Dominique (1863)/04

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L. Hachette et Cie. (p. 79-98).


IV


Trois jours après, je quittai les Trembles en compagnie de Mme Ceyssac et d’Augustin. C’était le matin de très-bonne heure. Toute la maison était sur pied. Les domestiques nous entouraient. André se tenait à la tête des chevaux, plus triste que je ne l’avais vu depuis le dernier événement qui avait mis la maison en deuil ; puis il monta sur le siége, quoiqu’il ne fût pas dans ses habitudes de conduire, et les chevaux partirent au grand trot. En traversant Villeneuve, où je connaissais si bien tous les visages, j’aperçus deux ou trois petits compagnons d’autrefois, jeunes garçons, déjà presque des hommes, qui s’en allaient du côté des champs, leurs outils de travail sur le dos. Ils tournèrent la tête au bruit de la voiture, et, comprenant qu’il s’agissait de quelque chose de plus qu’une promenade, ils me firent des signes joyeux pour me souhaiter un heureux voyage. Le soleil se levait. Nous entrâmes en pleine campagne. Je cessai de reconnaître les lieux ; je vis passer de nouveaux visages. Ma tante avait les yeux sur moi et me considérait avec bonté. La physionomie d’Augustin rayonnait. J’éprouvais presque autant d’embarras que j’avais de chagrin.

Il nous fallut une longue journée pour faire les douze lieues qui nous séparaient d’Ormesson, et le soleil était tout près de se coucher, quand Augustin, qui ne quittait pas la portière, dit brusquement à ma tante :

« Madame, voici qu’on aperçoit les tours de Saint-Pierre. »

Le pays était plat, pâle, fade et mouillé. Une ville basse, hérissée de clochers d’église, commençait à se montrer derrière un rideau d’oseraies. Les marécages alternaient avec des prairies, les saules blanchâtres avec les peupliers jaunissants. Une rivière coulait à droite et roulait lourdement des eaux bourbeuses entre des berges souillées de limon. Au bord et parmi des joncs pliés en deux par le cours de l’eau, il y avait des bateaux amarrés chargés de planches et de vieux chalands échoués dans la vase, comme s’ils n’eussent jamais flotté. Des oies descendaient des prairies vers la rivière et couraient devant la voiture en poussant des cris sauvages. Des brouillards fiévreux enveloppaient de petites métairies qu’on voyait de loin, perdues dans des chanvrières, sur le bord des canaux, et une humidité qui n’était plus celle de la mer me donnait le frisson, comme s’il eût fait très-froid. La voiture atteignit un pont que les chevaux passèrent au petit pas, puis un long boulevard où l’obscurité devint complète, et le premier pas des chevaux qui résonna sur un pavé plus dur m’avertit que nous entrions dans la ville. Je calculai que douze heures me séparaient déjà du moment du départ, que douze lieues me séparaient des Trembles ; je me dis que tout était fini, irrévocablement fini, et j’entrai dans la maison de Mme Ceyssac comme on franchit le seuil d’une prison.

C’était une vaste maison, située dans le quartier non pas le plus désert, mais le plus sérieux de la ville, confinant à des couvents, avec un très-petit jardin qui moisissait dans l’ombre de ses hautes clôtures, de grandes chambres sans air et sans vue, des vestibules sonores, un escalier de pierre tournant dans une cage obscure, et trop peu de gens pour animer tout cela. On y sentait la froideur des mœurs anciennes et la rigidité des mœurs de province, le respect des habitudes, la loi de l’étiquette, l’aisance, un grand bien-être et l’ennui. À l’étage supérieur, on avait vue sur une partie de la ville, c’est-à-dire sur des toitures fumeuses, sur des dortoirs de couvent et sur des clochers. C’est là qu’était ma chambre.

