Dombey et fils (Dickens)/I/03

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CHAPITRE III.

Qui nous représente M. Dombey comme homme et comme père
à la tête de l’administration intérieure de sa maison.


Les funérailles de feu Mme Dombey ayant été célébrées à l’entière satisfaction de l’entrepreneur et des gens du voisinage ; gens disposés généralement à se montrer sévères sur ce point et à se scandaliser des plus légères omissions et du plus petit oubli des convenances dans de semblables cérémonies, les différents membres de la maison de M. Dombey reprirent leurs places respectives dans l’économie du système domestique. Ce petit monde, aussi bien que le grand, a la faculté d’oublier aisément ceux qui ne sont plus.

« C’était une bonne personne ! dit la cuisinière.

— Que voulez-vous, c’est le sort commun ! fit la femme de charge.

— Qui l’eût pensé pourtant ! s’écria le sommelier.

— En vérité, je puis à peine y croire ! soupira la femme de chambre.

— C’est comme un rêve ! conclut le valet de pied ; et le sujet étant épuisé, chacun trouva qu’il y avait déjà longtemps que l’on portait le deuil.

Quant à Richard, que l’on avait établie à l’étage supérieur dans un état d’honorable captivité, l’aurore de sa nouvelle vie lui apparaissait froide et triste. La maison de M. Dombey était vaste, exposée au nord et donnant sur une longue rue sombre, d’un comme il faut à faire peur, et située dans le quartier entre Portland-place et Bryanstone-square. Elle faisait le coin de la rue, dont elle était séparée par de larges sous-sols où les caves, fermées d’une manière menaçante par des fenêtres à barreaux, lorgnaient de travers des portes mal bâties conduisant aux communs. C’était une maison d’un aspect lugubre, formant rotonde par derrière et contenant une longue enfilade de salles donnant sur une cour sablée. Dans cette cour, se trouvaient deux arbres décharnés, dont le tronc et les branches étaient noirs, et dont les feuilles desséchées par la fumée râlaient au souffle du vent. Le soleil d’été ne se montrait dans la rue qu’à l’heure du déjeuner ; il venait avec les porteurs d’eau, les marchands de vieux habits, les revendeurs de géraniums, les raccommodeurs de parapluies et l’horloger ambulant qui fait entendre un carillon tout le long du chemin. Le soleil disparaissait bientôt pour ne plus revenir de la journée, et laissait la place aux chanteurs des rues, aux parades de polichinelle, aux orgues de Barbarie et aux souris blanches ou de temps à autre, pour varier les plaisirs, à un porc-épic. Puis, c’était le tour des chefs de cuisine à se tenir sur le pas de la porte à la brune, lorsque leurs maîtres dînaient en ville ; enfin survenait l’allumeur de réverbères, qui, chaque soir, allumait le gaz, sans jamais pouvoir éclairer la rue.

La maison de M. Dombey apparaissait aussi triste à l’intérieur qu’à l’extérieur. Les funérailles terminées, M. Dombey fit couvrir tous les meubles (sans doute dans le but de les conserver pour son fils qu’il associait déjà dans sa pensée à tous ses plans) et fit dégarnir toutes les chambres, à l’exception de celles qu’il se réservait au rez-de-chaussée. Par suite de cet arrangement, les tables et les chaises, entassées au milieu des pièces, avaient pris des formes mystérieuses sous les grands linceuls qui les recouvraient. Les cordons de sonnettes, les stores, les glaces enveloppés de journaux quotidiens ou hebdomadaires présentaient par fragments des récits de morts subites et d’assassinats effrayants. Les lustres et les candélabres, dans leurs housses et leur toile écrue, faisaient l’effet de larmes monstres qui tombaient du plafond en deuil. L’air, qui pénétrait par les cheminées, était froid, humide comme l’air des voûtes et des caves. Le portrait de la défunte prenait une expression sinistre sous les bandelettes lugubres qui enveloppaient le cadre. Le moindre vent qui soufflait faisait tournoyer dans un coin de la cour des écuries voisines, quelques fétus de la paille jetée dans la maison, pendant la maladie de Mme Dombey, et dont quelques débris pourris se voyaient encore çà et là dans le voisinage. Ces brins de paille, comme attirés par une force invisible, allaient se fixer sur le seuil d’une sale maison à louer juste en face de la sienne, d’où ils semblaient rappeler à la maison Dombey, dans leur triste langage, le douloureux événement.

