Dissertations philologiques et bibliographiques/17

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Dissertations philologiques et bibliographiques

LES PAPILLOTES
DU PERRUQUIER D’AGEN.
[PAR M. CH. NODIER.]


C’est une étrange destinée que celle du patois, cette belle langue rustique, mère indignement rebutée de nos langues urbaines et civilisées, que ses filles ingrates désavouent, et qu’elles vont persécuter jusques sous le chaume, tant elles craignent dans l’éclat de leur prospérité usurpée qu’il ne reste quelque part des traces de leur roture.

D’un côté, toutes les institutions qui se disent en voie de perfectionnement, mettent le patois au ban de la littérature ; elles lui interdisent l’air et l’eau, le feu et le lieu, dans les antichambres de l’université ; elles ont des gardes mercenaires au seuil des académies, pour lui rendre impossible, à force de bourrades et de baïonnettes, l’approche du sanctuaire. Elles convoqueroient volontiers, comme au temps de Ramus, une croisade de gâcheurs et de cuistres, à la destruction de ce modeste compétiteur du plat françois des écoles primaires, et du mauvais latin des colléges. C’est une véritable Saint-Barthélemy d’innocents et gracieux idiômes, auxquels il est défendu de se faire entendre, même pendant les heures de la récréation. Malheur à l’élève rétrograde qui rentreroit, intelligible à sa famille et à ses amis, sous le toit de son vieux père ; l’infortuné doit mourir paria, s’il n’a tout à fait rompu le nœud sacré de la parole avec sa tribu de parias. Quant au détestable argot des nomenclateurs et des pédants, quant au galimathias triple des jongleurs littéraires et politiques, il ne sauroit se charger trop vite de cet odieux fatras, car c’est pour cela qu’il est appelé à goûter le bienfait de l’enseignement. C’est à ce titre qu’il recevra incessamment de la presse un brevet banal de grand citoyen et de grand homme, en échange de son noble brevet de paysan.

D’une autre part, il ne semble pas que le patois ait perdu ses droits à l’estime de cette classe éclairée et sensible de la société qui fait cas avant tout du naïf et du simple, et qui le prise au-dessus de tous les efforts de l’art, quand elle le trouve naturellement relevé par une expression élégante et par un tour spirituel. Bellaudière, Goudouli et Lamonnoye ont conservé une place choisie dans la bibliothèque des amateurs les plus délicats ; de jeunes savants, moins dédaigneux que la sourcilleuse école des grammairiens à titre d’office, parcourent l’Europe avec un zèle infatigable pour explorer ses vieux langages ; un docte Italien, M. Salvi, recueille soigneusement, à la gloire de sa patrie, tous les monuments écrits de ses dialectes ; un docte François, M. Hécart de Valenciennes, élabore et perfectionne en éditions successives, son curieux dictionnaire du modeste Rouchi, et l’exemple de ce laborieux érudit commence à être suivi, si je ne me trompe, dans la plupart de nos provinces ; M. Raynouard, his dantem jura Catonem, replace par d’admirables études la langue délicieuse de ses ayeux, les troubadours, au rang qu’elle a tenu parmi les langues classiques, et qu’elle n’auroit jamais dû perdre.

Ce n’est pas tout pourtant. Ne diroit-on pas que le patois eût voulu répondre à ses détracteurs en marchant, comme le philosophe grec, ou qu’il eût retrouvé tout-à-coup l’argument irrésistible de Galilée, pur si muove, pour en flétrir l’arrêt insolent de ses juges ? Voilà qu’il lui surgit un poète, et un grand poète, je vous en réponds, qui n’a de commun avec Bellaudière, Goudouli, Dastros, et tous ses prédécesseurs, que le charme piquant d’un idiôme plein de nombre et d’harmonie, mais qui les surpasse de toute la portée d’un talent inspiré ; un Lamartine, un Victor Hugo, un Bérenger gascon. Et qu’on n’aille pas imaginer que je me laisse gagner, en lui rendant ce témoignage, aux influences hyperboliques de l’air du pays. Il n’y a rien de plus éloigné de l’exagération.