Je dormis mal, ou je ne dormis pas. Toutes les demi-heures ou tous les quarts d’heure, les horloges sonnaient chacune avec un timbre distinct ; pas une ne ressemblait à la sonnerie rustique de Villeneuve, si reconnaissable à sa voix rouillée. Des pas résonnaient dans la rue. Une sorte de bruit pareil à celui d’une crécelle agitée violemment retentissait dans ce silence particulier des villes qu’on pourrait appeler le sommeil du bruit, et j’entendais une voix singulière, une voix d’homme lente, scandée, un peu chantante, qui disait, en s’élevant de syllabe en syllabe : « Il est une heure, il est deux heures, il est trois heures, trois heures sonnées. »

Augustin entra dans ma chambre au petit jour.

« Je désire, me dit-il, vous introduire au collége et faire entendre au proviseur le bien que je pense de vous. Une pareille recommandation serait nulle, ajouta-t-il avec modestie, si elle ne s’adressait pas à un homme qui m’a témoigné jadis beaucoup de confiance et qui paraissait apprécier mon zèle. »

La visite eut lieu comme il avait dit ; mais j’étais absent de moi-même. Je me laissai conduire et ramener, je traversai les cours, je vis les classes d’étude avec une indifférence absolue pour ces sensations nouvelles.

Ce jour-là même, à quatre heures, Augustin, en tenue de voyage, portant lui-même tout son bagage contenu dans une petite valise de cuir, se rendit sur la place, où tout attelée et déjà prête à partir, stationnait la voiture de Paris.

« Madame, dit-il à ma tante, qui l’accompagnait avec moi, je vous remercie encore une fois d’un intérêt qui ne s’est pas démenti pendant quatre années. J’ai fait de mon mieux pour donner à M. Dominique l’amour de l’étude et les goûts d’un homme. Il est certain de me retrouver à Paris quand il y viendra et assuré de mon dévouement, à quelque moment que ce soit, comme aujourd’hui.

« Écrivez-moi, me dit-il en m’embrassant avec une véritable émotion. Je vous promets d’en faire autant. Bon courage et bonnes chances ! Vous les avez toutes pour vous. »

À peine était-il installé sur la haute banquette que le postillon rassembla les rênes.

« Adieu ! » me dit-il encore avec une expression moitié tendre et moitié radieuse.

Le fouet du postillon cingla les quatre chevaux d’attelage, et la voiture se mit à rouler vers Paris.

Le lendemain, à huit heures, j’étais au collége. J’entrai le dernier pour éviter le flot des élèves et ne pas me faire examiner dans la cour de cet œil jamais tout à fait bienveillant dont on regarde les nouveaux venus. J’y marchai droit devant moi, l’œil fixé sur une porte peinte en jaune, au-dessus de laquelle il y avait écrit : Seconde. Sur le seuil se tenait un homme à cheveux grisonnants, blême et sérieux, à visage usé, sans dureté ni bonhomie.

« Allons, me dit-il, allons un peu plus vite. »

Ce rappel à l’exactitude, le premier mot de discipline qu’un inconnu m’eût adressé, me fit lever la tête et le considérer. Il avait l’air ennuyé, indifférent, et ne songeait déjà plus à ce qu’il m’avait dit. Je me rappelai la recommandation d’Augustin. Un éclair de stoïcisme et de décision me traversa l’esprit.

« Il a raison, pensai-je, je suis d’une demi-minute en retard, » et j’entrai.

Le professeur monta dans sa chaire et se mit à dicter. C’était une composition de début. Pour la première fois mon amour-propre avait à lutter contre des ambitions rivales. J’examinai mes nouveaux camarades, et me sentis parfaitement seul. La classe était sombre ; il pleuvait. À travers la fenêtre à petits carreaux, je voyais des arbres agités par le vent et dont les rameaux trop à l’étroit se frottaient contre les murs noirâtres du préau. Ce bruit familier du vent pluvieux dans les arbres se répandait comme un murmure intermittent au milieu du silence des cours. Je l’écoutais sans trop d’amertume dans une sorte de tristesse frissonnante et recueillie dont la douceur par moments devenait extrême.

« Vous ne travaillez donc pas ? me dit tout à coup le professeur. Cela vous regarde… »

Puis il s’occupa d’autre chose. Je n’entendis plus que les plumes courant sur des papiers.

