Dix Écrits de Richard Wagner/Le « Freischütz »

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Traduction par Henri Silège.
Dix Écrits de Richard Wagner, Texte établi par Henri Silège Voir et modifier les données sur WikidataLibrairie Fischbacher (p. 157-178).


LE FREISCHÜTZ




Au plus profond d’une de ces forêts de la Bohême, vieilles comme le monde, se trouve la Gorge-aux-Loups, dont la renommée date de la guerre de trente ans, guerre désastreuse qui battit en brèche les derniers restes de la majesté du saint empire. La plupart du temps on ne parlait de la vallée mystérieuse que d’après des ouï-dire ; quelques chasseurs seulement y avaient pénétré, emportés malgré eux, à travers ces solitudes sombres et impénétrables, sur les traces de leurs hôtes farouches. Ils racontaient des choses merveilleuses de ce lieu de terreur ; le paysan écoutait leurs récits en frémissant, faisait le signe de la croix, et suppliait la Vierge et tous les saints de veiller à ce que jamais il n’eût le malheur de s’égarer dans ces contrées. Aux approches de la Gorge-aux-Loups le chasseur entendait un bruit étrange ; de sourds mugissements couraient dans les larges branches des vieux sapins, qui ne pliaient point au souffle du vent, mais semblaient animés et secouaient au hasard leurs têtes noires. Arrivé aux bords de la vallée, le chasseur se trouvait devant un abîme dont la profondeur échappait à ses regards. Là surgissaient des rangées de rochers qui offraient l’apparence de membres humains, de visages hideusement contournés ; puis c’étaient des amas de pierres noires sous la forme dégoûtante de crapauds et de lézards gigantesques. À une certaine profondeur, ces pierres semblaient vivantes ; elles se mouvaient, elles rampaient et roulaient en masses épaisses et informes ; ce qu’il y avait plus bas encore, on ne pouvait le distinguer. Des vapeurs livides montaient incessamment en répandant au loin une odeur pestilentielle ; elles s’ouvraient et se déployaient çà et là en larges bandes, et prenaient l’apparence de figures humaines, qui grimaçaient avec leurs traits brisés par de hideuses contorsions.

Au milieu de toutes ces horreurs apparaissait, perché sur un tronc d’arbre pourri, un énorme hibou engourdi dans le repos du jour ; en face, était une porte sculptée dans le roc ; auprès, veillaient deux monstres dont l’étrange structure offrait un mélange du lézard, du serpent et du dragon ; ils paraissaient également enchaînés par un sommeil léthargique, et un terrible pressentiment avertissait le chasseur que toute cette engeance pouvait bien ne commencer à vivre qu’à minuit. Mais ce qu’il entendait lui inspirait plus d’effroi encore que ce qu’il voyait. À travers les sapins qui s’inclinaient sur la crête de la gorge, roulait une tempête incessante qui, de temps à autre, semblait contenir violemment sa fureur. Les cimes poussaient de sinistres hurlements que des bouffées de vent portaient au fond de l’abîme, d’où sortaient, l’instant d’après, des cris plaintifs qui passaient si près de l’oreille du chasseur, qu’il en ressentait jusqu’au fond du cœur une secousse douloureuse.

Par moment s’élançaient du gouffre des essaims innombrables d’oiseaux de proie qui planaient et se déroulaient en nappe immense et sombre, et puis se replongeaient dans la nuit. Jamais parmi les hôtes ailés de ces forêts, on n’en avait aperçu d’une forme aussi bizarrement affreuse. Le croassement du corbeau semblait doux comme le chant du rossignol auprès des cris enroués, des gémissements sourds et rauques qui sortaient de ces noirs bataillons, et frappaient l’âme d’épouvante et d’horreur.

Le chasseur le plus intrépide, familiarisé dès longtemps avec tous les dangers de ces forêts, avec tous les fantômes de la nuit, s’enfuyait comme un faon timide, poussé par une anxiété indicible ; et sans chercher à retrouver les sentiers qui lui étaient connus, il courait au hasard vers la plus prochaine habitation où il pût rencontrer des êtres humains, et raconter ce qu’il avait vu, ce qu’il avait entendu.