Ce poète phénomène est un barbier-coiffeur d’Agen, qui feroit aisément la barbe à quelques-uns de nos lauréats, et qui s’appelle Jasmin. Il a modestement intitulé son livre les Papillotes (las Papillotas), à l’imitation de maître Adam, de Nevers, qui appeloit le sien ses Chevilles, et qui étoit aussi un homme de beaucoup d’esprit. Mais que la distance est grande entre maître Adam qui n’avoit que beaucoup d’esprit, et Jasmin qui a du génie ! Qu’elle est grande surtout entre Jasmin et maître André, le seul perruquier poète dont la littérature françoise ait conservé jusqu’ici le souvenir ! Ce n’est certainement pas à Jasmin que Voltaire auroit dit : « Faites des perruques, » ou s’il le lui avoit dit, le malin vieillard, c’est parce que son âme jalouse avoit encore plus de propension à s’effrayer d’une supériorité qu’à s’égayer d’un ridicule.

Quant à moi, je n’ai aucune raison pour ne pas lui adresser cet avis dans toute la sincérité de mon cœur. Faites des perruques, Jasmin, parce que c’est un métier honnête que de faire des perruques, et une distraction frivole que de faire des vers ; faites des perruques, parce que le travail de la main de l’homme est le seul dont l’homme ait droit de s’honorer, le seul dont il puisse goûter le fruit sans le trouver amer ; faites des perruques, pour fournir aux besoins de votre digne famille, pour élever vos enfants dans la crainte de Dieu et dans le mépris des fausses gloires ; faites des perruques, pour entretenir le cours de ce pichou riou tan argentat, que la réputation de votre fer à toupet fait couler dans votre boutique ! Faites des vers aussi cependant, quand votre journée est pleine, et qu’elle a gagné son pain ; faites des vers, puisque votre merveilleuse organisation poétique vous a donné ce talent ou imposé cette destinée ; faites des vers, et Dieu me garde que vous n’en fassiez plus, moi qui m’engagerois volontiers à ne plus lire que les vôtres. Rien ne prouve, je vous le dirai entre nous, et vous pourrez faire là-dessus des vers ravissants, que l’Apollo comatus de la mythologie, si soigneux de sa longue et blonde chevelure, n’ait pas été perruquier.

Je ne saurois le dissimuler. Il s’en faut pourtant de quelque chose que tout me charme également dans le recueil de Jasmin (et je parle ici de lui sans titre et sans façon, comme on parle de classiques). Jasmin s’est laissé entraîner au torrent qui entraîne les meilleurs esprits du siècle ; d’homme naturel et ingénu qu’il étoit, il s’est fait homme politique ; il a oublié que le patois, innocent de nos sophismes et de nos erreurs, ne devoit point de tribut aux sottes frénésies des partis. Ce n’est pas que je le blâme d’avoir chanté la liberté, et de l’avoir chantée en vers dignes d’elle, car la liberté, c’est un sentiment de poète ; et, sans avoir l’honneur d’être poète comme Jasmin, j’éprouve ce sentiment comme lui ; mais je ne suis pas maître d’un mouvement de dégoût et d’effroi, chaque fois que j’entends prononcer le nom de cette muse, depuis qu’il est devenu le mot d’ordre d’une poignée de charlatans altérés d’or ou de vampires altérés de sang ; et j’ai toujours peur que l’écrivain, sincère ou non, qui m’impose son enthousiasme d’inspiration ou de commande, ne soit, pour me mystifier, la dupe ou le complice des tartufes qui le mystifient. Croyez-moi, mon pauvre Jasmin, la belle langue qui nous a été enseignée, à nous autres gens d’étude et de cœur, est assez riche, grâce à Dieu, pour exprimer toutes les nobles pensées de l’âme, et nous ne ferions qu’apprêter à rire aux saltimbanques de la farce en descendant à leur jargon. Les partis n’ont jamais donné la liberté. C’est un trésor qui se trouve dans le labeur assidu de l’ouvrier, dans les succès légitimes de l’artiste et du poète, dans les méditations du sage, et surtout dans la conscience de l’homme de bien. Tout cela n’empêche pas vos vers politiques d’être bons, excellents, parfaits en tant que vers ; mais pourquoi faites-vous des vers politiques !

