Dominique (1863)/14

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L. Hachette et Cie. (p. 279-307).


XIV


C’est à cette époque que j’appris d’Augustin l’accomplissement d’un projet que cet honnête cœur nourrissait et poursuivait depuis longtemps ; vous vous souvenez peut-être qu’il me l’avait donné à entendre.

Je continuais de voir Augustin, non pas à mes moments perdus ; je le cherchais au contraire, et le trouvais à mes ordres chaque fois, et c’était souvent, que je me sentais un plus grand besoin de me retremper dans des eaux plus saines. Il n’avait point à me donner des conseils meilleurs ni des consolations plus efficaces. Je ne lui parlais jamais de moi, quoique mon égoïste chagrin transpirât dans toutes mes paroles ; mais sa vie même était un exemple plus fortifiant que beaucoup de leçons. Quand j’étais bien las, bien découragé, bien humilié d’une lâcheté nouvelle, je venais à lui, je le regardais vivre, comme on va prendre l’idée de la force physique en assistant à des assauts de lutteurs. Il n’était pas heureux. Le succès n’avait encore récompensé ce rigide et laborieux courage que par de maigres faveurs ; mais il pouvait du moins avouer ses défaillances, et les difficultés qui l’exerçaient à des luttes si vives n’étaient pas de celles dont on rougit.

J’appris un jour qu’il n’était plus seul.

Augustin me fit part de cette nouvelle, qui, pour beaucoup de raisons, avait la gravité d’un secret, pendant une longue nuit d’entretien qu’il passa tout entière à mon chevet. Je me souviens que c’était vers la fin de l’hiver : les nuits étaient encore longues et froides, et l’ennui de retourner chez lui si tard l’avait décidé à attendre le jour dans ma chambre. Olivier vint nous interrompre au milieu de la nuit. Il rentrait du bal ; il en rapportait dans ses habits comme une odeur de luxe, de bouquets de femmes et de plaisirs ; et sur son visage, un peu fatigué par les veilles, il y avait des lueurs de fête et comme une pâleur émue qui lui donnaient une élégance infiniment séduisante. Je me souviens que je l’examinai pendant le court moment qu’il resta debout près d’Augustin, achevant un cigare et comptant des louis qu’il avait gagnés entre deux valses ; et j’ai peut-être tort de vous avouer que le contraste de la tenue, de la mise et de la roideur un peu scolastique d’Augustin m’attrista par des côtés presque vulgaires. Je me rappelais ce qu’Olivier m’avait dit des gens qui n’ont que le travail et la volonté pour tout patrimoine, et derrière le spectacle incontestablement beau de l’héroïsme déployé par un homme qui veut, j’apercevais des médiocrités d’existence qui, malgré moi, me faisaient frémir. Heureusement pour lui, Augustin sentait peu ces différences, et l’ambition qu’il avait d’arriver à des positions élevées ne devait jamais se compliquer de l’ambition, nulle pour lui, de s’habiller, de vivre et de respirer les élégances de la vie comme Olivier.

Olivier parti, Augustin se remit à m’entretenir de sa situation. C’était la première fois qu’il me faisait des confidences aussi larges. Il ne me disait point quelle était la personne qu’il appelait dorénavant sa compagne et le but de sa vie, en attendant d’autres devoirs que l’avenir lui faisait envisager, et auxquels il souriait d’avance avec convoitise. Il commença même en termes si vagues que je ne compris pas d’abord quelle était exactement la nature de ces liens qui le rendaient à la fois si précis dans ses espérances et si maritalement heureux.

« Je suis seul, me disait-il, seul au monde, de toute une famille que la misère, le malheur, des morts prématurées, ont dispersée ou détruite. Il ne me reste que des parents éloignés qui n’habitent pas la France et qui sont Dieu sait où. Votre Olivier, dans une situation semblable, attendrait un jour un héritage ; il l’escompterait d’avance sur la garantie de sa bonne étoile, et l’héritage arriverait à l’heure fixe. Moi, je n’attends rien, et je fais sagement. Bref, je n’avais besoin de personne pour un consentement qui aurait soulevé peut-être quelques difficultés. J’ai réfléchi, j’ai calculé les chances, les charges, j’ai bien pesé toutes les responsabilités, j’ai prévu les inconvénients, et toute chose en a, même le bonheur ; je me suis tâté le pouls pour savoir si ma bonne santé, si mon courage suffiraient aussi bien à deux, un jour à trois, peut-être à plusieurs ; je n’ai pas cru payer trop cher, au prix de quelques efforts de plus, la tranquillité, la joie, la plénitude de mon avenir, et je me suis décidé.