L’appartement que M. Dombey s’était réservé, donnait sur le vestibule, et se composait d’un boudoir, d’une bibliothèque, convertie en cabinet de toilette, si bien que l’odeur du papier satiné, du vélin, du maroquin, du cuir de Russie, se mêlait à l’odeur des paires de bottes ; puis on arrivait à une espèce de galerie ou de salle à manger vitrée. De là, on pouvait apercevoir les deux arbres dont j’ai parlé, et souvent des chats rôdeurs venaient animer le paysage. Ces trois pièces se commandaient. Le matin, quand M. Dombey s’était fait servir son déjeuner dans une des deux premières chambres, ou bien à l’heure de son dîner, on sonnait Richard qui se rendait aussitôt dans la galerie, où elle se promenait avec son petit nourrisson. Elle avait toujours vu M. Dombey, assis dans l’obscurité à une assez grande distance, cherchant à apercevoir l’enfant du milieu de ses vieux meubles noircis par le temps ; car il faut dire que la maison avait été habitée pendant de longues années par le père de M. Dombey, et que, sous plus d’un rapport, elle avait passé de mode et présentait un aspect maussade. Richard, d’après ce qu’elle avait pu voir de M. Dombey, commençait à le regarder dans sa solitude, comme un reclus dans sa cellule, ou comme une apparition fantastique qu’il ne fallait pas approcher ou reconnaître.

Telle était la vie que, depuis plusieurs semaines, la nourrice avait menée et avait fait mener au petit Paul. Elle venait de monter l’escalier, après une triste promenade dans les sombres pièces de la maison ; car elle ne sortait jamais sans Mme Chick, qui, ordinairement accompagnée de miss Tox, venait la chercher, quand la matinée était belle, pour lui faire prendre l’air avec le petit Dombey ; promenade qui consistait à les faire marcher sur les trottoirs avec la gravité d’un convoi funèbre. Richard s’était assise dans sa chambre, quand la porte s’ouvrit doucement : une petite fille aux yeux noirs parut sur le seuil.

C’est sans doute Mlle Florence qui revient de chez sa tante ? pensa Richard, qui n’avait pas encore vu la petite fille. « Bonjour, mademoiselle ?

— Est-ce là mon frère ? demanda la petite fille, en montrant du doigt le petit enfant.

— Oui, ma mignonne, répondit Richard. Venez l’embrasser. »

Mais l’enfant, au lieu d’avancer, la regarda fixement et lui dit :

« Qu’avez-vous fait de maman ?

— Pauvre petite, s’écria Richard, quelle triste question ! Ce que j’en ai fait ?… mais rien, mademoiselle.

— Eh bien ! qu’a-t-on fait de maman, alors ? demanda l’enfant.

— Je n’ai jamais rien vu de si attendrissant, dit Richard, qui tout naturellement se figurait entendre un de ses enfants faire cette question dans une semblable circonstance… Approchez-vous, chère petite. N’ayez pas peur de moi.

— Je n’ai pas peur de vous, dit l’enfant en s’approchant. Mais je veux savoir ce qu’on a fait de maman.

— Ma bonne petite, dit Richard, cette robe noire, vous la portez en souvenir de votre maman.

— Oh ! répondit l’enfant, et des larmes jaillirent de ses yeux, je me souviendrais toujours de maman, n’importe avec quelle robe.

— Mais on porte des vêtements noirs en souvenir des personnes qui sont parties ?

— Où, parties ? demanda l’enfant.


— Eh bien ! asseyez-vous près de moi, dit Richard, et je vais vous raconter une histoire. »

Dans l’espérance qu’on voulait lui expliquer ce qu’elle avait demandé, la petite Florence posa le chapeau qu’elle avait jusqu’alors gardé à la main, s’assit sur un tabouret, aux pieds de la nourrice, et la regarda en face.

« Il y avait une fois, dit Richard, une dame… une bien bonne dame, et sa petite fille qui l’aimait tendrement.