À cette critique près, et je ne crains pas que l’auteur s’en exagère l’importance, car elle trahit en dernière analyse une impression tout à fait individuelle ; il n’y a place que pour l’éloge dans un examen impartial des poésies de Jasmin. Lou Chalibari (ou le Charivari, et ce n’est pas un poème politique) est un chef-d’œuvre de facture épique dans le genre du Lutrin, c’est-à-dire dans cette espèce de composition prise à l’inverse du burlesque, où les plus belles formes de la langue poétique s’appliquent à relever de grotesques inventions, et dont la Batrachomyomachie est le type souvent surpassé. Le prix reste à débattre, selon moi, entre le Lutrin, la Secchia rapita et le Charivari ; mais si mon opinion pouvoit devenir contagieuse dans une question où je n’ai point d’autorité, le poète patois auroit des chances. Quel charme et quel bonheur d’expression ! quelle richesse de détails ! quel choix exquis de circonstances dans cette description d’un soleil levant d’hiver :

Cependen lou ten fuch : Durrens lou campanayre
De naou truts candaçats fazio retenti l’ayre ;

Quand l’auroro fourrado en raoubo de sati,
Desfarouillo, sans brut, las portos del mati,
Lou poul canto de fret, et l’hiber en coulèro
Gèlo dins soun cami la gouto de l’ayguèro.
Mais lou Diou de la luts, alloungan son artel,
Part, tout rajen de fet dins lou char del Sourel ;
De sous rious enflamats escaouduro l’espaço,
Et fay foundre en passant et la nèjo et la glaço.
A sa douço calou, counten, rebiscoulat,
Marcho lou bobyatjur sul terren degelat…
Tandis qu’à soun quounoul la jouyno bourdilèro
Biro en se soureillan la punjento filèro,
Sous drolles al peril fan groussi lou grumel,
Et sul trol a siez bouts descargon lou fuzel.

Il faut en vérité qu’une école provinciale soit bien sûre de la perfection de son enseignement pour interdire à ses élèves la pratique d’un tel langage, et l’étude d’un tel modèle ! Cependant, si la délicatesse ombrageuse de nos puristes obtenoit jamais de la proscription des patois le résultat qu’elle en attend, je recommanderois humblement celui-ci au souvenir de mes illustres confrères de l’académie des inscriptions et belles-lettres, qui viennent d’attacher de hautes récompenses à l’exploration grammaticale de deux dialectes iroquois ; ces dialectes de la patrie ont aussi leur intérêt. Mais cela n’est pas pressé, la langue qui produit un poète comme Jasmin n’est pas encore une langue morte.

J’allongerois de beaucoup cette notice qui menace déjà d’être démesurément longue, si j’entreprenois de faire remarquer tout ce que renferme de beautés le passage que je viens de citer presque au hasard ; mais je ne saurois me défendre de m’arrêter un moment aux troisième et quatrième vers, parce qu’ils peuvent du moins se tourner littéralement en françois collégial, sans perdre autre chose à la traduction qu’un peu de leur naïveté rustique et de leur molle harmonie :

Quand l’aurore fourrée, en robe de satin,
Déverrouille, sans bruit, les portes du matin.

Songez qu’il s’agit ici d’une aurore d’hiver, et dites-moi si Homère l’auroit mieux vêtue ? Jasmin se garde bien de lui donner des doigts de roses, comme n’auroit pas manqué de le faire un poète d’Album ou de Keapsake. Elle avoit probablement des gants.

