Dix ans de bohème/11

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Librairie Henry du Parc (p. 253-267).
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XI


Le peintre Salis. — La parole d’un père. — Fondation du cabaret du Chat noir. — Description de l’ancien cabaret du boulevard Rochechouart. — Le journal le Chat noir. — Le voyageur A’Kempis. — Clément Privé, et le sonnet Parce que. — Willette. — L’Institut. — Les séances. — Le tumulte. — Parce Domine. — La Mort. — Maurice Rollinat. — Le faux enterrement de Salis. — Roi de Montmartre


Ah ! messeigneurs, gentilshommes de la Butte, manants de la plaine, croquants et tenanciers, arbalétriers, cranequiniers et tous autres, ah ! quel cabaret ce fut dès le début, que celui que fonda Rodolphe Salis !! Tudieu ! ventre-saint-gris ! palsambleu !

Salis était peintre et faisait des chemins de croix à quatorze francs ! Son père, grand liquoriste de Châtellerault, se hâta de le maudire, lui, les beaux arts et les belles-lettres. Messeigneurs ! ce fut un rude coup pour Rodolphe ; il essaya d’attendrir son père, le père inflexible répliqua :

— Fais du commerce !

En ce temps-là, on commençait à peine à ouvrir des cabarets moyen âge, Renaissance ou Louis XIII. La Grand’Pinte en était le type ; mais là les peintres se réunissaient sans tapage, comme ils l’eussent fait au boulevard. Salis songea à réintroduire le tumulte, la folie haute, et la chanson bardée de fer dans nos mœurs édulcorées. De plus, sachant bien que tous les arts sont frères, il se demanda pourquoi les littérateurs ne viendraient pas s’adjoindre aux peintres, pour leur prêter quelques syllabes volantes, peut-être ornées de rimes sonores.

— Je serai gentilhomme-cabaretier, se dit Salis, peintre encore, mais littérateur aussi et chansonnier. À moi l’avenir !

Et le Chat noir était fondé.

Ah ! messeigneurs ! Ce fut une rude époque quand le chat en potence se balança au-dessus de l’huis, boulevard Rochechouart. J’y étais, grand’mère, j’y étais ! On but sérieusement, on chanta à démolir les murailles, et l’aube nous vit sortir de cette inauguration, nobles et hautains, devenus enfin gentilshommes du moyen âge — ah ! non, pas du moyen âge — mais style Louis XIII, le plus pur, comme disait Rodolphe.

Un chat en potence, un chat sur le vitrail, des tables de bois, des sièges carrés, massifs, solides (parfois balistes contre les agresseurs), d’énormes clous, appelés clous de la Passion (la Passion de qui, ô Louis XIII le plus pur) ? des tapisseries étendues le long des murs au-dessus de panneaux diamantés arrachés à de vieux bahuts (que Salis collectionnait dès sa plus tendre enfance), une cheminée haute, dont la destinée sembla plus tard être de ne s’allumer jamais, car elle abrita sous son manteau, et porta sur ses landiers, toute sorte de bibelots : une bassinoire, rutilante comme si Chardin l’eût peinte, une tête de mort authentique (Louis XIII peut-être), des pincettes gigantesques, — un fouillis ; mais de fagots, point.

Sur un coin du comptoir, un buste, la Femme inconnue, du Louvre, et, au-dessus, une énorme tête de chat, entourée de rayons dorés, comme on en voit dans les églises autour du triangle symbolique. Dans le fond, une seconde salle plus petite, exhaussée de trois marches, avait également à hauteur d’homme sa ceinture de panneaux diamantés soulignant les tapisseries, sur lesquelles les fameux clous de la Passion supportaient des fusils à pierre, des glaives inusités, tandis que la haute cheminée — heureusement peu semblable à l’autre — remplaçait les bibelots antiques par une joyeuse attisée bien moderne, que visaient en demi-cercle les pieds des peintres, des sculpteurs, qui vinrent là dès l’abord, et ceux aussi des poètes et des musiciens, qui ne tardèrent pas à surgir — suivant nos traces hydropathesques.

L’ouverture du cabaret eut lieu en décembre 1881. La présence de quelques poètes fit éclore le journal le Chat noir en janvier 1882.

C’est là ce qui tira hors de pair immédiatement le cabaret du gentilhomme Salis. Un journal illustré, contenant des vers et des proses, et des annonces, celle-ci entre autres, dans le premier numéro :

LE CHAT NOIR
CABARET LOUIS XIII
Fondé en 1114 par un fumiste.

