Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Partie 2/S1/$49

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Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 163-170).














DEUXIÈME PARTIE.




MÉTHODOLOGIE.







PREMIÈRE SECTION.


didactique.


§ 49.


L’idée même de la vertu implique qu’elle doit être acquise (qu’elle n’est point innée), et il n’y a pas besoin, pour s’en assurer, d’invoquer la connaissance anthropologique qui résulte de l’expérience. Car la puissance morale de l’homme ne serait pas de la vertu, s’il n’était appelé à montrer sa force de résolution dans sa lutte contre des penchants contraires si puissants. La vertu est le produit de la raison pure pratique, en tant que celle-ci, qui a conscience de sa supériorité, triomphe, au moyen de la liberté, de la puissance des penchants contraires.

De ce que la vertu n’est pas innée, il suit qu’elle peut et doit être enseignée ; l’enseignement de la vertu[1] est donc une doctrine[2]. Mais, comme la doctrine qui enseigne comment on doit se conduire pour se conformer à l’idée de la vertu, ne donne pas seule la force nécessaire pour mettre les règles en pratique, les stoïciens pensaient que la vertu ne s’apprend pas au moyen d’un simple enseignement du devoir et de certaines exhortations (παραινετιχώς[3]), mais qu’il la faut cultiver et exercer en s’appliquant à combattre l’ennemi intérieur qui est nous (ασχητιχώς[4]) ; car on ne peut pas tout ce que l’on veut, quand on n’a pas d’abord essayé et exercé ses forces. En pareil cas, en effet, il faut prendre tout de suite et complétement sa résolution : autrement la conscience[5] (animus), en capitulant avec le vice pour s’en dégager peu à peu, ne serait pas tout à fait pure ou même serait vicieuse, et par conséquent ne produirait aucune vertu (la vertu reposant sur un seul principe).

§ 50.

La méthode de la doctrine[6] (car toute doctrine scientifique doit être méthodique, autrement elle serait désordonnée[7]) ne saurait être fragmentaire, mais elle doit être systématique, pour que la doctrine de la vertu ait le caractère d’une science. — Or elle peut être, ou bien acroamatique, lorsque ceux à qui l’on s’adresse sont simplement auditeurs, ou érotématique, lorsque le maître interroge ses élèves sur ce qu’il veut leur enseigner ; et cette dernière méthode à son tour est dialogique ou catéchétique, suivant qu’il s’adresse à leur raison ou simplement à leur mémoire. Si, en effet, on veut tirer quelque chose de la raison d’un autre, on ne le pourra qu’au moyen du dialogue, c’est-à-dire de questions et de réponses que le maître et l’élève se feront réciproquement. Par ses questions le maître conduira l’esprit de son élève de façon à développer en lui, au moyen des cas qu’il lui propose, l’aptitude à certaines idées (il sera l’accoucheur de ses pensées) ; et l’élève, s’apercevant qu’il est capable de penser par lui-même, fournira à son maître, par les questions qu’il lui adressera à son tour (sur certaines propositions obscures ou douteuses encore pour lui), l’occasion d’apprendre, suivant le docendo discimus, comment il doit interroger.

C’est en effet une chose à exiger de la logique, bien qu’on ne l’ait pas encore suffisamment prise en considération, que l’indication des règles à suivre pour chercher convenablement[8], c’est-à-dire de règles ne s’appliquant pas seulement aux jugements déterminants, mais encore aux jugements préliminaires (judicia prævia), qui conduisent aux pensées. Ce genre de règles peut même servir à diriger le mathématicien dans ses recherches ; aussi bien les met-il souvent en pratique.

§ 51.

Le premier et le plus indispensable instrument doctrinal pour enseigner la vertu à un élève encore inculte, c’est un catéchisme moral. Ce catéchisme doit précéder le catéchisme religieux, et il ne faut pas le mêler comme une chose incidente[9] à l’enseignement de la religion, mais l’enseigner séparément comme un tout indépendant ; car ce n’est qu’au moyen de principes purement moraux qu’on peut passer de la doctrine de la vertu à la religion, puisque autrement les enseignements de celle-ci manqueraient de pureté. — Aussi les plus dignes et les plus grands théologiens se sont-ils fait scrupule de composer un catéchisme renfermant les statuts de la doctrine religieuse[10] et en même temps de s’en rendre garants, tandis qu’on devait croire que c’était là la moindre chose que l’on pût justement attendre du grand trésor de leur savoir.

