Dombey et fils (Dickens)/III/16

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Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 237-249).


CHAPITRE XVI.

Les fugitifs.


Il n’est pas encore minuit : nous sommes dans un appartement décoré à la française et composé d’une demi-douzaine de chambres. Une entrée ou un corridor sombre, une salle à manger, un salon, une chambre à coucher et au fond un salon ou boudoir, plus petit et plus retiré que tout le reste. Toutes ces pièces sont fermées par une grande porte à deux battants qui donne sur le grand escalier. Mais, dans chaque chambre, se trouvent deux ou trois portes de communication avec les autres pièces de l’appartement ou avec certains petits couloirs pratiqués dans le mur et conduisant, selon les habitudes françaises, à un escalier de service ; cet escalier aboutit en bas à un sombre passage. Le tout est situé au premier étage d’un hôtel si vaste, que les appartements, malgré le grand nombre de pièces, ne prennent pas tout un côté de la cour dont l’hôtel fait le tour.

Un air de splendeur, assez passée déjà pour être triste, et pourtant assez brillante encore pour gêner et pour embarrasser, par un luxe d’inutilités incommodes, les détails de la vie intérieure, régnait ici partout. Les murs et les plafonds étaient peints et dorés ; les parquets étaient cirés et frottés ; des draperies rouges pendaient en festons sur les croisées, les portes et les glaces. Des girandoles, tortillées et enroulées comme des branches d’arbres ou comme les andouillers d’un cerf sortaient des panneaux du mur. Mais, pendant le jour, quand les persiennes, en ce moment fermées, étaient ouvertes et que la lumière pénétrait dans les chambres, on pouvait voir, dans toute cette friperie, des traces de dégradation et d’usure, de poussière, de soleil, d’humidité, de fumée. Longtemps inoccupé par intervalles, le mobilier avait souffert de cette vacance prolongée, car ces jouets de la vanité, ces amusements de la vie sont délicats et sensibles comme la vie même : ils s’altèrent, abandonnés derrière les volets et les verroux, comme les vivants dans un cachot. La nuit même, propice à dissimuler ces traces, malgré l’éclat douteux des bougies, n’avait pu les effacer tout à fait ; l’éclairage insuffisant de l’appartement leur permettait seulement de se cacher dans l’ombre.

La lumière des brillants candélabres, réfléchie dans les glaces, dans les dorures de la boiserie, dans les tentures aux vives couleurs, n’éclairait ce soir-là que le petit boudoir dont nous venons de parler. Vu du vestibule où brûlait une faible lumière, ce boudoir, à travers la longue perspective des portes ouvertes, brillait dans le lointain, comme une pierre précieuse. Au milieu était assise une femme d’une rare beauté. C’était Edith.

Elle était seule, et c’était toujours la même femme, hautaine et dédaigneuse. Sa joue était un peu plus pâle : la prunelle de ses yeux plus dilatée et plus brillante en apparence. Mais c’était toujours la même nature altière. La honte ne se lisait pas sur son front, le repentir ne faisait pas courber son cou dédaigneux. Toujours impérieuse et fière, toujours insouciante d’elle-même et des autres, elle était assise, ses yeux noirs fixés sur le parquet. Elle attendait quelqu’un.

Elle n’avait ni livre, ni ouvrage pour tromper le temps ; elle n’avait d’autres distractions que ses propres pensées. Elle était préoccupée d’un projet assez important pour lui faire oublier les heures. Ses lèvres resserrées l’une contre l’autre tremblaient, sitôt qu’elle les abandonnait à elles-mêmes. Ses narines étaient gonflées, ses mains crispées ; son sein se soulevait sous la violence de ses sentiments. Elle attendait toujours.

Au bruit d’une clef qui remuait dans la porte d’entrée et au bruit d’un pas dans l’antichambre, elle tressaillit et s’écria :

« Qui est là ? » On lui répondit en français, et deux hommes entrèrent, apportant le service pour le souper.

« Qui vous a commandé cela ? demanda-t-elle.

Monsieur, quand il a loué l’appartement. Monsieur n’est resté qu’une heure ici, après quoi il a dit : En route, laissant une lettre pour madame. Madame l’a reçue sans doute ?

— Oui.