Un peu plus tard, l’élève auprès de qui j’étais placé me glissait adroitement un billet. Ce billet contenait une phrase extraite de la dictée, avec ces mots :

« Aidez-moi, si vous le pouvez ; tâchez de m’épargner un contre-sens. »

Tout aussitôt je lui renvoyai la traduction, bonne ou mauvaise, mais copiée sur ma propre version, moins les termes, avec un point d’interrogation qui voulait dire :

« Je ne réponds de rien, examinez. »

Il me fit un sourire de remercîment, et sans examiner davantage il passa outre. Quelques instants après il m’adressait un second message, et celui-ci portait :

« Vous êtes nouveau ? »

La question me prouvait qu’il l’était aussi. J’eus un mouvement de joie véritable en répondant à mon compagnon de solitude :

« Oui. »

C’était un garçon de mon âge à peu près, mais de complexion plus délicate, blond, mince, avec de jolis yeux bleus doucereux et vifs, le teint pâle et brouillé d’un enfant élevé dans les villes, une mise élégante et des habits d’une forme particulière où je ne reconnaissais pas l’industrie de nos tailleurs de province.

Nous sortîmes ensemble.

« Je vous remercie, me dit mon nouvel ami quand il se trouva seul avec moi. J’ai horreur du collége, et maintenant je m’en moque. Il y a là toute une rangée de fils de boutiquiers qui ont les mains sales, et dont jamais je ne ferai mes amis. Ils nous prendront en grippe, cela m’est égal. À nous deux nous en viendrons à bout. Vous les primerez, ils vous respecteront. Disposez de moi pour tout ce que vous voudrez, excepté pour vous trouver le sens des phrases. Le latin m’ennuie, et si ce n’était qu’il faut être reçu bachelier, je n’en ferais de ma vie. »

Puis il m’apprit qu’il s’appelait Olivier d’Orsel, qu’il arrivait de Paris, que des nécessités de famille l’avaient amené à Ormesson, où il finirait ses études, qu’il demeurait rue des Carmélites avec son oncle et deux cousines, et qu’il possédait à quelques lieues d’Ormesson une terre d’où lui venait son nom d’Orsel.

« Allons, reprit-il, voilà une classe de passée, n’y pensons plus jusqu’à ce soir. »

Et nous nous quittâmes. Il marchait lestement, faisait craquer de fines chaussures en choisissant avec aplomb les pavés les moins boueux, et balançait son paquet de livres au bout d’un lacet de cuir étroit et bouclé comme un bridon anglais.

À part ces premières heures, qui se rattachent, comme vous le voyez, aux souvenirs posthumes d’une amitié contractée ce jour-là, tristement et définitivement morte aujourd’hui, le reste de ma vie d’études ne nous arrêtera guère. Si les trois années qui vont suivre m’inspirent à l’heure qu’il est quelque intérêt, c’est un intérêt d’un autre ordre, où les sentiments du collégien n’entrent pour rien. Aussi, pour en finir avec ce genre insignifiant qu’on appelle un écolier, je vous dirai en termes de classe que je devins un bon élève, et cela malgré moi et impunément, c’est-à-dire sans y prétendre ni blesser personne ; qu’on m’y prédit, je crois, des succès futurs ; qu’une continuelle défiance de moi, trop sincère et très-visible, eut le même effet que la modestie, et me fit pardonner des supériorités dont je faisais moi-même assez peu de cas ; enfin que ce manque total d’estime personnelle annonçait dès lors les insouciances ou les sévérités d’un esprit qui devait s’observer de bonne heure, se priser à sa juste valeur et se condamner.

