Dominique (1863)/13

La bibliothèque libre.
(Redirigé depuis Dominique/13)
L. Hachette et Cie. (p. 260-278).


XIII


Pendant plusieurs jours, je pourrais dire pendant plusieurs mois, l’image offensée et si pleine d’angoisse de Madeleine me poursuivit comme un remords, et me fit cruellement expier mes fautes. Je ne cessai pas de voir briller ces larmes qu’un oubli de toute sagesse avait fait couler, et je demeurai comme prosterné, dans une obéissance hébétée, devant la douceur impérieuse de ce geste qui m’ordonnait à jamais de sceller des lèvres indiscrètes qui avaient failli lui faire tant de mal J’avais honte de moi. Je rachetai cette folle et coupable entreprise par un repentir sincère. Le lâche orgueil qui m’avait armé contre Madeleine et fait combattre contre mon propre amour, ce désir malfaisant de chercher un adversaire dans l’être inoffensif et généreux que j’adorais, les aigreurs, les révoltes d’un cœur malade, les duplicités d’un esprit chagrin, tout ce que cette crise malsaine avait pour ainsi dire extravasé dans mes sentiments les plus purs, tout cela se dissipa comme par enchantement. Je ne craignis plus de m’avouer vaincu, de me voir humilié, et de sentir le pied d’une femme se poser encore une fois sur le démon qui me possédait.

La première fois que je revis Madeleine, et je me contraignis à la revoir dès les premiers jours, elle reconnut en moi un tel changement qu’elle en fut aussitôt rassurée. Je n’eus pas de peine à lui prouver dans quelles intentions soumises je revenais à elle ; elles les comprit au premier coup d’œil que nous échangeâmes. Elle attendit encore un peu pour s’assurer si vraiment ces intentions seraient solides ; et dès qu’elle m’eut vu persister et tenir bon devant certaines épreuves difficiles, elle quitta aussitôt son attitude défensive, et sembla ne plus se souvenir de rien, ce qui, de toutes les manières de me pardonner, était la plus charitable et la seule qui lui fût permise.

À quelque temps de là, un jour que, le calme revenu, tout danger passé et ne voyant plus grand inconvénient à lui parler du repentir qui ne me quittait pas, je lui disais : « Je vous ai fait bien du mal, et je l’expie ! — Assez, me dit-elle, ne parlons plus de cela ; guérissez-vous seulement, je vous y aiderai. »

À partir de ce moment, Madeleine eut l’air de s’oublier pour ne plus songer qu’à moi. Avec un courage, avec une charité sans bornes, elle me tolérait auprès d’elle, me surveillait, m’assistait de sa continuelle présence. Elle imaginait des moyens de me distraire, de m’étourdir, de m’intéresser à des occupations sérieuses et de m’y fixer. On eût dit qu’elle se sentait à moitié responsable des sentiments qu’elle avait fait naître, et qu’une sorte de devoir héroïque lui conseillait de les subir, lui recommandait surtout d’en chercher sans cesse la guérison. Toujours calme, discrète, résolue, devant des dangers qui en aucun cas ne devaient l’atteindre, elle m’encourageait à la lutte, et quand elle était contente de moi, c’est-à-dire quand je m’étais bien brisé le cœur pour le forcer à battre plus doucement, alors elle m’en récompensait par des mots calmants qui me faisaient fondre en larmes, ou par des consolations qui m’embrasaient. Elle vivait ainsi dans la flamme, à l’abri de tout contact avec les sensations les plus brûlantes, pour ainsi dire enveloppée d’un vêtement d’innocence et de loyauté qui la rendait invulnérable aux ardeurs qui lui venaient de moi, comme aux soupçons qui pouvaient lui venir du monde.

