Disparus/II

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II

La grotte d’Yvon.


Yvonnaïk, désespéré de la décision subite de son père, et sentant bouillonner en lui son sang sous le coup de l’injure reçue, sans réfléchir qu’il l’avait provoquée par ses paroles trop vives, Yvonnaïk était parti de la maison paternelle comme un fou, non avec une intention arrêtée de fuir, mais uniquement pour se cacher loin de tous les yeux et pleurer à son aise. Le garçon était fier et se vantait que jamais personne ne l’eût vu pleurer depuis sa plus tendre enfance. Ainsi l’avait élevé Manon, pas du tout en petite fille timide et faible. Quitter Manon, grande Manon, sa sœur, sa mère, à la fois, non, il ne le pourrait jamais. Et cependant, il faudrait se résigner si son père l’exigeait. Yves serrait les poings. Les larmes voulaient venir dans ses yeux, mais il avait résolu de ne leur donner libre cours que lorsqu’il serait dans certain endroit connu de lui seul. Les gamins de Penhoël, ses camarades de jeu, ignoraient même l’existence de cet endroit.

C’était, au sommet des rochers qui bordaient la côte, de l’autre côté de la petite baie, sur le bord de la falaise, une grotte dont Yvonnaïk avait fait la découverte par hasard, peu auparavant.

Comment il l’avait trouvée ? À cause d’une superbe touffe de roseaux qu’on apercevait, en passant, du sentier zigzaguant au faîte de la falaise presque à pic, et dominant la mer. Là, le bord de la falaise était comme entamé, il semblait qu’il en fut tombé un morceau dans la baie ; et cette cavité de la roche formait une niche verdoyante du fond de laquelle surgissait une véritable moisson de panaches bruns dont grande Manon était très friande pour ses jardinières… Yves n’avait pas eu de peine à descendre le sentier qui menait de là, par un petit embranchement, à une source d’eau très fraîche, filtrant de la roche, où les cultivateurs, l’été, venaient volontiers se rafraîchir. Yves, descendu là, avait coupé une magnifique gerbe de ches à l’intention de sa sœur. Et, le soleil étant très ardent, la mer belle, comme il y avait, à gauche, une sorte de petite pelouse naturelle, rendue toute verte par le voisinage de l’eau, fraîche et tentante, Yves s’y était étendu au soleil. Les rayons le gênaient ; il songea à se mettre à l’abri sous une épaisse couverture de ronces dont la chevelure tombait du sommet du roc. Il souleva donc cette chevelure et aperçut quelque chose qui aurait grandement effrayé un petit Parisien de nos jours, mais qui excita sa convoitise et éveilla ses instincts de petit chasseur en herbe, fils du chevalier de Valjacquelein : c’était un serpent  ! mais un serpent qu’il savait inoffensif : la plus petite espèce de couleuvre. Une bête jolie, qu’on peut apprivoiser facilement, qui tend bientôt la tête pour qu’on la caresse, avec qui on cherche des mouches, des colimaçons qu’elle vient manger dans la main. C’était un orvet. Le reptile dormait la tête appuyée sur une pierre ; Yves chercha tout doucement dans sa poche un bout de ficelle (il en avait toujours) et fit un nœud coulant, très vite, puis, traîtreusement, il allongea le bras dans l’intention de passer le nœud autour de l’endormie, qui se serait réveillée captive. Mais les couleuvres ont l’ouïe fine. Celle-ci ouvrit les yeux et se déplaça aussitôt. Puis, elle commença à glisser avec lenteur le petit tire-bouchon de son corps, filant entre les mousses et les cailloux du côté de la paroi du rocher. On pense si Yvonnaïk renonça à la poursuite ! À plat ventre, sur les genoux, il suivit la bête. Empêtré dans la chevelure de ronces, il la manqua plusieurs fois, sa main s’abattant au moment où la fugitive disparaissait. Il avançait toujours. Il arriva vers une cavité en retrait tout à fait cachée derrière une forêt de plantes grimpantes et de vieilles ronces sèches. Par là, mademoiselle la couleuvre disparut. Yves ne se tint pas pour battu. Cette ouverture n’était pas trop étroite, même pour le passage d’un corps moins fluet que celui du jeune garçon : il s’y laissa glisser, curieux d’ailleurs de voir jusqu’où allait ce couloir. Hélas ! les serpents ont toujours ce rôle de tentateur, ils nous mènent au malheur par des chemins étroits… Celui-ci ne faillit point à la tradition, comme on verra.