La maison de Mme Ceyssac n’était pas gaie, je vous l’ai dit, et le séjour d’Ormesson l’était encore moins. Imaginez une très-petite ville, dévote, attristée, vieillotte, oubliée dans un fond de province, ne menant nulle part, ne servant à rien, d’où la vie se retirait de jour en jour, et que la campagne envahissait ; une industrie nulle, un commerce mort, une bourgeoisie vivant étroitement de ses ressources, une aristocratie qui boudait ; le jour, des rues sans mouvement ; la nuit, des avenues sans lumières ; un silence hargneux, interrompu seulement par des sonneries d’église ; et tous les soirs, à dix heures, la grosse cloche de Saint-Pierre sonnant le couvre-feu sur une ville déjà aux trois quarts endormie plutôt d’ennui que de lassitude. De longs boulevards, plantés d’ormeaux très-beaux, très-sombres, l’entouraient d’une ombre sévère. J’y passais quatre fois par jour, pour aller au collége et pour en revenir. Ce chemin, non pas le plus direct, mais le plus conforme à mes goûts, me rapprochait de la campagne : je la voyais s’étendre au loin dans la direction du couchant, triste ou riante, verte ou glacée, suivant la saison. Quelquefois j’allais jusqu’à la rivière, le spectacle n’y variait pas : l’eau jaunâtre en était constamment remuée en sens contraire par les mouvement de la marée qui se faisait sentir jusque-là. On y respirait, dans les vents humides, des odeurs de goudron, de chanvre et de planches de sapin. Tout cela était monotone et laid, et rien au fond ne me consolait des Trembles.

Ma tante avait le génie de sa province, l’amour des choses surannées, la peur des changements, l’horreur des nouveautés qui font du bruit. Pieuse et mondaine, très-simple avec un assez grand air, parfaite en tout, même en ses légères bizarreries, elle avait réglé sa vie d’après deux principes qui, disait elle, étaient des vertus de famille : la dévotion aux lois de l’Église, le respect des lois du monde ; et telle était la grâce facile qu’elle savait mettre dans l’accomplissement de ces deux devoirs, que sa piété, très-sincère, semblait n’être qu’un nouvel exemple de son savoir-vivre. Son salon, comme tout le reste de ses habitudes, était une sorte d’asile ouvert et de rendez-vous pour ses réminiscences ou ses affections héréditaires, chaque jour un peu plus menacées. Elle y réunissait, particulièrement le dimanche soir, les quelques survivants de son ancienne société. Tous appartenaient à la monarchie tombée, et s’étaient retirés du monde avec elle. La révolution, qu’ils avaient vue de près, et qui leur fournissait un fonds commun d’anecdotes et de griefs, les avait tous aussi façonnés de même en les trempant dans la même épreuve. On se souvenait des durs hivers passés ensemble dans la citadelle de ***, du bois qui manquait, des dortoirs de caserne où l’on couchait sans lit, des enfants qu’on habillait avec des rideaux, du pain noir qu’on allait acheter en cachette. On se surprenait à sourire de ce qui jadis avait été terrible. La mansuétude de l’âge avait calmé les plus vives colères. La vie avait repris son cours, fermant les blessures, réparant les désastres, amortissant les regrets, ou les apaisant sous des regrets plus récents. On ne conspirait point, on médisait à peine, on attendait. Enfin, dans un coin du salon, il y avait une table de jeu pour les enfants, et c’est là que chuchotaient, tout en remuant les cartes, le parti de la jeunesse et les représentants de l’avenir, c’est-à-dire de l’inconnu.

Le jour même de ma rencontre avec Olivier, en rentrant du collége, je m’étais empressé de dire à ma tante que j’avais un ami.

« Un ami ! m’avait dit Mme Ceyssac ; vous vous hâtez peut-être un peu, mon cher Dominique. Savez-vous son nom ; quel âge a-t-il ? »

Je racontai ce que je savais d’Olivier, et le peignis sous les couleurs aimables qui à première vue m’avaient séduit ; mais le nom seul avait suffi pour rassurer ma tante.

« C’est un des plus anciens noms et des meilleurs de notre pays, me dit-elle. Il est porté par un homme pour lequel j’ai moi-même beaucoup d’estime et d’amitié. »

Très-peu de semaines après ce nouveau lien formé, l’union des deux familles était complète, et le premier mois de l’hiver inaugura nos réunions soit chez Mme Ceyssac, soit à l’hôtel d’Orsel, comme Olivier disait en parlant de la maison de la rue des Carmélites, habitée sans grand apparat par son oncle et ses cousines.

