Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Partie 2/Chapitre 1/S1/$36-c

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Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 138-140).

c. La joie du malheur d’autrui, qui est précisément l’opposé de la sympathie, n’est pas non plus étrangère à la nature humaine : mais, lorsqu’elle va jusqu’à aider à faire le mal, elle fait de la misanthropie un vice qualifié[1] et la montre dans toute sa laideur. Il est sans doute dans la nature, ou conforme aux lois de l’imagination, que, par l’effet du contraste, nous sentions plus fortement notre bien-être ou même notre bonne conduite, lorsque le malheur des autres ou leur conduite scandaleuse, leur folie, vient faire ressortir notre propre état. Mais se réjouir directement de l’existence de ces énormités qui troublent l’ordre universel[2], et par conséquent aller jusqu’à souhaiter des événements de ce genre, c’est le fait d’une secrète haine des hommes et tout l’opposé de l’amour du prochain, que notre devoir nous oblige de cultiver. — L’arrogance[3] qu’inspire une prospérité constante et la présomption[4] que fait naître la bonne conduite (quand elle n’est en définitive autre chose que le bonheur d’avoir toujours échappé jusque-là à la séduction des vices publics), ces deux sentiments, dont l’homme vaniteux se fait un mérite, produisent cette joie maligne, directement contraire au devoir qui se fonde sur le principe de la sympathie et qu’exprime si bien dans Térence la maxime de l’honnête Chrémès : « Je suis homme ; rien d’humain ne m’est étranger. »

De cette joie maligne, la plus douce est le désir de la vengeance ; celui-ci semble d’ailleurs se fonder sur un droit essentiel et même obéir à une obligation à l’amour du droit en se proposant pour but le mal d’autrui, indépendamment de tout avantage personnel.

Toute action qui blesse le droit d’un homme mérite un châtiment ; et ce châtiment venge le crime dans la personne du coupable (il ne répare pas seulement le préjudice causé). Or ce châtiment n’est pas un acte de l’autorité privée de l’offensé, mais d’un tribunal distinct de lui, qui assure leur effet aux lois d’un pouvoir souverain[5], auquel tous sont soumis ; et, si (comme l’exige l’éthique) nous considérons les hommes dans un état juridique, mais se réglant d’après les seules lois de la raison (et non d’après des lois civiles), nul n’a le droit d’infliger des châtiments et de venger les offenses, si ce n’est le suprême législateur moral (Dieu), qui seul peut dire : « La vengeance m’appartient ; je vengerai. » C’est donc un devoir de vertu, non-seulement de ne pas répondre par la haine à l’inimitié des autres, dans un pur esprit de vengeance, mais même de ne pas prier le juge du monde de nous venger ; car chacun de nous a de son côté commis assez de fautes pour avoir lui-même grand besoin de pardon ; et surtout le châtiment ne doit jamais être, en quoi que ce soit, dicté par la haine. — Le pardon[6] (placabilitas) est donc un devoir de l’homme ; mais il ne faut pas le confondre avec cette lâche disposition à supporter les offenses[7] (ignava injuriarum patientia), c’est-à-dire avec cet abandon des moyens rigoureux (rigorosa) d’en prévenir le retour ; car ce serait jeter ses droits aux pieds des autres, et manquer à ce que l’homme se doit à lui-même.

Notes du traducteur[modifier]

  1. Qualificirte Schadenfreude.
  2. Das allgemeine Weltbeste.
  3. Uebermuth.
  4. Eigendünkel.
  5. Eines Oberen Ueber alle.
  6. Versöhnlichkeit.
  7. Schlaffe Duldsamkeit der Beleidigungen.

Notes de l’auteur[modifier]