— Une bien bonne dame et sa petite fille qui l’aimait tendrement, répéta l’enfant.

— Cette bonne dame, quand ce fut la volonté de Dieu, tomba malade et mourut. »

L’enfant frissonna.

« Elle mourut, pour ne plus jamais reparaître en ce monde, et fut ensevelie dans la terre où croissent les arbres.

— Dans la terre toute froide ? dit l’enfant en frissonnant de nouveau.

— Non ! dans la terre bien chaude, reprit Polly, saisissant le beau côté de cette idée, dans la terre où les vilaines petites graines deviennent de belles fleurs, dans la terre où poussent l’herbe, le blé et… tout ce que l’on voit ; dans la terre où les bonnes personnes prennent la forme des anges pour s’envoler dans le ciel avec de belles ailes blanches. »

La petite fille, qui avait penché la tête, la releva et regarda attentivement Richard.

« Et… et, dit Poly, en s’arrêtant un instant. Ce regard qui semblait pénétrer sa pensée, le désir qu’elle avait de consoler l’enfant, son peu de confiance en elle-même, malgré le petit succès qu’elle venait d’obtenir, tout la troublait. Et, reprit-elle, se remettant un peu, quand la dame fut morte, de l’endroit où elle fut mise, elle s’envola vers Dieu, et le pria, le supplia, dit Polly en s’attendrissant plus qu’elle ne le voulait, car elle était véritablement émue ; elle le supplia d’apprendre à sa petite fille à croire avec certitude au fond de son cœur qu’elle était dans le ciel, qu’elle y était heureuse, qu’elle l’aimait toujours ; de lui dire d’espérer et de faire tous ses efforts, pendant toute sa vie, pour venir rejoindre sa mère un jour et ne plus s’en séparer jamais, jamais.

— C’était maman, s’écria l’enfant se jetant au cou de Polly et l’enlaçant de ses bras.

— Et le cœur de l’enfant, continua Polly la serrant contre elle, le cœur de la petite fille était si plein de foi, qu’en entendant ce récit de la bouche d’une simple nourrice, qui savait à peine raconter, mais qui était une pauvre mère, la petite fille se sentit un peu consolée ; elle ne se trouva plus si abandonnée, elle pleura, sanglota et caressa le petit enfant couché sur ses genoux…, et… alors… dit Polly passant sa main sur les boucles de cheveux de la petite fille et les arrosant de ses larmes, alors… pauvre chère petite !…

— C’est joli ! mademoiselle Florence, votre papa sera content » cria vivement une voix à la porte : puis on vit apparaître une jeune fille, ou plutôt une petite femme de quatorze ans, elle était courte, brune ; elle avait le nez retroussé, les yeux noirs comme du jais. « C’est joli ! quand il vous a été expressément défendu de venir ennuyer la nourrice.

— Elle ne m’ennuie pas, répondit Polly toute surprise, je suis folle des enfants.

— Pardon, madame Richard, cela ne fait rien, savez-vous, répliqua la jeune fille, qui était si aigre et si cuisante dans ses reparties, qu’elle vous faisait venir les larmes aux yeux, comme lorsqu’on respire du vinaigre, moi, j’aime les vignots à la folie, mais il ne s’ensuit pas que je doive les manger avec mon thé.

— Qu’est-ce que cela fait ? dit Polly.

— Oh ! oh ! cela fait beaucoup, madame Richard, répliqua la petite bonne de son ton aigre. Souvenez-vous seulement, s’il vous plaît, que Mlle Florence est sous ma garde et M. Paul sous la vôtre.

— Je le veux bien, dit Polly ; mais ce n’est pas une raison pour nous fâcher.

— Oh ! non, madame Richard, répondit Mlle Salpêtre, je n’en ai pas la moindre envie ; ce n’est pas la peine de nous mettre sur ce pied-là, d’autant plus que la garde de Mlle Florence n’est pas pour durer un jour, tandis que celle de M. Paul n’est que temporaire. »

Salpêtre dans ses discours ne connaissait pas les virgules ; elle lançait ce qu’elle avait à dire tout d’un trait et d’une seule haleine.

