Documents biographiques/Édition Garnier/36

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XXXVI.

RAPPORT

FAIT À L’ACADÉMIE DES SCIENCES PAR M. PITOT ET CLAIRAUT, LE 26 AVRIL 1741

SUR LE MÉMOIRE DE M. DE VOLTAIRE
TOUCHANT LES FORCES VIVES.

Nous avons examiné, par ordre de l’Académie, un mémoire de M. de Voltaire, intitulé Doutes sur la mesure des forces motrices et sur leur nature. Ce mémoire contient deux parties : la première est une exposition abrégée des principales raisons qui ont été données pour prouver que les forces des corps en mouvement sont comme leurs quantités de mouvement, c’est-à-dire comme les masses multipliées par leurs simples vitesses, et non par les carrés, ainsi que le prétendent ceux qui reçoivent la théorie des forces vives. Les raisons que M. de Voltaire rapporte ne sont pas avancées comme des démonstrations ; ce sont simplement des doutes qu’il propose, mais les doutes d’un homme éclairé, qui ressemblent beaucoup à une décision.

Nous n’entrerons point dans l’examen de cette première partie, parce que l’auteur ne paraît y avoir eu en vue que de rendre les plus fortes raisons qui ont été données contre les forces vives, d’une manière assez claire et assez abrégée pour que les lecteurs puissent se les rappeler promptement.

Dans la seconde partie, M. de Voltaire considère la nature de la force. Comme il a conclu que la force motrice n’est autre chose que le produit de la masse par la simple vitesse, il n’admet point de distinction entre les forces mortes et les forces vives. Lorsque l’on dit que la force d’un corps en mouvement diffère infiniment de celle d’un corps en repos, c’est, suivant lui, comme si l’on disait qu’un liquide est infiniment plus liquide quand il coule que quand il ne coule pas.

Il dit ensuite que si la force n’est autre chose que le produit de la masse par la vitesse, elle n’est précisément que le corps lui-même agissant, ou prêt à agir : et il rejette ainsi l’opinion des philosophes qui ont cru que la force était un être à part, une substance qui anime les corps, et qui en est distinguée ; que la force doit se trouver dans les êtres simples, appelés monades, etc.

M. de Voltaire remarquant, comme plusieurs l’ont déjà fait, que la quantité de mouvement augmente dans plusieurs cas, et étant toujours convaincu que la force n’est autre chose que la quantité de mouvement, il demande si les philosophes qui ont soutenu la conservation d’une même quantité de force dans la nature ont plus de raison que ceux qui voudraient la conservation d’une même quantité d’espèces d’individus, de figures, etc.

Il demande ensuite si de ce qu’un corps élastique qui en choque un plus grand lui communique plus de quantité de mouvement, et par conséquent, selon lui, plus de force qu’il n’en avait, il ne s’ensuit pas évidemment que les corps ne communiquent point de force : en sorte que la masse et le mouvement ne suffisant pas pour la communication du mouvement, il faut encore l’inertie, sans laquelle la matière ne résisterait pas, et sans laquelle il n’y aurait nulle action.

M. de Voltaire croit encore que l’inertie, la masse et le mouvement, ne suffisent pas. Il pense qu’il faut un principe qui tienne tous les corps de la nature en mouvement, et leur communique incessamment une force agissante, ou prête d’agir ; et ce principe doit être, selon lui, la gravitation, soit qu’elle ait une cause mécanique, soit qu’elle n’en ait pas.

La gravitation, continue-t-il, ne peut pas non plus satisfaire à tous les effets de la nature ; elle est très loin d’expliquer la force des corps organisés ; il leur faut encore un principe interne, comme celui du ressort.

M. de Voltaire termine son mémoire en disant que puisque la force active du ressort produit les mêmes effets que toute force quelconque, on en peut conclure que la nature, qui va souvent à différents buts par la même voie, va aussi au même but par différents chemins ; et qu’ainsi la véritable physique consiste à tenir registre des opérations de la nature avant que de vouloir tout asservir à une loi générale.

De toutes les questions difficiles à approfondir que renferment les deux parties de ce mémoire, il paraît que M. de Voltaire est très au fait de ce qui a été donné en physique, et qu’il a lui-même beaucoup médité sur cette science.

À Paris, le 26 avril 1741.
Pitot, Clairaut.

Je certifie la copie ci-dessus être conforme à l’original.

À Paris, le 27 avril 1741.
Dortous de Mairan,
Secrétaire perpétuel de l’Académie royale
des sciences.


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