Dombey et fils (Dickens)/III/15

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Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 219-236).


CHAPITRE XV.

Nouveaux renseignements.


Il y avait deux personnes qui touchaient au traître de très-prêt : son frère, qu’il avait renié, et sa sœur. Le poids du crime qui venait d’être commis les accablait peut-être plus que la victime de ce sanglant outrage. Le monde, dans sa cruelle curiosité, avait eu pourtant cela de bon pour M. Dombey, qu’il lui avait donné du ressort pour courir à la poursuite du coupable, à la vengeance. Le monde avait rallumé son courroux, aiguillonné son orgueil, donné à l’unique pensée de sa vie un nouvel intérêt et soulagé le poids de sa colère, l’unique objet aujourd’hui de ses facultés intellectuelles.

L’inflexibilité de sa nature implacable, son impénétrable roideur, son humeur sombre et morose, le sentiment exagéré de son importance personnelle, son empressement jaloux à réparer la moindre atteinte faite à sa dignité officielle, étaient comme autant de petits ruisseaux aboutissant, en ce moment, à un fleuve immense, qui semblait l’emporter dans son courant rapide. La colère impétueuse, poussée jusqu’au délire, eût été moins à redouter que ne l’était en ce moment la sinistre taciturnité de M. Dombey, préoccupé de son projet. Une bête sauvage se serait plus facilement apprivoisée que ce grave gentleman, dont la roide cravate ne faisait pas un pli.

Ainsi donc, le plaisir qu’il éprouvait à méditer sa vengeance, était déjà un changement, et l’incertitude du lieu de retraite où il devait atteindre son rival donnait à son chagrin un autre cours qui en diminuait la force. Mais le frère et la sœur de son perfide ami n’avaient rien de pareil pour distraire leur douleur ; tout dans l’histoire de leur vie, le passé, le présent, aggravait encore son crime à leurs yeux.

La sœur pouvait se dire avec tristesse qu’il aurait peut-être évité sa faute qu’il avait commise, s’il avait gardé près de lui sa compagne et son amie. Si elle le pensait, c’était sans regret du moins pour ce qu’elle avait fait, sans le moindre scrupule sur les devoirs qu’elle remplissait, sans chercher à donner plus de prix, plus de valeur à son sacrifice. Mais quand cette pensée traversait aussi le cœur de son frère repentant, les reproches qu’il s’adressait étaient bien vifs et bien cuisants. Il ne songeait pas à condamner le coupable. Il s’accusait lui-même, se lamentait sur ses propres torts et ne pensait qu’à la misère qu’il faisait partager à sa sœur, dont la présence était à la fois sa consolation et son remords.

Le jour même où se passait la scène décrite dans le chapitre précédent et où le monde de M. Dombey n’était plus occupé que de l’enlèvement de sa femme, voilà que de la fenêtre de la petite chambre, où déjeunaient le frère et la sœur, on put voir un homme s’avancer vers le petit portail : c’était Perch l’homme de peine.

« Je suis parti de Ball’s-Pond de bonne heure, dit M. Perch regardant d’un air de mystère dans la chambre, et s’arrêtant à la porte à essuyer sur le paillasson ses souliers qui n’étaient pas crottés, pour exécuter les ordres que j’ai reçus hier au soir. J’étais chargé de vous remettre un billet ce matin avant votre départ, monsieur Carker ; il y a bien déjà une bonne heure et demie que je devrais être ici, dit M. Perch d’un ton humble, sans l’inquiétude que m’a donnée Mme  Perch. Vous me croirez si vous voulez, mais j’ai cru la perdre cette nuit à cinq reprises différentes.

— Quoi ! votre femme est donc dangereusement malade dit Henriette.

— Dame ! voyez-vous, dit M. Perch qui se retourna d’abord pour fermer soigneusement la porte, elle prend si à cœur ce qui vient d’arriver à la maison, m’amselle ! Elle a les nerfs si délicats, si susceptibles ! Ce n’est pas que les nerfs les plus solides n’ont qu’à bien se tenir pour n’être pas ébranlés de ce coup-là. Vous n’êtes pas sans l’éprouver vous-même que j’ pense. »

Henriette comprima un soupir et jeta un coup d’œil à son frère.

« Je m’en ressens bien, moi, dans ma petite sphère, dit M. Perch en secouant la tête, je m’en ressens comme jamais je ne l’aurais cru. Il me semble que j’ suis entre deux vins. Tous les matins je m’ réveille comme si j’avais bu un coup de trop la veille. »

L’air de M. Perch donnait assez de vraisemblance à ses appréhensions. Ses yeux étaient battus comme s’il avait pris bien des fois la goutte ; et, de fait, il avait dû en avaler plus d’une à en juger par les pauses nombreuses qu’il avait l’habitude de faire dans les tavernes où on le régalait sans cesse pour le questionner.

« Aussi, dit M. Perch en secouant de nouveau la tête, avec un son de voix flûté, je puis apprécier les sentiments de ceux qui se trouvent plus particulièrement engagés dans cette pénible affaire. »

Ici M. Perch attendit qu’on lui confiât quelque secret. Voyant qu’on ne lui confiait rien du tout, il se mit la main sur la bouche et toussa : mais il n’en obtint pas plus de succès. Alors il toussa derrière son chapeau ; le chapeau ne produisant pas plus de résultat, il le déposa à terre et fouilla dans la poche de son habit pour en retirer la lettre.

« Si je me rappelle bien, il n’y avait pas de réponse, dit M. Perch avec un aimable sourire ; cependant vous serez peut-être assez bon pour jeter les yeux dessus ? »

John Carker brisa le cachet ; c’était celui de M. Dombey ; lut le contenu de la lettre qui était très-courte, et répondit :

« Non. Il n’y a pas de réponse.