De ces deux cousines, l’une était une enfant appelée Julie ; l’autre plus âgée que nous d’un an à peu près, s’appelait Madeleine, et sortait du couvent. Elle en gardait la tenue comprimée, les gaucheries de geste, l’embarras d’elle-même ; elle en portait la livrée modeste ; elle usait encore, au moment dont je vous parle, une série de robes tristes, étroites, montantes, limées au corsage par le frottement des pupitres, et fripées aux genoux par les génuflexions sur le pavé de la chapelle. Blanche, elle avait des froideurs de teint qui sentaient la vie à l’ombre et l’absence totale d’émotions, des yeux qui s’ouvraient mal comme au sortir du sommeil, ni grande, ni petite, ni maigre, ni grasse, avec une taille indécise qui avait besoin de se définir et de se former ; on la disait déjà fort jolie, et je le répétais volontiers sans y prendre garde et sans y croire.

Quant à Olivier, que je ne vous ai montré que sur les bancs, imaginez un garçon aimable, un peu bizarre, très-ignorant en fait de lectures, très-précoce dans toutes les choses de la vie, aisé de geste, de maintien, de paroles, ne sachant rien du monde et le devinant, le copiant dans ses formes, en adoptant déjà les préjugés ; représentez-vous je ne sais quoi d’inusité, comme une ardeur un peu singulière, jamais risible, d’anticiper sur son âge et de s’improviser un homme à seize ans à peine ; quelque chose de naissant et de mûr, d’artificiel et de très-séduisant, et vous comprendrez comment Mme Ceyssac en fut charmée au point de pardonner à ses défauts d’écolier, comme au seul reste d’enfantillage qu’il y eût en lui. Olivier d’ailleurs arrivait de Paris, et c’était là la grande supériorité d’où lui venaient toutes les autres, et qui, sinon pour ma tante, au moins pour nous, les résumait toutes.

Aussi loin que je retourne en arrière à travers ces souvenirs si médiocres à leur source, si tumultueux plus tard, et dont j’ai quelque peine à remonter le cours, je retrouve à leur place accoutumée, autour de la table en drap vert, sous le jour des lampes, ces trois jeunes visages, souriants alors, sans l’ombre d’un souci réel, et que des chagrins ou des passions devaient un jour attrister de tant de manières : la petite Julie avec des sauvageries d’enfant boudeur ; Madeleine encore à demi pensionnaire ; Olivier causeur, distrait, quinteux, élégant sans viser à l’être, mis avec goût à une époque et dans un pays où les enfants s’habillaient on ne peut plus mal, maniant les cartes vivement, prestement, avec l’aplomb d’un homme qui jouera beaucoup et qui saura jouer, puis tout à coup, dix fois en deux heures, quittant le jeu, jetant les cartes, bâillant, disant : Je m’ennuie, et allant s’enfouir dans une profonde bergère. On l’appelait, il ne bougeait pas. À quoi pense Olivier ? disait-on. Il ne répondait à personne, et continuait de regarder devant lui sans dire un mot, avec cet air d’inquiétude qui lui-même était un attrait, et cet étrange regard qui flottait dans la demi-obscurité du salon comme une étincelle impossible à fixer. Assez peu régulier d’ailleurs dans ses habitudes, déjà discret comme s’il avait eu des mystères à cacher, inexact à nos réunions, introuvable chez lui, actif, flâneur, toujours partout et nulle part, cette sorte d’oiseau mis en cage avait trouvé le moyen de se créer des imprévus dans la vie de province, et de voler comme en plein air dans sa prison. Il se disait d’ailleurs exilé, et comme s’il eût quitté la Rome d’Auguste pour venir en Thrace, il avait appris par cœur quelques lambeaux d’une latinité de décadence qui le consolaient, disait-il, d’habiter chez les bergers.