C’est dans ce premier numéro également qu’on annonçait le départ du célèbre reporter montmartrois A’Kempis (aliàs Emile Goudeau) vers les pays étrangers désignés sous le nom d’États-Unis de Paris. L’idée de Montmartre ville libre germait.

Un second explorateur, Jacques Lehardy, partait aussi dans une autre direction. Ce deuxième voyageur n’était autre que le poète Clément Privé, l’auteur de fort jolis vers introuvables, et d’un sonnet que bien des gens s’attribuent.

Il y avait dans ce numéro un dessin de Salis.

Bientôt le succès répondit à ces appels. Les dessinateurs apparurent d’abord : Willette, Pierrot-Willette, ce poète du crayon, l’auteur de chefs-d’œuvre de peinture, tels que le Parce Domine, l’Enterrement de Pierrot, le Vitrail du nouveau Chat noir, et d’innombrables dessins pareils à des drames ou à des comédies ; car c’est là le caractère du talent de Willette : une conception abstraite dominant la composition, dont la forme parfaite enveloppe l’idée, la concrétise et la rend poignante : les Oiseaux meurent les pattes en l’air, l’Âge d’or, valent n’importe quel poème. On était déshabitué de penser en regardant les morceaux de peinture, Willette, avant tout, veut penser et faire penser. Il est mélancolique le plus souvent, ironiquement triste ; mais parfois une gaieté bouffonne s’empare de lui, ou une verve satirique impitoyable, et alors c’est un maître de rire. Il s’appelle Will, comme Shakspeare.

Tiret-Bognet, Henry Somm, Uzès, Henri Rivière, puis bien plus tard Caran d’Ache et Steinlein furent les fournisseurs attitrés du Chat noir. Tiret-Bognet, un humanitaire, un salutiste, soldat de l’armée du salut, triste et doux ; Henry Somm, un japoniste parisiennant, spirituel et gai ; Uzès, satirique, enlevant alertement des silhouettes ; Henry Rivière, macabre, une sorte de Rollinat du crayon, qui jeta maint croque-mort en maint paysage neigeux ; Caran d’Ache, le dessinateur élégant, collet monté, et Steinlein, dessinateur d’oiseaux et de chats, qui trousse aussi les petites femmes.

Et bientôt, des parages de l’Odéon, les poètes et les musiciens prirent le chemin du Chat noir. Rollinat, Haraucourt, Lorin, Paul Marrot, Charles Cros, Félicien Champsaur, Armand Masson, Georges Fragerolle, Léo Montancey, etc., etc., etc.

Ce fut une invasion de ces deux arts : la poésie et la musique, dans le sanctuaire de la peinture, dans Montmartre, le pays des arts plastiques. Il y eut, devant le feu allumé dans la petite salle du fond, fusion entre les diverses branches du Beau. Aussi mérita-t-elle bientôt le surnom d’Institut, surnom ironique et gai qui lui resta. L’arrivée des poètes et des musiciens amena l’introduction d’un piano, et peu à peu ce que l’on appela les séances du vendredi. Ce jour-là, vers quatre heures, quand une foule houleuse avait garni les bancs et s’était accoudée sur les tables chargées de verres, on voyait, descendant avec gravité les trois marches de l’Institut, comme si c’eût été les gradins de l’Acropole, ou tout au moins les trois fameuses pierres de Tortoni, on voyait les bons diseurs de sonnets et de ballades, cependant que, par une marche triomphale, quelque symphoniste héroïque accueillait leur venue.

La voix de Salis montait dans la buée des pipes :

— Messeigneurs, du silence, le célèbre poète X… va nous faire entendre un de ces poèmes pour lesquels les couronnes ont été tressées par des nymphes dans les grottes… dans les grottes de Montmartre, la ville sainte.

C’est à peu près de la sorte, partant grandement, et tournant court, ou aboutissant à quelque bonne calembredaine que se meut l’éloquence du gentilhomme-cabaretier Rodolphe Salis.

À ces paroles retentissantes, le silence s’établissait, et le jeune lyrique versait des strophes d’or, d’argent, de cuivre ou de nickel, que payaient largement les applaudissements des dilettanti.

Ce fut bien vite comme une seconde salle d’hydropathes, avec cette différence qu’au lieu d’avoir des étudiants pour auditeurs, c’étaient des peintres, des dessinateurs et des amateurs. La jeunesse y était en majorité ; mais on ne s’y étonnait pas, comme on l’aurait fait au quartier Latin, de l’apparition subite d’une barbe blanche.

