui est nécessaire pour créer ou pour amener chacun de ces moyens, il ne faut pas trop en vouloir aux ouvriers du présent s’ils décrètent hautement que le mur et l’espalier sont déjà le but et le but dernier ; attendu que personne ne voit encore le jardinier et les plantes à cause desquels l’espalier se trouve là.

27G. LE DROIT DE SUFFRAGE UNIVERSEL. — Le peuple Vue 384 sur 453

LE VOYAGEUn ET SON OMBRE 37Q

no s’estpas donnéà lui-môme le suffrage universel ; partout où celui-ci est en vigueur aujourd’hui,il l’a reçu et accepté provisoirement : de toute façon il a le droit d’en faire la restitution s’il ne donne pas satisfaction à ses espoirs, Gela semble être maintenant partout le cas : si, à une occasion quelconque où l’on en fait usage, à peine deux tiers des électeurs et souvent pas môme la majorité ne se présente à l’urne, on peut dire que c’est là un vote contre tout le système dans son ensemble. — Il faudrait môme jugerici avec plusdesévéritécncore. Une loi qui détermine que c’est la majorité qui décide en dernière instance du bien de tous ne peut pas être édifiée sur une base acquise précisément par cette loi ; il faut nécessairement une base plus large et cette base c’est Yunanimité de tous les suffrages. Le suffrage universel ne peut pas être seulement l’expression de la volonté d’une majorité : il faut que le pays tout entier le désire. C’est pourquoi la contradiction d’une petite minorité suffit déjà à le rendre impraticable : et la non-participation à un vote est précisément une de ces contradictions qui renverse tout le système électoral. Le « veto absolu » de l’individu, ou, pour ne pas nous perdre dans des minuties, le veto de quelques milliers d’individus plane sur ce système, et c’est une conséquence de la justice : à chaque usage que l’on fait du suffrage universel, il lui faudrait démontrer, selon que l’on y participe,qu’il existe encore à bon droit. Vue 385 sur 453

380 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

277.

LA MAUVAISE INDUCTION. — Quelles mauvaises conclusions ou tire sur les domaines qui ne vous sont pas familiers, lors même qu’en sa qualité d’homme de science, on a l’habitude de tirer de bonnes conclusions 1 C’est honteux à dire. Et il est clair que, dans la grande agitation des questions contemporaines, dans les choses de la politique, dans toutce que les événements de chaque jour ont de soudain et de hâtif, c’est précisément cette façon de conclusion défectueuse qui décide : car personne ne s’entend jamais tout à fait aux choses nouvelles qui ont poussé en une nuit ; toute politique, môme chez les plus grands hommes d’Etat, est de l’improvisation au hasard des événements.

278.

PRÉMISSE ?, DB */AGE DES MACHINES. —La presse, la machine, ie chemin de fer, le télégraphe sont des prémisses dont personne n’a encore osé tirer la conclusion qui viendra dans mille ans.

279--

UNE ENTRAVE DE LA CULTURE. — Ici les hommes n’ont pas de temps pour les affaires productives : l’exercice des armes et les déplacements leur prennent toutes leurs journées, et il faut que le reste de la population les nourrisse et les habille : mais leur costume est voyant, souvent de couleurs variées, comme s’il venait d’une mascarade ; ici l’on admet très peu de qualités distinclives, les indiviVue 386 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 381

dus se ressemblent plus qu’ailleurs, ou, du moins, on les traite comme s’ils étaient égaux ; ici l’on exige l’obéissance et l’on obéit sans comprendre : on ordonne, mais on se garde bien de convaincre ; ici les punitions sont peu nombreuses, mais leur petit nombre est plein de dureté et va souvent à l’extrême, au pire ; ici là trahison est regardée comme le plus grand crime, les plus courageux sont seuls à oser la critique des abus ; ici la vie a peu de prix, et l’ambition se manifeste souvent de telle sorte qu’ellemel la vie en danger.—Quelqu’un qui entendra dire tout cela s’écriera sans hésiter : « C’est là l’image d’une société barbare, menacée de dangers.» Peut-êtreyaura-t-il quelqu’un pour ajouter : « C’est la description de Sparte. » Mais un autre prendra peut-être un air songeur et soutiendra que c’est là la description de notre militarisme moderne, tel qu’il existe au milieu de notre civilisation et de notre société si différentes — anachronisme vivant, image, comme je l’ai indiqué, d’une société barbare, menacée de danger, oeuvre posthume du passé, qui, pour les rouages du présent, ne peut avoir que la valeur d’une entrave. — Mais il arrive parfois à la culture d’avoir le besoin le plus absolu d’une entrave : lorsqu’elle décline trop rapidement, ou bien, comme dans notre cas, lorsqu’elle s’élève trop rapidement.

280.

PLUS DE RESPECT POUR LES COMPÉTENCES. — Avec la concurrence qui se fait dans le travail et parmi les vendeurs, c’est le public qui se fait juge du Vue 387 sur 453

38a HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

métier : mais le public no possède pas do compétence rigoureuse et jugo selon Y apparence. Par conséquent l’art de faire paraître, et peut-être aussi le goût, se développeront sous la domination de la concurrence, mais la qualité de tous les produits, devra s’amoindrir. Donc, pour que la raison no perde pas sa valeur, il faudra mettre fin, un jour ou l’autre, à celte manoeuvre et instituer un principe nouveau qui s’en rendra maître. Seul le chef de métier devrait juger les choses du métier et le public devrait se conformer à ce jugement, confiant en la personne et en la loyauté du juge. Alors point de travail anonyme ! Il faudrait du moins qu’un expert pût être garant de ce travail et donner son nom en gage, lorsque l’auteur est obscur ou reste ignoré. Le bon marché d’un objet trompe aussi le profane d’une autre manière, car seule la durabilité peut décider si le prix de l’objet est vraiment modique ; mais il est difficile et môme impossible pour le profane d’apprécier cette durabilité. — Donc : ce qui fait do l’effet pour les yeux et ce qui est d’un prix modique l’emporte maintenant dans la balance, — et ce sera naturellement lo travail de machine. D’autre part la machine, c’esl-à-dire la cause de la plus grande rapidité et de la facilité dans la fabrication, favorise, elle aussi, l’objet le plus vendable :* autrement on ne ferait pas avec elle un bénéfice sensible ; on l’utiliserait trop peu et elle s’arrêterait souvent. Mais, comme c’est le public qui décide de ce qui est le plus vendable, il choisira les objets déplus belle apparence, c’est-à-dire ce qui parait Vue 388 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 383

bon et ce qui paraît bon marché. Donc sur le domaine du travail, notre devise doit être aussi : « plus do respect des capacités I »

281.

LE DANGER DES ROIS. — Sans violence et seulement par une pression constante et légale, la démocratie est à même de rendre creux l’empire et la royauté, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un zéro. On peut si l’on veut lui accorder la signification de tout zéro qui, par lui-même, n’est rien, mais qui, placé à droite d’un nombre, a pour effet de décupler sa valeur. L’empire et la royauté demeureraient des ornements magnifiques sur le vêtement simple et pratique de la démocratie, le beau superflu que celle-ci se permet, le reste historique et vénérable d’une parure ancestrale, le symbole même de l’histoire — et cette situation unique serait d’un grand effet, si elle n’était pas isolée, mais mise en bonne place. — Pour prévenir ce danger de Y excavation, les rois se cramponnent maintenant avec rage à leur dignité de chef, suprême de l’armée : pour mettre cette dignité en relief ils ont besoin de guerres, c’est-à-dire de conditions exceptionnelles, où s’arrête cette lente pression légale des forces démocratiques.

282.

LE PROFESSEUR EST UN MAL NÉCESSAIRE. — Aussi peu de personnes que possible entre les esprits productifs et les esprits qui ont soif de recevoir l Car les intermédiaires falsifient presque involontairement

23 Vue 389 sur 453

384 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

la nourriture qu’ils transmettent : de plus, en récompense de leur médiation, ils demandent trop pour eux, de l’intérêt,de l’admiration, du temps, de l’argent et autre chose, dont on prive par conséquent les esprits originaux et producteurs. — Il faut toujours considérer le professeur comme un mal nécessaire, tout comme on fait du commerçant : un mal qu’il faut rendre aussi petit que possible. Les conditions défectueuses que l’on rencontre aujourd’hui en Allemagne ont peut-être leur raison principale dans le fait qu’il y a trop de gens qui veulent vivre, et bien vivre, du commerce (et qui cherchent par conséquent à abaisser autant que possible les prix du producteur et à élever ceux du consommateur, pour tirer avantage du dommage aussi grand que possible qu’ils subissent tous deux). De môme on peut certainement chercher une des raisons de la misère des conditions intellectuelles dans le nombre exagéré des professeurs : c’est à cause d’eux que l’on apprend si peu et si mal.

283.

LA CONTRIBUTION DE L’ESTIME. — Nous aimons à payer celui que nous connaissons et vénérons, qu’il soit médecin, artiste ou artisan, lorsqu’il a travaillé ou fait quelque chose pour nous, aussi cher que nous pouvons, souvent môme au delà de notre fortune. Par contre nous payons un inconnu d’un prix aussi minime que possible. Il y a là une lutte où chacun conquiert ou se fait enlever un pouce de terrain. Dans le travail de celui que nous connaissons, il y a quelque chose que nous ne sauVue 390 sur 453

LE VOYAGEUR ET 80N OMBRE 385

rions rétribuer : c’est le sentiment et l’ingéniosité que celui-ci y a mis à cause de nous ; nous ne croyons pas pouvoir exprimer autrement l’impression que nous en ressentons que par une espèce de sacrifice de notre part.—La plus forte contribution est la contribution de l’estime. Plus règne la concurrence, plus on achète chez des inconnus ; et plus on travaille pour des inconnus, plus cette contribution devient négligeable ; mais elle donne justement la mesure pour les rapports humains d’’âme à âme.

284.

LES MOYENS POUR ARRIVER A LA PAIX VÉRITABLE. — Aucun gouvernement n’avoue aujourd’hui qu’il entretient son armée pouisatisfaire, à l’occasion, ses envies de conquête. L’armée doit au contraire servir à la défense. Pour justifier cet état de choses, on invoque une morale qui approuve la légitime défense. On se réserve ainsi, pour sa part, la moralité, et on attribue au voisin l’immoralité, car il faut imaginer celui-ci prêt à l’attaque et à la conquête, si l’Etat dont on fait partie doit être dans la nécessité de songer aux moyens de défense. De plus on accuse l’autre, qui, de même que notre Etat, nie l’intention d’attaquer et n’entretient, lui aussi, son armée que pour des raisons de défense, pour les mêmes motifs que nous, on l’accuse, disje, d’être un hypocrite et un criminel rusé qui voudrait se jeter,sans aucune espèce de lutte, surune victime inoffensive et maladroite. C’est dans ces conditions que tous les Etats se trouvent aujourd’hui les uns en face des autres : ils admettent lesmauvaiVue 391 sur 453

380 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIR

ses intentions chez le voisin et se targuent de bonnes intentions. Mais c’est là une inhumanité aussi néfaste et pire encore que la guerre, c’est déjà une provocation et môme un motif do guerre, car on prête l’immoralité au voisin et, par là, on semble appeler les sentiments hostiles. Il faut renier la doctrine de l’année comme moyen do défense tout aussi catégoriquement que les désirs de conquête. Et un jour vien dra peut-être, jour grandiose, où un peuple, distingué dans la guerre et la victoire, [par le plus haut développement de la discipline et de l’intelligence militaires, habitué à faire les plus lourds sacrifices à ces choses, s’écriera librement : « Nous brisons l’épéel » — détruisant ainsi toute son organisation militaire jusqu’en ses fondements. Se rendre inoffensif, tandis qu’on est le plus redoutable, guidé par l’élévation du sentiment — c’est là le moyen pour arriver à la paix véritable qui doit toujours reposer sur une disposition d’esprit paisible, tandis que ce que l’on appelle la paix armée, telle qu’elle est pratiquée maintenant dans tous les pays, répond à un sentiment de discorde, à un manque de confiance en soi et en le voisin et empêche de déposer les armes soit par haine, soit par crainte. Plutôt périr que de haïr et que de craindre, et plutôt périr deux fois que de se laisser haïr et craindre, — il faudra que ceci devienne un jour la maxime supérieure de toute société établie I — On sait que nos représentants du peuple libéraux manquent do temps pour réfléchir à la nature de l’homme : autrement ils sauraient qu’ils travaillent en vain s’ils s’appliVue 392 sur 453

• I.B VOYAGEUR ET SON OMBRE 887

qucnt à uno « diminution graduelle des charges militaires». Au contraire, ce n’est que lorsque ce genre do misère sera le plus grand que lo genro do dieu qui seul pourra aider sera le plus près. L’arbre de la gloire militaire no pourra être détruit qu’en uno seule fois, par un seul coup do foudre : mais la foudre, vous lo savez, vient des hauteurs.

285.