Rien n’était plus délicieux, plus navrant et plus redoutable que cette complicité singulière où Madeleine usait à mon profit des forces qui ne me rendaient point la santé. Cela dura des mois, peut-être une année, car j’entre ici dans une époque tellement confuse et agitée, qu’il ne m’en est resté que le sentiment assez vague d’un grand trouble qui continuait, et qu’aucun accident notable ne mesurait plus.

Elle quitta Paris pour aller aux bains d’Allemagne.

« J’entends que vous ne me suiviez pas, dit-elle. Il y aurait là mille inconvénients pour vous et pour moi. »

C’était la première fois que je la voyais s’occuper du soin de sa propre sûreté. Huit jours après son départ, je recevais d’elle une lettre admirablement sage et bonne. Je ne lui répondis point d’après sa prière. « Je vous tiendrai compagnie de loin, m’écrivait-elle, autant que cela se pourra. » Et pendant tout le temps que dura son absence, à des intervalles réguliers, elle mit la même patience à m’écrire ; c’est ainsi qu’elle me récompensait de mon obéissance à ne pas la suivre. Elle savait bien que l’ennui et la solitude étaient de mauvais conseillers ; elle ne voulait pas me laisser seul avec son souvenir, sans intervenir de temps en temps par un signe évident de sa présence.

Je savais le jour de son retour. Je courus chez elle. Je fus reçu par M. de Nièvres, que je ne rencontrais plus sans un vif déplaisir. J’étais peut-être parfaitement injuste à son égard, et j’aime à croire que rien n’était fondé dans les suppositions désobligeantes que j’avais faites ; mais je voyais le mari de Mme de Nièvres à travers des imaginations peu lucides ; et, à tort ou à raison, ces imaginations me le montraient réservé, défiant, presque hostile. Ils étaient arrivés vers le matin. Julie, mal portante et fatiguée, dormait. Mme de Nièvres ne pouvait me recevoir. Elle parut au moment où j’écoutais ces explications, et M. de Nièvres nous quitta aussitôt.

Une idée subite me vint, et comme un conseil de prudence, en serrant la main de cette femme vaillante à qui je faisais courir tant de risques :

« J’aurais l’intention de voyager pendant quelque temps, — lui dis-je, après de courts remercîments pour ses bontés. — Qu’en dites-vous ?

— Si vous croyez cela utile, faites-le, dit-elle en manifestant seulement un peu de surprise.

— Utile ? qui sait ? Dans tous les cas, c’est à essayer.

— C’est peut-être à essayer, reprit Madeleine assez gravement ; mais alors comment aurons-nous de vos nouvelles ?

— Comment ? mais par les mêmes moyens, si vous y consentez.

— Oh ! non, cela ne sera pas, cela ne peut pas être. Vous écrire d’Allemagne à Paris, c’était possible, mais de Paris… au hasard, dit-elle, vous comprenez bien que ce serait déraisonnable. »

Cette dure perspective d’être pendant plusieurs mois absolument privé de tout contact, même indirect, avec Madeleine me fit d’abord hésiter. Une autre réflexion me décida pour l’épreuve la plus radicale, et je lui dis :

« Soit ; je n’entendrai plus parler de vous, sinon par Olivier, qui n’est pas le plus exact des correspondants. Vous m’avez donné mille preuves de générosité qui me font rougir. Je ne puis m’en montrer digne qu’en me résignant. Vous apprécierez ce que cet effort pourra me coûter.

— Ainsi vous partez sérieusement ? reprit Madeleine, qui voulait en douter encore.

— Demain, lui dis-je. Adieu !

— Allez ! me dit-elle avec un froncement de sourcil qui lui donna tout à coup une expression singulière, et que Dieu vous conseille ! »

Le lendemain, en effet, j’étais en voiture. Olivier, qui s’était engagé sur l’honneur à m’écrire, tint sa promesse aussi loyalement que son incurable inertie le lui permettait. Je sus par lui l’état de santé de Madeleine. Madeleine apprit sans doute aussi qu’elle n’avait rien à craindre pour la vie du voyageur ; mais ce fut tout.