Avec un pareil compagnon, j’étais fort seul. Je manquais d’air, et j’étouffais dans ma chambre étroite, sans horizon, sans gaieté, la vue barrée par cette haute barrière de murailles grises où couraient des fumées, au-dessus desquelles par hasard des goëlands de rivière volaient. C’était l’hiver, il pleuvait des semaines entières, il neigeait ; puis un dégel subit emportait la neige, et la ville apparaissait de plus en plus noire après ce rapide éblouissement qui l’avait couverte un moment des fantaisies de cette âpre saison. Un matin, longtemps après, des fenêtres s’ouvraient et faisaient revivre des bruits ; on entendait des voix s’appeler d’une maison à l’autre ; des oiseaux privés, qu’on exposait à l’air, chantaient ; le soleil brillait ; je regardais d’en haut l’entonnoir de notre petit jardin, des bourgeons pointaient sur les rameaux couleur de suie. Un paon, qu’on n’avait pas vu de tout l’hiver, escaladait lentement le faîte d’une toiture et s’y pavanait, le soir surtout, comme s’il eût choisi pour ses promenades les tiédeurs modérées d’un soleil bas. Il épanouissait alors sur le ciel la gerbe constellée de sa queue énorme, et se mettait à crier de sa voix perçante, enrouée comme tous les bruits qu’on entend dans les villes. J’apprenais ainsi que la saison changeait. Le désir de m’échapper ne m’entraînait pas bien loin. Et moi aussi j’avais lu dans les Tristes des distiques que je disais tout bas, en pensant à Villeneuve, le seul pays que je connusse et qui me laissât des regrets cuisants.

J’étais tourmenté, agité, désœuvré surtout, même en plein travail, parce que le travail occupait un surplus de moi-même qui déjà ne comptait pour rien dans ma vie. J’avais dès lors deux ou trois manies, entre autres celle des catégories et celle des dates. La première avait pour but de faire une sorte de choix dans mes journées, toutes pareilles en apparence, et sans aucun accident notable qui les rendît meilleures ni pires, et de les classer d’après leur mérite. Or le seul mérite de ces longues journées de pur ennui, c’était un degré de plus ou de moins dans les mouvements de vie que je sentais en moi. Toute circonstance où je me reconnaissais plus d’ampleur de forces, plus de sensibilité, plus de mémoire, où ma conscience, pour ainsi dire, était d’un meilleur timbre et résonnait mieux, tout moment de concentration plus intense ou d’expansion plus tendre était un jour à ne jamais oublier. De là cette autre manie des dates, des chiffres, des symboles, des hiéroglyphes, dont vous avez la preuve ici, comme partout où j’ai cru nécessaire d’imprimer la trace d’un moment de plénitude et d’exaltation. Le reste de ma vie, ce qui se dissipait en tiédeurs, en sécheresses, je le comparais à ces bas-fonds taris qu’on découvre dans la mer à chaque marée basse et qui sont comme la mort du mouvement.

Une pareille alternative ressemblait assez aux feux à éclipse des fanaux tournants, et j’attendais incessamment je ne sais quel réveil en moi, comme j’aurais attendu le retour du signal.

Ce que je vous raconte en quelques mots n’est, bien entendu, que le très-court abrégé de longues, obscures et multiples souffrances. Le jour où je trouvai dans des livres, que je ne connaissais pas alors, le poëme ou l’explication dramatique de ces phénomènes très-spontanés, je n’eus qu’un regret, ce fut de parodier peut-être en les rapetissant ce que de grands esprits avaient éprouvé avant moi. Leur exemple ne m’apprit rien, leur conclusion, quand ils concluent, ne me corrigea pas non plus. Le mal était fait, si l’on peut appeler un mal le don cruel d’assister à sa vie comme à un spectacle donné par un autre, et j’entrai dans la vie sans la haïr, quoiqu’elle m’ait fait beaucoup pâtir, avec un ennemi inséparable, bien intime et positivement mortel : c’était moi-même.