— Alors, m’amselle, bien le bonjour, dit M. Perch faisant un pas vers la porte. J’espère que vous ne vous tourmenterez pas plus qu’il ne faut de ce triste événement. Les journaux, dit M. Perch en faisant de nouveau deux pas vers la porte et en s’adressant d’un air de plus en plus mystérieux au frère et à la sœur, les journaux sont plus avides que vous ne croyez de nouvelles sur l’événement. Pas plus tard qu’hier soir, un des rédacteurs du Journal du Dimanche, en habit bleu et en chapeau blanc, qui déjà m’avait offert de l’argent… (je vous laisse à penser si je l’ai accepté !) rôdait dans notre passage à huit heures vingt. Je le vois encore son œil braqué sur le trou de la serrure, vous savez, la serrure de sûreté. Il y en a un autre, dit M. Perch, en habit de mirlitaire, qui passe toute la journée du dimanche dans la salle à manger des Armes du roi. La semaine dernière, il m’est arrivé d’y laisser tomber un petit mot, et, le lendemain matin, qui était dimanche, j’ai vu mon petit mot bel et bien imprimé en lettres moulées, ma foi ! »

M. Perch remit la main dans la poche de son habit, comme pour en tirer le susdit article de journal ; mais, comme on ne paraissait pas curieux de le voir, il retira à la place ses gants de castor, prit son chapeau et sortit. La journée n’était pas encore bien avancée que déjà M. Perch avait raconté à plusieurs reprises, aux Armes du roi et ailleurs, comment Mlle  Carker, éclatant en sanglots, lui avait pris les deux mains, en lui disant : « Oh ! mon cher Perch ! quelle consolation pour moi que de vous voir ! » et aussi comment M. John Carker lui avait dit d’un ton de voix terrible : « Perch, je le renie. Ne me parlez jamais de lui comme de mon frère. »

« Cher John, dit Henriette quand ils furent seuls et après quelques instants de profond silence, il y a de mauvaises nouvelles dans cette lettre ?

— Oui. Mais c’était prévu. J’ai vu hier celui qui l’a écrite.

— Celui qui l’a écrite ?

— M. Dombey. Il a traversé deux fois le bureau pendant que j’y étais. J’aurais pu éviter la chose, peut-être, mais pas longtemps. Je comprends combien il était naturel que ma présence l’offusquât ; je le sentais moi-même.

— Il ne vous en a pas parlé ?

— Non ! il ne m’a rien dit ; mais j’ai vu son regard s’arrêter sur moi un instant ; et, depuis lors, je m’attendais à ce qui m’arriverait, à ce qui m’est arrivé. Il me remercie. »

Henriette fit tout ce qu’elle put pour ne pas laisser paraître trop d’émotion, trop de désespoir ; cependant c’était une triste nouvelle pour bien des raisons.

« Je n’ai pas besoin de vous dire, »

dit John Carker, lisant tout haut la lettre,

« pourquoi maintenant votre nom, malgré la position subalterne que vous occupez chez moi, serait désagréable à mon oreille, et combien je souffrirais d’avoir, tous les jours, sous les yeux une personne qui le porte. À dater de ce jour, vous ne ferez plus partie de la maison, et je vous invite à ne chercher en aucune façon à renouer des rapports avec moi ou avec mes employés. »

« À cette lettre est jointe une somme qui paye et au delà mes appointements. C’est mon congé définitif. Dieu sait, Henriette, que nous devons trouver ce congé bien doux et bien poli après tout ce qui s’est passé.

— Sans doute, s’il est doux et poli de vous punir, John pour les méfaits d’un autre, répondit-elle avec bonté.

— Nous sommes pour lui une race maudite, dit John Carker ; il a raison de vouloir se débarrasser de l’importunité de notre nom et de croire que le sang qui coule dans nos veines est un sang vicieux et corrompu. Je le croirais aussi, moi, si vous n’étiez pas ma sœur, chère Henriette.

— Frère, ne parlez pas ainsi. Si comme vous le dites, et comme je crois que vous le pensez, vous avez de bonnes raisons pour m’aimer, quoique je ne m’y sente aucun autre droit que ma propre affection, que je ne vous entende plus prononcer de si cruelles paroles ! »

Il se couvrit le visage de ses deux mains ; mais quand elle s’approcha de lui, il la laissa en prendre une dans les siennes.

« Après tant d’années, c’est une triste séparation, je le sais, dit sa sœur, et la cause en est bien pénible pour tous deux. Mais il nous faut vivre, et nous devons songer au parti que nous avons à prendre. Oui, oui ; il le faut, sans nous laisser battre. Nous devons être fiers et non pas humiliés, John, de lutter, de lutter chacun de notre côté. »

Le sourire était sur ses lèvres, pendant qu’elle l’embrassait et le suppliait d’avoir bon courage.

« Ô chère sœur, vous vous êtes tenue unie de votre plein gré à un homme ruiné, dont la réputation est souillée, qui n’a pas d’amis et qui vous prive d’amis vous-même !

— John, dit-elle, en lui mettant vivement la main sur les lèvres, par amour pour moi, en souvenir de notre longue union… ! »

Il se tut.

« Maintenant, dites-moi, mon ami, reprit-elle en s’asseyant avec calme auprès de lui, je m’étais, comme vous, attendue à ce qui arrive. Quand j’y ai pensé, que j’ai redouté cet événement, je m’y suis préparée le mieux possible, et j’ai résolu de vous dire, quand le moment serait venu, que je vous ai caché quelque chose, et que nous avons un ami.