— Mille pardons ! Je craignais que cette lettre n’eût été oubliée, reprit l’homme, (un homme chauve avec une grande barbe, le patron d’un restaurant voisin.) Monsieur a demandé le souper pour sept heures, et il a ajouté qu’il avait prévenu madame dans cette lettre des ordres qu’il nous a donnés. Monsieur a fait à la Tête d’Or l’honneur de demander que le souper fût de premier choix et tout à fait délicat. Monsieur trouvera, j’espère, que sa confiance dans la Tête d’Or n’est pas mal placée. »

Edith n’ajouta rien, mais elle resta pensive pendant qu’ils mettaient le couvert pour deux personnes et disposaient les bouteilles.

Elle se leva, avant qu’ils eussent fini ; et, prenant une lampe, elle passa dans la chambre à coucher, puis dans le salon où elle examina en peu de temps, mais avec soin, toutes les portes. Elle remarqua surtout celle qui, dans la dernière chambre, donnait sur le couloir pratiqué dans le mur. Elle en retira la clef et la remit en dehors, puis elle vint reprendre sa place.

Les deux hommes (le second était brun, d’un teint bilieux, vêtu d’une veste, et bien rasé ; ses cheveux noirs étaient coupés en brosse) avaient terminé les préparatifs du souper, et s’étaient assurés que rien ne manquait. Celui qui avait parlé le premier demanda si madame pensait que Monsieur serait encore longtemps à venir.

« Je n’en sais rien, répondit-elle. Qu’importe ?

— Pardon, madame, mais voici le souper prêt. Il faut qu’il soit mangé à la minute. Monsieur qui parle français comme un ange ou comme un Français, ce qui est tout un, nous a prévenus qu’il était l’exactitude même. Les Anglais sont si exacts ! Mais quel bruit ! mon Dieu ! c’est Monsieur ! Écoutez. »

En effet c’était Monsieur, qui arrivait avec ses dents brillantes sur les pas du second serviteur ; on ne voyait qu’une bouche qui avançait à travers les chambres obscures. Quand il entra dans le sanctuaire resplendissant de lumière et de couleur, il apparut alors tout entier ; il embrassa madame, qu’il appela en français sa charmante femme.

« Mon Dieu ! madame se trouve mal ! la joie étouffe madame, » s’écria la tête chauve à la longue barbe.

Ce n’était rien : madame avait eu seulement un léger frisson. Le domestique en avait à peine fait la remarque qu’elle avait déjà posé la main sur le dossier d’un grand fauteuil en velours, se redressait de toute sa hauteur, et reprenait un visage impassible.

« François a couru à la Tête d’Or chercher le souper. Dans de semblables occasions, il ne court pas, il vole comme un ange ou comme un oiseau. La malle de Monsieur est dans sa chambre. Tout est prêt. Le souper va être servi dans un instant. » Tout cela fut dit par l’homme chauve avec force saluts, accompagnés de sourires : enfin arriva le souper.

Les plats étaient sur des réchauds ; les viandes froides étaient d’avance sur la table ; la vaisselle de rechange était préparée sur le buffet. Monsieur se montra content de cet arrangement. La table était petite, ce qui lui plut beaucoup. Il dit aux domestiques qu’ils pouvaient laisser là les réchauds et s’en aller. Il se chargerait lui-même de desservir les plats de sa propre main.

« Pardon, dit poliment l’homme chauve, c’est impossible, monsieur. »

Ce n’était pas l’opinion de Monsieur, qui fit entendre qu’il n’avait plus besoin de personne ce soir-là.

« Mais madame ? insinua l’homme chauve.

— Madame, répliqua monsieur, a sa femme de chambre, cela suffit.

— Je vous demande mille pardons, madame n’a pas de femme de chambre.

— Je suis venue seule ici, dit Edith, j’ai préféré venir seule, je suis assez habituée à voyager. Je n’ai pas besoin de domestique ; qu’on ne m’envoie personne. »

Monsieur donc qui persistait dans sa première intention suivit les deux domestiques jusqu’à la dernière porte qu’il ferma sur eux à double tour. L’homme chauve, qui, en sortant, s’était retourné pour saluer, remarqua que madame était toujours debout, la main sur le dos du fauteuil de velours et que sa figure ne regardait pas Monsieur, quoique ses yeux fussent dirigés devant elle.