Au grand étonnement d’Yves, le couloir allait s’élargissant, de plus en plus sombre. L’orvet avait disparu dans une mince fissure, mais ce n’était plus lui qui intéressait notre explorateur. Il s’était accroupi et avançait à croupetons sous la voûte creusée, lorsque apparut le rebord d’un véritable trou. Yves était prudent : il se demanda si, dans ce trou, il n’y avait pas tout simplement de l’eau. Il pencha la tête, tendit le bras et ne rencontra que le vide. Voulant se rendre compte, il ressortit, coupa, avec son couteau, un long brin de ronce et le fit pendre par le gros bout dans l’orifice. Quand il retira sa sonde, elle n’était point mouillée ; et, de plus, il avait senti un fond de pierres. Dans ces conditions, Yvon se dit qu’il n’y avait probablement pas de danger à s’y introduire en y laissant pendre ses jambes. Ce qu’il fit, tout en se retenant par les mains à la margelle de cette espèce de puits sans eau. Son pied avait rencontré une pierre assez large qui ressemblait réellement à une marche. Yvon était reste là quelque temps sans bouger pour s’habituer à la demi-obscurité, et, en se penchant, il avait aperçu une deuxième pierre formant également marche, et un terrain ferme, qui n’était pas à une très grande profondeur, où, évidemment, il pouvait parvenir en plaçant son pied sur le deuxième point d’appui.

C’est ainsi qu’il pénétra dans cette caverne. Comme elle était obscure et qu’en portant les mains devant lui il n’avait senti que du vide, il n’avait pas osé pousser plus loin sa reconnaissance des lieux, mais, une heure après, il était de retour avec une chandelle et un briquet (il n’était pas question d’allumettes à cette époque-là), et il constatait avec enthousiasme l’importance de sa découverte.

La grotte formait une grande chambre de plusieurs mètres. Elle était creusée dans la roche et donnait sur d’autres petits cabinets naturels, par des fissures plus ou moins étroites.

Quelle admirable retraite de mystère, quelle délicieuse cachette, abri les jours de pluie, maison de Robinson, entrepôt d’ustensiles de pêche, etc. !

Toutefois, comme l’heure du dîner approchait, Yvonnet s’en était retourné au château et n’avait eu garde de parler de son nouveau domaine à qui que ce fût. Mais, le lendemain, il était revenu dans sa grotte et y avait transporté les premiers objets qu’il jugeait les plus indispensables : d’abord une couche de varech épaisse : un lit ; des provisions de bouche, une bouteille de coco, des gâteaux et des pommes. On ne savait pas ce qui pouvait arriver. S’il avait à faire la guerre aux Anglais, par exemple, cela pouvait servir de redoute, de casemate, de fort… si toutefois il se décidait à révéler son secret aux jeunes gamins de Penhoël, ses vassaux, dont il était le chef incontesté, mais qu’il ne daignait point mettre au courant des intentions et des plans de leur général. Il n’avait pas envie de le leur dire quant à présent. Plus tard, quand il en aurait assez du robinsonage, peut-être.

Dans de tout autres dispositions d’esprit que pour jouer au Robinson, Yvonnet se mit en route, comme nous venons de voir, avec l’intention de pleurer tout son saoul dans sa grotte. Ce n’était certes pas pour cela qu’il l’avait si bien installée ; mais sait-on jamais, dans la vie, ce qui vous attend ? Il était si joyeux le matin, en bourrant ses poches de provisions ! Mais elles y étaient encore, dans ses poches, les provisions qu’il avait emmagasinées. Et, comme elles le gênaient considérablement, il les en sortit, les jeta sur le sable fin de la grotte avec une colère enfantine. Puis il donna libre cours à ses larmes longtemps contenues. Et ce fut un véritable accès de désespoir, qui dura des heures et le laissa exténué, tellement brisé de fatigue qu’il s’endormit sur la couche de varech qu’il avait préparée…

Combien de temps Yves dormit-il ? Nous ne le savons pas, et lui-même l’ignorait quand il s’éveilla. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’à son réveil, dans l’ombre noire de la grotte, il eut quelque peine, d’abord, à se rappeler où il était. Se souvenant, il chercha à tâtons sa chandelle, prit le briquet dans sa poche et fit de la lumière. Il constata, en se préparant à remonter, qu’il avait coulé de l’eau par le couloir. Il ne se préoccupa point de ce détail, pressé qu’il était de rentrer à la maison.