Heureux le jeune homme qui, après avoir été témoin d’un pareil spectacle, avait, pour se distraire et se rassurer, un pieux et fidèle amour dans le cœur ! Sa bien-aimée n’était-elle pas son génie tutélaire ? N’était-elle pas lange de grâce et de pureté qui le suivait partout, rayonnait en lui, et répandait sur toute sa vie intérieure la paix et la sérénité de l’innocence ? Depuis qu’il aimait, ce n’était plus le chasseur fier et impitoyable, s’enivrant de sang et de carnage. La jeune fille lui avait appris à connaître ce qu’il y a de divin dans la création, à comprendre ces voix mystérieuses qui lui parlaient dans la solitude des bois. Maintenant il se sentait parfois ému de compassion p’our le chevreuil qui passait gracieux et léger dans les taillis, et ce n’était souvent qu’à regret qu’il obéissait aux cruelles obligations de son état ; et il pleurait quand il voyait des larmes dans les yeux du noble gibier abattu à ses pieds. Pourtant ce rude et cruel métier de la chasse, il devait l’aimer, car par son adresse seule, et à titre du plus habile tireur, il pouvait prétendre à la main de sa bien-aimée. La fille du forestier n’appartenait qu’à celui qui, le jour même des noces, gardait assez de sang-froid pour sortir vainqueur de la lutte ; le coup d’épreuve décidait du sort des deux amants. Malheur au jeune homme dont la balle déviait seulement de l’épaisseur d’un cheveu ! Fiancée et avenir, il perdait tout à la fois !

Or, à mesure que l’époque approchait où sa destinée devait se décider pour toujours, le sort paraissait devenir de jour en jour plus hostile à notre jeune homme. Jusque-là il avait été le plus heureux et le plus adroit chasseur ; maintenant il lui arrivait souvent de courir les bois des jours entiers, sans pouvoir rapporter à la maison le moindre trophée en témoignage de ses exploits. La pitié qu’il éprouvait pour les hôtes innocents des forêts lui avait-elle gâté l’œil ou la main ? Mais alors pourquoi le coup portait-il à faux, quand il visait un de ces brigands des airs pour lesquels, certes, il était bien éloigné d’éprouver la moindre sympathie ? Pourquoi ne logeait-il plus la balle dans le noir, quand on tirait à la cible ? Pourquoi manquait-il le but, quand il cherchait à calmer les inquiétudes de sa prétendue par un coup heureux ? Le vieux forestier secouait la tête ; les anxiétés de la jeune fille croissaient de jour en jour ; notre chas seur errait dans les profondeurs des bois, se livrant à de sombres pensées. Il méditait à part lui sur ses malheurs, il cherchait à en approfondir les causes. Souvent, dans le fond de son âme, il entendait de nouveau le bruit des sapins, les affreux croassements, comme au jour où un hasard funeste l’avait conduit à la Vallée aux Loups. Il se croyait sous l’obsession de quelque puissance démoniaque jalouse de son bonheur et acharnée à sa perte. En même temps lui revenait à la mémoire tout ce qu’on lui avait raconté au sujet de cette apparition nocturne qu’on appelait la Chasse sauvage. C’était une troupe infernale de chasseurs, une cohue de chevaux, de chiens, de cerfs et de sangliers qui, à minuit, roulait pèle-mèle au-dessus des bois. Malheur à celui qui se trouvait sur son passage ! C’était un tintamarre, un cliquetis d’armes, des rugissements si effroyables mêlés aux sons du cor, aux aboiements des chiens, aux hennissements des chevaux, que le cœur d’un mortel était trop faible pour y résister : ceux qui avaient vu la Chasse sauvage en mouraient presque toujours peu de temps après. Le jeune chasseur se rappelait aussi avoir entendu parler de celui qui conduisait les meutes aériennes, espèce de génie malfaisant connu sous le nom de Samiel, qui cherchait à enrôler des jeunes gens pour ses courses nocturnes. Dans ce but, Samiel détachait un de ses suppôts vers l’infortuné, dont il voulait faire sa victime. Celui qui lui servait d’instrument pour exécuter ses projets était un garçon adroit, rusé, déjà initié à ces mystères de l’enfer ; il circonvenait le jeune homme, s’insinuait dans son amitié, lui parlait souvent de certaines forces occultes, de certaines influences magiques, grâce auxquelles on était sûr de son coup, et qui mettaient le chasseur à même de l’emporter sur tous ses rivaux. Il lui disait que si on se rendait à certaine heure dans telle ou telle localité, on pouvait, à l’aide d’évocations très faciles à accomplir, conjurer des esprits, se les rendre tributaires, et les forcer à vous rendre des services inappréciables. Ainsi, par exemple, il lui proposait de l’accompagner à minuit en certain lieu ; et s’il voulait faire part à demi, il promettait de lui procurer des balles qui, imprégnées d’une puissance démoniaque, avaient la propriété d’atteindre le but le plus éloigné. Ces balles on les appelait balles-franches, et celui qui les possédait était franc-tireur (Freischütz).