Lorsque Carker ferma la porte, le bruit de la clef dans la serrure traversant toutes les pièces vint frapper l’oreille d’Edith : minuit sonnait alors à la cathédrale. Elle l’entendit s’arrêter comme s’il écoutait l’heure aussi de son côté. Enfin, il revint vers elle, marchant au milieu d’un profond silence et fermant toutes les portes des pièces qu’il traversait. Edith, un instant, quitta le dossier du fauteuil pour approcher à sa portée un couteau qui était sur la table. Puis elle reprit la même attitude.

« L’étrange idée, mon amour, d’être venue ici toute seule lui dit-il en entrant.

— Comment ? » répliqua-t-elle.

Il y avait dans ce mot tant de dureté, dans le mouvement de sa tête quelque chose de si farouche, dans son attitude quelque chose de si repoussant, dans son froncement de sourcil quelque chose de si sombre, qu’il s’arrêta devant elle, la lampe à la main et la regardant effaré, comme si elle l’avait cloué à sa place.

« Je dis, reprit-il enfin, en mettant la lampe sur la table et en souriant de son plus aimable sourire, je dis qu’il est étrange que vous soyez venue ici toute seule. C’était une précaution inutile et qui aurait pu devenir nuisible même. Vous auriez dû prendre quelqu’un au Havre ou à Rouen. Il ne manquait pas là de femmes de chambre et vous aviez le temps de choisir, quoique vous soyez bien la plus capricieuse et la plus difficile des femmes, comme vous en êtes aussi la plus belle. »

Les yeux d’Edith brillaient d’une manière étrange, mais elle restait toujours la main posée sur le fauteuil, sans dire un mot.

« Je ne vous ai jamais vue aussi belle que ce soir, reprit Carker. Le portrait même que j’emportai partout avec moi dans mon cœur pendant cette cruelle épreuve, en y rêvant nuit et jour, est dépassé par la réalité. »

Pas un mot, pas un regard, ses yeux sont entièrement cachés par ses longs cils ; mais elle relève toujours fièrement la tête.

« Les conditions étaient dures et cruelles, dit Carker avec un sourire, mais elles sont plus que remplies maintenant et ne feront que rendre le présent plus sûr et plus délicieux. La Sicile sera le lieu de notre retraite. Nous irons, mon amour, chercher sous ce beau ciel où l’existence est si douce, une compensation à notre vieil esclavage. »

Il s’avançait gaiement vers elle, lorsque tout à coup elle saisit le couteau placé sur la table et recula d’un pas.

« Tenez-vous tranquille, dit-elle, ou je vous frappe. »

Le changement subit qui s’était opéré dans toute sa personne, ce visage courroucé, ces yeux étincelants de haine, ce sourcil froncé, l’arrêtèrent à l’instant, comme frappé de la foudre.

« Restez tranquille, répéta-t-elle, n’approchez pas ! il y va de votre vie ! »

Tous deux étaient debout, l’un devant l’autre, se regardant. Le visage de Carker trahissait la colère et la surprise : mais il se contint et dit d’une voix douce :

« Allons ! allons ! chut ! nous sommes seuls : personne ne nous voit, personne ne nous entend. Croyez-vous m’effrayer par tous ces petits stratagèmes de pudeur ?

— Et vous, croyez-vous m’effrayer, répondit-elle fièrement, me détourner de mon projet, de la résolution que j’ai prise, en me rappelant la solitude où nous nous trouvons, et l’impossibilité d’un secours ? M’effrayer ! moi, qui suis venue ici seule à dessein ! Si je vous avais craint, n’aurais-je pas pu vous éviter ? Si je vous avais craint, serais-je ici, à cette heure avancée de la nuit, et oserais-je vous jeter à la face ce que je vais vous dire ?

— Que signifie cela, ma belle grondeuse, dit-il, car vous êtes plus belle encore dans votre colère que les autres femmes dans leurs moments les plus aimables ?

— Je ne vous dirai rien, reprit-elle, jusqu’à ce que vous retourniez à votre chaise. Je vous répéterai seulement : Ne m’approchez pas ! Ne faites pas un pas de plus ! Si vous avancez, je vous le dis, aussi vrai que Dieu nous voit, je vous tuerai !

— Me prenez-vous pour votre mari ? » reprit-il en grimaçant un sourire.

Elle dédaigna de lui répondre, et lui montra du doigt le fauteuil. Il se pinça la lèvre, fronça le sourcil, se mit à rire et se décida à s’asseoir avec un mélange de honte, d’indécision et de colère qu’il ne pouvait cacher. Il se mordit les ongles avec rage et la regarda de côté d’un air décontenancé, tout en feignant de rire de ce caprice.