« Mlle Florence ne fait que d’arriver, n’est-ce pas ? demanda Polly.

— Oui, madame Richard, elle ne fait que d’entrer : et vous, mademoiselle Florence, comment, il y a à peine un quart d’heure que vous êtes à la maison, et vous allez déjà noircir votre figure toute mouillée sur les beaux vêtements de deuil que Mme Richard porte pour votre maman ? »

Après cette remontrance, la petite Salpêtre, dont le nom réel était Suzanne Nipper, arracha l’enfant des bras de sa nouvelle amie, comme on arrache une dent, d’une seule secousse. Pourtant, en agissant ainsi, elle paraissait seulement exercer ses fonctions officielles dans toute leur rigueur, mais il n’y avait pas chez elle méchanceté préméditée.

« Elle est bien contente d’être revenue, » dit Polly, dont la bonne grosse figure s’épanouissait ; puis, adressant un sourire amical à l’enfant, elle ajouta : « Elle va être bien heureuse de voir son cher papa, ce soir.

— Son cher papa ! madame Richard, dit Suzanne en secouant la tête, oh ! Dieu non, voir son cher papa, il ne manquerait plus que ça !

— Pourquoi pas ? dit Polly.

— Ah ! Dieu ! madame Richard, son papa est bien trop occupé d’un autre, et avant même d’être occupé de cet autre, il n’a jamais beaucoup gâté la petite. Les filles sont jetées de côté dans cette maison, madame Richard. »

Les yeux de l’enfant se portèrent vivement de la bonne à la nourrice, comme si elle eût compris et senti la portée de ces paroles.

« Vous m’étonnez, dit Polly ; est-ce que M. Dombey ne l’a pas vue depuis l’événement ?

— Non, répliqua Suzanne ; pas une fois depuis l’événement, et je crois qu’avant il y avait déjà bien des mois qu’il ne la gardait pas. Je ne suis pas sûre qu’il l’eût reconnue pour sa fille, s’il l’avait rencontrée dans les rues, ni qu’il la reconnût même demain s’il la rencontrait. Pour moi, madame Richard, dit Salpêtre en riant jaune, je ne suis pas bien sûre qu’il sache même que j’existe !

— Pauvre petite ! dit Richard, en parlant non pas de Suzanne, mais de la petite Florence.

— Oh ! il y a pas loin d’ici un vieil ogre… J’en sais quelle chose… l’honorable compagnie ici présente est exceptée bien entendu, dit Suzanne Nipper. Je vous souhaite le bonsoir, madame Richard. Maintenant, mademoiselle Florence, venez avec moi ; allons, ne lambinons pas, petite vilaine ; vous ne craignez donc pas d’être punie ? »

En dépit de cet avertissement et des efforts de Suzanne, qui la tirait de manière à lui démancher l’épaule droite, la petite Florence s’échappa et vint embrasser tendrement sa nouvelle amie.

« Adieu, dit l’enfant. Merci, merci !… je reviendrai vous voir bientôt et vous viendrez aussi me voir ; Suzanne le permettra, n’est-ce pas, ma petite Suzanne ? »

Mlle Salpêtre appartenait à cette nouvelle école, qui croit que la jeunesse est comme l’argent, et qu’elle a besoin comme lui d’être agitée, remuée, secouée, pour toujours reluire ; mais, au fond, c’était une bonne nature ; car, lorsqu’on l’eut prise par les sentiments, en la câlinant, elle se croisa les bras, secoua la tête et adoucit l’expression un peu dure de ses grands yeux noirs.

« Ce n’est pas bien, mademoiselle Florence, de me demander cela, vous savez que je ne sais rien vous refuser ; mais nous déciderons Mme Richard et moi si cela se peut. Si cela faisait plaisir à Mme Richard, voyez-vous, je ne dis pas que je n’aimerais pas à faire un tour en Chine, mais avec tout cela, je ne peux pas quitter les docks de Londres. »

Richard fit un signe d’assentiment.

« La maison n’est déjà pas assez réjouissante, dit Suzanne, pour qu’on cherche à s’y isoler encore davantage. Si vos Tox et vos Chick m’arrachent deux molaires, ce n’est pas une raison pour que je leur sacrifie tout mon râtelier. »

Richard fit un nouveau signe d’assentiment. Elle trouvait la réflexion de Suzanne fort sage.

