Dissertations philologiques et bibliographiques/9

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Dissertations philologiques et bibliographiques

DES
AUTEURS DU SEIZIÈME SIÈCLE
QU’IL CONVIENT DE RÉIMPRIMER.
[PAR M. CH. NODIER.]


Nous avons une singulière manière de procéder en France. Elle n’agit que par admirations exclusives ou par antipathies décidées. Le dix-septième siècle ne s’est pas plus occupé du seizième que si la langue françoise avoit été improvisée par Port-Royal dans la Grammaire de Lancelot. Molière et La Fontaine s’en souvenoient souvent à la vérité, mais comme d’une mine abandonnée dont leurs contemporains avoient oublié le gisement, et où leur habile industrie pouvoit exploiter de temps à autre des trésors inconnus, sans faire crier au furt et au plagiat. Le dix-huitième siècle a passé sur le dix-septième sans égards pour Racine et pour Boileau, correct auteur de quelques bons écrits. Le dix-neuvième a débuté en faisant du tout table rase, et nous en serions peut-être encore là, s’il n’y avoit pas une loi de la méchanique qui rend la réaction égale à l’action ; mais, comme le mouvement de ce pendule du jugement et du goût devient d’autant plus rétrograde qu’il a été plus violemment jeté hors de son immobile à-plomb de station et de perpendicularité, nous retournons aujourd’hui sur nos âges littéraires, sans règle, sans esprit et sans choix, incapables que nous sommes de nous arrêter à aucun intermédiaire sous l’impulsion du véhicule irrésistible qui nous emporte. C’est une grande calamité, sans doute, et la moindre pourtant de toutes les calamités dont on ait à s’épouvanter dans les sociétés qui finissent et dans les langues qui meurent.

La tangente de notre monde civilisé, sur laquelle je me suis depuis long-temps juché en désespoir de cause, n’est pas toutefois tellement étrangère à ses révolutions, que je n’y participe au moins par quelques sympathies. J’adhère sincèrement à l’élan passionné qui entraîne quelques-uns de mes jeunes amis (je ne parle pas des savants profès que d’autres suffrages couronnent, et qui n’attendent point le mien) à l’exploration de ces chartes vénérables de notre histoire, de ces incunables précieux de notre langage, trésor jusqu’ici méconnu qui étoit échu aux vers comme un patrimoine. Grâces soient rendues de leurs admirables entreprises à M. Crapelet, à M. Techener, à M. Silvestre ; aux dignes imprimeurs de Paris, de Lyon et de Chartres, qui ont compris ce mouvement comme l’auroient compris leurs fameux prédécesseurs, les Vérard, les Galliot du Pré, les Dolet. Grâces soient rendues surtout aux études laborieuses et ardentes de tant de jeunes esprits, qui se sont dévoués à ces pénibles explorations en mépris de la réputation hostile des feuilletons et de la vogue éphémère des brochures ; à M. Paulin Paris, à M. Leroux de Lincy, qui nous ont si habilement dévoilé les secrets de l’épopée intermédiaire ; à M. de Terrebasse, qui reproduit si religieusement le texte de nos chroniques ; à M. Lacroix, qui les rajeunit dans des compositions si spirituelles ; à mon savant frère Charles Weiss, qui les fouille et les éclaircit aujourd’hui dans un silence fécond ; à M. Francisque Michel, à M. Jubinal, à M. Trébutien, à cet essaim studieux tout entier qui compose son miel dans la poussière des chartes, et dont la moitié vient d’être sacrifiée par la chance capricieuse du concours à l’ultimatum parcimonieux du budget. Pauvres enfants, amoureux d’érudition et de bon savoir, qui avoient renoncé à toutes les illusions de leur âge, aux illusions même d’un âge plus avancé, celles des succès faciles et des fausses gloires, pour des travaux d’abnégation et de courage ; et qu’un arrêt brutal vient de déshériter d’encouragements et d’émulation, dans l’intérêt d’une économie de huit cents francs ; malheureux d’être nés dans ces jours de perfectionnement dont la menteuse outrecuidance a trompé leur naïveté ! Il falloit vivre sous François Ier ou sous Charlemagne.