— Quel est le nom de notre ami, Henriette ? répondit-il avec un triste sourire.

— Je ne le sais pas ; mais il m’a fait une fois les plus vives protestations d’amitié et m’a parlé avec chaleur de son désir de nous être utile. Depuis ce jour, je crois en lui.

— Henriette ! s’écria son frère tout surpris, où demeure cet ami ?

— Je ne le sais pas non plus, répondit-elle, mais il nous connaît tous deux. Il sait notre histoire, toute notre petite histoire, John. C’est pourquoi, d’après son avis même, j’ai gardé le secret de sa visite, dans la crainte que vous ne fussiez contrarié qu’il fût venu ici.

— Il est venu ici, Henriette ?

— Ici même, dans cette chambre, une fois.

— Quel homme est-ce ?

— Il n’est pas jeune. Il a des cheveux gris, et sera bientôt tout blanc. Mais il est généreux, franc et bon, j’en suis sûre.

— Et vous ne l’avez vu qu’une fois, Henriette ?

— Dans cette chambre, une seule fois, dit sa sœur, dont la joue se couvrit légèrement d’une rougeur passagère. Mais pendant qu’il était ici, il m’a priée de me montrer à lui une fois par semaine quand il passerait, pour lui prouver que nous nous portons bien, et que nous continuons à n’avoir pas besoin de ses offres de service. Car je lui ai dit, quand il m’a offert de venir à notre secours (c’était là l’objet de sa visite), je lui ai dit que nous ne manquions de rien.

— Et une fois la semaine…

— Une fois la semaine depuis cette entrevue, et toujours le même jour, et à la même heure, il a passé sous nos fenêtres, toujours à pied, toujours allant dans la même direction du côté de Londres. Jamais il ne s’est arrêté que le temps de me saluer et de me faire de la main un signe amical, comme un protecteur fidèle. Il m’avait fait cette promesse en me proposant ces singulières entrevues, et il l’a tenue si fidèlement, d’une manière si honnête, que, si j’eusse jamais éprouvé la moindre gêne à l’idée de ce rendez-vous, et cela ne pouvait pas être en présence de tant de générosité et de franchise, ce trouble n’aurait pas été de longue durée. J’étais heureuse, au contraire, chaque fois que le jour approchait. Lundi dernier, le premier depuis le terrible événement, je ne l’ai pas vu et je me suis demandé si son absence ne se rattachait pas à ce qui s’était passé.

— Comment cela ? demanda son frère.

— Je ne sais ; c’est une idée qui m’est venue, je n’ai pas cherché à éclaircir le fait. Je suis sûre qu’il reviendra. Ce jour-là, mon cher John, permettez-moi de lui dire que je vous ai parlé et laissez-moi vous mettre en présence l’un de l’autre. Certainement, il nous aidera à trouver de l’occupation. Il semblait désirer faire quelque chose pour rendre ma vie et la vôtre plus douce. Je lui ai promis que si jamais nous avions besoin d’un ami, je me souviendrais de lui : son nom alors ne sera plus pour nous un secret.

— Henriette, dit son frère, qui avait écouté avec la plus grande attention, dépeignez-moi cet étranger. Il est impossible que je ne connaisse pas un homme qui me connaît si bien. »

Sa sœur lui peignit d’une manière aussi frappante que possible les traits, la taille et les vêtements de l’inconnu. Mais John Carker, soit qu’il ne connût pas l’original, soit que le signalement donné ne fût pas exact, soit enfin qu’il fût trop absorbé par ses pensées, pendant qu’il se promenait à grands pas dans la chambre, ne put reconnaître le portrait qu’elle lui traça.

Cependant, il fut convenu entre eux qu’il verrait l’original, la première fois qu’il se présenterait. Ceci conclu, la sœur se remit à ses travaux domestiques le cœur plus léger, et le ci-devant subalterne de la maison Dombey, le subalterne aux cheveux gris profita du premier jour d’une liberté qu’il n’avait pas demandée, pour travailler au jardin.

La soirée était avancée, et le frère lisait tout haut pendant que la sœur faisait courir son aiguille, quand ils furent interrompus par un coup frappé à la porte. La vague inquiétude, l’effroi qu’ils éprouvaient de la fuite de leur frère, les fit frissonner à ce bruit inaccoutumé. Carker alla à la porte, pendant que la sœur, assise à sa place prêtait une oreille inquiète. Elle entendit quelqu’un lui parler ; il répondit et parut surpris. Après avoir échangé quelques mots, elle vit son frère rentrer dans la chambre avec une autre personne.

« Henriette, dit son frère en introduisant l’étranger, qui venait les visiter à une heure si avancée, et en parlant à voix basse, M. Morfin, le gentleman qui est resté si longtemps dans la maison de M. Dombey avec James. »

Sa sœur recula comme s’il fût entré un fantôme. Sur le seuil était l’ami inconnu avec ses cheveux gris, sa figure ouverte, son large front, ses yeux si doux, cet ami qu’elle avait tenu si longtemps caché à son frère.

« John, dit-elle d’une voix tremblante, c’est l’inconnu dont je vous ai parlé aujourd’hui.

