Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Partie 1/Division 1/Se/$16

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Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 108-111).
SECTION ÉPISODIQUE.


de l’amphibolie des concepts moraux de réflexion, qui consiste à prendre nos devoirs envers nous-mêmes ou envers les autres comme pour des devoirs envers d’autres êtres[1].


§ 16.


À en juger d’après la seule raison, l’homme n’a de devoirs qu’envers l’homme (envers lui-même ou envers les autres hommes). En effet, son devoir envers quelque sujet est la contrainte morale imposée par la volonté de ce sujet. Le sujet qui impose cette contrainte (qui oblige), doit donc être d’abord une personne. Ensuite il faut que cette personne nous soit donnée comme un objet d’expérience ; car nous devons concourir à la fin de sa volonté, et cela n’est possible que dans la relation réciproque de deux êtres existants, puisqu’un être de raison[2] ne saurait être cause de quelque effet arrivant suivant des fins. Or toute notre expérience ne nous fait connaître d’autre être capable d’obligation (active ou passive) que l’homme. L’homme ne peut donc avoir de devoirs envers d’autre être que l’homme même. Que s’il s’en représente d’une autre espèce, ce ne peut être que par une amphibolie des concepts de réflexion : ses prétendus devoirs envers d’autres êtres ne sont que des devoirs envers lui-même. Ce qui le conduit à cette erreur, c’est qu’il prend ses devoirs relativement à d’autres êtres pour des devoirs envers ces êtres.

Ces prétendus devoirs peuvent se rapporter ou à des êtres impersonnels, ou à des êtres personnels, mais absolument invisibles (inaccessibles aux sens extérieurs). — Les premiers (qui sont au dessous de l’homme[3]) peuvent être ou la nature inorganique, ou la nature organique, mais dépourvue de sensibilité, ou celle qui est en même temps douée de sensation et de volonté (les minéraux, les plantes, les animaux) ; les seconds (qui sont au-dessus de l’homme[4]) peuvent être conçus comme des esprits purs (les anges, Dieu). — Or il s’agit de savoir si entre ces deux espèces d’êtres et l’homme il peut y avoir un rapport de devoir, et quel rapport.

§17.


Relativement aux beautés de la nature inanimée, le penchant à la destruction (spiritus destructionis) est contraire au devoir envers soi-même, car il affaiblit ou éteint dans l’homme un sentiment qui, à la vérité, n’est point moral par lui-même, mais qui suppose une disposition de la sensibilité très-favorable à la moralité, ou qui, tout au moins, nous y prépare : je veux parler du plaisir d’aimer une chose même indépendamment de toute considération d’utilité, et de trouver une satisfaction désintéressée dans les belles cristallisations, ou dans les beautés indéfinissables du règne végétal.

Relativement à cette partie de la création qui est animée, mais privée de raison, la violence et la cruauté avec lesquelles on traite les animaux sont très-contraires au devoir de l’homme envers lui-même ; car on émousse ainsi en soi la compassion qu’excitent leurs souffrances, et par conséquent on affaiblit et on éteint peu à peu une disposition naturelle, très-favorable à la moralité de l’homme, dans ses rapports avec ses semblables. Nous avons le droit de les tuer par des moyens expéditifs (sans les torturer), et de les soumettre à un travail qui n’excède point leurs forces (puisque nous sommes nous-mêmes soumis à cette nécessité) ; mais ces expériences douloureuses que l’on fait sur eux, dans un intérêt purement spéculatif, et alors qu’on pourrait arriver au même but par d’autres moyens, sont choses odieuses. – La reconnaissance même pour les longs services d’un vieux cheval ou d’un vieux chien (comme si c’était une personne de la maison), rentre indirectement dans les devoirs de l’homme, si on les considère relativement à ces animaux ; mais, considéré directement, ce devoir n’est toujours qu’un devoir de l’homme envers lui-même.


§ 18.


Relativement à un être qui est placé tout à fait en dehors des limites de notre expérience, mais dont la possibilité s’accorde pourtant avec nos idées, c’est-à-dire relativement à Dieu, nous avons aussi un devoir, que l’on désigne sous le nom de devoir religieux, c’est à savoir de « considérer tous nos devoirs comme (instar) des commandements de Dieu. » Mais ce n’est point là avoir conscience d’un devoir envers Dieu. Car, comme cette idée émane entièrement de notre propre raison, et que nous la produisons nous-mêmes, soit au point de vue théorétique pour expliquer la finalité dans l’univers, soit pour nous en servir comme d’un mobile dans notre conduite, nous n’avons point ainsi devant nous un être donné, envers lequel nous ayons quelque obligation ; il faudrait pour cela que la réalité en fût d’abord prouvée (ou manifestée) par l’expérience. Seulement c’est un devoir de l’homme envers lui-même d’appliquer à la loi morale cette idée qui se présente irrésistiblement à la raison, et qui est pour nous de la plus grande utilité morale. Dans ce sens (pratique), il peut être vrai de dire que c’est un devoir de l’homme envers lui-même d’avoir de la religion.


Notes du traducteur[modifier]

  1. La première édition portait simplement : « Prendre nos devoirs envers nous-mêmes pour des devoirs envers autrui. » Note de Schubert.
  2. Ein blosses Gedankending.
  3. Aussermenschlichen.
  4. Uebermenschlichen.

Notes de l’auteur[modifier]