LA PROPRIÉTÉ PEUT-ELLE ÊTRE ÉQUILIBRÉE PAR LA JUSTICE ? — Lorsque l’on ressent fortement l’injustice de la propriété — la grande aiguille marque do nouveau celte heure au cadran du temps —, on nomme deux moyens pour y remédier : d’une part un partage égal de la fortune et, d’autre part, la suppression de la propriété et le retour de toute possession à la communauté. Ce dernier procédé est surtout selon le coeur de nos socialistes qui en veulent surtout à ce juif antique qui disait : « Tu ne déroberas point. » Selon eux lo huitième commandement devrait au contraire être conçu dans ces termes : « Tu ne posséderas point ». — Dans l’Antiquité on fit souvent des tentatives conformes à la première recette, en petit il est vrai, mais pourtant avec un insuccès qui peut être plein d’enseignements pour nous. Il est facile de dire « des lots do terre égaux » ; mais combien d’amertume engendrent les séparations et les déchirements que ce partage rend nécessaires, et la perle de la vieille propriété vénérable, combien de piété offensée et sacrifiée I On déracine la moralité lorsque l’on déracine les bornes qui séparent les terres. Et après

23. Vue 393 sur 453

388 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

cola, quelle amci tumc nouvelle entre les propriétaires nouveaux, quelle jalousie, quels regards envieux 1 car il n’y a jamais eu de lots de terre véritablement égaux, et, s’il en existait, l’esprit jaloux des biens du voisin n’y croirait pas. Et combien de temps duraiteelte égalité malsaine, empoisonnée dès l’origine ? Après quelques générations un seul lot était transmis par héritage à cinq têtes différentes, ailleurs cinq lots se réunissaient sur une seule tôte. Et, pour le cas où l’on évitait ces inconvénients par de sévères lois d’héritage, les lots de terre continuaient, il est vrai, à être égaux, mais il restait toujours des nécessiteux et des mécontents qui ne possédaient rien autre chose que leur jalousie des biens du voisin et leur désir du renversement de toute chose. — Si, par contre, selon la seconde recelte,on veut rendre la propriété à la commune et ne faire de l’individu qu’un fermier provisoire, on détruifla terre cultivée. Car l’homme est sans prévoyance à l’égard de ce qu’il ne possède que d’une façon passagère, il ne fait pas de sacrifices et agit en exploiteur, en brigand-ou en misérable gaspilleur. Si Platon prétend que la suppression de la propriété supprimera l’égoïsme, il faut lui répondre qu’après déduction de celui-ci ce ne seront certainement pas les vertus cardinales de l’homme qui resteront, — de môme qu’il faut affirmer que la pire peste ne pourrait l’aire autant de mal à l’humanité que si l’on en faisait disparaître la vanité. Sans vanité et sans égoïsme — que sont donc les vertus humaines ? Par quoi je suis loin de vouloir dire que celles-ci ne sont que des masques de celles-là. La mélodie fonVue 394 sur 453

LE VOYAGKUK ET SON OMBRE 38g

damentale et utopique de Platon que les socialistes, continuent toujours à chanter, repose sur une connaissance imparfaite de l’homme : il ignore l’histoire des sentiments moraux, il manque de clairvoyance au sujet de l’origine des bonnes qualités utiles de l’âme humaine. Do môme que toute l’antiquité, il croyait au bien etaumal, commeau blanc et au noir, donc comme à uno différence radicale entre les hommes bons et les hommes mauvais, les bonnes qualités et les mauvaises qualités. — Pour que, dans l’avenir,on ait piusdeconfianceenla propriété et que celle-ci devienne plus morale il faut ouvrir tous les moyens de travail qui mènent à la petite fortune, mais empêcher l’enrichissement facile et subit ; il faudrait retirer des mains des particuliers toutes les branches du transport et du commerce qui favorisent l’accumulation des grandes fortunes ; donc avant tout le trafic d’argent — et considérer ceux qui possèdent trop comme des êtres dangereux pour la sécurité publique au même titre que ceux qui ne possèdent rien.

286.

LA VALEUR DU TRAVAIL. — Si l’on voulait déterminer la valeur du travail d’après le temps, l’application, la bonne ou la mauvaise volonté, la contrainte, l’ingéniosité ou la paresse, l’honnêteté ou la dissimulation que l’on y a mis, l’appréciation de la valeur ne pourrait jamais être juste ; car il faudrait pouvoir mettre sur la balance la personne tout entière, ce qui est impossible. Il s’agit de dire ici « ne jugez point ! » Mais c’est précisément le cri Vue 395 sur 453

3{)0 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

do justice que nousentcndons maintenant chez ceux qui sont mécontents de l’évaluation du travail. Si l’on fait faire un pasdo plus à sa pensée, on trouve chaque individu irresponsable do son produit, le travail : on no peut donc jamais en déduire un mérite, tout travail étant aussi bon et aussi mauvais qu’il doit l’être d’après la constellation néecscessaire des forces et des faiblesses, des connaissances et des désirs. Cela no dépend pas du bon vouloir du travailleur s’il travaille, ni comment il travaille. Seuls les points de vue de Y utilité, points de vue restreints ou plus larges, ont créé les évaluations de la valeur du travail. Ce que nous appelons aujourd’hui justice est très bien à sa place sur ce domaine, étant une utilité extrêmement raffinée qui n’a pas égard seulement au moment et exploite l’occasion, mais qui, songe à la durabilité de toutes les conditions et qui, pour cette raison, a aussi en vue le bien du travailleur, son contente ment matériel et moral, — afin que lui et ses descendants continuent à bien travailler pour nos descendants à nous, et que nous puissions avoir confiance en lui pour de plus longs espaces de temps que celui d’une seule vie humaine. L’exploitation du travail était, ainsi que l’on s’en rend compte aujourd’hui, une bôtise, un vol au détriment de l’avenir, un danger pour la société. Maintenant on en est déjà presque arrivé la guerre : et, dans tous les cas, les frais nécessaires à conserver la paix, à conclure des traités et à inspirer de la confiance seront extrêmement élevés, puisque la folie des exploiteurs fut très grande et de très longue durée. Vue 396 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 3QI

287.

DE L’ÉTUDE DU CORPS SOCIAL. — Ce qu’il y a déplus fâchcuxpour celui qui veut étudier aujourd’hui en Europe, et surtout en Allemagne, l’économie et la politique,’c’est que les conditions véritables, au lieu d’cxemplifier les règles, démontrent un état de transition ou de déclin. C’est pourquoi il faut apprendre d’abord à regarder au delà de ce qui existe véritablement, pour arrêter par exemple le regard dans le lointain, sur l’Amérique du Nord, — où l’on peut suivre encore des yeux et rechercher les mouvements originels et normaux du corps social, si on le veut vraiment, — tandis qu’en Allemagne il fautpour cela dedifficiles études historiques ou, comme jo l’ai indiqué, une lunette d’approche.

288.

EN QUOI LA MACHINE HUMILIE. — La machine est impersonnelle, elle enlève au travail sa fierté, ses qualités et ses défauts individuels qui sont le propre de tout travail qui n’est pas fait à la machine, — donc une parcelle d’humanité. Autrefois tout achat chez des artisans était une distinction accordée à une personne, car on s’entourait des insignes de cette personne : de la sorte les objets usuels et les vêtements devenaient une sorte de symbolique d’estime réciproque et d’homogénéité personnelle, tandis qu’aujourd’hui nous semblons vivre seulement au milieu d’un esclavage anonyme et Vue 397 sur 453

3Q2 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

impersonnel. — Il ne faut pas acheter trop cher la facilitation du travail.

289.

QUARANTAINE DE CENT ANNÉES.— Les institutions démocratiques sont des établissements de quarantaine contre la vieille peste des envies tyranniques : en tant que telles,très utiles et très ennuyeuses.

290.

LE PARTISAN LE PLUS DANGEREUX. — Le partisan le plus dangereux est celui dont la défection détruirait tout le parti, c’est-à-dire que c’est le meilleur partisan.

291.

LA DESTINÉE DE L’ESTOMAC. — Un pain beurré de plus ou de moins dans l’estomac d’un jockey peut.décider du succès des courses et des paris, donc du bonheur et du malheur de milliers d’individus.— Tant que la destinée des peuples dépendra encore des diplomates, l’estomac de ceux-ci sera toujours l’objetd’angoisscspatriotiques.ÇaoMsywe/a/ic/e/w—.

292..

VICTOIRE DE LA DÉMOCRATIE. — Toutes les puissances politiques essayent maintenant pour se fortifier d’exploiter la peur du socialisme. Mais, à la longue, la démocratie seule peut tirer avantage de cet élal de choses : car tous les partis sont maintenant forcés de flatter le « peuple » et de lui accorVue 398 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 3g3

der des soulagements et des libertés de toutes espèces, par quoi le peuple finit par devenir omnipotent. Il est tout ce qu’il y a de plus éloigné du socialisme, doctrine du changement dans la façon d’acquérir la propriété : et quand une fois, par la grande majorité de ses parlements, il finira par avoir entre les mains la vis des impôts, il attaquera par l’impôt progressif la royauté du capital, du grand commerce et de la bourse et créera ainsi, d’une façon lente, une classe moyenne qui aura le droit d’oublier le socialisme comme une maladie que l’on a surmontée.— Le résultat pratique de cette démocratisation qui va toujours en augmentant, sera en premier lieu la création d’une union des peuples européens, où chaque pays délimité selon des opportunités géographiques, occupera la situation d’un canton et possédera ses droits particuliers : on tiendra alors très peu compte des souvenirs historiques des peuples, tels qu’ils ont existé jusqu’à présent, parce que le sens de piété qui entoure ces souvenirs sera peu à peu déraciné de fond en comble, sous le règne du principe démocratique, avide d’innovations et d’expériences. Les rectifications des frontières qui seront ainsi nécessaires, de façon à les faire servir aux besoins du grand canton et en même temps à l’ensemble des pays alliés, mais non point à la mémoire d’un passé quelconque qui se perd dans la nuit des temps. Trouver les points de vue de cette rectification future, ce sera la tâche des diplomates de l’avenir, qui devront être à la fois des savants,des agronomes et des spécialistes dans la connaissance des moyens de communication, et Vue 399 sur 453

3p/| HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

avoir derrière eux, non point des armées, mais des raisons d’utilité pratique. Alors seulement la politique extérieure sera liée inséparablement à la politique intérieure : tandis que maintenant encore celte dernière continue à courir après sa fière maîtresse et glane dans sa pitoyable besace les épis oubliés dans le chaume^après la moisson de l’autre.

293.

BUT ET MOYENS DE LA DÉMOCRATIE. — La démocratie veut créer et garantir l’indépendance à un aussi grand nombre d’individus que possible, l’indépendance des opinions, de la façon de conduire et de gagner sa vie. Pour.arriver à ce but, il lui faut contester le droit de vote tant à ceux qui ne possèdent absolument rien qu’à ceux qui sont véritablement riches : car ce sont là deux classes d’hommes qu’elle ne saurait tolérer et à la suppression desquels il lui faut sans cesse travailler, au risque de voir sa tâche remise toujours en question. De même il lui faut empêcher tout ce qui semble tendre à l’organisation de partis. Car les trois grands ennemis de l’indépendance, à ce triple point de vue, sont le pauvre diable, le riche et les partis. — Je parle de la démocratie comme de quelque chose qui existera dans l’avenir. Ce que l’on appelle ainsi aujourd’hui se distingue seulement des vieilles formes de gouvernement en ceci que l’on se sert de chevaux nouveaux : les routes sont encore les mêmes que par le passé et les roues du char aussi. — Avec cet attelage du bien public le danger est-il vraiment devenu moins grand ? Vue 400 sur 453

XE VOYAGEUR ET 80N OMBRE 3QJ>

294.

LA CIRCONSPECTION ET LE succès. — Cette grande qualité de la circonspection qui est au fond la vertu des vertus, l’ancêtre et la reine des vertus, est loin d’avoir toujours, dans la vie quotidienne, le succès de son côté : et l’amant qui n’aurait recherché cette vertu qu’à cause du succès se verrait amèrement trompé. Car, parmi les gens pratiques, on la tient en suspicion et on la confond avec la dissimulation et la subtilité hypofi’te. Par contre, celui qui manque de circonspection, — l’homme qui va de l’avant et qui parfois frappe à côté, est tenu pour un compagnon loyal sur qui l’on peut compter. Donc les gens pratiques n’aiment pas l’homme circonspect et le tiennent pour dangereux. D’autre part on croit volontiers que le circonspect est craintif, embarrassé et pédant, — les gens peu pratiques et qui aiment à jouir de la vie le trouvent incommode, parce qu’il n’aime pas à vivre à la légère comme eux, qui ne songent ni à l’action ni aux devoirs : il apparaît au milieu d’eux comme leur conscience vivante, et, à leurs yeux, le jour pâlit à son approche. Si donc le succès et la popularité lui manquent qu’il se dise en manière de consolation : « C’est à ce prix que s’élèvent les contributions qu’il te faut payer pour posséder le bien le plus précieux parmi les hommes, — il en vaut la peine I »

295. *,

ETINARGADIA EGO. —J’ai jeté un regard à mes pieds, en passant par-dessus la vague des collines,

u Vue 401 sur 453

896 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

du côté de ce lac d’un vert laiteux, à travers les pins austères et les vieux sapins : autour de moi gisaient des roches aux formes variées et sur le sol multicolore croissaient des herbes et des fleurs.Un troupeau se mouvait près de moi, se développant et se ramassant tour à tour ; quelques vaches se dessinaient dans le lointain en groupes pressés, se détachant dans la lumière du soir sur la forêt de pins : d’autres, plus près, paraissaient plus sombres. Tout cela était tranquille, dans la paix du crépuscule prochain. Ma montre marquait cinq heures et demie. Le taureau du troupeau était descendu dans la blanche écume du ruisseau et il remontait lentement son cours impétueux, résistant et’ cédant tour à tour : ce devait être là pour lui une sorte de satisfaction farouche. Deux êtres humains à la peau brunie,d’origine bergamasque, étaient lesbergers de ce troupeau : la jeune fille presque vêtue comme un garçon. A gauche des pans de rochers abrupts, au-dessus d’une large ceinture de forêt, à droite deux énormes dents de glace, nageant bien audessus de moi, dons un voile de brume claire, — tout cela était grand, calme et lumineux. La beauté tout entière amenait un frisson, et c’était l’adoration muette du moment de sa révélation. Involontairement, comme s’il n’y avait là rien de plus naturel, on était tenté de placer des héros grecs dans ce monde de lumière pure aux contours aigus (do ce monde qui n’avait rien de l’inquiétude et du désir, de l’attente et des regrets) ; il fallait sentir comme Poussin et ses élèves : à la fois d’une façon héroïque et idyllique. — El c’est ainsi que Vue 402 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 3Q^

certains hommes ont vécu, c’est ainsi que sans cesse ils ont évoqué le sens du monde, en euxmêmes et hors d’eux-mêmes ; et ce fut surtout l’un d’entre eux, un des plus grands hommes qui soient, l’inventeur d’une façon de philosopher héroïque et idyllique tout à la fois : Epicure*

296.