Je ne vous dirai rien de ce voyage, le plus magnifique et le moins profitable que j’aie jamais fait. Il y a des lieux dans le monde où je suis comme humilié d’avoir promené des chagrins si ordinaires et versé des larmes si peu viriles. Je me souviens d’un jour où je pleurais sincèrement, amèrement, comme un enfant que les larmes ne font pas rougir, au bord d’une mer qui a vu des miracles, non pas divins, mais humains. J’étais seul, les pieds dans le sable, assis sur des roches vives où l’on voyait des boucles d’airain qui jadis avaient attaché des navires. Il n’y avait personne, ni sur cette plage abandonnée par l’histoire, ni en mer, où pas une voile ne passait. Un oiseau blanc volait entre le ciel et l’eau, dessinant sa grêle envergure sur le ciel immuablement bleu et la reproduisant dans la mer calme. J’étais seul pour représenter à cette heure-là, dans un lieu unique, la petitesse et les grandeurs d’un homme vivant. Je jetai au vent le nom de Madeleine, je le criai de toutes mes forces pour qu’il se répétât à l’infini dans les rochers sonores du rivage ; puis un sanglot me coupa la voix, et je me demandai, la confusion dans le cœur, si les hommes d’il y a deux mille ans, si intrépides, si grands et si forts, avaient aimé autant que nous !

J’avais annoncé plusieurs mois d’absence : je revins au bout de quelques semaines. Rien au monde ne m’aurait fait prolonger mon voyage un seul jour de plus. Madeleine me croyait encore à quatre ou cinq cents lieues d’elle, quand j’entrai, un soir, dans un salon où je savais la trouver. Elle fit un mouvement de toute imprudence en m’apercevant. Fort peu de gens connaissaient mon absence. On disparaît si commodément dans ce grand Paris, qu’un homme aurait le temps de faire le tour de la terre avant qu’on se fût aperçu de son départ. Je saluai Madeleine comme si je l’avais vue la veille. Au premier regard, elle comprit que je revenais à elle épuisé, affamé de la voir et le cœur intact.

« Vous m’avez beaucoup inquiétée, » me dit-elle.

Et elle poussa un soupir de soulagement. On eût dit que mon retour, au lieu de l’effrayer, la débarrassait au contraire d’un souci plus amer que tous les autres.

Elle reprit audacieusement sa tâche écrasante. Tous les moyens employés pour me sauver (c’était le seul mot dont elle se servît pour définir une entreprise où il s’agissait en effet de mon salut et du sien), tous étaient mauvais, quand ils ne me venaient pas directement de son appui. Elle voulait seule intervenir désormais dans ce débat dont elle était cause.

« Ce que j’ai fait, je le déferai ! » me dit-elle, un jour, dans un accès de fier défi poussé jusqu’à la folie.

Tout son sang-froid l’avait abandonnée. Elle commit des étourderies sublimes et qui sentaient le désespoir. Ce n’était plus assez pour elle d’assister à ma vie d’aussi près que possible, de m’encourager si je faiblissais, de me calmer lorsque je m’exaspérais. Elle sentait que son souvenir même contenait des flammes ; elle imagina de les éteindre, en veillant pour ainsi dire heure par heure sur mes pensées les plus secrètes. Il aurait fallu pour cela multiplier à l’infini des visites qui déjà se répétaient trop souvent. C’est alors qu’elle osa inventer des moyens de me voir hors de sa maison. Elle y mit cette effrayante effronterie qui n’est permise qu’aux femmes qui risquent leur honneur, ou à la pure innocence. Bravement, elle me donna des rendez-vous. Le lieu désigné était désert, quoique peu éloigné de son hôtel. Et ne supposez pas qu’elle choisît, pour ces expéditions périlleuses, les occasions fréquentes où M. de Nièvres s’absentait. Non, c’était lui présent à Paris, au risque de le rencontrer, de se perdre, qu’elle accourait à heure dite et presque toujours aussi maîtresse elle-même, aussi résolue qui si elle eût tout sacrifié.