Il ne savait pas l’heure, et le brave petit garçon pensait avec angoisse qu’on était peut-être inquiet de lui au manoir. Son chagrin s’était apaisé dans le sommeil, et aussi sa petite rancune contre son papa, qu’il aimait bien. Il ne songeait plus qu’à revenir au plus vite et à revoir ce terrible papa, si bon, et grand-père, et la grande Manon. Yves s’engagea dans le tunnel et s’éleva en posant son pied sur la première marche. Et, comme il l’avait déjà fait plusieurs fois pour sortir, il éteignit la chandelle, la mit dans sa poche et saisit à deux mains la seconde pierre formant marche, qui était assez élevée au-dessus de la première, afin de grimper vers l’orifice. Il se produisit alors un accident dont il ne mesura pas tout de suite la gravité. Probablement, l’orage exceptionnel de la nuit avait détrempé et descellé les deux fragments de roche servant de marches : elles cédèrent en même temps toutes deux sous son poids, et l’enfant dégringola dans l’intérieur de la grotte !

Yves se releva. Il n’avait aucun mal. Les deux pierres et lui ne s’étaient pas rencontrés dans la chute. Yvon ne s’émut pas outre mesure. Il avait l’habitude de courir les rochers, de se tenir aux moindres aspérités. Il ne s’imaginait pas qu’il dût trouver grande difficulté à se hisser jusqu’à l’ouverture. Pourtant, quand il eut battu le briquet de nouveau, et éclairé le couloir au-dessus de sa tête, il commença à concevoir des inquiétudes : les deux pierres, ayant quitté leur alvéole, avaient entraîné avec elles le terrain, ne laissant à la paroi de roches, lisse, que des cavités très peu profondes, où il ne fallait pas songer avoir prise avec les doigts. Elles n’offraient point de saillies. Tout le reste du puits était lisse, sans aspérités. On ne pouvait rien tenter par là d’aucune façon. Yves essaya de se cramponner à l’ancienne place des pierres. Il raidit ses doigts de toute sa force, sans réussir à trouver un point d’appui suffisant. Il renouvela sa tentative plusieurs fois, avec énergie, puis avec désespoir : il n’arriverait à rien…

Yves était enterré vivant !

Il se rendit compte sur-le-champ de cette situation affreuse et du sort qui l’attendait. Il était perdu.

Personne au monde ne connaissait cette cavité invisible du dehors. On allait le chercher, sans doute, partout ; mais nul n’aurait l’idée de venir le chercher là. Il ne servait de rien de crier, car, assurément, sa voix ne s’entendrait pas du dehors, du sentier, au-dessus, même s’il y passait quelqu’un par hasard. Et il y passait si rarement quelqu’un ! … Yves n’avait aucun outil pour pratiquer une excavation dans le couloir du puits, si ce n’est son couteau, et il savait par expérience combien il est impossible d’entamer la roche avec un couteau. C’est tout au plus si on arrive à la rayer. Il mourrait de faim et de soif, lentement. Ni son père, ni grande Manon, ni grand-père n’auraient plus de nouvelles de lui, jamais. C’était fini. Et mourir ainsi, tout seul, petit à petit, comme une bête dans un trou ! Il eut le remords de ses embuscades contre les crabes et les oiseaux, de toutes les créatures innocentes qu’il avait privées de la joie de vivre.

C’en était fini des courses à l’air libre de la mer ! Et des journées de chasse où il suivait son père ! Et des retours joyeux ! Et des baisers de Manon ! Et de tout !

Le courageux garçon fondit en larmes. Mais cette crise de faiblesse fut de courte durée. Il essuya ses yeux avec son poing, résolu à tout tenter pour se tirer lui-même d’affaire, puisque nul ne pouvait l’y aider.

Il réfléchit.