« Ainsi, reprit Suzanne, arrangeons-nous pour vivre en bonne intelligence tant que vous serez ici, si nous pouvons le faire sans désobéir ouvertement ; mais bonté du ciel ! mademoiselle Florence, vous n’avez pas encore fait déballer vos affaires, petite vilaine ; allons, dépêchons-nous d’y aller. »

Et ce disant, Suzanne Nipper, en humeur de faire acte d’autorité, poussa vigoureusement l’enfant et l’entraîna hors de la chambre.

Pauvre Florence ! Quelle douceur, quel calme, quelle résignation dans sa douleur et dans son abandon ! Avoir un cœur si aimant et ne trouver partout qu’indifférence, sentir si vivement son malheur et ne le voir compris par personne ! Vraiment elle était bien à plaindre ! Aussi, quand la petite fille fut partie, Polly s’abandonna à de tristes réflexions sur le sort de sa jeune amie.

Pendant le peu d’instants que la nourrice et l’orpheline avaient passés ensemble, Polly, dans sa tendresse maternelle, avait été touchée aussi profondément que l’enfant : à partir de ce moment, toutes deux s’aimaient et se comprenaient.

Malgré toute la confiance que M. Toodle avait en sa femme, Polly, sous le rapport de l’intelligence, ne le surpassait pas de beaucoup, mais elle était une preuve que chez la femme, bien plus que chez l’homme, on trouve souvent bonté, franchise, élévation, noblesse, sensibilité, constance, tendresse et pitié, abnégation et dévouement. Et peut-être tout ignorante qu’elle était, elle aurait pu dès ce jour-là éclairer M. Dombey sur un point qui ne l’aurait pas plus tard frappé comme un coup de foudre.

Mais n’anticipons pas. À ce moment, Polly songeait seulement à cultiver les bonnes grâces de Mlle Nipper et à trouver un moyen pour garder avec elle la petite Florence légalement et sans révolte ouverte. Le hasard sembla venir à son aide le soir même.

On l’avait sonnée, comme d’habitude, pour se rendre à la galerie, et elle s’y promenait déjà depuis longtemps, le petit enfant dans les bras, quand, à sa grande surprise, à son grand embarras même, M. Dombey entra tout à coup et s’arrêta devant elle.

« Bonsoir, Richard, » dit-il.

C’était toujours ce même homme roide et sévère, tel qu’elle l’avait vu le premier jour. Il lui sembla si dur qu’elle baissa involontairement les yeux en faisant la révérence.

« Comment va M. Paul, Richard ?

— Il profite, monsieur, et vient à merveille.

— Oui, il paraît bien portant, dit M. Dombey, regardant avec le plus grand intérêt cette petite figure que la nourrice avait découverte pour la lui faire voir, et affectant cependant un air d’indifférence. On vous donne, n’est-ce pas, tout ce qu’il vous faut ?

— Oui, monsieur, je vous remercie, » dit Polly.

Mais il y eut dans sa réponse une hésitation si évidente, que M. Dombey, qui s’en allait, s’arrêta court et revint sur ses pas comme pour la questionner.

« C’est que je crois, monsieur, que rien ne peut rendre les enfants aussi gais et aussi bien portants que de voir jouer autour d’eux d’autres enfants, observa Polly s’enhardissant.

— Il me semble, Richard, dit M. Dombey en fronçant le sourcil, que, le jour même où vous êtes entrée ici, je vous ai priée de voir vos enfants le moins possible. Continuez votre promenade, s’il vous plaît. »

Et en disant ces mots, il rentra dans sa chambre. Polly vit bien que M. Dombey ne l’avait pas comprise, et qu’elle s’était attiré son mécontentement, sans avoir fait un pas vers l’accomplissement de ses desseins.

Le lendemain, dans la soirée, quand elle descendit dans la galerie, M. Dombey s’y promenait. Saisie de le retrouver là contre son ordinaire, elle s’arrêta sur le pas de la porte, ne sachant si elle devait avancer ou reculer.

