On n’est pas des bœufs/Divertissement de table d’hôte

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DIVERTISSEMENT
DE
TABLE D’HÔTE


Il m’arrive souvent d’aller le matin à la ville voisine et de ne pas rentrer pour déjeuner. Dans ce cas, je vais m’alimenter en une excellente auberge que je connais et en laquelle, moyennant une belle pièce de deux francs cinquante, je puis m’envoyer une douzaine de plats, succulentes et copieuses victuailles accommodées selon les plus louables traditions (petit vin blanc du pays à discrétion).

La bonne chère n’est pas le seul agrément de ce lieu.

La conversation des habitués et celle aussi des hôtes de passage me délectent beaucoup.

Les habitués se recrutent surtout parmi les employés de l’État, célibataires.

Les hôtes de passage sont : ou des touristes (souvent anglais) ou des voyageurs de commerce.

Les touristes (quelle que soit leur nationalité) m’indiffèrent, portant que je suis tout mon intérêt aux fils de l’impérissable Gaudissart.

Pour vous prouver combien j’ai raison — oh ! combien ! — laissez-moi vous présenter deux petits échantillons de la gaieté bon enfant et réjouissante de nos amis les voyageurs.

Au cours de mon dernier repas de la susdécrite et plantureuse auberge, un de ces messieurs racontait qu’il avait fait, dans la journée, une centaine de lieues, et cela, sans avoir négligé un seul de ses clients.

Il détaillait complaisamment la ville d’où il était parti le matin, celle où il était arrivé pour coucher le soir, et toutes les cités intermédiaires qu’il avait honorées de sa présence.

Un vieux contrôleur de la régie n’en revenait pas : quatre cent kilomètres visités en si peu de temps !

— Sans indiscrétion, demanda le fonctionnaire, dans quel article voyagez-vous ?

Et l’autre de répondre, avec un vif sang-froid :

— Je vends des sifflets aux chefs de gare !

. . . . . . . . . . . . . . .

J’assistai, en outre, à une petite plaisanterie, en train, paraît-il, de devenir classique chez les voyageurs, mais encore peu connue, je crois, des lecteurs sédentaires.

Un voyageur entre dans la salle à manger avec, émergeant un peu de la poche de son veston, un bout de chapelet.

Il s’assoit à la table à côté d’un convive d’apparence bonne tête.

Clins d’œil d’un second voyageur à la bonne tête. Signes qui indiquent : Voyez donc ce calotin ! Chipez-lui son chapelet !

Une minute, et l’objet de dévotion se trouve escamoté.

Par un singulier hasard, la conversation arrive à tomber bientôt sur la religion.

La bonne tête affecte de tenir des propos anticléricaux devant l’homme au chapelet.

— Mon Dieu, fait doucement ce dernier, je ne suis pas plus dévot qu’un autre, mais il y a des choses que je n’aime pas qu’on blague !

— Ah ! vraiment ?

— Ainsi, j’ai sur moi un chapelet que ma mère m’a donné, quand j’ai quitté la maison… eh bien ! je ne consentirais pour rien au monde à me séparer de ce chapelet.

— Vous le portez toujours sur vous ?

— Toujours !… Il ne me quitte jamais !

— En ce moment, l’avez-vous sur vous ?

— Puisque je vous dis qu’il ne me quitte jamais !

La bonne tête ne se tient pas de joie.

Alors, un voisin de suggérer :

— Pariez donc deux bouteilles !

— Vous êtes sûr, insiste la bonne tête, vous êtes sûr d’avoir votre chapelet sur vous ?

— Absolument sûr !

— Eh bien ! je vous parie deux bouteilles de bon vin que vous ne l’avez pas !

— Tenu !

— Vous avez perdu !… Le voilà, votre chapelet !

Et le candide bonhomme exhibe le saint bibelot.

— C’est vous qui avez perdu ! riposte tranquillement le voyageur, car le chapelet que vous tenez là, c’est le chapelet de ma sœur, dont je me fiche comme d’une guigne. Le chapelet de ma mère, le voici !

Et il brandit triomphalement un second chapelet, sorti d’une autre poche.

Confusion de la bonne tête !

La bonne apporte les deux bouteilles de vieux vin, qu’on débouche et qu’on boit en trinquant à la reprise des affaires.

Est-ce que cela ne vaut pas mieux que d’aller au café ?