Déverrouiller des portes est une action bien rude et bien méchanique pour une Divinité ; mais avant de répondre à ce reproche, il faut que je vous raconte une anecdote, et vous savez que c’est un privilége dont je n’abuse pas depuis quelque temps. À une époque de ma vie où je faisois encore des vers pour les belles, j’avois pour ami un grand poète qui s’appeloit M. de La Touche, et qui daignoit prêter quelquefois l’oreille à mes maussades alexandrins. Un jour, entre autres, je le consultois sur ceux-ci que je vous demande bien pardon de citer après des vers de Jasmin. C’est modestie toute pure :

Je n’entendrai jamais (disois-je)…
Frissonner le satin de ta robe agitée,
Ton écharpe gémir par le vent emportée,
Ou trembler ton haleine, ou soupirer ta voix,
Ou gronder les verroux en roulant sous tes doigts…


« Arrête-là, me dit-il tout à coup avec une aimable brusquerie qui lui étoit naturelle ! Tu ne parlerois pas autrement à un guichetier. Les verroux ne grondent point sous la main d’une personne aimée. Ce qu’il faut dire, c’est ceci :

Ou le verrou plaintif apaisé sous tes doigts.


J’étois convaincu avant qu’il eût fini. Il y avoit entre son vers et le mien toute la distance qui sépare la versification de la poésie. Cette digression, dont la nécessité ne paroîtra peut-être pas démontrée à tout le monde, me ramène heureusement au vers délicieux de Jasmin. Voyez comme mon poète gascon et mon poète parisien se sont merveilleusement entendus, sans se connoître, sur un sentiment poétique. L’Aurore de Jasmin, et vous me permettrez de dire que c’est bien la sienne, déverrouille les portes du matin, mais elle le fait sans bruit, comme une déesse qu’elle est, déesse paisible et silencieuse qui ne s’annonce aux mortels que par sa lumière. C’est cette parfaite convenance de l’expression avec la pensée qui caractérise les bons écrivains. Le vulgaire ne s’en doute pas.

Le Charivari n’est pourtant qu’un ouvrage d’art, et, s’il m’est permis de répéter une nouvelle locution convenue, qu’un chef-d’œuvre de facture. Que dirois-je de ce Tres de may, qui commence par la plus naturelle et la plus magnifique des prosopopées ! que dirois-je surtout de ce poème enchanteur, Mous Soubenis (Mes Souvenirs), merveille ingénue de gaîté, de sensibilité, de passion ! J’ai usé les formules de l’enthousiasme, et je les regrette, parce que c’est ici qu’il falloit les prodiguer. Il n’y a presque rien dans les modernes, presque rien dans les anciens qui m’ait plus profondément ému que les Souvenirs de Jasmin. Heureux et jolis enfans de la Guienne et du Languedoc, lisez et relisez les Souvenirs de Jasmin, et, dût-on vous fermer impitoyablement les écoles publiques où l’on enseigne de si belles choses, apprenez-les par cœur pour ne les oublier jamais. Vous saurez de la poésie tout ce qu’on peut en savoir.

Il y a dans Montaigne un admirable chapitre intitulé : des Cannibales, où il traite des peuples de l’Amérique nouvellement découverte, et qui finit par ces paroles : « Tout cela ne va pas trop mal, mais quoi ? Ils ne portent point de haut de chausses. »

Je lui emprunterai cette forme qui m’a toujours beaucoup plu, pour terminer le mien.

La France possède aujourd’hui un de ces poètes incomparables dont le génie jette un éclat immortel sur leur pays. C’est un perruquier d’Agen qui sera doublement grand aux yeux de la postérité, s’il continue à cultiver son talent sans mépriser son métier. Mais quoi ! le comité d’arrondissement de Cahors a interdit l’usage du patois, et Jasmin écrit en patois !

Ch. Nodier.