— Vous êtes donc marié ? lui dis-je, comprenant enfin qu’il s’agissait d’une liaison sérieuse et définitive.

— Mais sans doute. Croyez-vous donc que je vous parlais de ma maîtresse ? Mon cher ami, je n’ai ni assez de temps, ni assez d’argent, ni assez d’esprit pour suffire aux dépenses de pareilles liaisons. D’ailleurs, avec la manie que vous me connaissez de prendre tout au sérieux, je les considère comme des mariages aussi coûteux que les autres, moins satisfaisants, même quand ils sont plus heureux, et souvent plus difficiles à rompre, ce qui prouve une fois de plus combien nous aimons les cercles vicieux. Beaucoup de gens se lient pour éviter le mariage, qui devraient au contraire se marier pour briser des chaînes. Je redoutais ce piège, où je me savais trop enclin à tomber, et j’ai pris, vous le voyez, le bon parti. J’ai établi ma femme à la campagne, tout près de Paris, — pauvrement, je dois vous le dire, ajouta-t-il en ayant l’air de comparer son intérieur avec le mien, qui cependant était très-modeste, — et un peu tristement, je le crains pour elle. Aussi j’ose à peine vous inviter à venir nous voir.

— Quand vous voudrez, lui dis-je en lui serrant tendrement la main, aussitôt que vous consentirez à présenter un de vos plus anciens amis et des meilleurs à madame…, j’allais dire son nom.

— J’ai changé de nom, me dit-il en m’interrompant. J’ai demandé une autorisation qui me permît de prendre le nom de ma mère, une femme excellente et respectable dont le souvenir, car je l’ai perdue trop tôt, vaut mieux que celui de mon père, à qui je dois seulement l’accident de ma naissance. »

Je n’avais jamais songé à m’informer si Augustin avait une famille, tant il avait des allures d’un orphelin, c’est-à-dire l’air indépendant et abandonné, en d’autres termes le caractère de la vie individuelle, sans origines, ni liens, ni devoirs, ni douceurs. Il rougit légèrement en prononçant le mot « d’accident de naissance, » et je compris qu’il était encore plus qu’orphelin.

Il reprit et me dit :

« Je vous prierai, jusqu’à nouvel ordre, de ne pas m’amener votre ami Olivier. Il ne rencontrerait chez moi rien de ce qui lui plaît, sinon une femme très-bonne et parfaitement dévouée, qui me remercie chaque jour de l’avoir épousée, qui voit, grâce à moi, l’avenir tout en rose, qui n’aura d’autre ambition que de me savoir heureux d’abord, et qui aimera mes succès le jour où je lui en aurai fait goûter. »

Le jour se levait, qu’Augustin, dont ce fut assurément le plus long discours, parlait encore ; et à peine le premier crépuscule eut-il fait pâlir la lampe et rendu les objets visibles, qu’il alla vers la fenêtre se baigner le visage à l’air glacé du matin. Je voyais sa figure anguleuse et blême se dessiner comme un masque souffrant sur le champ du ciel, mal éclairé de lueurs incertaines. Il était vêtu de couleurs sombres ; toute sa personne avait cet air réduit, comprimé, pour ainsi dire diminué, des gens qui travaillent beaucoup sans agir, et quoiqu’il fût au-dessus de toute fatigue, il allongeait ses mains maigres et s’étirait les bras comme un ouvrier assoupi entre deux tâches et qui se réveille au chant du coq.

« Dormez, me dit-il. J’ai trop abusé de votre complaisance à m’écouter. Laissez-moi seulement ici pour une heure encore. »

Et il se mit à ma table à préparer un travail qui devait être achevé le matin même.

Je ne l’entendis point sortir de ma chambre. Il se déroba sans bruit, au point qu’en m’éveillant, je crus avoir rêvé toute une histoire austère et touchante dont la moralité s’adressait à moi.

Dans la matinée il revint.