S’il découvrait des pierres ! Il pourrait les amonceler contre la muraille et grimper dessus. Comme un animal en cage, il fit le tour de son cachot. À la lueur de la chandelle, il n’aperçut que le sable fin, comme de la poussière sur la roche. Au fond de quelques fissures, où il passa la main, la roche, encore nue, solide. Sauf les deux pierres d’appui, pas un caillou ! Il examina les parois ; toujours la roche impitoyable, rigide, et c’était la roche qui avait l’air de le regarder ! Il avait trouvé cette retraite si délicieuse, il y avait eu déjà et il s’y était promis tant de plaisirs ! Et voilà que cela devenait un tombeau !

Il songea à ficher son couteau à la roche, dans une fente du puits, et à s’en servir comme échelon. Mais quand bien même il y eût eu une fente, quand même Yvon eût pu en pratiquer une, il savait bien que ce couteau ne serait pas de force à le soutenir sans se briser. Et il n’aperçut aucune fissure.

Un instant, il pensa à se servir de ses vêtements comme de corde, les attachant par les manches. Mais il n’avait qu’une culotte courte, des bas et sa veste. Il les noua bout à bout avec soin et y ajouta la maigre ficelle gardée dans sa poche. Tout cela donnait peu de longueur et il ne pouvait l’accrocher à rien. Il essaya néanmoins de jeter ses vêtements roulés en corde, espérant qu’ils seraient retenus quelque part. Les vêtements retombèrent.

Yves se revêtit.

La tentative dernière qu’il imagina fut de s’arc-bouter à une roche pendant qu’il poserait ses pieds sur l’autre côté de la paroi du puits. Hélas ! les pieds du pauvre enfant étaient loin d’atteindre l’autre mur…

Il n’y avait rien à faire.

Yves était bien perdu.

Il songea avec effroi, voyant sa lumière plus qu’à demi consumée, que, sous peu, il serait condamné à l’obscurité complète.

Il souffla la lumière, bravement, pour économiser cette ressource, et, bien qu’il se fût dit que c’était inutile, se plaçant au milieu du puits, au-dessous de l’ouverture, il se reprit à crier : « Au secours ! » de toute sa force, plusieurs fois.

Rien ne répondit.

Sa voix « revenait en bas », il le sentait. Sa voix aussi était enfermée.

Il devait faire nuit au dehors, car aucune lueur n’était perceptible au-dessus de sa tête. Yvon ne voyait même pas le ciel. Son ciel à lui était formé d’une véritable forêt de clématites, de vieux lierres et de ronces. Cette couverture, qui rendait cette retraite si inaccessible, qui la faisait si secrète, qui ôtait à Yves toute chance d’être secouru, c’était là le ciel pour lui… en attendant l’autre.

Il se jeta à genoux :

« Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! »

Il cria encore :

« Au secours ! »

Puis, trouvant que ce mot était sourd et ne résonnait pas assez, il se mit à crier :

« Oh ! oh ! oh ! oh ! » désespérément, à intervalles réguliers.

Et toujours le silence pour réponse… Et toujours la même ombre muette. Il essaya d’entendre quelque chose du dehors. Il prêta l’oreille aux bruits de la mer qui lui étaient si familiers, tout au moins au vent qui souffle sur les rochers. Mais, soit que la marée fût éloignée et que le vent fût tombé, soit que les sons de toutes sortes ne pussent pénétrer en cette cave, il n’entendit rien. Le silence était aussi compact que le rocher, l’ombre aussi épaisse.

Yves s’assit. Il s’étendit sur le sable. Il se releva, criant encore, et se recoucha. Puis, il se sentit faim, très faim, comme une blessure dans son estomac. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait mangé, probablement.

Combien de temps avait-il dormi ? Maintenant, ces questions-là lui paraissaient importantes, plus qu’avant : il avait si peu d’heures à vivre à présent. Il tendit la main vers la crevasse qui lui servait de garde-manger. Mais il se ravisa en se rappelant qu’il avait jeté dans un coin les provisions apportées dans ses poches. Il les recueillit avec soin sans rallumer, en palpant le sol, comptant avec minutie ce qu’il possédait. Et il mangea un gâteau seulement et but quelques gouttes à peine de coco ! il n’en avait qu’une bouteille, pas grande ! Tout de même il fallait mourir le moins vite possible car, qui savait ? L’espoir était bien faible ; pourtant, puisqu’il était venu là, d’autres pouvaient y être amenés aussi. Malheureusement, la moisson était finie, sans quoi, dans la journée, les paysans auraient pu venir à la source et l’auraient entendu les cris du prisonnier. Mais les blés étaient rentrés, et le sarrasin qui restait sur pied dans les champs était loin d’être mûr.