Le jeune homme restait tout ébahi, tout stupéfait devant ces merveilleux récits qui s’accordaient du reste parfaitement avec tout ce qui se passait autour de lui depuis quelque temps. Ne devait-il pas être porté à croire à l’influence d’esprits invisibles, quand il songeait que lui, le meilleur tireur de la contrée, ne pouvait plus compter sur sa carabine, qui jusque-là n’avait jamais trompé son coup d’œil ? Déjà la paix de son âme était troublée : le jour était proche où, grâce à sa mauvaise étoile, il allait perdre pour toujours, peut-être, le bonheur auquel il aspirait. Sa destinée semblait le pousser irrévocablement à se servir d’une de ces balles démoniaques dont son camarade lui avait vanté l’infaillible puissance. Mais ces balles, où les trouver ? — À minuit, dans la Gorge-aux-Loups ! — Les cheveux se dressaient sur la tête du vertueux jeune homme. Dans la Gorge-aux-Loups ! À minuit ! Alors il comprenait tout. D’un coup d’œil, il sondait le sacrifice énorme qu’on exigeait de lui : il s’agissait positivement du salut de son âme ! Et pourtant il n’avait pas d’autre ressource ; c’était le seul moyen de se soustraire à l’influence de l’astre malfaisant qui pesait sur lui. Pâle, une flamme sinistre dans les yeux, il retourne auprès de sa bien-aimée. L’aspect de la pieuse et candide jeune fille ne saurait le calmer ; il sait qu’il n’a que deux partis à prendre : renoncer à elle et à son bonheur ici-bas, ou tenter une chance terrible et recourir à l’enfer. Le feuillage des arbres frémit doucement autour de la maison solitaire du forestier ; la joyeuse compagne de celle qu’il aime cherche vainement à l’égayer ; vainement la jeune fiancée enlace ses bras autour de la taille de son prétendu. Il reste immobile, les yeux fixes, concevant dans sa pensée les terribles mystères vers lesquels il se sent entraîné ; il croit entendre de loin les accents formidables qui l’appellent à la Gorge-aux-Loups où son camarade l’attend pour l’initier aux pratiques de l’enfer ! Il s’arrache des bras de sa fiancée qu’agitent de cruelles appréhensions : pour la posséder il est prêt à sacrifier le salut de son âme.