Elle mit le couteau sur la table, et posant sa main sur son sein, elle dit :

« J’ai là quelque chose qui n’est pas un colifichet d’amour, et plutôt que de vous laisser porter encore sur moi la main, je m’en servirais contre vous,… vous me croyez, n’est-ce pas ?… je m’en servirais sans plus de répugnance que pour tuer un reptile. »

Il affecta de rire gaiement et la pria de vouloir bien expédier au plus vite sa petite comédie ; « car le souper refroidit, » lui dit-il. Mais le regard furtif qu’il lui lança avait quelque chose de sombre et de menaçant, et il frappa une fois le plancher du pied en jurant tout bas avec colère.

« Combien de fois, dit Edith, en abaissant sur lui son œil noir, combien de fois votre audacieuse fourberie ne m’a-t-elle pas abreuvée d’insultes et d’outrages ? Combien de fois ne m’avez-vous pas jeté au visage mon union, avec vos manières doucereuses, avec vos paroles malignes et vos regards moqueurs ? Combien de fois avez-vous mis à nu les plaies de mon amour pour cette douce et malheureuse jeune fille, afin de torturer mon cœur ? Combien de fois avez-vous attisé le feu qui me dévore depuis deux ans ? Combien de fois m’avez-vous poussée à me venger, quand j’étais à bout de souffrance ?

— Vous en avez fait probablement le calcul, madame, répliqua-t-il, et je ne doute pas que votre compte ne soit exact. Quant à votre mari, le pauvre homme, toutes ces jérémiades pouvaient produire de l’effet sur lui, mais…

— Eh bien ! voyez-vous, dit-elle, en le mesurant de cet œil hautain et méprisant qui le faisait bien petit auprès d’elle, quelque brave qu’il voulût paraître,… voyez-vous, lors même que toutes les raisons que j’avais pour le mépriser se seraient dissipées comme les plumes au souffle du vent, je l’aurais encore méprisé pour cela seul qu’il se servait d’un conseiller tel que vous.

— Est-ce pour cela que vous vous êtes sauvée avec moi ? lui demanda-t-il avec ironie.

— Oui, et pour nous voir face à face une dernière fois, misérable ! Nous nous sommes vus ce soir, nous nous quitterons ce soir ! Lorsque j’aurai fini, je ne resterai pas une minute de plus. »

Il lui lança son plus affreux regard, serrant avec rage le bord de la table : ce fut sa réponse et sa menace ; mais il ne se leva même pas.

« Je suis une femme, continua-t-elle en le regardant d’un œil ferme ; je ne suis qu’une femme qui, depuis sa plus tendre enfance, a été habituée à n’avoir plus ni pudeur ni sensibilité. J’ai été offerte et rejetée, mise à l’enchère et débattue, au point que mon âme s’en est soulevée de dégoût. Si j’ai eu quelques qualités, quelques charmes, ils n’ont servi qu’à me faire adjuger à un prix plus élevé ; on m’a vendue à la criée ! Mes parents pauvres, ces fiers parents, l’ont vu et l’ont approuvé, ce marché : aussi tout lien avec eux a été rompu dans mon cœur. Il n’y en a pas un parmi eux dont je me soucie plus que d’un carlin. Je reste seule au monde et je me rappelle combien le monde a été trompeur pour moi et combien je l’ai trompé moi-même. Vous savez tout cela, et vous n’ignorez pas que je mérite la réputation que je m’y suis faite.

— Oui, je le crois, dit-il.

— Et vous avez compté là-dessus, répondit-elle, pour me poursuivre. Moi, je ne résistais que par mon indifférence aux soins qui s’appliquaient tous les jours à me faire ce que je suis devenue, et comme je savais que mon mariage me déroberait au moins à ce marchandage fatigant, je me suis laissé vendre aussi honteusement que la femme que l’on mène au marché la corde au cou. Vous savez tout cela ?

— Oui, dit-il en lui montrant toutes ses dents, je le sais.