— L’inconnu se trouve tiré d’un grand embarras, miss Henriette, dit le gentleman en entrant alors, car il s’était arrêté dans le corridor. En venant ici, j’ai cherché tout le long du chemin comment et de quelle façon je pourrais expliquer mes visites, et je ne savais comment faire. M. John, je ne suis pas tout à fait étranger ici. Vous avez été au comble de la surprise en me voyant tout à l’heure à votre porte ; vous êtes peut-être encore plus surpris maintenant. Mais quoi, il n’y a rien dans tout cela de bien extraordinaire. Si nous n’étions de vraies bêtes d’habitude, nous n’aurions pas lieu de nous étonner si souvent. »

En même temps il avait salué Henriette de ce même air franc et respectueux qu’elle se rappelait si bien, et s’étant assis auprès d’elle, il avait ôté ses gants et les avait jetés dans son chapeau sur la table.

« Il n’est pas étonnant, monsieur John, dit-il, que j’aie eu le désir de connaître votre sœur et que j’aie satisfait comme j’ai pu ma curiosité. Quant à la régularité de mes visites depuis, miss Henriette a dû vous en parler, il n’y a rien de bien surprenant. Je m’y suis habitué. Nous sommes des bêtes d’habitude,… vous savez !… »

Il mit ses mains dans ses poches, se renversa sur sa chaise et regarda le frère et la sœur comme s’il eût éprouvé un vif intérêt à les voir tous deux réunis. Puis il reprit avec une sorte de rêverie fiévreuse :

« C’est par suite de la même habitude que plusieurs d’entre nous, capables de meilleures choses, se complaisent dans un orgueil, dans un entêtement du diable ; que d’autres se complaisent et s’enfoncent dans l’infamie, que beaucoup restent indifférents. C’est par suite de l’habitude que nous nous endurcissons chaque jour davantage comme des statues, et que, suivant la nature de l’argile dont nous sommes formés, nous devenons susceptibles, comme des statues, de nouvelles impressions, de nouveaux sentiments. Jugez, John, de l’influence qu’a eue sur moi l’habitude. Depuis bien des années, depuis tant d’années que je ne m’en souviens plus, j’ai joué mon petit rôle, j’ai pris ma part bien marquée dans la maison Dombey. J’y ai vu votre frère, qui vient de prouver qu’il n’est qu’un misérable ; (votre sœur me pardonnera d’être obligé d’en parler ainsi,) j’ai vu votre frère étendre de plus en plus son influence, jusqu’au moment où les affaires et le maître de la maison sont devenus pour lui un jouet ; et vous, je vous ai vu travailler chaque jour dans l’ombre devant votre pupitre ; pour moi, je m’occupais tranquillement de ma besogne, heureux de n’être troublé par rien de ce qui m’entourait ; je laissais tout se faire autour de moi chaque jour, sans m’occuper de rien, comme une vraie machine… toujours par habitude ; je croyais que tout ce qui se faisait était bien fait. Mes mercredis soirs revenaient régulièrement ; nos quatuors se terminaient régulièrement ; mon violoncelle gardait bien l’accord et rien n’allait de travers dans mon monde ; s’il se faisait autour de moi du bien, du mal, je ne m’en occupais pas…

— Je puis vous assurer, monsieur, dit John Carker, que pendant tout ce temps vous avez été dans la maison plus aimé et plus respecté que qui que ce soit.

— Bah ! répondit l’autre, si j’étais bon enfant et d’un caractère facile, c’était par habitude ! Cela plaisait au gérant, cela plaisait à l’homme qu’il gouvernait, et cela me convenait à moi par-dessus tout. Je faisais mon devoir sans les flatter ni l’un ni l’autre, et j’étais heureux d’occuper une place où je n’avais à flatter personne. J’aurais continué à vivre ainsi jusqu’à présent, si le cabinet que j’occupe n’avait eu une cloison très-mince. Vous pouvez dire à votre sœur que mon cabinet n’était séparé de celui du gérant que par une cloison.

— C’étaient deux pièces attenantes, qui n’en avaient formé qu’une peut-être dans l’origine, et qui se trouvaient séparées comme l’explique M. Morfin, dit John en le regardant pour avoir la fin de son explication.

— J’ai sifflé, chanté, joué à plein jeu la sonate tout entière de Beethoven en mi bémol, pour lui faire comprendre que je pouvais entendre, continua M. Morfin, mais il n’y a jamais fait attention. Je dois dire, il est vrai, que bien rarement il m’est arrivé d’entendre quelque chose de secret. Mais c’est parce que, quand j’entendais parler et que je ne pouvais pas éviter autrement d’entendre, je sortais. Je suis sorti un jour, John, pendant une conversation entre deux frères, à laquelle prenait part dans le commencement le jeune Walter Gay. J’entendis quelques mots de la conversation avant de quitter mon cabinet. Vous vous en souvenez assez sans doute pour dire à votre sœur de quoi il s’agissait.

— Je parlais du passé, Henriette, dit son frère à voix basse, et de nos positions respectives dans la maison.

— Ce sujet de conversation n’était pas nouveau pour moi, mais il se présentait sous un nouveau jour. Je me trouvai ébranlé dans mon habitude : c’est l’histoire de presque tout le monde. Je croyais que tout allait bien autour de moi, parce que je m’étais accoutumé à tout, dit M. Morfin. Je cherchai à me rappeler l’histoire des deux frères et je me mis à y réfléchir. Je crois vraiment que ce fut la première fois de ma vie que je fis de telles réflexions. Sous quel jour différent nous apparaissent les choses auxquelles nous sommes le plus accoutumés, et comme elles nous semblent naturelles, quand nous les voyons de ce point de vue nouveau auquel il faut bien nous placer un jour ou l’autre ! Depuis ce matin-là, je fus tout à la fois moins bon enfant, comme on dit, moins facile et moins complaisant. »

Il resta quelques instants à tambouriner d’une main sur la table, puis il reprit plus vite, comme s’il avait hâte de terminer sa confession.