Guidé par les puissances ténébreuses auxquelles il s’abandonne, il arrive au séjour redouté où son camarade a tout disposé pour l’œuvre des ténèbres. En vain l’ombre de sa mère lui apparaît pour le mettre en garde contre les sortilèges du démon ; poussé par le désespoir, il descend dans la gorge. La fonte des balles commence. Les puissances des ténèbres éternelles sont évoquées ; bientôt s’accomplit ce que le jeune homme avait pressenti lors de sa première visite à la Vallée aux Loups. Tout ce qui l’entoure s’anime par degrés ; des milliers de corps se dressent, étendant leurs bras vers lui ; l’ouragan mugit ; les hurlements des airs forment un concert infernal ; des visions, comme jamais il ne s’en est montré aux regards d’un mortel, surgissent de la gorge ; enfin la chasse sauvage passe au-dessus de leur tête : éperdu, le chasseur tombe sans connaissance, la face contre terre.

Cette nuit-là, sept balles furent fondues, balles fatales que Samiel a enchantées, et auxquelles il a communiqué la vertu d’atteindre infailliblement le but qu’on leur assignera. Toutefois, sur les sept balles, il s’en est réservé une à laquelle il peut donner telle direction qu’il lui plaira. Les deux chasseurs se partagent les sept balles par moitiés inégales : quatre sont échues au plus jeune. On se prépare au tir ; le prince qui s’y trouve présent veut d’abord mettre à l’épreuve le fiancé, il lui ordonne de montrer son adresse au tir ; et pour se produire avec avantage, et donner une bonne idée de son talent, le jeune homme a naturellement recours à ses balles-franches : et en effet elles portent toutes sans manquer d’une ligne, si éloigné que soit le but. De cette façon sa provision de balles enchantées s’est épuisée ; il ne lui en reste plus qu’une qu’il garde jusqu’au jour fatal où il s’agira de disputer la main de la jeune fille à ses rivaux. Mais à partir de ce moment, il redevient aussi maladroit qu’auparavant. Son camarade, lui aussi, a jeté au hasard et sans aucune utilité les trois balles-franches qu’il avait reçues pour sa part, et cela dans l’intention de forcer notre jeune homme à se servir de la septième et dernière qui lui reste. Le moment est arrivé : une colombe blanche traverse les airs. On dit au jeune homme de la viser ; ce sera pour lui l’épreuve décisive. Plein de confiance en sa balle-franche, l’infortuné presse la détente. Le coup part... et sa prétendue tombe baignée dans son sang ! La balle que Satan s’était réservée a frappé la jeune fille au cœur.

Telle est la tradition du franc-tireur (Freischütz); et, de nos jours, les chasseurs de ces contrées parlent encore de balles-franches. Cette tradition sombre, démoniaque, s’accorde parfaitement avec l’aspect solennel et mélancolique de ces formidables forêts de la Bohême. On comprend au premier coup d’œil le sens de ces récits populaires, quand on traverse ces solitudes, ces vallées coupées dans les rochers hérissés d’antiques sapins aux formes les plus bizarres. La tradition du Freischütz porte d’ailleurs profondément l’empreinte de la nationalité allemande. Chez tout autre peuple, le diable eût été probablement de la partie ; le diable est toujours en jeu partout où il arrive un malheur. Mais ce n’est que chez les Allemands que l’élément démoniaque pouvait se manifester sous des formes aussi mystiques, avec le caractère de mélancolie rêveuse ; que la nature extérieure pouvait se confondre aussi intimement avec l’âme de l’homme, et produire des émotions aussi naïves et aussi touchantes. Partout ailleurs nous voyons le diable se mêler parmi la société des hommes, inspirer des sorciers et des sorcières, les abandonner au bûcher ou les sauver de la mort selon son bon plaisir ; nous le voyons même revêtir le caractère de père de famille, et veiller au salut de son fils. Mais ces récits, le paysan le plus grossier n’y croit plus de nos jours ; tandis que les contes et traditions qui ont leur origine dans les régions les plus mystérieuses de la nature et du cœur humain éveillent encore aujourd’hui les sympathies des gens instruits ; ils aiment à se reporter aux jours de leur enfance où les grands arbres des sombres forêts, s’agitant au souffle de la tempête, leur paraissaient des êtres vivants, dont les voix mystérieuses étaient comme l’écho d’un monde fantastique.