Cependant, on allait chercher Yves, c’était certain.

De nouveau, il cria jusqu’à sentir sa voix faiblir. Et il lui prit la peur de ne plus pouvoir crier le lendemain, au jour. Il résolut de ménager sa voix, d’attendre, pour recommencer ses appels, qu’une lueur l’avertit qu’il faisait jour. Il espéra quelque chose des pâtres qu’il avait vus souvent jouer en gardant une ou deux vaches, sur le sentier voisin, là, au-dessus de sa tête, et fureter autour de la source. Peut-être quelqu’un d’eux connaissait-il cette entrée.

Demain, peut-être…

Yves s’étendit sur le varech, brisé de fatigue, surtout d’émotion, pleura encore et, au milieu de ses larmes, s’endormit. Tout en s’endormant, il murmurait : Manon !… Manon !…

Sur une route bretonne, fortement ravinée par la pluie, sous un ciel bas et gris, s’avançait, le lendemain, une carriole traînée par une paire de bœufs, les quatre cornes liées au même joug.

Les grosses bêtes n’allaient pas vite. Leur pied frappait lourdement la route et leurs têtes scandaient la marche ensemble d’un léger balan que rythmait la petite fumée de leurs naseaux, surtout visible par ce temps humide qu’avait refroidi la tempête de la nuit. La voiture était couverte d’une bâche de toile verte, tendue sur des cerceaux et qui se fermait devant par des rideaux. Guidant les bœufs, un homme de haute taille, vêtu d’une houppelande à double pèlerine, coiffé d’un tricorne tel qu’on en portait à cette époque, chaussé de gros souliers et de guêtres, marchait tenant à la main une branche dont le bout faisait fourche pointue. Il s’en servait pour activer son attelage.

Cet homme avait l’air d’un paysan riche, fermier ou métayer. À côté de la voiture, deux autres personnes cheminaient : sa femme et son fils ; la femme, couverte d’un manteau assez cossu, le capuchon relevé, et le gars, également en tricorne, fermant l’arrière-garde d’un pas rustaud.

On ne voyait que trois voyageurs ; il y en avait un quatrième. À l’entrecroisement des deux rideaux, parut une petite tête mutine, espiègle, dont le fin visage contrastait avec les gros traits renfrognés du métayer. Elle était aussi en capeline, mais en capeline beaucoup plus luxueuse, et il en débordait sous les rubans des boucles de cheveux blonds tout étonnés du voisinage de la bâche. Ces cheveux-là semblaient devoir être habitués à voisiner avec des voitures plus confortables.

Elle serrait sur sa poitrine un gros bouquet de roses que la fermière destinait à l’église et dont la fillette avait entendu s’emparer.

« Arriverons-nous bientôt au Pardon, dame Kornic ? demanda la petite bouche délicate qui correspondait à ces délicates boucles blondes. Vont pas vite, les bœufs. C’est pas des bons chevaux.

— N’ayez pas peur, Mam’zelle Manette, ils arriveront tout de même, allez ! Nous serons à Penhoël dans une demi-heure.

Le conducteur de bœufs se retourna, piqua la bête la plus proche de lui et jeta à sa femme une phrase en breton.

La petite qu’on avait appelée Manette entendit ce que disait le mari de Jeanne-Marie. Elle comprenait le breton, car elle s’écria aussitôt :

« Non, je ne veux pas me baigner dans la mer ! Je ne veux pas ! répèta-t-elle en frappant de son petit poing sur la bâche.

— Eh bien, on ne baignera pas la demoiselle dans la mer, là, fit la bonne femme en attrapant le mignon poignet et en y mettant un gros baiser, on fera tout ce que la demoiselle voudra. »

Le fermier grogna encore en breton :

« Où la laisserons-nous pendant la baignade ? Il y aura trop de monde sur la grève.

— Je veux cueillir des fleurs, pour ajouter à mon bouquet de roses, dit la petite.