« Avant de savoir ce que je devais faire, ou même si je devais faire quelque chose, j’entendis entre les deux frères une seconde conversation où il fut question de leur sœur. Je n’eus aucun scrupule de conscience à laisser arriver jusqu’à moi librement les lambeaux, les débris de cette conversation : je les considérais comme mon bien. Après cela, je vins ici pour voir moi-même la sœur. La première fois que je m’arrêtai à la porte du jardin, je pris pour prétexte de m’informer de la moralité d’un voisin pauvre, mais je m’écartai bientôt de mon sujet, et je crois que miss Henriette se méfia de moi. La seconde fois, je demandai la permission d’entrer ; je fus introduit et je dis ce que j’avais à dire. Votre sœur me donna des raisons que je n’osai pas discuter ; elle ne pouvait, disait-elle, recevoir alors aucun secours de moi. Mais j’établis entre nous des moyens de communication, qui subsistèrent jusqu’à ces derniers jours, époque où il me fut impossible de continuer mes petites visites, empêché par des affaires importantes dont je fus accablé dernièrement.

— Je me doutais bien peu de tout cela, dit John Carker, en vous voyant chaque jour. Si Henriette avait pu deviner votre nom…

— Eh bien ! à vous dire vrai, John, interrompit M. Morfin, je l’ai tenu secret pour deux raisons. Je ne sais si la première aurait été suffisante, mais on n’a aucun motif pour avoir confiance dans de bonnes intentions, et je me promis, à tout hasard, de ne me dévoiler qu’autant que je serais capable de vous rendre d’une façon ou d’une autre quelques services réels. Ma seconde raison, c’est que j’avais toujours l’espérance que votre frère pourrait s’adoucir à votre égard, et, dans ce cas, je pensais que si jamais un homme soupçonneux et méfiant, comme lui, pouvait découvrir mon amitié pour vous, ce pourrait être aussi une cause nouvelle et fatale de division entre vous. Je résolus donc, au risque de voir tourner sa colère contre moi-même, ce qui eût été de peu d’importance, je résolus de m’adresser au chef de la maison pour vous être utile, quand cela se pourrait ; mais les distractions causées par la mort de l’enfant, par la cour qu’il fit à Mme  Dombey, son mariage, ses malheurs domestiques ont laissé pendant bien longtemps, bien longtemps, votre frère seul à notre tête. Et il eut mieux valu pour nous, dit M. Morfin en baissant la voix, avoir eu pour chef un soliveau. »

Ces deux mots lui avaient échappé malgré lui, et tendant une main au frère, une main à la sœur, il continua :

« J’ai dit maintenant, et au delà, tout ce que j’avais à dire. Ce que j’ai sous-entendu va de soi, et j’espère que vous m’avez compris et que vous me croyez. Le temps est venu, John, bien tristement, bien malheureusement sans doute, mais le temps est venu où je puis vous venir en aide, sans nuire à cette pénitence réparatrice qui dure depuis si longtemps, car vous en êtes délivré maintenant sans qu’il y ait de votre faute. Il se fait tard, et il est inutile que j’en dise davantage aujourd’hui. Je n’ai pas besoin non plus de vous rappeler que vous êtes chargé plus que jamais de veiller sur le trésor que vous avez là. »

En disant ces mots il se leva.

« Mais, reprit-il gaiement, passez devant avec la lumière, John, et ne dites pas ce que vous avez envie de dire (le cœur de John Carker débordait et il aurait voulu pouvoir se soulager en parlant). Laissez-moi dire un mot à votre sœur. Nous nous sommes déjà entretenus seuls dans cette même chambre, je voudrais le faire encore, bien qu’il semble plus naturel que vous soyez présent. »

Il le suivit des yeux pendant qu’il sortait, et se tournant avec bonté du côté d’Henriette, il lui dit tout bas et d’une voix altérée et grave :

« Vous voulez me demander quelque chose sur l’homme dont vous avez le malheur d’être la sœur ?

— Je tremble d’en parler, dit Henriette.

— Vous m’avez regardé tant de fois d’un air si inquiet, dit M. Morfin, que je crois avoir deviné ce que vous désirez savoir. A-t-il emporté de l’argent ? Est-ce cela ?

— Oui.

— Il n’en a pas emporté.

— Oh ! merci, mon Dieu ! s’écria Henriette ; merci, pour mon cher John.

— Vous dire qu’il a abusé de mille manières de la confiance qu’on avait en lui, dit M. Morfin ; qu’il a trop souvent trafiqué et spéculé pour ses propres intérêts, plutôt que pour la maison qu’il représentait ; qu’il a risqué bien gros souvent, et qu’il en est résulté des pertes considérables ; vous dire qu’il a toujours flatté servilement la vanité et l’ambition de son chef, quand il eût été de son devoir de modérer ces tendances funestes en lui montrant, autant que possible, où elles pouvaient le conduire ; tout cela, n’est-ce pas, ne vous surprendra pas. Pour grandir encore la réputation de la maison dont le crédit est immense, et pour l’élever bien au-dessus des autres maisons de commerce, on s’est lancé dans des entreprises fabuleuses qui, en y réfléchissant de sang-froid, peuvent avoir… et auront certainement, au moindre revers, les conséquences les plus désastreuses. Au milieu des affaires innombrables de la maison dans presque tous les pays du monde, immense labyrinthe dont il connaît seul les détours, il a eu la plus grande facilité, et il semble l’avoir mise à profit ; il a eu, dis-je, la plus grande facilité pour laisser dans l’ombre tous les résultats qu’il connaissait, et pour substituer aux faits des approximations, des comptes falsifiés. Mais dans ces derniers temps… Vous me comprenez, n’est-ce pas, miss Henriette ? — Parfaitement, parfaitement, dit-elle en le regardant fixement la terreur peinte sur son visage. Je vous en prie, dites-moi tout.