Ce n’est que chez le peuple où la tradition du Franc-tireur avait pris naissance, et qui aime encore aujourd’hui à se laisser bercer au charme du merveilleux, qu’un compositeur, homme d’esprit, pût concevoir l’idée d’asseoir un grand ouvrage musical sur une pareille base. En prenant cette tradition pour texte de son opéra, Weber savait qu’il serait compris aussi bien dans les accords profondément mystérieux de l’ouverture, que dans les simples et joyeuses mélodies du chœur des jeunes compagnes de la fiancée. En effet, en glorifiant le vieux conte populaire, le compositeur s’assurait un triomphe, dont jusque-là il n’y avait point eu d’exemple. Aux accords de cette suave et profonde élégie, il vit se confondre dans un même sentiment d’admiration ses compatriotes du nord et du midi, depuis les sectateurs de la Critique de la raison pure de Kant, jusqu’aux lecteurs du Journal des modes de Vienne. Le philosophe de Berlin fredonnait gaiement : Nous le tressons la couronne virginale ; le directeur de police répétait avec enthousiasme : À travers les bois, à travers les prairies ; tandis que le laquais de cour chantait d’une voix enrouée : Que peut-on comparer sur terre aux plaisirs de la chasse ? Et moi-même, je me rappelle qu’étant enfant, je m’efforçais de donner une expression diabolique à cet air si âpre, si sauvage : Ici-bas dans cette vallée de larmes. Le grenadier autrichien marchait aux sons du chœur des chasseurs ; le prince Metternich dansait la valse des paysans de la Bohême ; et les étudiants d’Iéna chantaient le chœur moqueur (Spottchor) à leurs professeurs. Cette fois, tous les divers éléments de la vie politique allemande, qui se brise dans tous les sens, se réunissaient en un foyer commun : d’un bout de l’Allemagne à l’autre, le Freischütz était dansé, chanté, écouté avec transport.

Et vous aussi, qui vous promenez au bois de Boulogne, vous avez chanté les airs du Freischütz ! Dans les rues de Paris les orgues de Barbarie ont fait entendre le chœur des chasseurs ; l’Opéra-Comique n’a pas dédaigné la Couronne de la vierge, et cet air ravissant : Jamais le sommeil n’approcha de mes paupières a plus d’une fois enthousiasmé l’auditoire de vos salons. Mais ce que vous chantiez, le compreniez-vous ? J’en doute fort. D’abord vous n’avez pas vu cette nature si étrangement sauvage ; et puis dans la sentimentalité, dans la rêverie allemande, il y a quelque chose qui échappera toujours aux étrangers, si spirituels qu’ils puissent être. Nous sommes un peuple singulier ; l’air de Freischütz : À travers les bois, fait couler nos larmes, tandis que nos yeux restent secs quand, au lieu d’une patrie commune, nous n’apercevons que trente-quatre principautés. C’est peut-être là une faiblesse, mais vous nous la pardonnerez, car c’est à elle que vous devez une admirable partition, qui mérite bien, du reste, la peine de faire un voyage, et de visiter les lieux où Samiel avait sa résidence. Un voyage à Carlsbad vous en offrirait facilement l’occasion. Si vous pensez que cela n’en vaut pas la peine, si vous ne pouvez renoncer pour une seule soirée à vos habitudes et à tout ce qui fait le charme de la vie parisienne, alors vous ne comprendrez pas le Freischütz, et pourtant vous voulez le comprendre, vous voulez l’entendre et le voir tel qu’il est ; c’est fort bien, et c’est toute justice, car vous en agissez de même avec le Fidèle Berger. Mais l’Académie royale de musique a ses exigences auxquelles notre pauvre Freischütz ne saurait satisfaire dans sa forme primitive. Il est écrit : Ici on dansera, et dans la pièce allemande il n’y a pas de ballet, il n’y a que des jeunes gens qui font valser leurs belles. De plus, il est écrit : Vous ne parlerez pas, et il y a un dialogue d’une naïveté excessive. Il faudra donc faire danser tout le monde et l’empêcher de parler ! Il y aurait bien un moyen plus simple de se tirer d’embarras : ce serait de faire exception à la règle, en faveur de l’admirable partition. Mais ce moyen, vous ne l’emploierez pas, car vous n’êtes libres que là où vous voulez l’être, et malheureusement ici vous ne le voulez pas. Vous avez entendu parler de la Vallée aux Loups, et du diable, et aussitôt les machines de l’Opéra vous sont venues à l’esprit ; le reste n’est rien. Il vous fallait un ballet et un récitatif, et vous avez choisi un de vos compositeurs les plus originaux pour vous en faire la musique. Cela vous fait honneur, cela prouve que vous savez apprécier dignement notre chef-d’œuvre. Parmi tous les compositeurs français de nos jours, je n’en connais pas qui comprit aussi bien la partition du Freischütz et qui fût aussi capable de la compléter, si toutefois cela était nécessaire. L’auteur de la Symphonie fantastique est un homme de génie ; personne plus que moi ne reconnaît l’énergie irrésistible de sa verve poétique ; il y a chez lui une conviction consciencieuse qui fait qu’il n’obéit jamais qu’à l’inspiration impérieuse de son talent ; dans toutes ses symphonies se révèle une nécessité intérieure à laquelle l’auteur ne pouvait se soustraire. Mais c’est précisément à cause des éminentes qualités qui distinguent M. Berlioz que je lui soumets en toute confiance mes observations au sujet de ce travail.