CALCULER KT MESURER. — Voir beaucoup de choses, les peser les unes en face des autres, en faire le décompte, en tirer une conclusion rapide et en établir la somme avec assez de certitude, c’est là ce qui fait le grand politicien, le grand capitaine et le grand commerçant : — c’est donc la rapidité dans une sorte de calcul mental. Ne voir qu’une seule chose, y trouver le seul motif d’agir, l’étalon qui détermine toute autre action, c’est ce qui fait le héros et aussi le fanatique : — c’est donc une dextérité à mesurer avec un seul mètre.

297NE PAS VOIR AU MAUVAIS MOMENT. — Durant qu’il vous arrive quelque chose, il faut s’abandonner à l’événement et fermer les yeux, donc ne pas jouer l’observateur tant que l’on g est. Car cela gâterait la bonne digestion de l’événement : au lieu d’y ga« gner de la sagesse on y gagnerait une indigestion.

298.

LA PRATIQUE DU SAGE. — Pour devenir sage, il faut vouloir que certaines choses arrivent dans votre vie, donc se jeter dans la gueule des événeVue 403 sur 453

3Q8 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

ments. Il est vrai que c’est très dangereux ; bien des « sages » y ont été dévorés.

299LA FATIGUE DE L’ESPRIT. — Notre indifférence et notre froideur passagères à l’égard des hommes, que l’on interprète comme de la dureté et du manque de caractère, ne sont souvent que de la fatigue de l’esprit : lorsque nous sommes dans cet état,les autres, tout comme nous-mêmes, nous sont indifférents ou importuns.

3oo.

« UNE SEULE CHOSE EST NÉCESSAIRE » (i). — Lorsque l’on est intelligent, ce qui vous importe avant tout, c’est d’avoir la joie au coeur. — Hélas 1 ajouta quelqu’un, lorsque l’on est intelligent, ce que l’on a de mieux à faire c’est d’être sage.

3oi.

UN TÉMOIGNAGE D’AMOUR. — Quelqu’un disait : « Il y a deux personnes au sujet desquelles je n’ai jamais réfléchi profondément : c’est là le témoignage d’affection que je leur apporte. »

302.

COMMENT ON CHERCHE A CORRIGER LES MAUVAIS ARGUMENTS. — H y a certaines gens qui jettent encore un morceau de leur personnalité à la suite de leurs mauvais arguments, comme si par là ceux-ci attei-

(i) Luc, X, 4a. — N. d. T. Vue 404 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 30,0,

t

gnaient mieux leur but et se laissaient transformer en bons arguments. C’est comme les joueurs de quilles qui, après avoir fait leur coup, cherchent à donner une direction à leur boule, par leurs gestes et le mouvement de leurs bras.

3o3.

LA LOYAUTÉ. — C’est peu de chose, lorsque, pour ce qui en est du droit et de la propriété, on est un homme exemplaire, de ne pas prendre de fruits dans un jardin étranger, quand on est encore enfant, ou de ne pas passer sur un pré non fauché quand on a atteint l’âge de raison ;—je choisis mes exemples parmi les petites choses qui, comme on sait, démontrent ce genre de perfection mieux que les grandes. C’est peu de chose : car on n’est alors en somme qu’une « personne juridique », avec ce degré de moralité dont une « société », une agglomération d’hommes est môme capable..

3o4.

HOMME 1 — Qu’est la vanité de l’homme le plus vain à côté de la vanité que possède l’homme le plus humble qui, dans le monde et la nature, se considère comme « homme » I

3o5.

LA GYMNASTIQUE LA PLUS NÉCESSAIRE. —Par l’absence de domination de soi dans les circonstances minimes, la faculté de se dominer dans les cas plus graves s’effrite peu à peu. Chaque jour est mal utilisé et devient un danger pour le jour prochain, Vue 405 sur 453

/|00 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

si l’on ne s’est pas refusé une fois au moins quelque petite chose : cette gymnastique est indispensable lorsque l’on veut se conserver la joie d’être son propre maître.

3o6.

SE PERDHE SOI-MÊME. — Lorsque l’on est arrivé à se trouver soi-même, il faut s’entendre à se perdre de temps en temps — pour se retrouver ensuite : en admettant, bien entendu, que l’on soit un penseur. Car il est préjudiciable à celui-ci d’être toujours lié à une seule personne.

307.

QUAND IL FAUT PRENDRE CONGÉ. -7- H faut que tu prennes congé de ce que tu veux connaître et mesurer, du moins pour un temps. Ce n’est qu’après avoir quitté la vifle que l’on s’aperçoit combien ses tours s’élèvent au-dessus des maisons.

3o8.

A L’HEURE DE MIDI. — Lorsque, dans la vie do quelqu’un, le malin fut actif et orageux, quand vient le midi delà vie,l’âme est prise d’une singulière envie de repos qui peut durer des mois et des années. Le silence se fait autour de cet homme, le son des voix s’atténue de plus en plus, le soleil tombe à pic sur so tête. Sur une prairie, au bord de la forêt, il voit dormir le grand Pan ; toutes les choses de la nature se sont endormies avec lui, une expression d’éternité sur la figure — il lui semble du moins qu’il en est uinsi, 11 ne désire rien, il n’a souci de Vue 406 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 401

rien, son coeur s’arrête, seul son oeil vit,—c’est une mort au regard éveillé. L’homme voit là beaucoup de choses qu’il n’a jamais vues et tout ce qu’il peut apercevoir est enveloppé d’un tissu de lumière,, noyé en quelquesorte.il se sent heureux avec cela, mais c’est un bonheur lourd, très lourd. — Mais enfin le vent s’élève de nouveau dans les arbres, midi est passé, et la vie l’attire encore vers elle, la vie aux yeux aveugles, suivie de son cortège impétueux : les désirs et les duperies, l’oubli et les jouissances, l’anéantissement et la fragilité. Et c’est ainsi que vient le soir, plus orageux et plus actif que ne fut même le matin. — Pour les hommes véritablement actifs, ces états de connaissance prolongés paraissent presque inquiétants et maladifs, mais non pas désagréables.

3o9.

SE GARDER DE SON PEINTRE. —, Un grand peintre qui a révélé et fixé dans un portrait l’expression la plus complète, le moment le plus total dont un homme est capable, lorsqu’il reverra plus tard cet homme dans la vie réelle, aura presque toujours l’impression de voir une caricature.

3io.

LES DEUX PRINCIPES DE LA VIE NOUVELLE. — Premier principe : il faut organiser la vie de la façon la plus sûre, la plus démontrable, et non point, comme on fit jusqu’à présent, selon des perspectives lointaines,incertaines, comme un horizon gros de nuages. Deuxième principe : il faut fixer, à Vue 407 sur 453

f)02 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

part soi, la succession des choses prochaines et voisines, certaines et moins certaines, avant que d’organiser sa vie et de lui donner une direction définitive.

3n.

IRRITABILITÉ DANGEREUSE. — Les hommes doués, mais nonchalants, auront toujours l’airun peu irrités lorsque l’un de leurs amis aura terminé un bon travail. Leur jalousie s’éveille, ils ont honte de leur paresse — ou plutôt ils craignent que l’homme actif ne les méprise alors encore plus que d’ordinaire. C’est dans cette disposition d’esprit qu’ils critiquent l’oeuvre nouvelle — et leur critique devient de la vengeance, au grand étonnement de l’auteur.

3l2.

DESTRUCTION DES ILLUSIONS. — Les illusions sont certainement des plaisirs coûteux : mais la destruction des illusions est encore plus coûteuse — quand on la considère comme un plaisir, ce qu’elle est incontestablement chez certaines gens.

3i3.

LA MONOTONIE DU SAGE. — Les vaches ont parfois une expression d’étonnement qui a l’air d’une interrogation demeurée en route. Par contre le nil admirari se reflète dans l’oeil de l’intelligence supérieure comme la monotonie d’un ciel sans nuages.

3i4. NE PAS ÊTRE MALADE TROP LONGTEMPS. — Il faut Vue 408 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 4°3

se garder d’être longtemps malade : car bientôt les spectateurs sont impatientés par l’obligation habituelle de témoigner de la compassion — vu qu’ils ont trop de peine à se maintenir longtemps dans cet état d’esprit. Et, presque sans transition, ils en viennent à soupçonner votre caractère et à conclure « que vous méritez d’être malade et qu’il est inutile de faire un effort de pitié ».

3i5.

AVERTISSEMENT AUX ENTHOUSIASTES. — Que celui qui aime à se laisser entraîner et qui désirerait se voir porté vers le ciel prenne garde à ne pas devenir trop lourd : c’est-à-dire qu’il n’apprenne pas trop de choses et surtout qu’il ne se laisse pas envahir -par la science. C’est cela qui rend lourd I — prenez garde, ô enthousiastes !

3i6.

SAVOIR SE SURPRENDRE. — Celui qui veut se voir lui-même tel qu’il est doit savoir se surprendre avec le flambeau à la main. Car il en est des choses spirituelles comme des choses corporelles : celui qui est habitué à se voir dans la glace oublie toujours sa laideur : ce n’est que par le peintre qu’il en reçoit de nouveau l’impression. Mais il s’habitue aussi à la peinture et il oublie sa laideur pour la seconde fois. — Ceci conformément à la loi générale qui fait que l’homme ne supporte pas ce qui est immuablement laid, si ce n’est pour un moment : il l’oublie et il le nie dans tous les cas. — Les mo-

84. Vue 409 sur 453

4o4 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

ralistes ont besoin de compter sur ce « moment » pour placer leurs vérités.

3i7.

OPINIONS ET POISSONS.— On est possesseur deses opinions comme on est possesseur de poissons, — en ce sens que l’on possède un étang à poissons. Il faut aller à la poche et avoir de la chance, — alors on tient ses poissons, ses opinions. Je parle ici d’opinions vivantes, de poissons vivants. D’autres sont satisfaits lorsqu’ils possèdent une collection de fossiles — et, dans leur cerveau, des « convictions ». —

3i8.

SIGNES DE LIBERTÉ ET DE CONTRAINTE. — Satisfaire soi-même autant que possible, ses besoins les plus impérieux fût-ce même d’une façon imparfaite, c’est la façon d’arriver à la liberté de l’esprit et de la personne. Satisfaire, à l’aide des autres, et aussi parfaitement que possible, beaucoup de besoins superflus — cela finit par vous mettre dans un état de contrainte. Le sophiste Hippias qui avait acquis et créé lui-même tout ce qu’il portait, intérieurement et extérieurement, est par là le représentant de ce courant qui aboutit à la plus haute liberté de l’esprit et de la personne. Il importe peu que tout soit également bien travaillé, également parfait : la fierté reprisera les endroits défectueux.

3IQ.

CROIRE EN SOI-MÊME. — De nos jours on se méfie Vue 410 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 4o5

toujours de celui qui croit en lui-même ; autrefois croire en soi-même cela suffisait pour que les autres croient également en vous. La recette pour trouver créance aujourd’hui c’est : « Ne te ménage pas toi-même I Si tu veux que ton opinion soit vue sous un jour favorable,, commence par allumer ta propre chaumière » I

320.

PLUS RICHE ET PLUS PAUVRE, TOUT A LA FOIS. — Je connais un homme qui, encore enfant, s’était déjà habitué à bien penser de l’inteltectualité des hommes, c’est-à-dire de leur véritable penchant pour les objets de l’esprit, de leur goût désintéressé pour les choses reconnues vraies,etc.,à avoir par contre une idée très médiocre de son esprit à lui (jugement, mémoire, présence d’esprit, imagination). Il ne s’accordait aucune valeur, lorsqu’il se comparait à d’autres. Mais au cours des années il fut forcé, une fois d’abord, puis cent fois, de changer d’opinion sur ce point, — on pourrait croire que ce fut à sa grande joie et à sa grande satisfaction. En effet, il y avait quelque chose de cela, mais, comme il disait une fois : « Il s’y mêle une amertume de la pire espèce, une amertume que je n’ai pas connue dans les années antérieures : car, depuis que j’apprécie les hommes et moi-môme, avec plus de justice, par rapport aux besoins intellectuels, mon esprit me paraît moins utile ; avec lui je ne crois plus pouvoir faire oeuvre bonne, parce que l’esprit des autres ne s’entend pas à l’accepter : je vois maintenant toujours devant moi l’abîme Vue 411 sur 453

4«0 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

affreux qui existe entre l’homme secourable et celui qui a besoin de secours. Voilà pourquoi je suis tourmenté par la misère de posséder mon esprit à moi seul et d’en jouir autant qu’il est supportable. Mais donner vaut mieux que posséder : et qu’est l’homme le plus riche lorsqu’il vit dans la solitude d’un désert ? »

321.