Cet accessoire me mèneroit loin, bien plus loin que je n’ai l’intention de le pousser. Je serois obligé de dire que chez un peuple fiscal où l’on ne tient plus compte des droits acquis et des services généreux, où tous les privilèges appartiennent à l’or, et toutes les faveurs à l’intrigue ; où l’on contrôle les hommes au tarif des impôts ou au crédit des recommandations, sans égard au sceau que leur impriment l’estime publique et le suffrage des gens capables, il est absurde de penser à se faire un avenir honorable par le talent. Bonne et honnête jeunesse qui m’écoutez quelquefois, quoique je ne vous aie jamais flattée dans vos aberrations bizarres, apprenez des métiers méchaniques pour être libre ; soumettez-vous sans réserve aux devoirs de la morale pour être heureuse ; voyez d’un œil froid passer le reste, qui passera, et croyez-en mon expérience amère ! C’est le conseil de la raison.

Je reviens à mon sujet. Ce que j’ai dit s’adresse aux hommes. Ce que j’ai à dire s’adresse aux libraires et aux gens de lettres.

Il étoit donc fort bien de rétrograder sur ces siècles omis de notre littérature, qui seroient, si l’on en avoit cru le pédantisme classique des écoles, comme s’ils n’avoient jamais été. Ce que je déplore, c’est que notre impétuosité nationale, notre furia francese, ait sauté à pieds joints, dans un bond étourdi, sur le plus beau siècle des arts et des lettres, car nous avons nos quinquecentistes, comme l’Italie, et nous sommes revenus, pour un moment encore, de l’insolent dédain qui les repoussoit. Je voudrois que l’industrie de la publication s’en occupât quelque jour, pour prouver au moins que notre retour aux bonnes et vieilles lettres du pays, n’étoit pas le simple effet d’un caprice de la mode, ou d’une monomanie aventureuse de la spéculation.

Rabelais, Marot, le Cymbalum mundi de Desperriers, le Longus et le Plutarque d’Amyot, les Essais de Montaigne, ont été, à la vérité, réimprimés fort souvent dans le XVIIIe siècle, mais avec une insouciance ou plutôt avec un mépris de l’orthographe et du texte qui fait de la plupart de ces somptueuses éditions des monuments de mauvais goût. Ajoutez, pour comble de malheur, à ce vice radical, l’importunité obséquieuse des clefs et des commentaires, clefs absurdes, commentaires insignifiants, dont le moindre défaut est de ne rien apprendre aux gens qui savent quelque chose, et si peu que ce soit. Il faut, pour tout commentaire à de semblables écrivains, de rares et courtes notes grammaticales qui soient propres à jeter quelque lumière sur l’histoire de la langue. Tout ce qui excède la simple portée de ce travail n’est que l’étalage d’un luxe fastidieux et souvent nuisible.

Depuis que le plan immense de la satyre de Rabelais est connu et apprécié des bons esprits, tout le monde sait à quoi s’en tenir sur la fable ridicule à laquelle on veut plier ses ingénieuses inventions. M. Brunet vient de faire voir clairement, quoique sa modestie n’ait exprimé cette idée que sous une forme dubitative, combien il seroit convenable de rattacher à une nouvelle édition de ses ouvrages la première leçon des Chroniques de Gargantua, et je dois insister sur cette proposition pour éclaircir les expressions vagues et mal mesurées dont je me suis servi dans un article antérieur. Cet essai primitif n’a rien de commun avec les contrefaçons impertinentes qui parurent quelques années après, et où furent mis à contribution, sans goût et sans esprit, le double Gargantua, et le premier livre de Pantagruel. Sous ce nouvel aspect, Rabelais attend un nouvel éditeur, et ne demande qu’un bon glossaire.

La naïveté délicieuse des ravissantes amours de Daphnis et Chloé a été de plus en plus altérée par les imprimeurs modernes, qui ont sans doute regardé leurs variantes presque sacrilèges comme des merveilles de délicatesse et de correction ; mais cette profanation n’est rien auprès de celle des philologues, qui ont brodé sur ce canevas délicat l’insipide fatras de leurs scholies pédantesques. Eh ! qu’importe, grand Dieu ! que cet admirable Amyot ait suivi de plus ou moins près le sens douteux du meilleur manuscrit de Longus, et que la loupe philologique de M. Lancelot ait plus ou moins bien réussi à démêler ces vétilles verbales ! Ce n’est vraiment pas de cela qu’il est question, quand on a le bonheur de reproduire la traduction d’Amyot. Elle n’avoit pas besoin d’être savante. Le roman de Longus est un livre assez joli en grec, et voilà tout. La version d’Amyot, qui vaut cent fois mieux, est un chef-d’œuvre inimitable de langue.

