Divagations (1897)/Tennyson vu d’ici

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DivagationsEugène Fasquelle, éditeur (p. 110-115).






TENNYSON VU D’ICI






Maintenant que tout est dit, pour des jours et que demeure le silencieux Westminster, voici une piété à ressaisir partout voire à l’étranger, avant leur dispersion, la tourbillonnante et volante jonchée de regrets, le jugement ou l’émotion ; autour du vide, que marque Tennyson. L’incompétence, de même, compte ; et la grande presse ou quotidienne ici manifeste un peu la sienne, autrement que par une louable pudeur : elle voulut sembler au fait, trop vite et, que n’expliqua-t-elle, à l’instant, surprise ! Je voue ma gratitude à un journal qui, dès l’événement fatal, adressa, chez moi, comme il eût pu le faire auprès de tout autre poëte informé de plusieurs particularités anglaises, quelqu’un ; afin de ne parler du superbe défunt que sciemment à peu près. Une note du moins conforme à la grandeur en cause, la sienne retentit juste et à quoi bon rappeler désormais d’immédiates appréciations singulières : où, relativement au coloris instauré par le décorateur en ses Idylles du Roi sans doute, on évoquait la chromo-lithographie, alors que c’est de fresque délicate qu’il eût fallu se souvenir, et on cita Cabanel, quant à la galerie peut-être des fascinants portraits féminins dans les premiers poèmes, lorsque l’occasion s’offrit de taire le nom de ce seul peintre. Notez une prudence en ces assimilations transportées d’un art à l’autre, vu que la nécessité de savoir s’imposait pour comparer directement le chanteur et écrivain anglais à un des nôtres.. Qui ? Toute comparaison est, préalablement, défectueuse ; et aussi impossible, dès qu’on rapproche des esprits, la disparate fulgure et eux échappent ou se volatilisent jusque dans leurs traits évidents. Toutefois, prêt à satisfaire le défaut public qui est de percevoir à la faveur d’équations aisées, ou dont un terme est d’avance su, je vais, peut-être et le temps que tout de suite se dissolve ce propos fugitif, énoncer, au sujet de Tennyson, les noms d’un Leconte de Lisle tempéré par un Alfred de Vigny et celui aussi quelquefois de Coppée : soit, mais que c’est faux !

Une nation a droit d’ignorer les poëtes de l’autre, du fait qu’elle néglige les siens. Ce titre de lauréat, mal compris, en outre, suggérerait un exclusif fabricant pour orphéons, presque un confrère versifiant, et inférieur, à l’échotier.

L’opinion de confrères ici serait l’unique à consulter ; mais, c’est un fait, ces reclus dans leur sens ou fidèles aux sonorités de la langue dont ils glorifient l’instinct, secrètement répugnent comme à en admettre une autre : ils restent sous cet aspect et plus loin que personne, patriotes. Nécessaire infirmité peut-être qui renforce, chez eux, l’illusion qu’un objet proféré de la seule façon qu’à leur su il se nomme, lui-même jaillit, natif; mais, n’est-ce pas ? quelle étrange chose. Une traduction, pour me démentir, a paru, en vers, comme un apport funéraire exquis, la semaine passée, de fragments de Vivian, par l’aigu Jean Lorrain : or le cas reste à part ; lui, souvent, me sembla, en ses poésies, où revinrent, avant nulle part, Mélusine et des princesses fées, diamanté d’influence tennysonienne mais spontanément.

Le public lisant, à qui limiter l’enquête, se remémore une monumentale page de Taine, Histoire de la Littérature anglaise, sur l’Alfred Tennyson de la maturité ; mais ne recourt guère aux sources. On enseigne, dans chaque collège, Enoch Arden, avec notes grammaticales au bas. La mode contemporaine de Gustave Doré, il y a vingt ans, coucha, aux tables de salon, la reliure d’in-folios luxueux close sur une version de plusieurs entre les Idylles.