M. Dombey lui fit signe d’entrer. Puis, il lui dit d’un ton brusque, et comme s’il continuait, sans interruption, la conversation de la veille :

« Si vous croyez réellement une telle société salutaire à l’enfant… Où est Mlle Florence ?

Mlle Florence, ce serait très-bien, monsieur, mais la petite bonne m’a dit qu’il ne fallait pas… »

M. Dombey sonna et continua sa promenade en attendant qu’on vint.

« Dites qu’on laisse Mlle Florence avec Richard autant qu’elle le désirera, qu’on la laisse sortir avec elle et ainsi de suite. Dites que les enfants resteront ensemble toutes les fois que Richard le souhaitera. »

Pendant que le fer était chaud, Richard n’hésita pas à le battre hardiment. Sa cause était bonne, et elle se sentait forte, malgré la peur que lui inspirait M. Dombey.

« Il faudra, dit-elle, m’envoyer de temps en temps Mlle Florence, pour qu’elle fasse connaissance avec son petit frère. »

Elle fit semblant de bercer le petit Paul, pendant que le domestique se retirait avec les ordres qu’il avait reçus, mais elle crut voir M. Dombey pâlir, l’expression de son visage s’altérer. Il se retournait déjà pour donner contre-ordre, et n’était la honte, il allait contremander ce qu’il venait de dire, ou ce qu’elle-même venait de dire, peut-être même les deux choses à la fois.

Elle ne se trompait pas. La dernière fois que M. Dombey avait vu sa petite abandonnée, c’était au moment de cette triste étreinte de la mère mourante et de l’enfant : ce spectacle avait été pour lui une révélation, un reproche. Tout absorbé qu’il était par son fils, sur lequel il fondait de si hautes espérances, il ne pouvait oublier cette scène suprême, il ne pouvait oublier que lui, il n’y avait joué aucun rôle. Au fond de son cœur se reflétaient ces deux figures étroitement serrées l’une contre l’autre, tandis que lui, près d’elles, témoin de leur douleur, n’avait point pris sa part de ce dernier adieu, dont il n’était qu’un spectateur oiseux, comme un étranger qui regarde à la porte.

Comme il ne pouvait éloigner ces pensées de son souvenir, ni chasser de son cœur ces images qui l’obsédaient et qui se faisaient jour à travers son orgueil, son indifférence pour la petite Florence se changeait en un malaise indéfinissable. Il lui semblait que l’enfant le comprenait, l’épiait et le devinait, qu’elle avait découvert, dans le fond de son cœur, un secret que lui-même connaissait à peine, qu’elle lui avait trouvé une fibre du cœur dont elle pouvait d’un souffle faire vibrer les sons âpres et discordants.

Depuis la naissance de sa fille, M. Dombey n’avait eu pour elle qu’un sentiment négatif ; il n’avait jamais eu d’aversion pour elle, il n’en avait eu ni le goût ni le temps. Florence ne lui avait jamais déplu positivement ; mais il se trouvait maintenant gêné à son sujet. Elle troublait son repos, et s’il avait pu, il aurait voulu mettre de côté cette idée-là : peut-être, qui peut sonder de tels mystères ? peut-être craignait-il d’en venir à la haïr un jour.

Quand la petite Florence parut timidement à la porte, M. Dombey s’arrêta pour la regarder. S’il l’eût regardée avec plus d’intérêt, avec les yeux d’un père, il aurait lu dans ses yeux brillants les élans de tendresse, les sentiments de crainte qui la faisaient hésiter sur le seuil. Il aurait deviné le violent désir qu’avait la pauvre enfant de se jeter à son cou en pleurant et de lui dire au milieu de ses baisers : « Oh ! mon père, essaye de m’aimer, je n’ai plus que toi ! » Mais elle serait repoussée peut-être ; sa hardiesse pouvait offenser son père. Un mot seul l’aurait rassurée, l’aurait encouragée, et son cœur, qui débordait, ne demandait qu’à trouver à qui confier sa douleur, à qui donner son amour !

M. Dombey ne vit rien de tout cela. Il ne vit que l’indécision de l’enfant qui restait à la porte et le regardait ; il ne vit rien de plus.