— Dans ces derniers temps, il semble avoir pris à tâche d’éclaircir si bien toutes les affaires, qu’en ouvrant les livres on les embrasse d’un seul coup d’œil, quelque nombreuses, quelque variées qu’elles soient. On dirait qu’il a voulu montrer à son chef jusqu’où a pu le conduire le culte de l’orgueil, sa passion dominante ! Il est certain qu’il s’est occupé constamment à encenser bassement cette passion et à la flatter honteusement. C’est en cela que consiste principalement son crime, parce que les affaires de la maison s’y trouvent engagées.

— Encore un mot avant votre départ, cher monsieur, dit Henriette. N’y a-t-il aucun danger dans tout cela ?

— Quel danger ? répondit-il en hésitant un peu.

— Pour le crédit de la maison ?

— Je ne puis m’empêcher de vous parler franchement et d’avoir en vous toute confiance, dit M. Morfin après l’avoir regardée un moment avec attention.

— Oh ! vous le pouvez ! vous le pouvez !

— Oui, je le sais, dit-il. Vous me demandiez donc s’il y avait quelque danger pour le crédit de la maison ? Non, il n’y en a aucun. Il pourra y avoir une crise plus ou moins forte, mais pas de danger réel. À moins que… le chef de la maison, ne pouvant se décider à réduire ses entreprises, et, refusant d’ouvrir les yeux à l’évidence, ne s’obstine à voir la position telle qu’il se l’est toujours représentée et qu’il n’aille plus loin qu’il ne peut. Le crédit de la maison serait alors ébranlé.

— Mais on ne craint rien de ce genre ? dit Henriette.

— Il n’y aura pas de demi-confidence entre nous, dit M. Morfin en lui serrant la main. M. Dombey est inabordable ; il est en ce moment sous l’influence de son orgueil, de sa colère ; il n’a plus sa raison, il est fou. Mais cet état de trouble et de folie, dont rien n’approche, ne pourra pas durer. Maintenant, miss Henriette, vous savez tout, le bien et le mal. Je n’ajouterai rien de plus ce soir, adieu ! »

Il lui baisa la main, et gagnant la porte où le frère l’attendait, il l’arrêta doucement quand il voulut parler. Il lui dit que puisqu’ils se verraient souvent maintenant, il pourrait lui dire cela une autre fois, s’il le voulait, mais qu’il n’avait pas le temps de l’écouter en ce moment, et il s’éloigna d’un bon pas pour ne pas entendre les remercîments qui pourraient l’accompagner.

Le frère et la sœur restèrent à causer au coin du feu, presque jusqu’au jour. Cette espérance d’une nouvelle vie qui s’ouvrait devant eux les tenait éveillés ; on eût dit deux pauvres naufragés, qui, perdus depuis longtemps sur un rivage solitaire, apercevraient enfin un navire sauveur, après s’être résignés à leur malheureux sort et avoir dit adieu pour toujours à leur patrie. Mais une autre cause de tristesse les tenait aussi éveillés. L’obscurité au milieu de laquelle cette lueur d’espérance s’était fait jour, les enveloppait encore, et l’ombre de leur frère coupable errait dans cette maison, où, pourtant, jamais il n’avait mis le pied.

Cette ombre ne s’effaça pas, ne disparut pas devant l’éclat du jour. Le matin elle était là, à midi elle y était encore ; quand la nuit vint, elle fut plus sombre et plus lugubre, comme on va le voir.

John Carker était parti pour aller à un rendez-vous que lui avait indiqué leur ami, et Henriette était seule à la maison. Elle était restée seule plusieurs heures. La soirée était triste, sombre et noire et peu faite pour la distraire de ses pensées. Ce frère, qu’elle ne voyait plus, qui lui était devenu depuis longtemps étranger, venait la troubler en se présentant à elle sous mille formes terribles. Elle le voyait, ou mort ou mourant, l’appeler, la regarder fixement d’un air de menace. Ces images importunes, qui venaient obséder son esprit, l’effrayaient, tant elles semblaient une réalité ! Aussi, lorsque les ténèbres de la nuit s’épaissirent, elle n’osa plus lever la tête, ni regarder dans les recoins de la chambre, dans la crainte que le fantôme de son frère courroucé, produit de son imagination surexcitée, ne fût là tout prêt à l’effrayer. Un moment, l’idée qu’il était caché dans la chambre à côté, lui traversa l’esprit ; elle savait bien que c’était folie de sa part, et, au fond, elle n’y croyait pas. Cependant elle ne put s’empêcher d’y aller pour s’assurer qu’il n’y était pas. Mais elle faisait de vains efforts ; la chambre, quand elle y rentrait, se peuplait de terreurs chimériques ; elle ne pouvait se débarrasser de ces êtres imaginaires. On aurait dit des géants de pierre enracinés dans le sol.

Il faisait déjà presque noir ; elle était assise près de la fenêtre, la tête sur la main, les yeux baissés, lorsque voyant les ténèbres envahir l’appartement, elle leva les yeux et poussa un cri involontaire. Contre les carreaux, au dehors, il y avait une figure, une figure pâle et effrayée qui regardait dans la chambre ; pendant un instant, cette figure semblait indécise, comme si elle cherchait quelque chose : enfin ses yeux se reposèrent sur la sœur de John et devinrent étincelants.