La partition du Freischütz est un tout complet, coordonné dans toutes ses parties sous le double rapport de la pensée et de la forme ; y ajouter, en retrancher quelque chose, si peu que cela puisse être, n’est-ce pas en quelque sorte dénaturer, mutiler l’œuvre du maître ? S’agit-il ici d’approprier aux besoins de l’époque une partition qui remonte à l’enfance de l’art, de refaire un ouvrage que l’auteur primitif n’aurait pu développer suffisamment, faute de connaître les moyens techniques dont nous disposons aujourd’hui ? Tout le monde sait qu’il ne peut être question de tout cela, et M. Berlioz repousserait avec une juste indignation toute proposition de cette nature. Non, il s’agit de mettre une œuvre originale, complète, en harmonie avec des exigences extérieures qui lui sont étrangères. Eh quoi ! une partition consacrée par vingt ans de succès, en faveur de laquelle l’Académie royale de musique veut bien déroger à ses lois, si rigoureuses d’ailleurs, pour participer, elle aussi, à un des plus éclatants triomphes que jamais pièce ait obtenu à aucun théâtre, une telle partition ne pourrait faire céder certaines règles routinières ? On ne pourrait exiger qu’elle y parût dans sa forme primitive, qui est une partie essentielle de son originalité ? Voilà pourtant le sacrifice que l’on exige. Croyez-vous que je me trompe ? Croyez-vous que les récitatifs et les ballets que vous ajouterez après coup n’altéreront en rien la physionomie de l’œuvre de Weber ? Croyez-vous qu’en substituant à un dialogue naïf, rempli parfois d’une gaieté spirituelle, un récitatif qui dans la bouche des chanteurs devient toujours un peu traînant, vous n’effacerez pas ce caractère de cordialité franche et joyeuse que respirent les scènes entre les bons paysans de la Bohême ? Les causeries des deux jeunes filles dans la maison du forestier ne perdront-elles pas nécessairement de leur fraîcheur, de leur vérité ? Au reste, ces récitatifs, si heureusement inventés qu’ils puissent être, avec quelque art qu’on les mette en harmonie avec le ton général de l’ouvrage, n’en dérangeront pas moins la symétrie. Il est évident que le compositeur allemand a constamment eu égard au dialogue : les morceaux de chant ont peu d’étendue ; ils seront constamment écrasés par les énormes récitatifs qu’il faudra ajouter, et qui en affaibliront le sens et par conséquent l’effet. Dans ce drame où le plus simple Lied a un sens si profond, vous ne trouverez pas ces bruyants morceaux d’ensemble, ces finales impétueux auxquels vos grands opéras vous ont habitués. Dans la Muette, dans les Huguenots, dans la Juive, vu les dimensions colossales de ces morceaux, il faut absolument que l’intervalle qui les sépare soit rempli par des récitatifs; le dialogue semblerait mesquin et niais, et aurait tout à fait l’air d’une parodie. Quelle bizarrerie en effet, si, dans la Muette, Masaniello, entre le grand duo et le finale du second acte, s’avisait tout à coup de parler ; si, dans les Huguenots, après le colossal morceau d’ensemble du quatrième acte, Raoul et Valentine se préparaient au duo suivant par un dialogue, si dramatique qu’il puisse d’ailleurs être ! Sans doute vous en seriez choqués, et avec raison. Or, ce qui est une nécessité esthétique pour les opéras de grande dimension, deviendrait, par une raison contraire, un fléau pour le Freischütz où les morceaux de chant sont beaucoup moins étendus. Toutes les fois que les situations données par le dialogue provoqueront naturellement l’effet dramatique, M. Berlioz, je le prévois, ne pourra s’empêcher de laisser jaillir les sources fécondes de son imagination ; je prévois quelle expression de sombre énergie il saura donner à cette scène où Caspar cherche à enlacer son jeune ami dans ses séductions diaboliques, où il le presse de faire le premier essai des balles-franches, où il cherche à l’enrôler sous les bannières de l’enfer, où il lui adresse ces paroles empreintes d’une profonde méchanceté : Lâche, ce n’est qu’aux dépens d’autrui que tu voudrais gagner le prix ! Crois-tu peut-être que tu n’es pas déjà coupable ? penses-tu que le coup que tu viens de tirer te sera remis ? Je suis sûr qu’à ce passage, de bruyants applaudissements récompenseront les magnifiques inspirations de M. Berlioz ; mais j ’ai aussi la certitude qu’après le récitatif, l’air de Caspar, qui suit, ne produira point l’effet qu’on devait en attendre. De cette façon vous aurez quelque chose d’entièrement nouveau, de merveilleux, si vous voulez ; et nous qui connaissons le Freischütz, qui n’avons pas besoin de récitatif supplémentaire pour le comprendre, nous verrons avec plaisir les œuvres de Berlioz augmentées d’une création nouvelle ; mais nous doutons que l’on vous ait fait comprendre le Freischütz. Vous jouirez d’une musique tour à tour gracieuse et terrible, qui flattera vos oreilles et vous donnera de profondes émotions ; vous entendrez exécuter dans une admirable perfection des Lieder que jusqu’ici on vous avait assez médiocrement chantés ; une belle déclamation dramatique pleine de grandes pensées vous guidera d’un morceau de chant à l’autre, et pourtant vous serez choqués de l’absence de beaucoup de choses auxquelles vous êtes habitués, et dont vous vous passerez difficilement.