Au contraire un catéchisme purement moral, contenant l’esquisse des devoirs de vertu, ne donne lieu à aucun scrupule ni à aucune difficulté de ce genre ; car (quant au fond) il peut être tiré de la raison commune à tous les hommes, et (quant à la forme) il doit se conformer aux règles didactiques du premier enseignement. Le principe formel de ce genre d’instruction ne permet pas d’appliquer à cette fin la méthode socratique ou dialogique[11], parce que l’élève ne sait pas encore comment il doit interroger ; c’est donc le maître seul qui interrogera. Mais la réponse qu’il tire méthodiquement de la raison de son élève, doit être exprimée en des termes précis, qu’il ne soit pas facile de changer, et qui puissent être aisément confiés à sa mémoire : c’est par là que la méthode catéchétique se distingue, soit de la méthode acroamatique (où le maître parle seul), soit de la méthode dialogique (où le maître et l’élève se font réciproquement des demandes et des réponses).

§ 52.

Le moyen (technique) expérimental que le maître doit appliquer à la culture de la vertu, c’est de donner lui-même le bon exemple[Note de l’auteur 1] aux autres (d’avoir une conduite exemplaire) ; car l’imitation est pour l’homme encore inculte le premier mobile qui détermine sa volonté à admettre les maximes qu’il s’approprie dans la suite. — L’habitude consiste à établir en soi un penchant persévérant, non pas au moyen de quelque maxime, mais en lui donnant souvent satisfaction : c’est un mécanisme de la sensibilité et non un principe de l’intelligence ; aussi en pareil cas est-il beaucoup plus difficile de désapprendre ensuite que d’apprendre d’abord. — Mais pour ce qui est de la force de l’exemple (soit du bien, soit du mal) qui s’offre au penchant à l’imitation, ce que les autres nous donnent ne saurait fonder aucune maxime de vertu. La vertu, en effet, consiste uniquement dans l’autonomie subjective de la raison pratique de chaque homme, et par conséquent ce n’est pas la conduite des autres hommes, mais la loi qui doit nous servir de mobile. Le maître ne dira donc pas à un élève vicieux : prends exemple sur ce bon petit garçon (si rangé, si studieux) ! car cela ne servirait qu’à lui faire détester son camarade, relativement auquel il se trouverait ainsi placé dans un jour défavorable. Le bon exemple (la conduite exemplaire) ne doit pas servir de modèle, mais seulement de preuve pour montrer que ce qui est conforme au devoir est praticable ; ce n’est pas en comparant un homme avec un autre (considéré tel qu’il est), mais avec l’idée de ce qu’il doit être (de l’humanité), c’est-à-dire avec la loi, que le maître trouvera une règle d’éducation qui ne trompe jamais.

Notes du traducteur[modifier]

  1. Tugendlehre.
  2. Eine Doctrin.
  3. Il y a dans le texte : paränetisch, mais je n’ose suivre l’exemple de Kant en donnant une forme française au mot qu’il germanise ainsi.
  4. Le texte porte : ascetisch. Le mot ascétique au moins est français, mais l’adverbe qu’on pourrait tirer de ce mot ne l’est pas.
  5. Gesinnung.
  6. Die doctrinale Methode.
  7. Tumultuarisch.
  8. Zweckmässig suchen.
  9. Als Einschiebsel.
  10. Für die statutarische Religionslehre.
  11. Die socratisch-dialogische Lehrart.

Notes de l’auteur[modifier]

  1. Le mot allemand Beispiel, que l’on emploie ordinairement comme synonyme d’Exempel, n’a pas le même sens. Prendre un Exempel, et indiquer un Beispiel pour l’intelligence d’une expression sont deux idées fort différentes. L’Exempel est un cas particulier d’une règle pratique, en tant que cette règle représente une action comme praticable ou impraticable. Au contraire un Beispiel n’est que le particulier (concretum) représenté comme contenu dans le général conçu par l’esprit (abstactum), et l’exhibition purement théorique d’un certain concept.