COMMENT IL FAUT ATTAQUER. — Les raisons qui font que l’on croit en quelque chose ou que l’on n’y croit pas sont rarement, et chez très peu d’hommes, aussi fortes qu’elles peuvent l’être. Ordinairement, pour ébranler la foi en quelque chose, on n’a nullement besoin d’amener, sans plus,lagrosse artillerie de combat ; chez beaucoup on atteint déjà son but en attaquant avec un peu de bruit, de sorte que les pois fulminants suffisent. Mais contre les personnes très vaniteuses c’est assez d’avoir Y attitude d’une attaque violente : celles-ci se figurent alors qu’on les prend très au sérieux — et elles cèdent.

322.

MORT. — Par la perspective certaine de la mort, on pourrait môler à la vie une goutte délicieuse et parfumée d’insouciance — mais, vous autres, singuliers pharmaciens de l’âme que vous êtes, vous avez fait de cette goutte un poison infect, qui rend répugnante la vie tout entière I

323.

REMORDS. — Ne jamais donner libre cours au Vue 412 sur 453

LE VOYAGF.UR ET SON O.MBIVE 4°7

remords, mais se dire de suite :ce serait là ajouter uno seconde bêtise à la première. — Si l’on a occasionné le mal,il faut songer à faire lo bien. — Si l’on est puni à cause de sa mauvaise action, il faut subir sa peine avec le sentiment que par là on fait une chose banne : on empêche, par l’exemple, les autres de tomber dans la môme folie. Tout malfaiteur puni doit se considérer comme un bienfaiteur do l’humanité.

324.

DEVENIR PENSEUR. — Comment quelqu’un peutil devenir un penseur s’il ne passe pas au moins le tiers de sa journée sans passions, sans hommes et sans livres ?

3a5.

LE MEILLEUR REMÈDE. — Un peu de santé par ci parla, c’est pour le malade le meilleur remède.

326.

NE TOUCHEZ PAS ! — H y a des hommes néfastes qui, au lieu de résoudre un problème, l’obscurcissent pour tous ceux qui s’en occupent et le rendent encore plus difficile à résoudre. Celui qui ne s’entend pas à frapper juste doit ôtre prié de ne pas frapper du tout.

327.

LA NATURE OUBLIÉE. — Nous parlons de la nature et, tout en parlant, nous nous oublions nousmêmes ; mais nous aussi, nous sommes la nature, Vue 413 sur 453

4o8 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

quand même, — Par conséquent la nature est’ tout autre chose que ce que nous ressentons en la nommant.

328.

PROFONDEUR ET ENNUI. — Pour les hommes profonds, comme pour les puits profonds, il se passe un certain temps jusqu’à ce que l’objet que l’on y jette atteigne le fond.Les spectateurs qui n’attendent généralement pas assez longtemps s’imaginent volontiers que de tels hommes sont insensibles et durs — ou bien encore qu’ils sont ennuyeux.

329.

QUAND IL EST TEMPS DE SE FAIRE SERMENT DE FIDÉLITÉ. — On s’égare parfois dans une direction intellectuelle qui est en contradiction avec nos talents ; pendant un certain temps on lutte héroïquement contre le flot et le vent, c’est-à-dire contre soi-même ; on se fatigue et on finit par gémir. Ce que nous accomplissons ne nous fait pas un plaisir véritable, car nos succès nous ont fait perdre trop de choses. Il arrive même que l’on désespère de sa fécondité, de son avenir, lorsque l’on est peut-être en pleine victoire. Enfin, enfin, onfinit par retourner en arrière — et maintenant le vent s’engouffre dans notre voile et nous pousse dans notre courant. Quel bonheur 1 Combien nous nous sentons certains de la victoire I Maintenant seulement nous savons ce que nous sommes et ce que nous voulons, maintenant nous nous jurons fidélité à nous-mêmes Vue 414 sur 453

LE VOYAGEUR ET 80N OMBRE 4°9

et nous avons le droit de lo faire — puisque nous savons.

33o.

CEUX QUI PRÉDISENT LE TEMPS. — Do môme que les nuages nous révèlent où courent, bien au-dessus de nous, les vents, de même les esprits les plus légers et les plus libres, dans leurs courants, prédisent le temps qui va venir. Le vent de la vallée et les opinions de la place publique d’aujourd’hui ne signifient rien pour ce qui est de l’avenir, mais ne parlent que de ce qui est du passé.

33i.

CONSTANTE ACCÉLÉRATION. — Les personnes qui commencent lentement et qui se familiarisent difficilement avec une chose, possèdent parfois plus tard la qualité de l’accélération constante,— en sorte que personne ne peut deviner « en fin de compte » où le flot pourra encore les entraîner.

332.

TROIS BONNES CHOSES. — La grandeur, le calme et la lumière du soleil — ces trois choses enveloppent tout ce qu’un penseur peut désirer et exiger de lui-même : ses espérances et ses devoirs, ses prétentions sur le domaine intellectuel et moral, je dirai même sa façon quotidienne de vivre et l’orientation du lieu où il habite. A ces trois choses correspondent d’une part des pensées qui élèvent^ ensuite des pensées qui tranquillisent, en troisième lieu des pensées qui illuminent — mais en quatrième lieu Vue 415 sur 453

410 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

des pensées qui participent do ces trois qualités, des pensées où tout ce qui est terrestre arrive à se transfigurer : c’est l’empire ou règne la grande trinitèdelajoie.

333.

MOURIR POUR LA « VÉRITÉ ». — Nous ne nous ferions pas brûler pour nos opinions, tant nous sommespeusûrs d’elles. Maispeut-ôtre poui le droit d’avoir nos opinions et de pouvoir en changer.

334.

AVOIR SA TAXE. — Si l’on veut passer exactement pour ce que l’on est, il faut ôtre quelque chose qui possède sa taxe. Mais n’a une taxe que ce qui est d’un usage vulgaire. Par conséquent ce désir est ou bien la suite d’une modestie intelligente — ou d’une immodestie stupide.

335.

MORALE POUR CEUX QUI BÂTISSENT. — Il faut enlever les échafaudages lorsque la maison est construite.

336.

SOPHOCLÉISME. — Qui a mis plus d’eau dans son vin que les Grecs 1 La sobriété alliée à la grâce —ce fut là le privilège de noblesse des Athéniens du temps de Sophocle et de ceux qui vinrent après lui. Que celui qui le peut fasse de mômel Dans la vie et dans la création 1 Vue 416 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 4"

337.

L’HÉROÏSME. —■ L’héroïsme consiste à faire de grandes choses (ou à ne pas faire quelque chose d’une façon grande), sans avoir, dans la lutte avec les autres, le sentiment d’être devant les autres. Le héros porte avec lui le désert et la terre sainte aux limites infranchissables, où qu’il aille.

338.

DOUBLE DE LA NATURE.— Dans certaines contrées de la nature nous nous découvrons nous-mêmes avec un frisson agréable ; c’est pour nous la plus belle façon d’avoir un double. — Combien doit être heureux celuiquipeut avoir ce sentiment,icim&me, dans cette atmosphère d’automne sans cesse ensoleillé, sous le souffle malicieux et heureux du vent, qui se prolonge du matin au soir, enveloppé de cette clarté la plus pure et de cette fraîcheur tempérée, et se retrouver dans le caractère riant et sérieux, à la fois, des collines, des lacs et des forêts de ce plateau, qui s’étend sans crainte à côté de l’épouvante de la neige éternelle, là où l’Italie et la Finlande ont formé alliance et semblent être la patrie de toutes les nuances argentées de la nature : — heureux celui qui peut dire : « Il y a certainement beaucoup de chose" plus grandes et plus belles dans la nature, mais ceci est étroitement et intimement parent avec moi, j’y suis lié par les liens du sang, par plus encore l » Vue 417 sur 453

413 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

339.

AFFABILITÉ nu SAGE. — Le sage sera involontairement affable avec les autres hommes, comme ferait un prince, et, malgré toutes les différences de dons, de conditions et de manières, il lui arrivera de les traiter comme des égaux : ce qu’on lui reproche amèrement dès qu’on s’en aperçoit.

34o.

OR. — Tout ce qui est or ne brille pas. Le rayonnement doux est le propre du métal le plus précieux.

34i.

ROUE ET FREIN. — La roue et le frein ont des devoirs différents, mais ils en ont aussi un semblable : celui de se faire mal.

342.

DÉRANGEMENTS DU PENSEUR. — Tout,ce qui l’interrompt dans ses réflexions (le dérange, comme on dit), le penseur doit le regarder paisiblement comme un nouveau modèle qui entre par la porte pour s’offrir à l’artiste. Les interruptions sont les corbeaux qui apportent sa nourriture au solitaire.

343.

AVOIR BEAUCOUP D’ESPRIT. — Avoir beaucoup d’esprit conserve jeune : mais il faut supporter avec cela de passer pour plus vieux qu’on est. Car les hommes lisent les traits d’esprit commue si Vue 418 sur 453

LE VOYAGBUR ET SON OMBI.E 4’3

o’étaient des traces ^expérience de la vie, c’est-àdire des témoignages que Ton a beaucoup vécu et mal vécu, que l’on a souffert, que l’on s’est trompé et que l’on s’est repenti. Donc : on passe auprès d’eux pour plus vieux, tout aussi bien que pour plus mauvais qu’on* n’est, lorsque l’on a beaucoup d’esprit et qu’on le montre.

344.

COMMENT IL FAUT VAINCRE. — Il ne faut pas vouloir vaincre lorsque l’on a seulement la perspective de dépasser son adversaire d’un cheveu. La bonne victoire doit réjouir le vaincu, et avoir quelque chose de divin qui épargne Yhumiliation.

345.

ILLUSION DES ESPRITS SUPÉRIEURS. — Les esprits supérieurs ont de la peine à se délivrer d’une illusion : ils se figurent qu’ils éveillent la jalousie des médiocres et qu’ils sont considérés comme des exceptions. Mais en réalité on les considère comme quelque chose de superflu, dont on se passerait, si cela n’existait pas.

346.

EXIGENCE DE LA VANITÉ. — Changer ses opinions, c’est, pour certaines natures, une exigence \de propreté, de même que changer de vêtements : mais pour d’autres natures ce n’est qu’une exigence de la vanité. Vue 419 sur 453

4«4 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIE

347.

DIGNE D’UN HÉROS. — Voici un héros qui n’a pas fait autre chose que de secouer l’arbre dès que les fruits étaient mûrs. Ceia vous semble-t-il être trop peu de chose ? Voyez donc l’arbre qu’il a secoué,

348.

A QUOI L’ON PEUT MESURER LA SAGESSE. — Le surcroît de sagesse se laisse mesurer exactement d’après la diminution de bile.

349. L’ERREUR PRÉSENTÉE D’UNE FAÇON DÉSAGRÉABLE. — Ce n’est pas du goût de tout le monde d’entendre la vérité dite d’une façon agréable. Mais personne ne doit s’imaginer que l’erreur devient vérité lorsqu’on la présente d’une façon désagréable.

35o.

LA MAXIME DORÉE. — On a mis beaucoup de chaînes à l’homme pour qu’il désapprenne de se comporter comme un animal : et, en vérité, il est devenu plus doux, plus spirituel, plus joyeux, plus réfléchi que ne sont tous les animaux. Mais dès lors il souffre encore d’avoir manqué si longtemps d’air pur et de mouvements libres : — ces chaînes cependant, je le répète encore et toujours, ce sont ces erreurs lourdes et significatives des représentations morales, religieuses et métaphysiques. C’est seulement quand la maladie des chaînes sera surmontée que le premier grand but sera entièrement Vue 420 sur 453

LE VOVAORUR ET SON OMBRE 4>$

atteint : la séparation de l’homme et de l’animal.

— Or, nous nous trouvons au milieu de notre travail pour enlever les chaînes, et il nous faut pour cela les plus grandes précautions. Ce n’est qu’à l’homme anobli que la liberté d’esprit peut être donnée ; lui seulement est touché par Y allégement de la vie qui met clu baume dans ses blessures ; il est le premier à pouvoir dire qu’il vit à cause de la joie et à cause de nul autre but ; et, dans toute autre bouche, la devise serait dangereuse : Paix autour de moi et bonne volonté à l’égard de toutes les choses prochaines. — Cette devise pour les individus le fait songer à une parole ancienne, magnifique et touchante à la fois, qui était faite pour tous et qui est demeurée au-dessus de l’humanité, comme une devise et un avertissement dont périront tous ceux qui en orneront trop tôt leur bannière,

— une devise qui fit périr le christianisme. Il semble bien que les temps ne sont pas encore venus où tous les hommes pourront avoir le sort de.ces bergers qui virent le ciel s’illuminer au-dessus d’eux et qui entendirent ces paroles : « Paix sur la terre, bonne volonté envers les hommes(i)» — Le temps appartient encore aux individus.