« Je suis libre aujourd’hui, me dit-il d’un air rayonnant, et j’en profite pour aller chez moi. Le temps est fort laid : vous sentez-vous de force à m’accompagner ? »

Il y avait plusieurs jours que je n’avais vu Madeleine. Tout écart entre des rencontres qui n’amenaient plus que des malentendus blessants ou des susceptibilités désolantes, me paraissant une occasion bonne à saisir :

« Je n’ai rien qui me retienne à Paris aujourd’hui, dis-je à Augustin, et je suis à vous. »

Il habitait une maison isolée sur la limite d’un village, mais aussi près que possible des champs. La maison était fort exiguë, garnie de volets verts et d’espaliers disposés entre les fenêtres, le tout propre, simple, modeste comme le maître lui-même, avec cette absence de bien-être qui n’aurait rien fait préjuger chez Augustin garçon, mais qui, dans son ménage, annonçait immédiatement la gêne. Sa femme était, comme il me l’avait dit, une très-agréable jeune femme ; je fus même étonné de la trouver beaucoup plus jolie que je ne l’avais supposé d’après les opinions systématiques d’Augustin sur les agréments extérieurs des choses. Elle sauta avec une surprise joyeuse au cou de son mari, qu’elle n’attendait pas ce jour-là, et me fit, dans ces formes gracieuses et timides d’une personne prise au dépourvu, les honneurs de son petit jardin, où les jacinthes commençaient à peine à fleurir.

Il faisait froid. Je n’étais pas gai. Je ne sais quelle tristesse empreinte dans les lieux, dans la saison, la pauvreté manifeste de ce que je voyais, la prévision de ce qu’on ne voyait pas, la difficulté même d’occuper cette longue journée pluvieuse, dans un milieu si peu fait pour nous mettre à l’aise, tout m’enveloppait d’une atmosphère de glace. Je me souviens qu’on voyait des fenêtres deux grands moulins à vent qui dépassaient les murs de clôture, et dont les ailes grises, rayées de baguettes sombres, tournaient sans cesse devant les yeux avec une monotonie de mouvement assoupissante. Augustin s’occupa lui-même d’une foule de soins domestiques et de détails de ménage, d’où je conclus que sa femme était peu servie, peut-être pas servie du tout, et que la femme et le mari faisaient au moins beaucoup de choses de leurs propres mains. Il s’inquiéta des besoins de la maison pour le lendemain, pour les jours suivants. « Tu sais, disait-il à sa femme, que je ne reviendrai pas avant dimanche. » Il donna un coup d’œil au bûcher : la provision de bois coupé était épuisée. « Je vous demande un quart d’heure, » me dit-il. Il ôta sa redingote, prit une scie et se mit à l’ouvrage. Je lui proposai de l’aider ; il accepta l’aide que je lui offrais, et me dit simplement : « Volontiers, mon cher ami, à nous deux nous irons plus vite. » Je mis mon amour-propre à ce travail, dans lequel j’étais fort maladroit. Au bout de cinq minutes, j’étais exténué, mais il n’en parut rien, et je donnais le dernier coup de scie quand Augustin lui-même s’arrêta. J’ai accompli de plus grands devoirs dans ma vie, je n’en connais pas qui m’aient fait éprouver plus de vrai plaisir. Ce petit effort musculaire m’apprit ce que peut la conscience, exercée dans l’ordre des actes moraux, en se roidissant.

Dans la soirée, il se fit une embellie qui nous permit de sortir. Un sentier glissant, percé dans le taillis, conduisait jusqu’à de grands bois qui couronnaient une partie de l’horizon de leurs sombres couleurs d’hiver. À l’opposé, et dans des brumes grisâtres, on apercevait la masse immense, compacte, étendue en cercle entre des collines, de la ville entassée et fumeuse, agrandie encore d’une partie de ses faubourgs. Sur toutes les routes qui sillonnaient le pays et se dirigeaient vers ce grand centre comme les rayons d’une roue au même sommet, on entendait tinter des colliers de chevaux, rouler des chariots lourds, claquer des fouets et retentir des voix brutales. C’était la vilaine limite où l’on commence, par la laideur de la banlieue, à entrer dans l’activité du tourbillon de Paris.

« Tout ce que vous voyez là n’est pas beau, me disait Augustin ; que voulez-vous ? il ne faut pas considérer ceci comme un séjour d’agrément, mais seulement comme un lieu d’attente. »

Nous revînmes à la nuit, les nécessités de sa position le rappelant le soir même. Il nous fallut gagner à pied, par des routes embourbées, le lieu de la station de la voiture publique qui devait nous ramener à Paris. Chemin faisant, Augustin m’entretenait encore de ses espérances ; il disait « ma femme » avec un air de possession tranquille et assurée qui me faisait oublier toutes les duretés de sa carrière, et me représentait la plus parfaite expression du bonheur.