Son premier coup d’œil était un examen. Elle m’enveloppait de ce large et éclatant regard qui voulait sonder ma conscience et reconnaître au fond de mon cœur les orages amassés ou dissipés depuis la veille. Son premier mot était une question : « Comment allez-vous » Ce comment allez-vous signifiait : « Êtes-vous plus sage ? » Quelquefois je lui répondais par un demi-mensonge courageux qui ne la trompait guère, mais qui alors éveillait en elle des curiosités et des inquiétudes d’un autre genre. Elle prenait mon bras, et nous marchions sous les arbres, nous taisant par intervalles, ou causant avec le calme apparent de deux amis qui se sont rencontrés par hasard. Elle me dévoilait, pendant ces heures de douce et brûlante étreinte, elle me révélait, comme autant de merveilles, des trésors de dévouement, d’abnégation, des ressources de prévoyance presque égales aux profondeurs de sa charité. Elle disciplinait ma vie mal réglée, ou plutôt déréglée et portée sans mesure à tous les excès contraires du travail acharné ou de la pure inertie. Elles gourmandait mes lâchetés, s’indignait de mes défaillances et me reprochait les invectives dont je m’accablais à plaisir, parce qu’elle voyait, disait-elle, les inquiétudes d’un esprit mal équilibré et plus perplexe encore qu’équitable. Si j’avais été capable de concevoir les moindres ambitions un peu fortes, ce qu’elle me communiquait de vrai courage aurait dû les allumer en moi comme un incendie.

« Je vous veux heureux, me disait-elle ; si vous saviez avec quelle ferveur je le désire ! »

Elle hésitait ordinairement sur le mot d’avenir, qui cruellement nous blessait par des avis, hélas ! trop raisonnables. Quelle perspective, quelle issue envisageait-elle au-delà du lendemain qui bornait nos rêves ? Aucune sans doute. Elle y substituait je ne sais quoi de vague et de chimérique, comme ce dernier espoir qui reste aux gens qui n’espèrent plus.

Lorsqu’il lui arrivait de manquer à cette mission de presque tous les jours, qu’elle accomplissait avec l’enthousiasme d’un médecin qui se dévoue, le lendemain elle m’en demandait pardon comme d’une faute. J’en étais venu à ne plus savoir si je devais accepter ou non la douceur d’une assistance aussi terrible. Je sentais se glisser en moi de telles perfidies, que je ne discernais plus dans quelle mesure j’étais coupable ou seulement malheureux. Malgré moi, j’ourdissais des plans abominables ; et chaque jour Madeleine, à son insu peut-être, mettait le pied dans des trahisons. Je n’en étais plus à ignorer qu’il n’y a pas de courage au-dessus de certaines épreuves, que la plus invincible vertu, minée à toutes les minutes, court de grands risques, et que de toutes les maladies, celle dont on entreprenait de me guérir était certainement la plus contagieuse.

M. de Nièvres ayant brusquement quitté Paris, Madeleine me fit savoir que nos promenades devaient être suspendues. Nous les reprîmes aussitôt après le retour de son mari, avec plus d’exaltation et de décision. Ce perpétuel me, me adsum qui feci, — c’est moi, moi seule qui en suis cause, — revenait sous toutes les formes dans des paroxysmes de générosité qui m’accablaient de honte et de bonheur.