(i)Luc, n, i4. — N. d. T. Vue 421 sur 453

L’OMBRE : De tout ce que lu as énoncé, rien ne m’a autant plu qu’une de tes promesses : vous voulez redevenir bons prochains des choses prochaines. Cela nous profitera bien, à nous aussi, pauvres ombres. Car, avouez-le donc, vous avez eu jusqu’ici trop de plaisir à nous calomnier.

LE VOYAGEUR : Calomnier ? Mais pourquoi ne vous être jamais défendues ? Vous aviez bien nos oreilles à proximité.

L’OMBRE : II nous semblait que nous étions justement trop près de vous pour pouvoir parler de nous-mêmes.

LE VOYAGEUR : Délicat 1 très délicat 1 Ah ! vous autres ombres êtes « meilleures gens » que nous, je le remarque.

L’OMBRE : Et pourtant, vous nous appeliez « indiscrètes » — nous qui nous entendons bien à une chose, au moins, nous taire et attendre — pas Vue 422 sur 453

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE 4<7

d’Anglais qui s’y entende mieux. Il est vrai qu’on nous trouve très, très souvent à la suite do l’homme, mais non pas dans sa domesticité. Quand l’homme appréhende la lumière, nous appréhendons l’homme : c’est la mesure de notre liberté.

LE VOYAGEUR : Ah 1 la lumière appréhende encore plus souvent l’homme, et alors vous l’abandonnez aussi.

L’OMBRE : Je t’ai souvent abandonné à regret : pour moi qui suis jalouse de savoir, il est bien des choses dans l’homme qui sont restées obscures, parce que je ne puis être toujours à ses côtés. Au prix delà connaissance complète de l’homme, j’accepterais même d’être ton esclave.

LÉ VOYAGEUR : Sais-tu donc, sais-je donc si par là à ton insu, d’esclave tu ne deviendrais pas maîtresse ? Ou bien resterais-tu esclave, mais, ayant le mépris de ton maître, mènerais-tu une vie d’humiliation, de dégoût ? Contentons-nous l’un et l’autre’de la liberté telle qu’elle t’est restée — à toi et à moi 1 Car l’aspect d’un être sans liberté empoisonnerait mes plus grandes joies, la meilleure chose me répugnerait, si quelqu’un devait la partager avec moi, —je ne veux pas savoir d’esclaves autour de moi. C’est pourquoi je ne puis souffrir le chien, l’écornifleur fainéant qui frétille de la queue, qui n’est devenu « cynique » qu’en qualité de valet de l’homme, et qu’ils ont coutume de vanter, disant qu’il est fidèle à son maître et le suit comme son...

L’OMBRE : Comme son ombre, c’est ainsi qu’ils disent. Peut-être t’ai-je aujourd’hui suivi trop longtemps. C’était le jour le plus long, mais nous Vue 423 sur 453

4l8 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

voici au bout, aie un petit moment de patience encore. Ce gazon est humide, j’ai le frisson.

LE VOYAGEUR : Oh l est-il déjà temps de nous séparer ? Et il a fallu pour finir que je te fasse mal, j’ai vu quo tu en devenais plus sombre.

L’OMBRE : J’ai rougi, dans la couleur où il m’est possible. Il m’est revenu que j’ai souvent couché à tes pieds comme un chien et qu’alors tu...

LE VOYAGEUR : Et ne pourrais-jepasen toute hâte faire quelque chose qui te fit plaisir ? N’as-tu point de souhait à former ?

L’OMBRE : Pas d’autre que le souhait que formait le « chien » philosophe devant le grand Alexandre : Ole-toi un peu de mon soleil, je commence à avoir trop froid.

LE VOYAGEUR : Que dois-je faire ?

L’OMBRE : Marche sous ces pins et regarde autour de toi vers les montagnes, le soleil se couche.

LE VOYAGEUR : Où es-tu ? Où es-tu ? Vue 424 sur 453

NOTES

Les deux recueils d’aphorismes qui forment la deuxième partio A’Humain, trop humain, ont été composés d’après des notes dont quelques-unes remontent à 1876. Après la publication de la première partie (voir les notes au premier volume A*Humain, trop humain), Nietzsche fit un nouveau triage dans ses papiers de Sorenle et reprit de nombreuses sentences qu’il n’avait pas encore utilisées.

Les.Opinions et Sentences mêlées se cristallisèrent autour de ce noyau primitif. D’après i.a brouillon écrit de la main du philosophe, dans les derniers mois do l’année 1878,à Bâle, MmeMarie Baumgarlner rédigea avec soin un premier manuscrit qui fut ensuite retravaillé par Nietzsche. Imprimé à Chemnitz au commencement de l’année 187g, cet opuscule parut chez E. Schmeitzner à la fin du mois de mars sous le titre de : « Humain, trop humain. Un livre dédié aux esprits libres. Appendice : Opinions et Sentences mêlées,

La rédaction du deuxième recueil, Le Voyageur et son ombre, se fit au printemps et en été de 187g, surtout pendant un long séjour à Saint-Moritz, d’où le titre primitif « Suites de Saint-Moritz ». Au commencement de septembre, une rédaction plusieurs fois refondue fut envoyée de là à Venise, à M. P. Gast, qui rédigea le manuscrit pour l’impression. Après une nouvelle révision de la part de Nietzsche,l’opuscule fut imprimé en octobre et en novembre de la même année et parut sous le titre de : « Le Voyageur et son ombre.Ghemnitz, 1880, Ernest Schmeitzner, éditeur. » Au verso de la page de titre se trouvait cette phrase : « Deuxième et dernier appendice à un recueil de pensées précédemment publié :

26 Vue 425 sur 453

4ao HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

Humain, trop humain. Un livre dédié aux esprits libres.» Les deux opuscules furent réunis sous une forme définitive en 1886 et prirent lo titre do « Humain, trop humain. Deuxième partie », lorsqueE. W. Fritzsch, à.Leipzig, devînt l’éditeur des oeuvres de Nietzsche. Pour cette nouvelle édition Nietzsche écrivit (en septembre 1886, à Sils-Maria) l’avantpropos qu’on a lu en têle de l’ouvrage.

La présente traduction a été faite sur lo troisième volume des OEuvres complètes de Nietzsche publié en i8g4chezC.-G. Naumann, à Leipzig, par les soins du « Nielzsche-Archiv ». Au moment de la réimpression en 1886 le philosophe avait songé à refondre entièrement les deux volumes d’Humain, trop humain, et a leur donner une forme semblable à celle do Par delà le Bien et le Mal. L’idée fut abandonnée provisoirement, mais il rédigea alors ce fragment do préface qui peut en aider la compréhension.

1.

« Humain, trop humain : ce titre indique la volonté d’une grande séparation, une entreprise individuelle pour se dégager des préjugés anciens qui parlent en faveur de l’homme, pour se dégager et suivre tous les chemins qui mènent assez haut pour permettre de regarder, no fût-ce qu’un instant, vers en bas, sur l’homme. Non point mépriser ce qu’il y a de méprisable dans l’homme, mais se demander, jusque dans les causes profondes, s’il n’y a pas quelque chose qu’il faudrait mépriser dans tout ce dont l’homme a été fier jusqu’à présent, et dans celte fierté elle-même, dans la confiance innocente et superficielle que l’homme mettait dans ses jugements de valeurs. Cette tâche temporaire et difficultueuse fut un moyen parmi tous les autres moyens à quoi me força une tâche grandiose. Quelqu’un veut-il parcourir avec moi ces, chemins ? Je no conseille à personne do le faire— Mais vous le voulez ? Mêlions-nous en route I Vue 426 sur 453

NOTES 421

2.

Pour celui qui a en lui les désirs d’une âme haute et difficile,les dangers seront toujours très grands : mais aujourd’hui, ils sont extraordinaires. Jeté dans une époque,bruyante et populacière dont il se soucie peu de partager la nourriture, il court le risque de mourir de faim et de soif, ou encore de dégoût, pour le cas où il se déciderait à prendreplace’à la table. Il faut bien que quelques hasards heureux viennent, au bon moment, en aide à un pareil homme.

C’est pourquoi je ne saurais assez louer les trois hasards heureux de ma vie, qui vinrent à temps pour combler le dommage que m’avait causé une jeunesse trop solitaire, avide et pleinede désirs,Le premier fut d’avoir trouvé, dès mesjeunes années, une occupatiou honorable et savante, qui me permit de me rendre familier lo voisinage des Grecs, si l’on veut me passer celte expression peu modeste, mais intelligible. Ainsi placé à l’écart et occupé au mieux, il ne me fut pas ^facile de m’émouvoir violemment de quelque chose qui se passe aujourd’hui. J’étais, de plus, dévoué à un philosophe qui savait contredire,avec bravoure, tout ce qui est actuel, ainsi que les « idées modernes», sans déraciner, parunexcès de négations, l’esprit vénèrateur de ses disciples. Enfin je fus, dès ma plus tendre enfance, amateur de musique et aussi, de tous temps, l’ami de bons musiciens : de tout cela il résultait que j’avais peu déraison de m’occuper des hommes actuels : — car les bons musiciens sont tous des ermites qui se mettent en dehors du temps,

3.

Je ne compris que très tard ce qui, en somme, me manquait encore tout à fait : je veux dire la Justice. « Qu’esUce que la justice ? Et si ollo n’était pas possible, comment la vie Vue 427 sur 453

422 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

serait-elle tolérable ? » —c’est ce que je me demandais sans cesse. J’étais profondément inquiet de ne trouver partout où je scrutais en moi-même, que des passions, des perspectives incomplètes, l’assurance de quelqu’un à qui les conditions pre" mières delà justice fontdéfaut ;mais où donc était la circonspection ? — je veux dire la circonspection qu’engendre une profonde compréhension. Je ne m’accordai que du courage et uno certaine dureté, qui est le fruit d’une longue domination do soi : et il faut, en effet, du courage et de la dureté, pour 5’avouer tant de choses, et encore si tard.

4. ’

Ce livre introductif, qui a su trouver ses teetcurs dans un vaste cercle de pays et de peuples, et qui doit posséder, par conséquent, l’art de séduiro les esprits, même les plus secs et les plus récalcitrants, ce livu est demeuré lo plus incompréhensible pour mes amis les plus proches : — lorsqu’il parut, ils furent pris do terreur et il leur apparut comtno une énigme, mettant, entre eux et moi, une géno angoissante. En elfct, l’étal d’âme d’où il tira son origine, était gros de problèmes et do contradictions ; j’étais alors très heureux et très souffrant, conscient, avec fierté, d’une victoire que je venais do remporter sur moi-même, — mais d’une de ces victoires dont on périt généralement. Un jour —c’était durant l’été de 1876 — je sentis naître en moi un mépris soudain et une compréhension nouvelle ; impitoyablement, je passai sur les belles aspirations et les beaux rêves, tels que jusqu’à présent ma jeunesse les avait aimés, impitoyablement, je continuai à suivre mon chemin, In chemin delà «connaissance à tout prix» : et ce fut avec une telle dureté, aveo une tc’lo impaliencedans la curiosité, et aussi avec une telle pétulance que je gâtai ma sanlé pour quelques années. Vue 428 sur 453

NOTES 423

5.

Que se passa-t-il alors, en somme, aveo moi ? Je ne me comprenais pas moi-même, mais l’incitation était comme un commandement. Il semble que nolro destinée future dispose de nous ; ce qui nous arrive est longtemps une énigme pour nous. Le choix desévénements,la poussée et le désir soudain, la répulsion en face de ce qu’il y a de plus agréable, souvent de plus vénéré : de pareilles choses nous effrayent, comme si l’arbitraire jaillissait de nous, quelque chose de capricieux, de fou, de volcanique. Mais ce n’est que la raison supérieure et ’ la précaution de notre tâche future. La longue phrase de ma vio — me disais-je avec inquiétude — faut-il peut-être la lire à rebours ? En lisant autrement, cela est certain, les paroles que je lisais n’avaient « pas de sens ».