« Entrez, dit-il, entrez. Qui peut donc l’effrayer ? »

Elle entra, et après avoir jeté autour d’elle un regard incertain, elle s’arrêta, les deux mains fortement serrées l’une contre l’autre.

« Venez ici, Florence, dit M. Dombey froidement ; est-ce que vous ne me reconnaissez pas ?

— Si, papa.

— N’avez-vous rien à me dire ? »

Elle regarda son père, mais les larmes qui roulaient dans ses yeux s’y glacèrent devant l’expression de ce visage sévère. Elle baissa la tête et tendit sa main tremblante. M. Dombey la prit négligemment dans la sienne et considéra un moment la petite fille d’un air presque aussi embarrassé qu’elle.

« Allons, soyez gentille, dit-il en lui donnant une petite tape sur la joue et lui jetant à la dérobée un regard troublé et incertain. Allez près de Richard, allez. »

La petite fille hésita encore, comme si elle eût voulu pourtant se jeter à son cou ; peut-être aussi espérait-elle qu’il allait l’enlever dans ses bras pour l’embrasser. Elle le regarda en face une fois encore ; M. Dombey retrouva dans ce regard l’expression qu’il avait remarquée cette nuit fatale, quand la petite fille s’était tournée vers le docteur ; il laissa retomber sa main et regarda d’un autre côté.

Il était facile de voir que Florence perdait beaucoup en présence de son père. Devant lui, elle n’avait ni dans ses paroles, ni dans ses mouvements, l’abandon de son âge. Polly s’en apercevait sans se décourager. Jugeant de M. Dombey par elle-même, elle espérait que les vêtements de deuil portés par Florence, parleraient pour la pauvre enfant. « Il serait par trop fort, pensait la bonne nourrice, qu’il s’attachât à un seul de ses enfants orphelins, quand il en a un autre devant les yeux, st une fille encore. »

Aussi Polly eut-elle soin de la faire rester devant ses yeux, le plus longtemps possible. Elle fit si bien que le petit Paul paraissait beaucoup plus gai dans la compagnie de sa sœur. Lorsqu’il fut temps de remonter, elle voulut envoyer Florence dans la chambre de son père pour lui dire bonsoir, mais l’enfant était timide et s’y refusa ; Polly la pressa, et la pauvre petite se cachant la figure dans ses mains, s’écria :

« Oh ! non, non ; il ne me demande pas, il ne me demande pas. »

Cette petite altercation avait attiré l’attention de M. Dombey qui prenait son verre de Xérès :

« Qu’est-ce ?. demanda-t-il sans se déranger de la table où il était assis.

— Mademoiselle Florence craignait de vous interrompre, monsieur, en allant vous souhaiter le bonsoir, dit Richard.

— C’est bon, répondit M. Dombey ; vous pouvez la laisser entrer et sortir sans s’occuper de moi. »

L’enfant recula en entendant ces mots et disparut avant que son humble protectrice eût eu le temps de s’en apercevoir.

Cependant Polly était toute triomphante du succès de son honnête stratagème et se réjouissait de l’adresse avec laquelle elle l’avait fait réussir ; aussi fit-elle à Mlle Salpêtre un récit détaillé de tout ce qui s’était passé, quand elle fut en sûreté derrière les verrous de sa chambre. Mlle Nipper reçut cette preuve de confiance aussi bien que l’espoir exprimé par elle de leur libre association dans l’avenir, assez froidement et sans s’abandonner à de grandes démonstrations de joie.

« J’imaginais que vous alliez être bien contente ! dit Polly.

— Oh ! sans doute, madame Richard, je suis bien contente ! répondit Suzanne qui se redressa d’un air si roide qu’on aurait cru qu’il venait de lui pousser tout à coup un second busc à son corset.

— Mais vous ne le montrez guère, dit Polly.

— Oh ! moi, je ne suis qu’une bonne permanente, reprit Suzanne, et je ne puis pas me réjouir comme une temporaire ! Les temporaires ici ont le vent en poupe, je le vois bien ; mais le mur mitoyen a beau être bien solide, ce n’est pas une raison pour que j’aie envie de m’aventurer dessus, madame Richard. »


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