— Elle restera près de la voiture, sur la falaise. Il n’y a pas de danger. »

Le temps s’éclaircissait un peu. Un soleil de septembre, assez chaud, se faisait jour à travers les nuages et illuminait la plaine bretonne où les clochers pointus, élégants, marquaient la place des villages, sur les petites hauteurs voisines.

C’était en effet jour de fête, non pas à Penhoël même, mais dans un hameau très proche, lieu de pèlerinage célèbre, où l’on venait de beaucoup de lieues à la ronde. Les routes étaient couvertes de voitures, depuis l’aube, et si celle où cheminaient nos voyageurs était déserte, c’est que, l’heure étant avancée et l’office déjà commencé, il n’y avait plus que des retardataires.

Ces sortes de solennités, fréquentes en Bretagne, les pardons, comportaient un cérémonial et des réjouissances qui n’ont guère varié depuis. Les gens arrivent à cette fête en voiture, endimanchés, avec force provisions de bouche afin d’y passer au moins la journée. On entend la messe d’abord, il est vrai, dans l’église toujours trop petite, et, le plus souvent, devant l’église, dont le portail reste ouvert. Après la messe, les cabarets voisins s’emplissent, les petits marchands de noisettes, de pommes et de bonbonnaille sont plus ou moins assiégés, une bonne moitié des gens en liesse vont s’installer sur la grève et, avant de déjeuner, tout le monde prend un bain de mer.

L’aspect des plages, en ce cas, est des plus pittoresques. Sur le sable, des centaines de familles ; dans l’eau, des centaines de têtes, une ruche de gens en gaîté, quelques-uns dansant, d’autres déjà installés autour des paniers de provisions. Telle est la tradition, si établie que la pluie survenant n’interrompt les plaisirs que si elle est trop forte.

Ce jour-là, les protecteurs de la petite Manette arrivèrent au moment où cette réjouissance battait son plein. Le fermier arrêta ses bœufs sur le gazon de la falaise, et, sans même les dételer, leur ôtant seulement leur joug, leur mit sous les naseaux de grosses bottes de foin. Manette avait depuis longtemps tendu ses bras à dame Kornic et sautait déjà en poussant des exclamations joyeuses, tenant toujours son bouquet. Le soleil avait définitivement eu raison des nuages : il allait faire beau, et des cris montaient de la grève, témoignaient de la satisfaction que ce temps inespéré causait à la foule des baigneurs indigènes après une nuit et une matinée de pluie. L’herbe rare du sommet de la falaise était déjà sèche ; le sable fin en avait bu tout de suite l’humidité. Le gars du fermier se hâtait de sortir les paniers de victuailles et les vêtements de rechange, les Bretonnes se baignant tout habillées. Dame Kornic embrassait encore Manette en lui recommandant d’être sage, que les deux hommes descendaient par le raidillon vers la grève.

« Je reviendrai vous chercher bientôt, pour le déjeuner, dit la bonne femme. Manette, vous ne bougerez pas de par ici.

— Non, je vais cueillir des fleurs. Il y en a des belles, là, dans le champ d’ajoncs.

— C’est ça. À tout à l’heure. Soyez bien sage. »

Mme  Kornic partie, Manette, enchantée d’être seule, courut, en sautant, vers le champ d’ajoncs, pendant que les bœufs broyaient philosophiquement leur foin.

Il était bien joli le champ d’ajoncs. Il y avait là un fouillis de fleurs d’or, et, plus bas, en bordure, tant de délicates clochettes de bruyère, sans compter les fougères dentelées et les hautes tiges à ombrelles du fenouil qui a une si bonne odeur d’anis. Manette s’arrêta pourtant brusquement à la lisière de ce champ, qui était pour elle un véritable bois, et dit :

« C’est pas tout ça, c’est du chèvrefeuille que je veux. Les ajoncs, ça pique trop. »