Une grande séparation, toujours plus grande, un éloignement volontaire, un besoin de distance, un refroidissement et un assainissement — tout cela, et rien autre chose, fut mon désir pendant ces années. J’examinai tout ce à quoi mon coeur avait été attaché jusque-là, jo retournai les choses, les meilleures et les plus aimées, et je ne regardai quo leurs revers, j’agis à rebours avec tout ce que l’art humain de la calomnie et de la médisance avait pratiqué le plus finement. Alors je me mis à tourner autour de certaines choses qui jusqu’à m’étaient demeurées étrangères, avec une curiosité pleine de ménagements et même d’affection. J’appris à juger, d’une façon équitable, notre temps et tout ce qui est « moderne ». Il se peut que ce fût une façon de mauvais jeu, car j’en fus souvent malade. Mais ma résolution demeura inébranlable, et, même malade, je fis encore la meilleure mino à mon «jeu» et je me défendis méchamment contre toute conclusion à quoi la maladie ou la solitude, ou encore la fatigue des pérégrinations eussent pu contribuer. « En avant, me disais-je,demain tu seras bien portant ; aujourd’hui, il te suffit dépasser pour

a5. Vue 429 sur 453

4a4 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

tel. » A cette époque, je me rendis matlre de tout ce qu’il y avait en moi de « pessimiste » ; la volonté même de la santé le cabotinage furent mes remèdes. Ce que jeconsidéraisalors comme de la santé, ce que je voulais, est assez bien exprimé et révélé par ces phrases : « Une âme solide,douce etjoyeuse au fond, un état d’esprit qui n’a pas besoin de se garder des perfidies et des éclats soudains et qui, dans ses manifestations, n’a rien du ton grondeur et de l’irritation qui sont les qualités particulières et désagréables des vieux chiens et des hommes qui ont longtemps été enchaînés. » — La condition la plus désirable me semblait être «ce balancement libre et sans crainte au-dessus des hommes, des moeurs, des lois et des appréciations traditionnelles des choses ». — C’était, en effet, uno espèce d’indépendance d’oiseau, de coup d’oeil d’oiseau, curiosité et mépris, tout à la fois, tels que les connaît celui qui, sans y élre mêlé, jette un regard sur un grand nombre de choses — je parvins à cette nouvelle condition et je la supportai longtemps. « Un esprit libre » — ce mot froid fait du bien en cet élat, il réchauffe presque ; l’homme est devenu le contraire de ceux qui s’occupent de choses qui ne les regardent pas ; l’esprit libre s’intéressait à beaucoup de choses qui ne le « préoccupent » plus.

6.

Le résultat personnel de tout cela, ce fut, ainsi que je lo dénommai, la négation logique du monde : je veux dire la conviction quo le monde qui nous’ regarde de quelque façon est faux. « Ce n’est pas lo monde en tant que chose en soi

— cclui-ciest vide, vide do sens et digue d’uu rire homérique I

— c’est le monde en tant qu’erreur qui est si riche en signification, si profond, si merveilleux, porlant dans son sein le bonheur et le malheur » : voilà ce quo j’ai décrété alors,—La ((victoire sur la métaphysique », qui est a affaire de la plus haulo tension dans la rcllexionjmmaino », était à mes yeux Vue 430 sur 453

NOTES 425

<

chose atteinte ; et en même temps, j’émis l’opinion qu’il fallait garder pour ces métaphysiques vaincues, attendu que « la plus grande accélération de l’humanité » était venue d’elles, un sentiment de profonde reconnaissance.

Mais à l’arrière-plan se trouvait le désir d’une curiosité bien plus vaste encore, et même d’une tentative immense : je commençais à me demander si toutes les valeurs ne pouvaient pas être renversées, et sans cesse je me posais celte question : que signifient, en général, toutes les évaluations humaines ? Que laissent-elles deviner des conditions delà "vie, de ta vie tout d’abord, puis de la vie humaine, et enfin, de la vie universelle ?

7.

J’avais déjà dépassé la vingtième année, lorsque je compris que la connaissance des hommes me faisait défaut. Et comment saurait-il en être autrement pour quelqu’un qui n’a dirigé son rsprit ni sur les honneurs, ni sur l’argent, ni sur les places, ni sur les femmes, et qui passe la plus grande partie de chaque jour seul avec lui-même ? Il y aurait là maint motif à railleries, si ce n’était pas contraire uu bon goût, dans la préface d’un livre, de se moquer de son auteur. Bref, j’ai trouvé des raisons et des raisons toujours meilleures, pour ine méfier de mes louanges, ainsi quo de mes blâmes, et pour rire de la dignité magistrale que j’avais usurpée ; je fiuis mémo par m*interdire humblement tout droit à un Oui et à uu Non ; en mémo lemps s’éveilla en moi, une curiosité soudaine et violente du « monde inconnu » } — je me décidai à me soumcllro à uno nouvelle discipline, dure cl longue, aussi loin quo possible do mon coin habituel I Peut-être qu’en route la justice elle-même viendrait de nouveau à mu rencontre.

Donc vinrent pour moi les années de pérégrinations, qui furent les années do guèrison : des années compliquées, Vue 431 sur 453

4a6 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

pleines de transformations multicolores et douloureusement charmantes, d’événements que lçs hommes bien portants, les esprits carrésdoivent comprendre et sentir tout aussi peu que les malades et les condamnés, ceux qui sont prédestinés ’à la mort et non pas à la vie. A co moment-là, je ne m’étais pas encore trouvé, mais je m’étais mis bravement en route pour arriver à mon « moi », et j’examinai mille choses et mille gens auprès do qui je passai, pour voir s’ils ne faisaient pas partie de «moi», ou du moins s’ils en savaient quelque chose.

8.

Peu à peu, il me vint un étonn*ment plus pur et plus pro fond, — il y eut plus do chaleur autour de moi, uno atmosphère plus lumineuse. J’eus le sentiment qu’après de pareilles perspectives lointaines, mes yeux, les yeux pour mon « voisinago », commençaient seulement à s’ouvrir. Ces choses voi» sines et proches, quel duvet, quel charme, dans l’intervalle, avait été le leur I Combienj’eus de reconnaissance envers mes aventures I Et comme je fus heureux de ne pas être demeuré chez moi, au coin du feu, blotti frileusement dans «un coin. Quo de surprises 1 Qi.e do nouvelles émotions ! Que de bonheur encore dans la fatigue I Quel repos sous les rayons du soleil 1 Et celte nouvelle voix quo j’entendais, ces rencontres, ces rares tendresses ! Que n’ai-je entendu alors 1 II est vrai que toujours la vieille voix duro(me parvenait à l’oreille, la voix qui commandait ! « Eloigne-toi d’ici I En avant I Metstoi en route I L’homme n’a pas encore été découvert par toi I Il reste bien des pays et bien des mers qu’il te faudra voir : on ne sait pas qui tu pourras bien rencontrer I Qui sait, toimême peut-être J » Vue 432 sur 453

NOTES 4»7

Comme cela arrive à chacun, mes amis, lorsqu’il reste longtemps en chemin, plein de curiosité, séjournant longtemps à l’étranger, moi aussi j’ai vu passer sur mon chemin maint esprit singulier etdangereux : mais c’en était un, avant tout, qui revenait sans cesse, et non des moindres — nul autre que le dieu Dionysos, [ce grand dieu équivoque et tentateur, à qui j’avais offert jadis, comme vous savez, en toute « vénération humaine », mon oeuvre de début : — o’était un véritable holocauste de jeunesse, plus fumée que flamme 1

Entre temps, j’appris bien des choses, trop de choses, sur la philosophie de ce dieu — et peut-être viendra pour moi un jour de si grand calme et de bonheur alcyonien, que mes lèvres déborderont pour raconter tout ce quo je sais, pour vous raconter, mes amis, la philosophie de Dionysos. A mivoix, bien entendu, car il s’agit là de maintes choses mystérieuses, nouvelles, étranges, problématiques et même inquiétantes. Mais Dionysos est un philosophe et les dieux, eux aussi, font de la philosophie, cela me semble être une nouveauté bien problématique et pleine de choses insidieuscs,qui éveillera peut-être de la méfiance, surtout parmi les philosophes : — parmi vous, mes amis, elle soulèvera peut-être moios d’objections, à moins qu’elle ne vous parvienne pas en temps opportun, car jo me suis laissé dire que, de nos jours, on est mal disposé, parmi vous, en faveur des dieux I

C’était le printemps et danstous les arbres montait la jeune sève, En traversant les bois, tandis que je réfléchissais à un enfantillage, je me mis à tailler une flûte, sans savoir au juste ce que je faisais. Mais à peine l’avais-je portée à mes Vue 433 sur 453

428 nUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

lèvres pour siffler, que le dieu apparut devant moi, le dieu que je connaissais depuis longtemps, et il se prit à dire :

—- Eh bien I attrapeur de rats, que viens-tu donc faire ici ? Toi qui es à moitié jésuite et à moitié musicien, et presque un Allemand ? »

(Je m’étonnai qu’un dieu cherchât à me flatter de cette manière, et je me proposai d’ètro sur mes gardes à son égard.)

— J’ai tout fait pour les rendre bêtes, reprit-il. Je les ai fait suer dans leur lit, je leur ai fait manger des kloesse et leur ai commandé de boire jusqu’à s’affaisser par terre, je fis d’eux des casaniers et des savants, et leur ai donné les sentiments misérables d’une âme de domestiques...

— Tu me semblés venir aveede mauvaises intentions,répondis-jo. Tu as l’air do vouloir la destruction de l’homme.

— Peut-être, répondit le dieu. Mais de façon à ce que le résultat soit heureux pour lui...

— Quoi donc ? m’écriai-je avec curiosité.

— Qui donc ? devrais-tu demander 1 — Ainsi parla Dionysos, puis il se tut de la façon qui lui est particulière, c’està-dire en séduclcur. Vous auriez dû voir l’air qu’il avait 1

C’était le printemps, et dans tous les arbres montait la jeune sève. » •>

La disposition selon laquelle Nietzsche a groupé les matières dans la première partie d’Hamain,trop humain est la même pour ce volume-ci. Chacun des’deux opuscules devrait se diviser en neuf chapitres, mais l’auteur n’a pas marqué par des divisions visibles ce parallélisme intérieur, laissant à chaque lecteur le soin de reconnaître dans cet ouvrage un développement logique et une amplification de l’oeuvre principale.

Il nous a paru cependant intéressant do reproduire ici une disposition établie par M. P. Gast, qui montre la concordance entre les matières des deux volumes : Vue 434 sur 453

NOTÉS 429

HUMAIN, TROP HUMAIN

DEUXIÈME PARTIE

PREMIÈRE PARTIE —»» <*> —— -

OPINIONS LE VOYAGEUR

I. Des choses premières et Aph. i-3a Aph. 1-17 dernières.

II. Pour servir à l’histoire — 33-gt — 18-71 des sentiments moraux.

III. La vio religieuse. — 92-g8 — 72-80

IV. De l’âme des artistes el — 99-178 — 87-170 des écrivains.

V. Caractères de haute et de — i7g-23o — 171-233 basso civilisation.

VI. L’homme dans la so- — a3i-a6g — 234*264 ciété.

VII. La femme et l’enfant. — 270-2g3 — 265-274

VIII. Coup d’oeil sur l’Etat. — 294-324 — 275-294

IX. L’homme avec lui- — 3a5-4o8 — 290-350 même. y^rtïîiT^

Hkjjni AtBkRT. i < Vue 435 sur 453 Vue 436 sur 453

OTBEX DES APHORISMES
;rOPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES

Hisioria in nnce 29

Incurable..... 29

Les applaudissements sont unecontinuationdu spectacle.’...*. 30

Courage de l’ennui 30

De la plus intime expérience du penseur 30

Les obscurantistes 34

Quelle espèce de philosophie

fait périr l’art • 34

A Gcthsémané..... 35

Au métier à tisser 35

Dans le désert de la science 36 La prétendue « vérité

vraie • 86

Vouloir être juste, et vouloir être juge..... 38

Sacrifice 40

Contre les inquisiteurs dé

la morale... 40

Dent de serpent 41

La duperie en amour..... 41 A celui qui nie sa vanité.. ki Pourquoi les gens bètes deviennent si souvent michants.- 42

20

A ceux que la philosophie

a déçus 21

Etre gâté 21

Les prétendants de la réalité 21

Progrès de la pensée libre. 22 Un péché originel des philosophes 22

Contre les Imaginatifs.... 23

Inimitié contre lalumière. 23

Scepticisme chrétien 24

La ( loi de la nature » une

superstition 24

Echu à l’histoire. 25

Le pessimiste de l’intellect. 25

Besace des métaphysiciens. 26 La connaissance nuisible à

l’occasion 26

Cedont le philistin a besoin 27

Les exailés 27

Le bien induit à la vie.... 27

Bonheur de l’historien.... 27

Trois espèces de penseurs. 28

L’image de la vie 23

La vérité ne tolère pas

d’autres dieux 28

Sur quoi l’on exige le silence 20 Vue 437 sur 453

432

HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

L’art des exceptions morales 42

L’absorption et la non-absorption des poisons... 43 Le monde privé du sentiment du péché......... 43

Les consciencieux 43

Moyens opposés pour évilcr

l’amertume 43

Ne pasprendre trop à coeur 44

L’humaine « chose en soi » 44 Ce qu’il y a de comique chez beaucoup de gens

laborieux 44

Avoir beaucoup de joie... 45

Dans le miroir de la nature 45

Puissance sans victoires.. 46

Joie et erreur 46

On a tort d’èlrc injuste... 46 Jalousie, avec eu sans

porte-parole 47

La colère comme espion.. 48 La défense est moralement plus difficile que l’attaque 48

Honnête contre l’honnêteté 48

Charbons ardents........ 49

Livres dangereux.,’.,,,,, 49

Compassion fci nie 49

La contradiction ouverte

est’ souvent conciliante. 49

Voir luire sa lumière 50

Joie partagée... 50.