« Laissez-moi entrer ! laissez-moi entrer ! j’ai besoin de vous parler ! » et sa main frappait sur la vitre. Elle reconnut aussitôt la femme aux longs cheveux noirs, à qui elle avait donné asile un soir qu’il pleuvait ; celle qu’elle avait réchauffée, à qui elle avait donné de la nourriture. Cette vue l’effraya quand elle se rappela la violence de son caractère, et se reculant à quelque distance de la fenêtre, elle resta debout irrésolue, inquiète.

« Laissez-moi entrer ! laissez-moi entrer ! Je suis reconnaissante, tranquille, humble, tout ce que vous voudrez. Mais laissez-moi vous parler ! »

Ce ton de supplication violente, l’ardente expression de sa physionomie, ces mains tremblantes qui se levaient pour l’implorer, cette voix qui semblait reproduire l’effroi et la terreur qu’elle-même éprouvait en ce moment, tout décida Henriette. Elle se hâta d’aller ouvrir la porte.

« Puis-je entrer, ou dois-je vous parler d’ici ? demanda la femme en lui prenant a main.

— Que voulez-vous ? Qu’avez-vous à me dire ?

— Un mot ; mais laissez-moi vous le dire, ou je ne vous le dirai jamais. Je me sens déjà tentée de m’en aller. Il me semble qu’il y a des mains qui me tirent pour m’arracher de votre porte. Laissez-moi entrer, si vous pouvez avoir confiance en moi seulement pour cette fois. »

Le courage d’Henriette l’emporta sur sa frayeur, et elles entrèrent dans la petite cuisine éclairée par le feu de la cheminée. C’était là qu’Alice s’était assise autrefois, qu’elle avait mangé et qu’elle avait séché ses habits.

« Asseyez-vous là, dit-elle en s’agenouillant devant elle, et regardez-moi. Vous souvenez-vous de moi ?

— Oui.

— Vous vous souvenez de ce que je vous ai raconté quand je vous ai dit qui j’étais, d’où je venais, avec mes vêtements déchirés, mes pieds meurtris, la figure fouettée par la pluie et le vent ?

— Oui.

— Vous savez que je suis revenue ce soir-là, que j’ai jeté votre argent dans la poussière et que je vous ai maudite, vous et votre race ? Maintenant, regardez-moi à vos pieds, suppliante comme je l’étais alors.

— Si ce que vous demandez, dit Henriette avec douceur, est le pardon…

— Mais ce n’est pas le pardon, répondit l’autre avec un regard plein d’une fierté farouche ; ce que je demande, c’est que vous me croyiez. Maintenant, vous jugerez si je suis digne de foi, en sachant ce que j’étais et ce que je suis. »

Et, toujours à genoux, les yeux fixés sur la flamme qui éclairait sa beauté flétrie et ses cheveux noirs en désordre, elle rejeta une de ses longues tresses sur ses épaules, la roula autour de sa main, et la mordit en la tordant, sans penser à ce qu’elle faisait. Elle continua :

« Quand j’étais jeune et jolie, et que cette chevelure était l’objet de soins délicats (et elle montrait avec mépris les cheveux qu’elle tenait dans la main), quand cette chevelure faisait l’admiration de tout le monde, ma mère, qui ne s’était guère occupée de mon enfance, s’avisa que je valais quelque chose, m’aima et devint fière de moi. Elle était avare et pauvre : elle pouvait tirer parti de moi. Ce n’est pas de grande dame qui aurait jamais eu cette idée pour sa fille, ou qui se serait conduite comme le fit ma mère. Oh ! non, jamais cela n’arrive ; nous le savons tous, et cela prouve que c’est seulement chez de misérables créatures comme nous qu’on peut voir des mères élever mal leurs filles et les exposer aux tristes conséquences d’une pareille éducation. »

Elle regardait le feu, comme si elle oubliait un moment qu’elle eût quelqu’un auprès d’elle, et elle continua d’un air rêveur, en serrant plusieurs fois autour de sa main sa longue tresse de cheveux :

« Qu’en résulta-t-il ? il est inutile de le dire. Tout cela ne finit pas, parmi nous, par de mauvais mariages ; il n’en résulte pour nous que la honte et la misère, et la honte et la misère sont tombées sur moi. »

Elle leva tout à coup les yeux ; ils avaient perdu leur expression rêveuse. Elle regarda Henriette et dit :

« Mais je perds là mon temps, et je n’en ai pas à perdre. Et pourtant, si je n’avais pas pensé à tout cela, je ne serais pas ici. La honte et la misère sont tombées sur moi, disais-je ; on me fit servir à des plaisirs éphémères ; on fit de moi un jouet qu’on brisa cruellement après, et qu’on jeta de côté avec dédain. Et par qui pensez-vous que je fus ainsi rebutée ?

— Pourquoi me le demander ? dit Henriette.

— Pourquoi tremblez-vous ? répondit Alice dont l’œil étincelait. C’est lui ! c’est cet homme qui m’a damnée. Je suis tombée, par lui, dans l’abîme de la honte et de la misère. Je fus impliquée dans une affaire de vol… J’en étais complice sans en avoir eu les profits. On me découvrit. Je fus traduite devant le tribunal, sans un ami, sans un sou. Je n’étais encore qu’une enfant ; mais j’aurais mieux aimé mourir que de lui demander un mot, si un mot de lui avait pu me sauver. Oui, j’aurais voulu mourir ! j’aurais affronté tous les supplices. Mais ma mère, toujours avare, lui envoya quelqu’un en mon nom, qui lui raconta toute l’histoire et le pria humblement de me faire un dernier petit présent ; elle ne demandait pas même autant de louis que j’ai de doigts dans cette main. Le croiriez-vous ? Il m’a narguée dans ma misère, au moment où il me voyait abattue à ses pieds ; il ne m’a pas même laissé le dernier souvenir de lui qu’on demandait pour moi, trop heureux de me voir déporter au loin, de songer qu’il serait débarrassé de moi, que je mourrais là-bas et que j’y laisserais mon cadavre. Savez-vous de qui je veux parler ?