Elle arriva ainsi jusqu’au point le plus escarpé d’une tentative où jamais femme héroïque ait pu parvenir sans se précipiter. Elle s’y maintint encore quelque temps intrépidement et sans trop de défaillance, comme un être, en possession de secours surnaturels, que le vertige a privé de sens et que l’excès du danger retient au bord de l’abîme, en paralysant tout à coup sa raison. À ce moment, je vis qu’elle était à bout de force. Cette miraculeuse organisation se détendit d’elle-même. Elle ne se plaignit pas, n’avoua rien qui pût trahir sa faiblesse. Se reconnaître impuissante et découragée, c’était tout remettre aux mains du hasard ; et le hasard lui faisait peur comme de tous les auxiliaires le plus incertain, le plus perfide et peut-être le plus menaçant. Se dire épuisée, c’était m’ouvrir son cœur à deux mains et me montrer le mal incurable que j’y avais fait. Elle ne jeta pas un cri de détresse. Elle tomba pour ainsi dire de lassitude ; ce fut le seul signe auquel je reconnus qu’elle n’en pouvait plus.

Un jour je lui dis :

« Vous m’avez guéri, Madeleine, je ne vous aime plus. »

Elle s’arrêta court, devint horriblement pâle, et hésita comme effrayée par une méchanceté qui la blessait jusqu’au fonds de l’âme.

« Oh ! rassurez-vous, lui dis-je, le jour où cela serait…

— Le jour où cela serait ?… » reprit-elle, et la voix lui manquant, elle fondit en larmes.

Le lendemain pourtant, elle revint. Je la vis descendre de sa voiture si changée, si abattue, que j’en fus épouvanté.

« Qu’avez-vous ? » lui dis-je en courant à sa rencontre, tant j’avais peur qu’elle ne défaillît au premier pas.

Elle se remit un peu, grâce à de prodigieux efforts dont je ne fus pas dupe, et me répondit seulement :

« Je suis bien fatiguée. »

Alors je fus pris d’un remords horrible.

« Je suis un misérable sans cœur et sans honnêteté ! m’écriai-je. Je n’ai pas su me sauver ; vous venez à moi, et je vous perds ! Madeleine, je n’ai plus besoin de vous, je ne veux plus de secours, je ne veux plus rien… Je ne veux pas d’une assistance achetée si cher et d’une amitié que j’ai rendue trop lourde et qui vous tuerait. Que je souffre ou non, cela me regarde. Mon soulagement viendra de moi ; mes misères me concernent, et quelle qu’en soit la fin, elle n’atteindra plus personne. »

Elle m’écouta d’abord sans répondre, comme réduite à cet état de faiblesse maladive ou de fragilité enfantine qui nous rend incapables de comprendre certaines idées fortes et de nous résoudre.

« Séparons-nous, lui dis-je, pour tout à fait ! Oui, séparons-nous, cela vaudra mieux. Ne nous voyons plus, oublions-nous !… Paris nous désunira bien assez, sans que nous mettions entre nous des lieues de distance. Au premier mot de vous qui m’apprendrait que vous avez besoin de moi, vous me trouverez, je serai là. Autrement…

— Autrement ? » dit-elle en se réveillant lentement de sa torpeur.

Elle mit quelques secondes à retourner dans son esprit ce mot qui nous menaçait tous les deux d’un adieu définitif. D’abord, il n’eut pas l’air d’avoir un sens bien compréhensible.

« C’est vrai, reprit-elle, je suis un bien mauvais soutien, n’est-ce pas ? un raisonneur fatigant, un ami peut-être inutile… »

Puis, elle eut l’air de chercher des issues différentes et des solutions moins vigoureuses. Et comme j’attendais une réponse dans une anxiété qui m’étouffait, elle fit le geste d’un malade épuisé qu’on tourmente en l’entretenant d’affaires trop sérieuses.