Vers les débuts, autant le journal était fantaisiste, bouffon, absurde d’ironisme, autant les poètes étaient graves, choisissant les poésies les plus sombres. Je constate le phénomène sans l’expliquer. Mais bientôt le poète populaire Jules Jouy apparut, ainsi que les chansonniers Meusy et Mac-Nab, puis Charles Leroy qui suivant les traces d’A. Pothey, imagina la caricature militaire de Ramollot, et ce fut absolument comme aux hydropathes, un mélange — sans doctrine — de gaieté et de sérieux. Ici, dès à présent, je pourrais remettre presque toute la liste des poètes hydropathiques. Sauf Taboureux, demeuré inébranlable sur le rocher du Panthéon, comme un Prométhée enchaîné, tous vinrent là dire leurs vers et les publier dans le journal à côté des poèmes de Willette.

Le rédacteur en chef, Émile Goudeau, avait pour secrétaire de la rédaction Edmond Deschaumes. L’Hydropathe était mort, la Plume (la Revue verte) morte aussi ; le Chat noir, journal, faisait un héritage sûr, de même que les séances du cabaret héritaient des séances hydropathesques.

Mais l’acclimatation des arts, si près de l’Élysée-Montmartre, ne se fit pas toute seule. D’abord, le propriétaire avait demandé à Rodolphe Salis quel genre de commerce il comptait tenir :

— Oh ! avait répondu le gentilhomme, ce sera un tout petit cabaret-restaurant, pour mes amis, une quinzaine, des gens bien tranquilles… Vous verrez ! vous verrez !

Le propriétaire put voir, peut-être ; mais, à coup sûr, il entendit.

Tudieu ! messeigneurs ! Le piano gémissait tout le jour, et le soir, et fort avant dans la nuit ; on chantait en chœur les meilleurs refrains du répertoire populaire, et parfois on s’accompagnait en tapant sur des plateaux de zinc en guise de gongs ! Tudieu ! quel calme !

Parfois, d’horribles souteneurs tentaient de venir s’asseoir parmi nous. Alors, l’expulsion commençait, ils revenaient en nombre, et cela se terminait par quelque formidable bagarre… Il y eut même mort d’homme !

Mais passons à quelque sujet plus gai.

L’édifice — tant Louis XIII fût-il — était long mais étroit. On y tenait difficilement trente, et quand on était seulement une centaine, cela devenait un de ces problèmes bizarres devant l’heureuse solution desquels la science recule épouvantée. Le tassement perpétuel ! La sardine à l’huile !

On n’était séparé d’un horloger voisin que par une cloison facile à abattre. Pourquoi cet industriel ne cédait-il pas son droit au bail ? Ah ! le pauvre homme ! tombé entre les mains de Sapeck, d’Alphonse Allais et de Louis Décori, il ne tarda pas à se déclarer vaincu.

On recula les bornes du cabaret, et sur la place conquise, sur le mur enfin accaparé, Willette posa sa large toile : Parce Domine, qui symbolise d’une saisissante façon la vie gaie à la fois et atroce des troubadours de la poésie et des pierrots Gobe-la-Lune. Voici : du Moulin de la Galette une étrange procession descend vers une rivière infernale, vers un fleuve noir, la Seine, égout collecteur. Jeunes les Pierrots, blanches et roses les Pierrettes, au départ ! Puis, frénétiques adolescents, puis vieillissant sur la pente roide, toujours le verre en main et la chanson aux lèvres, mais portant le deuil de leurs illusions sur leurs faces pâlies, sur leurs vêtements assombris ! Enfin croulants, vieux Pierrot fané, Pierrette à patte d’oie, dans le trou sombre, du suicide sans doute, de la folie peut-être ou de la phtisie, dans l’abîme où des sirènes mornes attendent cette proie, tandis que le Vertueux, dans un cercueil orné de la croix blanche, monte vers le ciel où dansent, alertes et joyeuses éternellement, les étoiles, symboliques.