— Pourquoi me le demander ? répéta Henriette.

— Et pourquoi tremblez-vous ? dit Alice en posant sa main sur son bras et en la regardant en face. La réponse est sur vos lèvres : c’était votre frère James. »

Henriette tremblait de plus en plus ; mais elle ne détournait pas cependant ses regards de ceux qu’Alice attachait sur elle.

« Lorsque je sus que vous étiez sa sœur, et je l’appris le soir même, je revins, toute fatiguée et toute meurtrie, pour jeter à vos pieds ce que vous m’aviez donné. Ce soir-là, il me semblait que, fatiguée et harassée que j’étais, j’aurais pu cependant faire tout le tour de la terre pour aller lui enfoncer un poignard dans le cœur, si j’avais pu me trouver face à face et seule avec lui. Croyez-vous que je l’aurais fait ?

— Oui, je le crois. Grand Dieu ! pourquoi êtes-vous revenue ?

— Depuis, dit Alice en étreignant toujours, le bras d’Henriette de sa main convulsive et la regardant toujours en face, depuis, je l’ai vu ; mes yeux l’ont suivi au grand jour. Si mon ressentiment sommeillait dans mon cœur en son absence, il se réveillait à sa vue avec une nouvelle ardeur. Vous savez qu’il a outragé un homme orgueilleux et fier, et qu’il s’en est fait un mortel ennemi ? Eh bien ! que diriez-vous si j’avais dévoilé à cet homme le lieu de sa retraite ?

— Dévoilé le lieu de sa retraite ! dit Henriette.

— Si j’avais trouvé quelqu’un qui fût dans le secret de votre frère ; qui sût où et comment il est parti avec sa complice. Si je lui avais fait révéler son secret, mot pour mot, devant cet ennemi caché par moi pour l’entendre ? Si moi, assise pendant ce temps-là, j’avais tenu mes regards fixés sur la figure de cet ennemi, pour voir se changer par degrés son visage, au point de n’avoir plus rien d’humain ? Si je l’avais vu s’élancer comme un fou à sa poursuite ? Si moi, qui suis ici, je savais qu’à cette heure il est sur ses traces comme un démon furieux, et que, dans tant d’heures, il l’aura atteint ?

— Retirez votre main ! dit Henriette en reculant. Sortez ! votre contact me fait frissonner.

— Eh bien, je l’ai fait ! répondit l’autre en la regardant avec son œil de feu et sans faire attention à l’interruption d’Henriette. Mon langage, mes yeux vous prouvent-ils assez que je l’ai fait ? Croyez-vous ce que je dis ?

— J’ai peur de le croire ! Quittez mon bras !

— Non, pas encore ! Vous pouvez juger si j’étais altérée de vengeance pour avoir pu garder si longtemps mon ressentiment jusqu’à ce jour.

— C’est affreux ! dit Henriette.

— Et quand vous me voyez maintenant, dit Alice, d’une voix sourde, quand vous me voyez ici agenouillée devant vous, vous touchant de ma main, vous regardant en face, vous pouvez croire que tout ce que je dis est bien vrai et qu’il s’est livré dans mon cœur une lutte terrible. J’ai honte de vous avouer ce que j’éprouve en ce moment, mais je ne le hais plus autant ; je me méprise moi-même, j’ai lutté avec moi tout le jour, toute la nuit : mais je me sens disposée à lui pardonner sans savoir pourquoi. Je voudrais réparer ce que j’ai fait, si c’est possible. Je ne voudrais pas les voir se rencontrer pendant que son ennemi est aveuglé par la colère. Si vous l’aviez vu comme moi, quand il est parti hier soir, vous comprendriez mieux le danger !

— Mais comment le prévenir ? que faire ? s’écria Henriette.

— Toute la nuit, poursuivit l’autre avec exaltation, j’ai rêvé de lui, je n’étais pas endormie pourtant ! Mais je le voyais noyé dans son sang ; et pendant le jour, je croyais l’avoir à mes côtés.

— Mais que faire ? disait Henriette toute tremblante.

— S’il y a quelqu’un qui puisse lui écrire, qui puisse le faire prévenir ou aller le trouver, il n’y a pas une minute à perdre. Il est à Dijon. Connaissez-vous cette ville ? Savez-vous où elle se trouve ?

— Oui.

— Avertissez-le que l’homme dont il s’est fait un ennemi est transporté de rage et qu’il ne faut pas qu’il affronte sa présence. Dites-lui qu’il est en chemin et qu’il se hâte, je le sais. Qu’il se sauve, s’il en est temps encore ! qu’il évite de se rencontrer avec lui en ce moment. Encore un mois ou deux seulement, et ce sera tout autre chose. Que je ne sois pas cause de leur rencontre ! Qu’ils se retrouvent partout, excepté là, peu importe quand, pourvu que ce ne soit pas maintenant. Que son ennemi le poursuive et le découvre de lui-même sans mon aide, à la bonne heure. Mais j’en ai déjà bien assez sur la conscience : qu’on m’épargne au moins le remords. »

Le feu avait cessé de se refléter sur ses cheveux de jais, sur sa tête qu’elle relevait fièrement, sur ses yeux ardents ; sa main avait quitté le bras d’Henriette, et la place où elle s’était agenouillée était vide.