L’édition des Essais, donnée par M. Naigeon, et qui est modifiée d’après des notes authentiques, mais imparfaites et abandonnées de Montaigne, a l’avantage de reproduire fidèlement son orthographe, que M. Coste et ses pareils avoient défigurée avec une sollicitude barbare ; mais si la lexicographie de M. Naigeon a quelque mérite aux yeux de notre vieille littérature, sa philosophie ne vaut pas mieux que sa critique. La prétention d’un pédant qui fait Montaigne matérialiste et athée, parce qu’il se croit, lui pédant, athée et matérialiste, est une des monomanies les mieux caractérisées de notre histoire littéraire. On ne peut mettre au-dessus de cela, en fait de ridicule et d’absurdité, que le Commentaire des Pensées de Pascal par Condorcet, avec de prétendues notes de Voltaire. — Les auteurs du seizième siècle auxquels le dix-huitième a fait les honneurs de la réimpression, exigent donc des réimpressions nouvelles, qui ne seront jamais définitives, tant qu’on ne les aura pas émondées, autant que faire se peut, des mauvaises et prétentieuses interprétations de nos critiques, et de la mauvaise et ridicule orthographe de nos imprimeurs.

Le Cymbalum mundi de Desperriers a été réimprimé trois fois de 1711 à 1753, mais plutôt par égard pour sa rareté que pour son mérite, et de médiocres vignettes de Bernard Picart lui ont valu la plus grande partie de son succès. Aujourd’hui qu’il est regardé par les gens de goût comme une des productions les plus piquantes de notre littérature de la renaissance, il faut en donner aux amateurs une édition chaste et fidèle, avec des notes courtes et rares, qui ne sauront être à mon avis trop exemptes de vaines hypothèses et d’ambitieuse philologie. Mais ne faut-il pas aussi remettre en lumière cet excellent écrivain tout entier, ou du moins tels de ses ouvrages qui n’ont jamais été reproduits, comme ces charmants Discours non plus mélancoliques que divers, dont le titre de mauvais goût pourroit bien avoir différé la célébrité ? Je conviendrai, si l’on veut, qu’ils ne lui appartiennent pas exclusivement, et qu’il faut en rendre quelques chapitres à Nicolas Denisot et à Jacques Pelletier, les amis de Bonaventure, et ses collaborateurs présumés dans le joli livre des Contes ou Nouvelles récréations ; mais cette question, fort difficile à résoudre aujourd’hui, ne demande qu’un avant-propos de quatre lignes, et le reste de ces ingénieux mélanges qui ont servi de modèle, suivant moi, à l’admirable auteur des Essais, n’exige pas une note d’explication ou d’éclaircissement ; car il est peut-être impossible de citer dans toute la littérature de cette époque (1557), un seul texte de langue dont le style soit plus correct, plus clair, plus élégant, plus souple, et plus soutenu. J’ajouterai qu’ils empruntent de leurs sujets mêmes un attrait inexprimable qui en rendroit la réimpression fort bien entendue au milieu des études de notre temps, puisqu’ils sont presque entièrement consacrés à l’examen de ces questions d’histoire et de langage dont il est à la mode de s’occuper maintenant. Ces matières difficiles n’ont jamais été abordées avec plus de grâce et de légèreté dans une discussion d’ailleurs forte et solide, et je ne connois point d’exemple d’une alliance plus heureuse de la mordante causticité de Rabelais avec le scepticisme grave et profond de Montaigne. C’est un de ces ouvrages substantiels et savoureux, si rares en tout pays, qui nourrissent l’intelligence en faisant sourire l’esprit.