Grossesso ultérieure 50

Dur par vanité.. 51

Humiliation 51

Hérostratisme extrême... 51

Le monde des diminutifs. 51

Défaut de la pillé 52

Indiscrétion 52

La volonté a honte de l’intellect. ;... 52

Pourquoi les sceptiques déplaisent à la morale.... 63

Timidité 63

Un danger pour la moralité,

universelle 53

L’erreur la plus amère... 53

Amour et dualisme 64

Interpréter selon le rêve.. 64

Débauche 54

Punir et récompenser 64

Deux fois injuste......... 65

La méfiance..... •.•...-.• ■ > • 65

Philosophie du parvenu.. 65 S’cnlendre à se laver proprement 65

Se laisser aller.... 63

Le gred.in innocent 66

Faire.des plans 66

Ce qui nous sert à voir l’idéal... 66

Louanges déloyales...... 67

Il est • indifférent comment

on meurt.., 67

Les moeurs et leurs victimes 68

Le bien et la bonne conscience.*.... •...-.■ 69

Le succès sanctifie les intentions. ;. ; ;. ; ; 59

Christiaoistes, et non pas

chrétiens 60

Impression de la nature chez lès hommes pieux

et irréligieux 60

Assassinats légaux, 61

t Amour»...» Cl

Le christianisme accompli, 62 Vue 438 sur 453

INDEX DES APH0HISMES

433

De l’avenir du christianisme 62

Historisme et bonne foi des

incrédules 64

Le poète comme indicateur

de l’avenir 67

La muse en Pentlitsilée.... 68 Ce qui est le détour vers le

beau 69

Pour excuser mainte faute 69

Satisfaire les meilleurs.... 69

’D’une mémo étoffe 70

Langage et sentiment 70

Erreur au sujet d’une privation 70

Lès trois quarts de la force 71 Né pas accepter comme

hôte la faim 71

Vivre sans art et sans vin. 71

Le génie do proie. 71

Aux poètes des grandes

villes 72

Le sel du discours....... 72

L’écrivain.le plus libre... 73

Réalité choisie. 76

Espèces bâtardes de l’art.. 76 La couleur manque pour

faire le héros 76

Style de la surcharge..... 17 Pulchrum est paucorum

hominam. 77

L’origine du goût pour les

.oeuvres d’art 78

Pas trop rapproché....... 79

Brutalité et faiblesse..... 79

La bonne mémoire 80

v Affamer au lieu de rassasier 80

Crainte de l’artisto 80

Le cercle doit être décrit. 81

L’art ancien et l’âme du

présent. 81

Contre ceux qui blâment

la brièveté 83

Contre les myopes........ b3

Lecteurs de sentences..... 8 J

Inconvenances du lecteur. 84 Ce qu’il y a de iroublaut

dans l’histoire de l’art.. 84

Aux héros de l’art 84

Le manque de conscience

esthétique 85

Comment l’âme doit se mouvoir d’après la musique nouvelle, 85

Poêle et vérité 87

Afoyens et but, 87

Les plus mauvais lecteurs, 87 Caractère des bons écrivains 87

Les genres mêlés 87

Se taire, 88

Insignes du rang 88

Livres froids 88

Artifice du balourd 88

Du slyle baroque 89

La valeur des livres honnêtes 91

Par quoi l’art crée un parti.... 9i

Devenir grand aux dépens

de l’histoire..,, 92

Comment on peut gagner

une époque pour l’art,.. 92

Critique et joie 93

Au delà des limites 93

OEil de verre,, 93

Ecrire et vouloir vaincre., 91

« Bon livre saiî, attendre ». 94 Vue 439 sur 453

/|34

HUMAIN. TROP HUMAIN. DEUXIÈME PARTIE

L’excessif comme procédé

d’art...t 95

L’orgue do barbarie caché, 95

Le nom sur la page de litre 95

La critique la plus violente. 96

Peu et sans amour 93

Musique et maladie 96

Avantage pour les adversaires 97

Jeunesse et critique. ;,.., 97

Effet de la quantité 97

Tout commencement est

danger 93

En faveur des critiques.., 98,

Succès des sentences 98

Vouloir vaincre 09

Sibi scribère,., 99

Eloge de la sentence 99

Besoins artistiques de second, ordre 99

Les Allemands au théâtre.. 101 La musique, manifestation

tardive de toute culture. 104, Les poètes ne sont plus des

éducateurs 107

Regard en avant et en arrière 108

Contre l’art des oeuvres

d’art... 109

Persistance de l’art...,,.. 110 Les porte-paroles des

dieux 111

Ce que tout art veut et ne

veut pas, 112

Art et restauration 113

Bonheur de l’époque 113

Une vision ; 114

Education, tortion 115

Philosophes et artistes de

l’époque 116

Ce n’est pas suns peine que l’on est soldat de la culture 116

Comment il faut raconter

l’histoire naturelle 117

Génialité de l’espèce humaine 118

Culte de la culture 118

L’ancien monde et la joie. 119 Les muses mensongères.’. 120 Homère sait être paradoxal. 120

Justification ultérieure de

l’existence 121

Le pour et le contre sont

nécessaires.,’ 121

Injustice de génie,, 121

La pire destinée d’un prophète.’ 122

Trois penseurs égalent • ’

une araignée 122.

Les rapports avec les auteurs 132

Attelage à deux 122

Ce qui lie et ce qui sépare v 123

Tireurs et penseurs 123

De deux côtés à la fois... 123

Original 124

Erreur des philosophes.. 124

Trait d’esprit 124

Le moment qui précède la

solution 124

Se joindre aux exaltés.... 125

Airvif. » 128

Pourquoi les savants sont plus mobiles que les artistes -128^

En quoi la piété obscurcit. 126

Etre placé sur la tête 126

Origine et utilité delà mode 127 Vue 440 sur 453

INDEX DES AFIIORISMES

435

Délier la langue 127

Esprits à libro cours 128

Oui, la faveur des muses. 128 Contre l’enseignement de

la musique 129

Ceux qui découvrent des

trivialités.’. 129

Moralo des savants 129

Cause de la stérilité 130

Monde renversé des larmes, 130 Les Grecs comme interprète 130

Du caractère acquis des

Grecs 131

Ce qui est vraiment païen. 132

Grecs exceptionnels 134

Ce qui est simple ne se présente ni en premier

ni en dernier lieu 135

Où il faut partir en voyage, 138

Baume et poison 140

La foi sauve et damne 142

La tragi-comédie de Ratis-

bonne 143

Erreurs de Goethe 145

Les voyageurs et leurs degrés. 146

En montant plus haut.... 117

Mesure et milieu. 147

Humanité dans l’amitié et

dans la maîtrise 148

Les profondeurs 148

Pour ceux qui méprisent l’humanité do troupeau » 148

Principal manquement â

l’égard des vaniteux.... 149

Déception 149

Deux sources de la bonté. 149

Le voyageur en montagne so parle à lui-même..,, 150

Excepté le prochain 150

Précaution, 151

Vouloir parattro vaniteux, 151

La bonne amitié., 151

Les amis comme fantômes, 151 Un oeil et deux regards.. 152

Le lointain bleu 151

Avantage et désavantage dans le même malentendu 152

Le tiage qui se fait passer

pour fou,, 152

Se forcer à l’attention.... 153 Le chemin qui mène à uno

vertu chrétienne 153

Ruse de guerre de l’importun,. 153

Raison de l’aversion 153

En se séparant 154

Silencel 154

Impolitesse 164

La franchise qui se méprend 157

Dans l’antichambre de la

faveur 155

Avertissement aux méprisés 155

Certaines ignorances anoblissent 155

L’adversaire de la grâce., 155

En se revoyant 158

Il ne faut se faire d’amig que parmi les [gens ’qui

travaillent 136

Une arme peut valoir le

double de deux armes.. 156 La profondeur et l’eau trouble... 157

26. Vue 441 sur 453

430

HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

Démontrer sa vanité devant

les amis et les ennemis. 167

Rafraîchissement........ 157

Sentiments composites,.,. 157 Quand le danger est le plus

grand 157

Pas trop tôt 158

Le plaisir que causent ceux

qui regimbent 158

Tentative de l’honnêteté... 153

L’éternel enfant 153

Toute philosophie est la philosophie d’un âge particulier 159

De l’esprit des femmes... 160 Elévation et abaissement

sur le domaine sexuel., 160 La femme accomplit, l’homme promet 160

Transplantation., 161

Le rire révélateur,,.,,... 161

De l’âme du jeune homme. 161 Pour rendre le monde meil-

, leur 161

Ne pas se méfier de ses

sentiments 162

Cruelle invention de l’amour..... 162

Portes 162

Femmes compatissantes.. 162

Mérites précoces 163

Ames faites d’une pièce... 163

Jeunes talents 163

Dégoût de la vérité.. ;... 164

La source du grand amour. 164

Propreté 164

Vieillards vaniteux 165

Utilisation du nouveau... 165 Avoir raison auprès des

deux sexes 165

Renoncement dans la volonté d’être bello 165

Incompréhensible, insupportable 166

Lo parti qui prend l’allure

d’une victime 166

Affirmer vaut mieux que

démontrer 166

Les meilleurs receleurs,., 167 De temps en temps... ;.,. 167 La vertu n’a pas été inventée par les Allemands... 16/ Piafraus ou autre chose, 168 Dans les choses bonnes, le demi vaut mieux que

l’entier.... 168

L’homme de parti 169

Ce qui est allemand selon

Goethe 169

Quand il faut s’arrêter... 169 Révolutionnaires et. propriétaires, 170

Tactique des partis....... 171

Pour fortifier les partis..., 171 Prendre soin de son passé. * 112

Ecrivains de parti........ 172

Prendre parti contre soimême., 172

Danger dans la richesse., 172 Le plaisir, de commander

et d’obéir 173

Ambition delà vedette... 174

La nécessité de l’âne...,. 174

Moeurs et parti 174

Se vider 174

Ennemis désirés... 174

La propriété possède.../ ; 175 De la domination des compétences 175

Le « peuple des penseurs » Vue 442 sur 453

INDEX DES APHORISMES

437

(celui des mauvais penseurs). i4 176

Porter des hiboux & Athè-

nei 177

La presse,..,., 180

Après un grand ;événement, 180 Etreunbon Allemand, o’est

cesser d’être Allemand.. 180

Prédilection pour.l’étranger 181

Opinions...•• 134-

Deux espèces de sobriété.. 184

Falsification de la joie.... 184

Le bouc de vertu. 184

Souveraineté 185

Celui qui agit sur ses semblables est un fantôme et •

, non’pas une réalité.,.. 185

Prendre et donner 185

Le bon champ 185

Les relations une jouissance 186 Savoir souffrir publiquement.. 186

Chaleur sur les sommets.. 186 Vouloir le bien, savoir le

beau.187

Danger de ceux qui

renoncent 187

Dernière opinion sur les

opinions 188

9 Gandeamus igitur »... 188

A quelqu’un qui a été loué 188

Aimer le maître 188

Trop beau et trop humain. 188 Effets mobiliers et propriété

terrienne 189

Involontaires figures idéales 189

Idéaliste et menteur 190

Etre mal compris 190

Le buveur d’eau parle,... 190

Au pays des an thropoph âges 190

Le degré do congélation

delà volonté 190

L’idéalrenié 191

Penchant perfide 191

Bonheur d’escalier, 192

Vers. 192

La position victorieuse... 193

Danger dans l’admiration. 192

Utilité de la maladie 193

Infidélité, condition de la

maîtrise 193

Jamais en vain...,....,. 193

A travers les vitres dépolies 194 Indices de transformations

violentes 194

Médicament de l’âme 194

Classification des esprits., 194

Lefatalist 194

Raison de beaucoup d’humeur 195

L’excès comme remède... 195

« Veuille être toi-même ! ». 195 Vivre, si possible, sans

adhérents 195

S’obscurcir < 196

Ennui 196

Le danger dans l’admiration 196

Ce que l’on demande à l’art 196

Réfection 197

Après la mort 197

Laisser dans le royaume des

ombres 197

Près de. la mendicité 197

Penser par enchaînements. 198

Compassion 198

Qu’est-ce que le génie ?.,,, 198

Vanité des combattants... 198 La vie philosophique est

mal Interprétée 198

Imitation 198

36.. Vue 443 sur 453

438 HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIEME PARTIS

Dernier enseignement de

l’histoire 199

La générosité comme masque. 1 199

Impardonnable,, 200

Axiomes parallèles 200

L’oreille qui fait défaut... 200 Défaut de point de vue et

non pas de l’oeil 201

L’ignorance sous les armes 201

A la buvette de l’expérienco 201

Oiseaux chanteurs 202

Pas à la hauteur 202

Fautes que commettent les

biographies 203

Ne pas payer trop cher.,, 203 Quelle est la philosophie

dont une société a.toujours besoin.., 203

Indices d’une âme noble., 203 Le sublime et celui qui,1e

contemple.,........,.,, 203’

Se contenter...... 204

Avantage dans la privation 204

Recette pour le martyr.... 204

Le juge 204,

Utilité du grand renonce-,

ment ’ ~ 205

Comment le devoir prend

de l’éclat,, 208

Prière aux hommes SOS

Créateurs et jouisseurs..., 205

La gloire de tous les grands 205

La course aux enfers 206

LE VOYAGEUR ET SON OMBRE

De l’arbre de la science... 213

La raison du monde 213

« Au commencement était» 213 Mesure de la valeur de la

vérité 214

Langage et réalité 2(4

L’imperfection terrestre et

sa ’cause principale 215

Deux modes de consolation 217

Dans la nuit............. 218

Où a pris naissance la théorie du libre arbitre..... 219

Ne pas sentir de nouvelles

chaînes 220

Le libre arbitre et l’isolation des faits 221

Les erreurs fondamentales 222

Dire deux fois les choses. 223 L’homme comédien du

monde 223

Modestie de l’homme..... 225 Où l’indifférence est nécessaire 225

Explications profondes... 227

Le Diogène moderne 229

Immoralistes.,..,, 230

Ne pas confondre 280

L’bomme.celuiqui mesure. ’ 231

Principe de l’équilibre..... 231

Les partisans de la doctrine

du libre arbitre ont-ils.