— Et vous avez compté là-dessus, répéta-t-elle encore une fois, pour me poursuivre. Depuis le jour du mariage, je me suis trouvée exposée à une nouvelle honte. Je me suis vue en butte aux sollicitations insultantes d’un misérable. Je lisais dans ses yeux ses honteux désirs aussi clairement exprimés que s’ils y eussent été écrits en termes grossiers et qu’il me les eût glissés chaque fois dans la main. C’était le dernier degré d’humiliation qui m’était réservé. Cette honte, mon mari lui-même me l’infligeait, il m’y enfonçait de gaieté de cœur, m’y plongeait de ses propres mains, et cela mille et mille fois. Aussi, chassée par vous deux de tous les asiles où je pouvais trouver le repos, forcée par vous deux de sacrifier ce qui restait encore en moi d’amour et de douceur, sous peine de causer la perte de l’objet de cette affection, ballottée de l’un à l’autre, observée par l’un quand j’avais échappé à l’autre, ma colère se changea en rage contre tous les deux. Je ne sais qui je haïssais le plus du maître ou du valet ! »

Elle était là, debout devant lui, triomphante et dans tout l’éclat de sa beauté révoltée. Il la regardait attentivement : il vit qu’elle était résolue, indomptable, sans plus le craindre que s’il était un ver de terre.

« À quoi bon vous parler d’honneur ou de pudeur ? continua-t-elle. Que signifient pour vous de tels mots ? Que signifient-ils dans ma bouche ? Mais si je vous disais que votre approche seule glace mon sang, que, depuis la première heure que je vous ai vu, je vous ai haï ; et à présent que ma répugnance instinctive s’est augmentée de tout ce que j’ai appris de vous, si je vous disais que vous êtes pour moi la créature la plus odieuse qui existe sur la terre, que répondriez-vous ?

— Ce que je répondrais, ma reine ! répondit-il avec un faible sourire.

— Le soir, où, enhardi par la scène à laquelle vous aviez assisté, vous avez osé venir me parler dans ma chambre, que s’est-il passé ? »

Il leva les épaules et rit encore.

« Que s’est-il passé ? répéta-t-elle.

— Votre mémoire est si fidèle, répondit-il, que je m’en rapporte à vous là-dessus.

— Oui, je me rappelle tout. Écoutez : Vous m’avez proposé cette fuite, non pas telle qu’elle est, mais telle que vous l’aviez rêvée. Vous m’avez dit qu’il ne tenait qu’à vous de dévoiler notre entrevue et de faire voir que vous étiez auprès de moi. Vous m’avez dit qu’en consentant à vous recevoir seul tant de fois, en vous ménageant l’occasion de me voir, en vous avouant si ouvertement que je n’avais pour mon mari que de l’aversion, sans avoir le moindre respect pour moi-même… je m’étais perdue, que je vous avais donné le pouvoir de diffamer mon nom, et que ma réputation désormais, dépendait de votre bon plaisir.

— Ruses d’amour que tout cela, interrompit-il en souriant, c’est toujours le vieux refrain.

— Ce soir-là, dit Edith, la lutte que j’avais soutenue en moi avec un je ne sais quoi qui n’était pas le respect de moi-même, mais qui sans doute était un dernier souffle de pudeur, cette lutte cessa. Ce soir-là, il n’y eut plus en moi que colère et désir de vengeance. Je frappai un coup qui a terrassé votre maître orgueilleux et qui vous a mis, vous, là où vous êtes maintenant, en face de moi, me regardant et sachant bien ce que je veux dire. »

Il se leva de sa chaise le blasphème à la bouche. Edith porta la main à son sein ; pas un de ses doigts ne tremblait, pas un de ses cheveux ne remuait. Ils étaient tous les deux debout, face à face, séparés par la table et le fauteuil.

« Non, jamais je n’oublierai que ce soir-là cet homme a approché ses lèvres des miennes, qu’il m’a serrée dans ses bras comme il l’a fait ce soir, dit Edith en le montrant du doigt, jamais je n’oublierai la tache que son baiser a laissée sur ma joue, la joue contre laquelle Florence allait reposer sa tête innocente ; jamais je n’oublierai ma rencontre avec elle au moment où ce baiser était encore brûlant sur ma joue, au moment où je songeai tout à coup en la voyant, que, si je la délivrais de la persécution causée par mon amour, je jetais en même temps sur son nom la honte et le déshonneur du mien, et que je serais toujours pour elle la première femme coupable qu’elle aurait fuie. Ah ! si je pouvais jamais oublier tout cela, ô mon époux ! vous dont je me suis volontairement séparée, il me serait aussi facile d’oublier le supplice de ces deux dernières années, de défaire ce que j’ai fait et de vous être restée fidèle. »

Ses yeux étincelants, qu’elle avait levés un moment, se reportèrent sur Carker, et elle lui tendit de la main gauche plusieurs lettres.

