Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Introduction/I

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Doctrine de la vertu
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 11-16).


I.


EXPLICATION DU CONCEPT D’UNE DOCTRINE DE LA VERTU.


Le concept du devoir emporte déjà par lui-même celui d’une contrainte[1] exercée par la loi sur le libre arbitre. Or cette contrainte peut être extérieure ou intérieure[2]. L’impératif moral, par son décret catégorique (le devoir absolu[3]), indique une contrainte qui ne s’applique pas à tous les êtres raisonnables en général (car il peut y en avoir de saints), mais seulement aux hommes, c’est-à-dire à des êtres à la fois sensibles et raisonnables, qui ne sont pas assez saints pour n’avoir pas l’envie de violer la loi morale, tout en reconnaissant son autorité, et, alors même qu’ils lui obéissent, pour la suivre volontiers (sans rencontrer de résistance dans leurs penchants), d’où vient justement qu’une contrainte est ici nécessaire[Note de l’auteur 1]. — Mais, comme l’homme est un être libre (moral), si l’on considère la détermination intérieure de la volonté (le mobile), le concept du devoir ne peut impliquer d’autre contrainte que celle qu’on exerce sur soi-même[4] (par l’idée seule de la loi). C’est ainsi seulement qu’il est possible de concilier cette contrainte (fût-elle même extérieure) avec la liberté de la volonté ; mais à ce point de vue le concept du devoir rentre dans le domaine de l’éthique.

Les penchants de la nature forment donc, dans le cœur de l’homme, des obstacles à l’accomplissement du devoir, et lui opposent des forces puissantes qu’il se doit à certains égards juger capable de combattre et de vaincre par la raison, non pas dans l’avenir, mais à l’instant même (en même temps qu’il en a la pensée) ; c’est-à-dire qu’il doit se juger capable de pouvoir ce que la loi lui prescrit absolument comme ce qu’il doit faire.

Or la force et le dessein arrêté avec lesquels on résiste à un puissant mais injuste adversaire, s’appellent le courage[5] (fortitudo), et le courage, lorsqu’il s’agit de l’adversaire que le sentiment moral trouve en nous, devient la vertu[6] (virtus, fortitudo moralis). La partie de la doctrine générale des devoirs qui soumet à des lois, non pas la liberté extérieure, mais la liberté intérieure, est donc une doctrine de la vertu.

La doctrine du droit ne s’occupait que de la condition formelle de la liberté extérieure (qu’elle faisait consister dans l’accord de la liberté avec elle-même, en considérant ses maximes comme des lois générales), c’est-à-dire du droit. L’éthique, au contraire, nous offre en outre une matière (un objet du libre arbitre), un but de la raison pure, qu’elle présente en même temps comme une fin objectivement nécessaire, c’est-à-dire comme un devoir pour nous. – En effet, comme les penchants de la sensibilité tendent à des fins (comme matière de la volonté), qui peuvent être contraires au devoir, la raison législative ne peut résister à leur influence qu’en leur opposant à son tour un but moral, qui doit être donné à priori et indépendamment de toute inclination.

On appelle fin[7] l’objet d’une volonté (d’un être raisonnable), déterminée par l’idée même de cet objet à le réaliser. – Or je puis bien être forcé par d’autres à faire certains actes qui tendent comme moyens à une certaine fin, mais non pas à me proposer cette fin à moi-même ; moi seul je puis me proposer pour fin quelque chose. – Mais si je suis, en outre, obligé de me proposer pour but quelque chose qui rentre dans les concepts de la raison pratique, et par conséquent de donner pour principe de détermination à ma volonté, outre un principe formel (tel que celui qu’implique le droit), un principe matériel, une fin qui puisse être opposée à celle qui résulte des penchants de la sensibilité, j’ai alors le concept d’une fin qui est un devoir en soi ; et la science n’en peut revenir à celle du droit, mais à l’éthique, c’est-à-dire à cette partie de la morale dont le concept n’implique autre chose qu’une contrainte exercée sur soi-même au nom des lois morales.

Par la même raison on peut encore définir l’éthique le système des fins de la raison pure pratique. – Fin et devoir de contrainte, ces deux expressions distinguent les deux divisions de toute la doctrine des mœurs. Si l’éthique contient des devoirs à l’observation desquels on ne puisse être contraint (physiquement) par d’autres, c’est justement parce qu’elle est une science de fins ; car de subir ou d’exercer ici une contrainte de ce genre, c’est chose contradictoire.

Mais il résulte aussi de la précédente définition de la vertu, rapprochée de l’obligation, dont le caractère propre a été également indiqué, que l’éthique est une doctrine de la vertu (doctrina officiorum virtutis). — En effet, la détermination du libre arbitre qui consiste à se proposer une fin est la seule qui échappe, par sa nature même, à toute contrainte extérieure et physique. On peut bien me forcer à faire quelque chose qui ne soit pas un but pour moi (mais seulement un moyen pour un but poursuivi par autrui) ; mais on ne saurait me contraindre à m’en faire un but. Je ne puis donc avoir un but sans me le faire moi-même ; le contraire serait contradictoire : ce serait un acte de la liberté qui ne serait plus libre. — Mais il n’y a point de contradiction à se proposer à soi-même une fin qui est en même temps un devoir ; car alors je me contrains moi-même, ce qui est très-conciliable avec la liberté[Note de l’auteur 2]. — Comment une telle fin est-elle possible ? voilà maintenant la question. Car la possibilité de concevoir une chose (l’absence de contradiction) ne suffit pas pour établir la possibilité de la chose même (la réalité objective de son concept).

Notes du traducteur[modifier]

  1. Nöthigung (Zwang).
  2. Ein äusserer oder ein Selbstzwang.
  3. Das Sollen.
  4. Selbstzwang.
  5. Tapferkeit.
  6. Tugend.
  7. Zweck, fin ou but

Notes de l’auteur[modifier]

  1. Toutefois l’homme, en se considérant objectivement au point de vue de la destination que détermine en lui la raison pure pratique (en considérant l’humanité dans sa propre personne), se trouve assez saint, comme être moral, pour ne transgresser qu’à regret la loi intérieure. Il n’y a pas, en effet, d’homme si dégradé qui, en la violant, ne sente en soi une résistance, et n’éprouve pour lui-même un sentiment de mépris qui le force à se faire violence. Or il est impossible d’expliquer comment, dans cette alternative où l’homme se trouve (que représente si bien la fable d’Hercule placé entre la vertu et la volupté), il se montre plus disposé à écouter son inclination que la loi ; car nous ne pouvons expliquer ce qui arrive qu’en le dérivant d’une cause, suivant des lois naturelles, et à ce point de vue, nous ne saurions regarder la volonté comme libre. — C’est pourtant cette contrainte intérieure, cette lutte, et l’impossibilité où nous sommes de l’éviter, qui nous font connaître l’incompréhensible attribut de la liberté.
  2. L’homme est d’autant plus libre qu’il est moins soumis à la contrainte physique et qu’il l’est plus à la contrainte morale (à celle qu’exerce la seule idée du devoir). Celui, par exemple, qui est doué d’une résolution assez ferme ou d’une âme assez forte pour ne pas renoncer, quelque danger qu’on veuille lui faire craindre, à une partie de plaisir qu’il a projetée, mais qui abandonne son projet sans hésitation, je ne dis pas sans regret, dès qu’on lui représente qu’il le ferait manquer à ses devoirs ou négliger un père malade, celui-là, par cela même qu’il ne peut résister à la voix du devoir, fait au plus haut degré preuve de liberté.