le droit de punir....... 234,

Pour juger le criminel et

son juge 237

L’échange et l’équité..... 287/’ ; Les conditions légales comme moyens.. ; 238"

Explication de la joie ma*,. ".■/’

ligne. ;.,.....,.. 239,

Ce qu’il. y a d’arbitraire. Vue 444 sur 453

INDEX DES APHORtSMES

m

dansl’altribution du châtiment 239

La jalousie et sa soeur plus

noble 241

Jalousie des dieux 242

La vanité comme sur pousse

d’un état antisocial 212

L’équité... 243

Elément de la vengeance... 243

Les vertus du préjudice.,, 248

Casuistique de l’avantage,, 249

Devenir hypocrite 249

Une espèce decultedes passions, 250

Le remords...H, 231

Origine des privilèges.,.. 251 La signification de l’oubli

dans le sentiment moral. 251 La richesse morale par succession,. 252

; Le jugé et les circonstances

atténuantes 253

Problème du devoir de la

vérité 254

Degrés de la morale 255

La morale de la compassion dans la bouche des immodérés 256

Cloaques de l’âme 256

Une façon de repos et de

contemplation 257

Une défense sans raison.. 257

Caractéristique, 257

Compassion et mépris.... 258

Savoir être petit 258

L’image de la conscience.. 25S

Les passions surmontées.. 259

L’habileté à servir 259

Danger du langage pour la

liberté intellectuelle..... 260

Esprit cl ennui 260

Les rapports avec des animaux 260

Nouveaux acteurs 262

Qu’est-ce « être obstiné » ? 262

Le mot « vanité » 203

Fatalisme turc..’ 263

Avocat du diable.’ 265

Les masques de caractère

moraux 265

La vertu la plus noble..... 265 Ce qui est d’abord nécessaire 266

Qu’est-ce que la vérité ?... 266’

Habitude des contrastes.,.. 266

Si l’on peut pardonner,... 267

Honte habituelle 267

L’éducateur le plus maladroit 268

L’écriture delà prévoyance 269

Missionnaires divins 269

Loyauté dans la peinture,. 270

La prière 271

Un saint mensonge. ’. 272

L’apôtre le plus nécessaire 272 Qu’est-ce qui est plus périssable, l’esprit ouïe corps ? 273 La foi en ’la maladie, une

maladie..., 273

Parole et écriture des hommes religieux 273

Danger dans la personne,. 274

La justice terrestre 274

Une affectation en prenant

congé 275

Sauveur et médecin 276

Les prisonniers 276

Le persécuteur de Dieu... 278

Socrate 278

Apprendre à bisn écrire... 279 Vue 445 sur 453

44o

HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

L’école du meilleur style.. 280

Prendre garde à l’allure... 280

Déjà et encore,.v........ 281

Allemand original., 281

Livres interdit 281

Montrer de l’esprit 282

Littérature allemande et

française 282

Notre prose 282

Le grand style 283

Eviter...... 283

Quelque chose comme du

pain.. 284

Jean Paul 284

Savoir aussi goûter le contracte... 285

Auteuïl à esprit de vin... 285

Le sens médiateur 235

Lessiog 285

Lecteurs que l’on ne désire

pas. ;.. 286

Idées de poêles 286

Ecrivez simplement et uli-

, lemènt....... 286

Wieland 287

Fêlesjares... 287

Le trésor de la prose allemande 288

Style écrit et style parlé.. 288

Citer avec prudence...... 288

Comment doit-on dire les

erreurs ? 289

Restreindre et agrandir... 289 La littérature et la morale

s’expliquent......’ 290

Quelles sont les contrées qui réjouissent d’une façon

durable ? 290

Lire à haute voix 291

Le sens dramatique 291

Herder 291

Odeur des mots... ; 293

Le style cherché 893

Promesse solennelle 293

La convention artistique., 293 Affectation de la science

chez les artistes 294,

L’idée*de Faust 296

Y a-t-il des classiques allemands ?....,. 296

Intéressantmaispolnt beau. 299* Contre les novateurs du

langage...., 299

Les auteurs tristes et les auteurs graves..’. 300

Santé du goût’. 300

Résolution 300

Corriger la pensée, 300

Livres classiques 801

Mauvais livres........... 301

Présence des sens 301

Idées choisies. 301

Cause principale de la corruption du style 302

Pour excuser les styliste^

lourds....... 302

Perspective à vol d’oiseau. 302

Comparaisons hasardeuses..303 >

Danser dans les chaînes.,. 303

Ampleur des écrivains.,,. 304

Héros’essoufflés 304

Les demi-aveugles. 304

Le style de l’immortalité.. 304 Contre les images et les

symboles...... 305

Se garder 308.

Squelettes tatoués ’... -306

Le style grandiloquent et, /

ce qui lui est supérieur.. 306

Sébastien Bach 306 Vue 446 sur 453

INDEX DES APIIORISMES

44»

Haendel 307

Haydn... 307

Beethoven et Mozart 307

Récitatif. 303

Musique « sereine » 303

François Schubeit 309

La diction musicale la plus

moderne 306

Félix Mendelssohn 310

Une mère des arts....... 310

La liberté dans les entraves

— une liberté princiers. 311

La barcarolle de Chopin,. 311

Robert Schumann 312

Leschanteursdramatiques. 312

Musique dramatique 312

Victoire et raison. 313

Du principe de l’exécution

musicale........ 313

: Musique d’aujourd’hui.... 314 Où la musique est à l’aise. 314 Sentimentalité dans la musique,. 315

En amis de la musique... 317 L’art dans le temps réservé

au travail 317

Les employés des sciences

et les autres 319

Reconnaissance du talent,, 321

Rire et sourire 311

Entretien des malades 321

La médiocrité comme mas-

■ que. 322

Lès patients 322

Les meilleures plaisanteries. 323 ’Accessoires de toute Yéné-

. ration........ 323

Le grand ’ danger des savants.-..,-..,.... 323

Les maîtres à l’époque des

livres,.,... 325

La vanité considérée comme

la chose la plus utile.,., 325

Pronostics de la culture.., 326 La colère et la punition

viennent à leur temps,, 327

Origine des pessimistes.., 328

De la mort raisonnable.., 329

Regardant en arrière...., 330

La guerre comme remède. 330 Transplantation intellectuelle et corporelle corn-

. me remède 331

L’arbre de l’humanité et la

raison 332

L’élogedu désintéressement

et son origine 333

« Temps d’obscurité »,.,. 336 Le philosophe de l’opulence..., 336

Les époques de la vie...., 336

Le rêve 337

Nature et science 337

Vivre simplement 338

Sommets et monticules..,, 338 La. nature ne fait pas de

bonds... ; 333

Proprement, il est vrai.... 339

Le solitaire parle., 339

Fausse célébrité... 339

Touristes 340

Trop et trop peu 340

La fin et le but 340

Neutralité de la grande nature 341

Oublier les intentions...,. 341

Ecliptique de l’idée 341

Par quoi l’on aurait tout le

monde contre soi, 341 Vue 447 sur 453

44a

HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

Avoir honte de la richesse. 342

Excès dWrogance 343

Sur le terrain de la honte. 313

Sort de (a mortalité 314

Le fanatique de la méfiance ’

et sa garantie 341

Livres européens, 346

Mode et moderne,, 348

La « vertu allemande »... 352 Classique et romantique.,. 351 L’enseignement de la machine.......... 354

Pas sédentaire, 355

Réaction conrfe la culture

des machines 335

Le côté dangereux du ratio •

nalisme 356

La passion au moyen-âge. ’ 357

Piller et économiser 357

Ames joyeuses, 358

• Athènes déréglée 353

Sagesse des Grecs.., 35jj,

L’éternel Epicure 359

»Le style de la supériorité,, 359

Ceux qui s’enterrent 360

Tyrans de l’esprit. ; 360

L’émigration la plus dangereuse ’360

La folie de l’État 361

Contre ceux qui ne’ména-

gent pas leurs yeux.... 361 Grandes oeuvres et grande

foi...... 361

L’homme sociable 362

Fermer lesyeux de l’esprit. 362 La vengeance la plus terrible.....’ 362

L’impôt du luxe 363

Pourquoi les mendiants vivent encore 363

Comment le penseur utilise. une conversation,.,.,,, 363

L’art de s’excuser 864 ’

Relations impossibles.,,., 36V Le renard des renards,,,, 365 Dans les relations intimes, 368 Le silence du dégoût.,,,, 865 ’ Sérieux des affaires...... 365.

Ambiguïté., 366

Positif et’négatif..866

La vengeance des filets vides.,, 366

Ne pas faire valoir son

droit ’366

Porteurs de lumières...... 367

’Le plus charitable. 367

Vers la lumière, 367

L’hypocondriaque......... 367 ’

Restituer,............... 367

Plus subtil qu’il n’est nécçs-.

saire,,....,. 363

Une espèce d’ombre, claire..368 Ne pas, se venger ?......, 368

Erreur de ceux qui vénèrent,.....’ ;.,,.,,.,,,,.* 369 -

Lettre t.,. 369.

Prévenir contre soi-même.. 370] Chemins de l’égalité.,..’,’, 370 ■

Calomnie........., 370/

Le ciel des enfants".».,,.. ’ 371/

Les impatients.,, 871 ;

11 n’y a pas d’éducateurs, 372Compassion pour la jeu-./ :

nesse.’ 373’

Les âges de la vie........ 373

L’esprit des femmes dans : A

la société actuelle,,,’.,r-375« Grand et périssable..,.. ;,376 Sens du sacrifice,,.......’ 376

Peu féminin 37$ Vue 448 sur 453

INDEX DES APUORISMES 443
! tes tempéraments masculins et féminins et la mortalité 376

Le temps des constructions

cyclopéenncs, 377

Le droit de suffrage univer-

sel....... :.,.. t 378

La mauvaise’Induction.... 380 Prémisses de l’âge des machines 380

Une entrave de la’culture. 380 1 Plus de respect pour les-

V compétences,,,381

Le danger des rois, 383

Le professeur est un mal

; nécessaire.,, 383.

La contribution de l’estime. ’334 Les moyens pour arriver

à la paix véritable...., 385 ; La propriété peut-elle être ; équilibrée par la justice ? 387

La valeur du travail 389

De l’étude dû corps’social. 391 En quoi la machine humilie. ;...... r 391

Quarantaine de cent années. 392 Le partisan le plus dange-

reux.J *. 392

La destinée de l’estomac.. 392 Victoire de la démocratie. 392 But et moyens de la démocratie... 394

’, Là circonspection et le suc-

>cès...• 395

EtinArcadia ego,,,..,. 395

Calculer et mesurer 397

►. Ne pas voir au mauvais

/moment 397

La pratique du sage....... 397

La fatigue de l’esprit.... 398

« Une seule chose est nécessaire» 398

Un témoignage d’amour., 398 Comment on cherche & cor% rlger les arguments mauvais 398

La loyauté 399

Homme 1 3’J9

La gymnastique la plus net

cessairo,..,,.,,, 399

Se perdre soi-même...... 400

Quandil faut prendre congé,. 400

A l’heure de midi 400

Se garder de’son peintre.. 401 Les deux principes de la

vie nouvelle, 401

Irritabilité dangereuse,... 402

Destruction des illusions.. 402

La monotonie du sage... 402 Ne pas être malade trop

longtemps 402

Avertissement aux enthousiastes) 403

Savoir se surprendre..... 403

Opinions et poissons 404

Signes de liberté et de contrainte...". 404

Croire en soi-même 404

Plus riche et plus pauvre,

tout à la.fois 405

Comment il faut attaquer.. 406

Mort 406

Remords ; 406

Devenir penseur 407

Le meilleur remède 407

Ne touchez pas l 407

La nature oubliée., 407

Profondeur et ennui 408

Quand il est temps de se

faire serment de fidélité. 403 Vue 449 sur 453

444

HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

Ceux qui prédisent le temps. 409

Constante accélération 409

Trois bonnes choses 409

Mourir pour la « vérité». 410

Avoir sa taxe 410

Morale pour ceux qui bâtissent 410

Sophocléisme 410

L’héroïsme 411

Double de la nature 411

Affabilité du sage 412

Or... 412

Roue et frein 412

Dérangements du penseur. 412 Avoir beaucoup d’esprit.,, 412 Comment il faut vaincre., 413 Illusions des esprits supérieurs.’ 413

Exigence de la vanité.... 413

Digne d’un héros. 414

A quoi l’on peut mesurer

la sagesse.,.« 414

L’erreur présentée d’une

façon désagréable,..,,. 414

La maxime dorée. 414 Vue 450 sur 453

TABLE DES MATIÈRES

AYANT-PROPOS.,,,, 7

PREMIERE PARTIE

Opinions et Sentences mêlées 1 g

DEUXIEME PARTIE

Le Voyageur et son Ombre 207

NOTES 4*9

INDEX DES APHORISMES V’^VM**’^ 43 I Vue 451 sur 453

ACHEVÉ D’IMPRIMER

le trente septembre mil neuf cent deux

PAR

DLAIS ET ROY

A POITIERS

pour le MBRGVRB

FRANCH^rX