« Regardez, lui dit-elle avec mépris, vous m’avez adressé ces lettres sous le faux nom que vous avez pris en route ; l’une m’est parvenue ici, l’autre je ne sais plus où. Les cachets sont intacts. Reprenez vos lettres. »

Elle les froissa dans sa main et les jeta à ses pieds, et cette fois, en le regardant, elle sourit.

« Nous nous sommes rencontrés ce soir pour ne plus nous revoir, dit-elle. Vous avez rêvé trop tôt de la Sicile et de son doux repos. Vous auriez pu jouer votre rôle de courtisan, de flatteur et de traître un peu plus longtemps pour devenir plus riche. Vous payez cher votre voluptueuse fantaisie.

— Edith, répliqua-t-il en la menaçant de la main, asseyez-vous. Finissons-en. Quel démon vous possède ?

— Dites quelle légion de démons, répliqua-t-elle en se redressant de toute sa hauteur comme si elle eût voulu l’écraser. Vous et votre maître vous les avez évoqués dans une maison où ils se plaisent, et ils vous déchireront tous deux. Traître envers lui, traître envers son innocente enfant, traître toujours et partout, allez vous vanter de ma conquête, et grincez des dents une bonne fois pour vous apprendre à mentir. »

Il resta devant elle la menace à la bouche et comme cherchant autour de lui s’il ne trouverait pas un moyen de la soumettre. Mais elle lui résistait toujours avec la même force et sans trembler.

« Tout ce dont vous vous glorifiez, j’en triomphe, moi ! J’ai choisi entre tous l’homme le plus vil que je connaisse, le parasite et l’instrument du plus fier tyran, pour que la blessure que je lui fais soit plus profonde et la torture plus cruelle. Allez vous vanter, pour me venger de lui ; vous savez pourquoi vous êtes venu ici ce soir, et vous savez en même temps le triste rôle que vous y jouez : vous vous voyez vous-même sous des couleurs aussi méprisables, sinon aussi odieuses que je vous vois d’ici. Allez vous vanter, maintenant, pour me venger de vous ! »

Il écumait ; la sueur coulait de son front ; si elle avait faibli un seul instant, il l’aurait garrottée. Mais elle était ferme comme un roc et son œil perçant ne le perdait pas de vue.

« Nous n’allons pas nous séparer ainsi, dit-il ; croyez-vous que je sois tombé en enfance pour vous laisser partir en colère ?

— Et croyez-vous, dit-elle, que vous pourrez me retenir ?

— Je le tenterai, ma chère, fit-il avec un geste menaçant.

— Que le ciel veille sur vous, répliqua-t-elle, si vous avez le malheur de m’approcher.

— Et que feriez-vous, dit-il, si je démentais au contraire votre conquête, au lieu de m’en vanter pour servir votre vengeance ? Que diriez-vous si je changeais de rôle ? Allons ! et ses dents se découvrirent dans un faible sourire, faisons un traité ensemble, ou vous me réduirez à prendre quelque parti auquel vous ne vous attendez pas. Asseyez-vous, asseyez-vous !

— Il est trop tard, s’écria-t-elle avec un regard qui semblait lancer des éclairs. J’ai jeté au vent mon nom et ma réputation. Je suis décidée à subir la honte qui s’attachera à moi, je suis décidée à subir la honte sans avoir commis de faute, je veux que vous le sachiez et que lui l’ignore, sans jamais pouvoir apprendre la vérité. Je mourrai avec mon secret. C’est dans ce but que je suis venue ici vous trouver sous un faux nom, comme si j’étais votre femme. C’est dans ce but que je me suis fait voir à ces gens et que je suis restée seule avec vous. Rien maintenant ne peut vous sauver. »

Il aurait vendu son âme pour la voir clouée immobile à sa place, dans tout l’éclat de sa beauté, pour voir ses bras tomber pendants à ses côtés et pour pouvoir s’en rendre maître. Mais il ne pouvait la regarder sans trembler. Il voyait en elle une résistance invincible. Il voyait qu’elle était hors d’elle-même, et que rien ne pourrait arrêter sa haine implacable. Ses yeux suivaient la main qu’elle tenait dans son sein avec une intention qu’il ne devinait que trop, et il pensait que si Edith, en voulant le frapper, venait à manquer son coup, elle n’hésiterait pas à se frapper elle-même.