L’appareil extérieur que l’on aura adapté à l’œuvre de Weber ne servira qu’à provoquer chez vous le besoin de sensations auxquelles répondent les ouvrages qui se produisent habituellement devant vous sous cette forme ; et vous serez trompés dans votre attente, car cet ouvrage a été créé par son auteur dans des vues bien différentes, et nullement pour satisfaire aux exigences du public ordinaire de l’Académie royale de musique. Là où sur nos théâtres une bande de cinq musiciens prennent le cor et le violon en main, où l’on voit quelques vigoureux gaillards, solidement bâtis, faire tourner en rond de robustes beautés, à la porte d’une guinguette, vous verrez arriver tout à coup les notabilités dansantes du jour ; vous verrez le beau danseur, qui paradait hier encore avec son superbe habit de satin couleur d’or, venir les recevoir dans ses bras l’une après l’autre ; vainement les élégantes sylphides feront de leur mieux pour exécuter des pas bohémiens, vous regretterez toujours les pirouettes et les bouffantes. Toutefois, elles en feront assez pour vous transporter par le souvenir dans la sphère habituelle de vos jouissances ; elles vous rappelleront les chefs-d’œuvre de vos grands maîtres, qui vous ont si souvent enivrés ; vous désirerez tout au moins voir une pièce dans le genre de Guillaume Tell, où figurent également des chasseurs et des paysannes, et autres belles choses qui sont du ressort de la vie champêtre. Après ces danses, vous n’entendrez ni ne verrez rien de tout cela ; dans tout cet acte, vous n’aurez que l’air : À travers les bois, à travers les prairies, une chanson à boire de vingt mesures, et au lieu d’un finale, vous aurez un air. Mais je me trompe, vous aurez le récitatif, qui vous fera entendre les plus puissants accords, où se révéleront un caractère, une vie musicale, comme on en aura rarement créé, j’en suis convaincu d’avance, car je sais jusqu’à quel point la verve de votre plus grand compositeur de musique instrumentale s’exaltera, pour n’ajouter que de belles et grandioses inspirations à l’œuvre du maître qu’il révère et qu’il admire ; et c’est précisément pour cela que vous ne connaîtrez pas le Freischütz, et peut-être même ce que vous entendrez ne vous inspirera-t-il pas le désir de le voir tel qu’il est dans la naïveté de sa forme primitive.