« Pourquoi donc êtes-vous venu, me dit-elle, me proposer des choses impossibles ?… Vous me persécutez à plaisir. Allez, mon ami, allez-vous-en, je vous en prie. Je suis souffrante aujourd’hui. Je n’ai pas le premier mot d’un bon conseil à vous donner. Vous savez mieux que moi quelle chance vous offre un pareil parti. Celui que vous prendrez sera le seul raisonnable : l’estime que je vous porte et l’amitié que vous avez pour moi ne me permettent pas d’en douter. »

Je la quittai bouleversé, et je renonçai bientôt à des extrémités sans retour, qui nous eussent séparés pour toujours, quand ni l’un ni l’autre nous n’en avions la volonté. Seulement, je réglai ma conduite en vue d’un détachement lent, continu, qui pouvait peut-être plus tard ramener entre nous des accords plus tièdes et tout pacifier sans trop de sacrifices. Je ne la menaçai plus de ce mot d’oubli, trop désespéré pour être sincère, et qui l’eût fait sourire de pitié, si elle avait eu elle-même un peu de bon sens le jour où je le lui proposais comme un moyen. Je continuai de vivre assez près d’elle pour lui prouver que j’adoptais un parti moins extrême, assez loin pour la laisser libre et ne plus lui imposer des complicités dont je rougissais.

Que se passa-t-il alors dans l’esprit de Madeleine ? Je vous en fais juge. À peine affranchie de ce rôle extraordinaire de confidente et de sauveur, tout à coup elle se transforma. Son humeur, son maintien, l’inaltérable douceur de son regard, la parfaite égalité de ce caractère composé d’or maniable et d’acier, c’est-à-dire d’indulgence et de pure vertu ; cette nature résistante et sans dureté, patiente, unie, toujours dans l’équilibre d’un lac abrité, cette consolatrice ingénieuse, cette bouche inépuisable en mots exquis, tout cela changea. Je vis paraître alors un être nouveau, bizarre, incohérent, inexplicable et fugace, aigri, chagrin, blessant et ombrageux, comme si elle eût été entourée de pièges, aujourd’hui que je me dévouais sans réserve au soin d’aplanir sa vie et d’en écarter l’ombre d’un souci. Quelquefois je la trouvais en larmes. Elle les dévorait aussitôt, passait la main sur ses yeux avec un geste indicible d’indignation ou de dégoût, et les essuyait, comme elle aurait fait d’une souillure. Elle rougissait sans cause et semblait prise au dépourvu dans la contemplation d’une idée mauvaise. Je la vis se rapprocher de sa sœur plus étroitement que jamais, sortir plus souvent au bras de son père, qui l’adorait, mais qui n’avait ni ses goûts ni tout à fait ses habitudes du monde. Un jour que j’allai chez elle, et mes visites étaient comptées :

« Voulez-vous voir M. de Nièvres ? me dit-elle. Il est dans son cabinet, je crois. »

Elle sonna, fit appeler M. de Nièvres, et le mit entre nous.

Elle fut extrêmement gaie pendant cette visite, la première peut-être que je lui eusse faite en attitude de cérémonie. M. de Nièvres se montra plus souple, sans se départir d’une certaine réserve, qui devenait de plus en plus évidente en devenant, je crois, plus systématique. Elle soutint presque à elle seule le poids d’une conversation qui menaçait à chaque instant de tomber et de nous laisser béants. Grâce à ce tour de force d’adresse et de volonté, la comédie qui se jouait entre nous arriva jusqu’à la fin sans se démentir, et rien ne parut qui la rendît trop choquante. Elle récapitula devant moi l’emploi des soirées qui devaient l’occuper pendant la semaine, et sans moi, bien entendu.

« M’accompagnerez-vous ce soir ? dit-elle à son mari.

— Vous me priez de faire une chose que je ne vous ai jamais refusée, je crois, » répondit M. de Nièvres assez froidement.

Elle me suivit jusqu’à la porte de son boudoir, appuyée au bras de son mari, droite, assurée sur ce ferme soutien. Je la saluai en répondant par un unisson parfait au ton cordial et froid de son adieu.

« Pauvre et chère femme ! me disais-je en m’en allant. Chère conscience où j’ai fait entrer des terreurs ! »

Et, par un de ces retours qui déshonorent en un moment les meilleurs élans, je pensai à ces statues accoudées sur un étai qui les met d’aplomb et qui tomberaient sans ce point d’appui.