Mes préférences vont à Maud, romantique, moderne, et songes et passion, encore que ce poème hors page parmi ceux du maître n’en montre la caractéristique ainsi que fait ce récité toujours ou murmuré Locksley Hall ou tels enchantements que The Lotos Eaters ; Œnone ; les feuillets enfin comme autant de tombes, la même partout sise, où s’avance un pas d’elle hanté, In Memoriam, cimetière pour un mort seul. Véritablement des juvéniles Poems, Chiefly Lyrical jusqu’à Demeter, que de pièces de perfection diverse, et chacune type, se détachent pour notre rêverie !

Cela, que j’ai ci-dessus rassemblé, ne présenterait d’intérêt que selon une curiosité banale et proche si on ne pouvait, un peu, de sentiments vagues, au dehors, relatifs à un auteur, induire ceux qu’établira le temps. L’éloignement, de telle façon, joue les siècles. Un recul à quelques heures de wagon ou de mer, commence l’immortalité. Là, surtout, en pays indifférent, le cas analysé en un passage que je cite [1] : « En effet, la littérature proprement dite n’existant pas plus que l’espace pur — ce que l’on se rappelle d’un grand poëte, c’est l’impression dite de sublimité qu’il vous a laissée, par et à travers son œuvre, plutôt que l’œuvre elle-même, et cette impression, sous le voile des langages humains, pénètre les traductions les plus vulgaires. Lorsque ce phénomène est formellement constaté à propos d’une œuvre, le résultat de la constatation s’appelle La Gloire ! »

Le nom du poëte mystérieusement se refait avec le texte entier qui, de l’union des mots entre eux, arrive à n’en former qu’un, celui-là, significatif, résumé de toute l’âme, la communiquant au passant ; il vole des pages grandes ouvertes du livre désormais vain : car, enfin, il faut bien que le génie ait lieu en dépit de tout et que le connaisse chacun, malgré les empêchements, et sans avoir lu, au besoin. Or ce chaste agencement de syllabes, Tennyson, avec solennité, dit, cette fois : Lord Tennyson — je sais que déjà il somme et éveille, à travers le malentendu même d’idiome à idiome ou des lacunes ou l’inintelligence, et de plus en plus le fera — la pensée d’une hautaine tendre figure, volontaire mais surtout retirée et avare aussi de tout dû, par noblesse, en une manière seigneuriale apportée dans l’esprit; ingénue, taciturne : et presque j’ajouterai que le décès serein y installe quelque chose d’isolé ou complète, pour la foule, le retrait fier de la physionomie.

Aucun de ces termes.. on hésite à se servir d’un qui ne traîne avoisinant la reproduction illustrée des récentes couronnes et d’obsèques ; et, mieux que par tel panache en désignant d’un trait ou deux précis et larges l’évanouissement subi par cette aile lyrique, se haussera au degré convenable une esquisse.

S’il y a lieu que je parle personnellement, après tant de constatations ou ce reportage dignifié par le sujet, j’émets un avis. Tout ce que la culture littéraire portée à l’état supérieur, ou d’art, avec originalité, goût, certitude, en même temps qu’un primordial don poétique délicieux, peut, en s’amalgamant très bellement, produire chez un élu, Tennyson le posséda, du coup et sans jamais s’en départir à travers l’inquiète variété : cela n’est pas commun ; ou qu’exige-t-on d’autre, sauf des insolites dieux, au raccourci péremptoire, s’abattant, quelques-uns, dans les âges ? Avoir doté la voix d’intonations point ouïes jusqu’à soi (faute de Tennyson, une musique qui lui est propre manquerait à l’Anglais, certes, comme je le chante) et fait rendre à l’instrument national tels accords neufs mais reconnus innés, constitue le poëte, dans l’extension de sa tâche ou de son prestige. L’homme, qui a résumé tant d’exception, vient de mourir, et je pense qu’un considérable deuil flotte à la colonnade suave du temple de Poésie, édifice à l’écart. Que son ombre y soit reçue avec les termes mêmes de l’hyperbole affectueuse qu’au temps de jeunesse, à lui illustre mais encore futur, dédia l’enthousiasme de Poe : « l’âme poétique la plus noble, qui jamais vécut. »

  1. Villiers de l’Isle-Adam, Contes Cruels : « La Machine à Gloire ».