Puisque j’ai parlé de Montaigne, oserois-je demander pourquoi nous n’avons pas encore une édition complette d’Étienne de la Boétie, cet autre lui que Montaigne préféroit à lui-même, et en qui la postérité moins prévenue aimeroit du moins à reconnoître le digne ami de Montaigne ? En faisant une large part aux concessions libérales de l’amitié, l’homme que Montaigne a nommé le plus grand de son siècle mérite bien quelque place dans les archives littéraires des siècles suivans. Les grands hommes complets emportent volontiers dans leur immortalité un ami mort avant le temps ; mais c’est le plus beau de leurs priviléges, et il ne faut pas le leur disputer, car nous pouvons juger par leur histoire qu’il rachète assez de douleurs.

Le style de la Boétie est bien loin de valoir celui de Montaigne, qu’aucun style n’a jamais valu. Il est roide, tendu, archaïque ; il est âpre comme cette âme naïve et libre, qui ne fléchit pas même devant la mort, parce que toutes les vertus morales se réunissent en elles à toutes les vertus civiles ; mais il est ingénu, ferme, éloquent, comme nous paroîtroit aujourd’hui la prose de Marcus Brutus et de Caton d’Utique, si nous avions conservé leurs livres, déjà regrettés des auteurs du dernier âge de Rome. Un homme de notre temps seroit appelé à se faire éditeur de la Boétie par des convenances de localités, par des sympathies de mœurs, de génie et de caractère, par une sensible analogie d’inspiration que modifie en M. Lainé la raison de l’expérience, et que relève au-dessus de toute comparaison la supériorité du talent. S’il est vrai que M. Lainé s’occupe de la Boétie, la mémoire de la Boétie n’aura rien à envier à toutes les gloires littéraires.

La question que je me suis proposée en commençant cet article, me mèneroit trop loin, si je voulois en poursuivre la solution jusque dans ses moindres détails. Elle me forceroit à citer trop de noms, à ramasser trop de preuves, à rapporter trop d’exemples, et si rien de tout cela ne manquoit à ma mémoire, l’espace manqueroit bientôt à ma plume, car il faut se restreindre ; et telle est la destinée que la presse quotidienne a faite aux écrivains laborieux et pauvres, qui vivent comme elle au jour le jour, sans avoir en espérance un de ses splendides lendemains. Je ne finirai pas cependant sans rappeler au zèle de nos jeunes et déjà savants éditeurs, le nom d’un des meilleurs prosateurs, d’un des hommes les plus doctes et les plus spirituels du seizième siècle ; génie naturel et fin, qui embrassa tout, qui réussit dans tout, qui rendit populaires les grâces méconnues de la science, en les embellissant des grâces du style, et qui seroit à lui seul en trois langues, l’honneur de trois littératures. Je n’ai presque pas besoin de nommer Henri Estienne. Le plus amusant et le moins instructif de ses livres (je ne parle pas ici du Moyen de parvenir, qui est certainement de lui, et qui n’est que trop réimprimé), l’Apologie pour Hérodote, a été reproduite à assez grand nombre dans l’édition de Leduchat, pour ne pas manquer de long-temps dans les bonnes bibliothèques. Mais qui nous a rendu l’excellent Traité de la conformité du langage françois avec le grec, le Projet du livre de la Précellence du langage françois, celui des Proverbes épigrammatisés, et ces inappréciables Dialogues du langage françois italianizé, qui seront toutefois pour la postérité le seul et curieux monument d’une des révolutions les plus mémorables qui aient jamais été observées dans l’histoire de la parole ? Tous ces volumes indispensables aux études bien faites, sont devenus rares et chers, et on ne réimprime que Tabarin.

Si on vouloit savoir quel intérêt j’attache à cette discussion, dans laquelle je suis à peine entré pour l’indiquer aux bons esprits comme un sujet de méditations utiles, on m’entraîneroit malgré moi au développement d’une pensée que je n’ai eu ni le temps, ni l’intention de développer nulle part, quoique je l’aie mise partout. J’aime mieux vous raconter hors de propos, et en deux mots, une historiette des vieilles annales romaines :

« Quand les patriciens furent informés que les Barbares avoient triomphé de tous les obstacles, et qu’ils entroient de toute part, ils congédièrent hors de la cité les femmes, les petits enfants, et les vieillards, en confiant à ceux-ci la garde des dieux, des choses saintes, des livres sacrés, et des actes anciens où étoient renfermés les loix et l’histoire de la république. Après quoi, ils se rendirent au milieu de la place où se tenoient les assemblées du peuple, et s’assirent sur leurs chaises d’ivoire en attendant la mort. »