Page triste, avertissement sauvage du poète Willette, qui a l’air de dire aux Villons épars sur les bancs, près des tables du cabaret, aux bohèmes qui lèvent leurs verres et lancent leurs chansons : « Frères ! il faut bifurquer à temps ! »

C’était l’époque où l’idée de la mort le hantait lui-même, au milieu des camarades étincelants de verve audacieuse. Il se complaisait à ouïr les macabres poèmes de Rollinat, les féroces cantilènes plaquées sur les sonnets les plus sombres de Baudelaire. La mort attire ! Heureusement quelques chansons vibrantes, quelques odes à la Gaieté que nous chantions parfois, chassèrent ces impressions funèbres, dont porte la trace le dessin du numéro 44 (Chat noir, samedi 11 novembre 1882).

Ce fut ce mois-là précisément que le Figaro, par la plume de Wolff, lança en pleine lumière Maurice Rollinat. Le poète eut son heure de très grand succès ; et les Névroses, publiées par Charpentier, le consacrèrent définitivement. C’est l’énergique chantre de la lamentation des âmes et des choses. On peut ne pas aisément supporter d’être perpétuellement soumis à cette effroyable torture de contempler la mort face à face, et de toujours plonger son regard dans les orbites creux ; mais Rollinat possède l’indéniable puissance de le pouvoir faire, sans tomber dans la folie, et de nous revenir de ce spectacle horrifiant, les cheveux dressés et la face bouleversée, mais la bouche chantant encore.

Nous, plus bizarrement audacieux peut-être dans notre ironie, nous avions joué avec la mort. Afin de forcer certaines gens qui le harcelaient à le laisser tranquille, Salis résolut de se faire passer pour mort. Malgré les supplications de sa famille, ce fut chose décidée, et voici comment ce fut exécuté.

Le journal le Chat noir parut encadré de deuil, avec une oraison funèbre sur cet infortuné gentilhomme, qui, au moment du succès, était passé subitement de vie à trépas.

Sur la porte, une pancarte énorme, bordée de noir, portait cette inscription : Ouvert pour cause de décès. Rodolphe Salis lui-même représentait la famille, il était le frère du défunt, un frère tellement ressemblant, qu’il en était presque jumeau.

Sur quatre chaises reposait la boîte à violoncelle fournie par Tolbecque, boîte recouverte d’une étoffe noire brodée de larmes d’argent ; au-dessus un pain rond en forme de couronne ; quatre cierges allumés ; dans un pot d’étain, un peu d’eau et un goupillon. Puis l’ami D… en maître des cérémonies, le jeune peintre S… en religieuse, G… en simple sonneur, agitant l’un contre l’autre deux plateaux métalliques, imitant à s’y méprendre le son des cloches.

Quand quelqu’un entrait, on le priait de s’asseoir, sans faire de bruit. Dès que le cabaret fut plein, les discours commencèrent. Ce fut à qui dauberait sur le mort, on disait pis que pendre de ce cadavre, et Salis, caché derrière le piano, soufflait à l’orateur : Assez ! assez !

Que l’on trouve cela d’un goût douteux, il est certain pourtant que tous ceux qui assistèrent à cette parodie funèbre, s’y sont singulièrement amusés, d’un amusement nerveux, spécial, irritant, comme si, à une noce, après boire, on braillait en chœur quelques dies iræ sur un air de carnaval. Les collégiens et les étudiants sont coutumiers de ces plaisanteries lugubres. C’est un privilège de la jeunesse. Or, nous étions jeunes !

Comme moins triste parodie, il y eut l’élévation de Salis au grade de roi de Montmartre. Il dut revêtir un costume en or, des étoffes inouïes, se munir d’un sceptre. Après avoir reçu les hommages des peuples, il s’en alla prendre possession du Moulin de la Galette. Il s’y rendit, cachant ses vêtements royaux sous un ulster, accompagné par des peintres et des poètes armés de hallebarde, qui, tout le long de la butte, à l’ahurissement des populations, criaient : Vive le roi !

Et nous n’allâmes pas au poste.

Il est vrai qu’on chantait de temps à autre Grévy le Jurassique, et le Vive Grévy ! si ironique fût-il, compensait le séditieux : Vive le roi !

On m’en voudra peut-être de conter ces balivernes ; baste ! la vie n’est pas si drôle, pour qu’on ne se souvienne pas des heures où l’on s’est franchement amusé fût-ce aux dépens des affreuses Parques, et de rappeler aux autres qu’eux-mêmes ont eu leurs bons quarts d’heure.

Puis, après tant d’exploits de diverses sortes, je profitai d’une belle occasion pour fuir un peu Montmartre et aller au bord de la mer, mettre en ordre les pièces de vers éparses, qui devaient composer les Poèmes ironiques.