Et s’il apparaissait réellement devant vous tel qu’il est dans toute sa simplicité, dans toute sa candeur ; si au lieu de toutes ces danses compliquées, apprêtées, qui, sur votre grande scène, accompagnent le cortège de la fiancée, vous n’entendiez que la petite chanson que fredonnaient les philosophes de Berlin, ainsi que je l’ai dit plus haut ; si au lieu de tous les magnifiques récitatifs qui vous frapperont de commotions profondes, vous n’aviez qu’à écouter le dialogue sans prétention que les écoliers savent par cœur en Allemagne, auriez-vous une intelligence plus complète du Freischütz ? Vous sentiriez-vous disposés à vous laisser aller à cet enthousiasme rêveur qu’il a inspiré à quarante millions d’Allemands ? Soulèverait-il chez vous les transports unanimes que la Muette de Portici a soulevés chez nous ? Hélas ! j’en doute. Et peut-être M. Pillet, lui aussi, a-t-il senti le doute passer sur son âme comme un sombre nuage, lorsqu’il chargea M. Berlioz de pourvoir le Freischütz de ballets et de récitatifs. C’est un grand bonheur que ce soit M. Berlioz qui ait été appelé à remplir cette tâche. Sans doute, nul compositeur allemand n’eût osé entreprendre une œuvre pareille par piété envers l’œuvre et l’artiste. Or, en France, il n’y avait que M. Berlioz dont le talent et la conscience artistique fussent à la hauteur d’un tel travail. Nous avons au moins la certitude que, jusqu’à la note la moins importante, tout sera respecté, qu’on ne retranchera rien, et qu’on n’ajoutera que ce qu’il faudra strictement ajouter pour satisfaire aux statuts de l’établissement, que vous paraissez bien décidés à ne pas vouloir enfreindre. Et c’est là ce qui m’inspire de sombres pressentiments au sujet de notre bien-aimé Freischütz. Ah ! si vous pouviez, si vous vouliez voir et entendre le véritable Freischütz allemand, peut-être seriez-vous initiés à cette vie intime et méditative de l’âme qui est l’apanage de la nation allemande ; vous vous familiariseriez avec les douces et candides émotions qui vous font tour à tour désirer la présence de la bien-aimée et la solitude des bois ; peut-être comprendriez-vous cette horreur mystérieuse, ces sensations indéfinissables pour lesquelles votre langue n’a pas de nom, et que par de magnifiques décors, par des masques diaboliques, vous cherchez vainement à traduire. Dans tous les cas, cela vaut la peine d’aller à la représentation que donnera l’Académie royale de musique, et de chercher à se transporter par la pensée au milieu du monde merveilleux qui se révèle dans le Freischütz.