Il ne se hasarda donc pas à s’approcher d’elle ; mais il recula pour fermer à la clef la porte par laquelle il était entré.

« Une dernière fois, dit-elle avec un sourire, écoutez mon conseil : prenez garde à vous ! Vous avez été trahi comme le sont tous les traîtres. On a appris que vous êtes ici, que vous devez y venir, ou que vous y êtes venu. Aussi vrai que je vis, j’ai vu ce soir mon mari passer dans cette rue en voiture !

— Misérable ! c’est faux ! » s’écria Carker.

À ce moment, un coup de sonnette retentit bruyamment à la porte. Il pâlit en la voyant étendre la main comme une enchanteresse qui aurait évoqué ce son.

« Chut ? Entendez-vous ? »

Il s’appuya le dos contre la porte d’entrée, car il la vit faire un mouvement, et s’imagina qu’elle allait lui échapper. Mais en un clin d’œil, elle ouvrit l’autre vis-à-vis (c’était celle de sa chambre à coucher) et la referma derrière elle.

Une fois délivré de la fascination de ce regard implacable, il crut qu’il pouvait lutter avec elle. Il pensa qu’une terreur soudaine, produite par ce bruit nocturne, s’était emparée d’elle. Ce n’était pas invraisemblable, si l’on songe à sa position équivoque. Ouvrant violemment toutes les portes, il la suivit presque aussitôt.

Mais la chambre était sombre ; et comme Edith ne répondait pas à son appel, il fut forcé de retourner chercher la lampe. Il la souleva pour regarder tout autour de lui, chercha partout, s’attendant à la voir accroupie dans un coin. Mais la chambre était vide. Le salon, la salle à manger qu’il visita successivement, du pas incertain d’un homme qui ne connaît pas les êtres, étaient vides aussi. Ses yeux effrayés regardaient partout, fouillaient derrière les paravents et les sofas ; mais elle n’y était pas. Non, elle n’était pas non plus dans l’antichambre ; il lui suffit d’un coup d’œil pour s’en assurer.

Pendant tout ce temps, les coups de sonnette se répétaient et les gens du dehors frappaient à la porte. Il posa sa lampe par terre à une petite distance et s’approcha pour écouter. Plusieurs personnes causaient ensemble ; deux au moins parlaient anglais ; et, quoique la porte fût massive et qu’on fît grand bruit, il reconnut aussitôt l’une des deux voix.

Il reprit sa lampe, repassa par toutes les pièces, s’arrêtant chaque fois qu’il en quittait une, pour lever sa lampe au-dessus de sa tête et regarder s’il ne la verrait pas. Il était dans la chambre à coucher, quand la porte qui conduisait au petit couloir frappa sa vue. Il s’en approcha et vit qu’elle était fermée en dehors. Edith avait seulement laissé tomber un voile en passant par là et l’avait pris dans la porte.

Cependant on sonnait toujours à la porte de l’escalier et l’on frappait des pieds et des mains.

Il n’était pas poltron ; mais le bruit qu’il entendait, la scène qui venait de se passer, ces chambres qu’il ne connaissait pas et au milieu desquelles il s’était perdu en revenant de l’antichambre, ses plans déjoués (chose étrange à dire ! il aurait été plus brave si ses plans avaient réussi), cette heure avancée de la nuit, l’impossibilité de trouver un refuge près d’un ami, et par-dessus tout cette idée soudaine qui faisait battre son cœur, que l’homme qu’il avait trompé si traîtreusement allait le reconnaître, lui arracher son masque, le braver, tout cela le glaça de terreur. Il chercha à ouvrir la porte dans laquelle était pris le voile, mais il ne put la forcer. Il ouvrit une des croisées et regarda dans la cour à travers les persiennes ; mais le saut était périlleux et les pavés impitoyables.

Le bruit de la sonnette et des coups frappés au dehors continuait toujours. De plus en plus terrifié, il revint à la porte dérobée, et, après quelques nouveaux efforts désespérés, elle céda. Il vit l’escalier de service tout près, sentit monter la fraîcheur de la nuit ; il revint, en se glissant, chercher son chapeau et son manteau, ferma la porte derrière lui aussi solidement qu’il le put ; puis, la lampe à la main, il descendit, en rampant, l’escalier jusque dans la rue, éteignit la lumière, et, l’ayant mise dans un coin, il sortit à la clarté des étoiles.