Des chèvrefeuilles, il y en avait quelques-uns, mais sur des branches élevées qui couraient au sommet des ajoncs. Manette n’avait pas le bras assez long. Il fallait s’approcher des épines, et elle s’en tenait à distance respectueuse, en appuyant une main sur sa robe. L’autre main n’atteignait pas à beaucoup près les jolies fleurs si odorantes ; Manette fit une moue et marcha le long du champ d’ajoncs, dans la direction de la mer, en quête de branches plus accessibles. Arrivée au bord de la falaise, elle y aperçut, sur des buissons, des chèvrefeuilles fleuris. Elle en cueillit quelques brins, assez bas pour qu’elle put les tirer, mais il lui en fallait plus que cela. Suivant toujours la haie, elle rencontra un petit sentier qui descendait parmi les buissons, et comme c’est très gentil de se promener dans les petits sentiers qu’on ne connaît pas, elle y entra aussitôt, espérant continuer sa récolte de chèvrefeuille. Elle trouva une fontaine, bien jolie, à l’ombre des panaches de roseaux, mais il n’y avait point de chèvrefeuille. Elle se retourna et en aperçut beaucoup de très beaux, bien fleuris, qui tendaient leurs petits tubes couleur de thé, au soleil, au-dessus d’une chevelure de vieux lierre et de ronces, où il y avait, en outre, quelques grosses mûres noires qui brillaient comme des perles.

Pour le coup, il fallait avoir absolument tous ces trésors.

Manette ne pouvait songer à les atteindre directement, la falaise descendant là à pic. Mais comme elle était avisée, elle se dit qu’elle pourrait, en se mettant derrière le lierre, là où on voyait une ouverture, passer la main en ayant bien soin de ne pas se piquer, tirer les chèvrefeuilles et cueillir les mûres. Cette manœuvre réussissait à merveille, le bouquet grossissait à vue d’œil, et le chèvrefeuille faisait très bien à côté des roses. Manette, maintenant, mord dans une belle mûre noire toute chaude de soleil, et ses petites lèvres sont déjà barbouillées de violet quand elle s’arrête, inquiète, et tourne la tête du côté du rocher.

Elle entendait quelque chose d’effrayant : une voix de garçon qui criait : Au secours !

Manette avait bien peur. Elle avait même grande envie de s’en aller. Mais elle avait aussi grande envie de savoir qui criait au secours. Et puis, la voix n’avait pas l’air bien effrayée. Le petit garçon qui criait s’arrêtait, puis reprenait, sans se presser. Manette eut l’idée que c’était peut-être pour jouer. Elle voulut voir, et s’avança sous le rideau de lierre, du côté d’où partait cette voix. Elle aperçut l’entrée de la grotte d’Yves, le bord de cette espèce de puits, et s’arrêta. La voix reprit dans le fond de ce puits, et, cette fois, elle ne criait plus : au secours. Elle faisait : Ah-ah ! comme une espèce de chant. C’était évidemment un jeu. Manette s’agenouilla au bord du puits et avança sa petite mine curieuse. Yves, dans le fond, leva la tête. Les deux enfants se regardèrent.

« Ah ! fit Yves, je suis sauvé. Dites, petite fille, je vous en prie, ne vous en allez pas avant que je vous parle. Je suis enfermé ici. Vous n’êtes pas seule. Dites à votre papa qu’il vienne tout de suite. Je suis enfermé. Qu’on vienne me délivrer ou je mourrai ici ! »

Manette éclata de rire. Elle ne comprenait pas. Pour elle, le petit garçon n’avait qu’à sortir comme il était entré.

« Vous jouez à la prison. C’est amusant !

— Non, non, je ne joue pas : j’ai peur. Il y a plus d’un jour que je suis ici et que je ne peux pas sortir. »

Cela parut encore plus invraisemblable à Manette. Elle rit de plus belle, trouvant que le petit garçon jouait très bien son rôle.

« Je veux y jouer aussi, à la prison », dit-elle.

Et Manette se retournant, mais sans lâcher son bouquet, se coucha sur la pente du rocher pour glisser dessus.

« Ne faites pas cela ! Restez là-haut, mon Dieu ! Vous ne pourriez plus sortir. »

Mais Manette n’écoutait pas. Comme le bouquet la gênait pour glisser avec ses petites mains, elle le jeta à Yves en lui disant :

« Gardez mes fleurs, je descends. »

Et, malgré les cris de terreur d’Yves, elle se laissa aller sur la pente de la roche comme les gamins sur les rampes d’escalier.

Il y avait maintenant deux prisonniers dans la grotte d’Yves, deux prisonniers séparés du reste du monde.