Je le conduisis, non pas à son appartement, situé dans cette partie de Paris qu’il appelait le quartier des livres, mais à l’hôtel même du personnage dont il était, je vous l’ai dit, le secrétaire. Il sonna en homme accoutumé à se considérer là comme un peu chez lui, et, quand je le vis s’engager dans la cour somptueuse, monter lentement le perron et disparaître dans une antichambre de petit palais, mieux que jamais je compris pourquoi ce maigre jeune homme aux airs modestes et résolus ne serait en aucun cas le valet de personne, et j’eus le sentiment net de sa destinée.

Je rentrai, moins attristé encore des plaies secrètes que je venais de toucher du doigt qu’humilié vis-à-vis de moi-même de mon impuissance à en rien conclure de pratique. Je trouvai Olivier qui m’attendait ; il était las et ennuyé.

« Je reviens de chez Augustin, » lui dis-je.

Il examina mes vêtements tachés de boue, et comme il avait l’air de ne pas comprendre de quel lieu je pouvais sortir en pareil état :

« Augustin est marié, lui dis-je.

— Marié ! reprit Olivier, lui !

— Et pourquoi non ?

— Cela devait être. Un pareil homme devait infailliblement commencer par là. As-tu remarqué, continua-t-il sérieusement, qu’il y a deux catégories d’hommes qui ont la rage de se marier de bonne heure, quoique leur situation les mette dans l’impossibilité certaine soit de vivre avec leurs femmes, soit de les faire vivre : ce sont les marins et les gens qui n’ont pas le sou. Et Mme Augustin ? reprit-il.

— Sa femme, qui ne s’appelle point Mme Augustin, habite la campagne. Il a bien voulu me présenter à elle aujourd’hui. »

Et je le mis en quelques mots au courant de ce qu’il me convenait de lui faire connaître de la vie domestique d’Augustin.

« Ainsi tu as vu des choses qui t’ont édifié ? »

Cette résistance à se laisser toucher par un tel exemple de courageuse probité me déplut, et je ne lui répondis pas.

« Soit, reprit Olivier avec l’impatience amère qu’il avait dans ses moments de mauvaise humeur ; mais qu’avez vous pu faire entre ces quatre murs ?

— Nous avons scié du bois, lui dis-je en lui montrant nettement que je ne plaisantais pas.

— Tu as froid, reprit Olivier en se levant pour me quitter, tu as piétiné sous la pluie, tes habits mouillés transpirent les odieuses rigueurs de la vie nécessiteuse et de l’hiver, tu reviens tout imbibé de stoïcisme, de misère et d’orgueil : attendons à demain pour causer plus raisonnablement. »

Je le laissai sortir sans lui dire un mot de plus, et je l’entendis qui fermait la porte avec impatience. Je crus comprendre qu’il avait sans doute des ennuis particuliers qui le rendaient injuste, et ces ennuis, si je n’en connaissais pas l’objet positif, je pouvais du moins en deviner la nature. J’imaginai des aventures nouvelles ou des accidents dans une liaison déjà bien ancienne, et dont la durée était d’ailleurs peu probable. Je savais la facilité qu’il avait à se détacher des choses et l’impatience maladive qui le portait au contraire à se précipiter vers les nouveautés. Entre ces deux hypothèses d’une rupture ou d’une inconstance, je m’arrêtai donc plus volontiers à la seconde. J’étais en veine d’indulgence ; ma visite à Augustin m’avait mis, je puis le dire, en humeur de mansuétude. Aussi dès le lendemain matin j’entrai chez Olivier. Il dormait ou feignait de dormir.

« Qu’as-tu ? lui dis-je en lui prenant la main comme à un ami dont on veut briser les bouderies.

— Rien, me dit-il en me montrant son visage fatigué par une nuit d’insomnie ou de rêves pénibles.

— Tu t’ennuies ?

— Toujours.

— Et qu’est-ce qui t’ennuie ?

— Tout, répondit-il avec la plus évidente sincérité. J’arrive à détester tout le monde, et moi plus que personne. »

Il était en disposition de se taire, et je sentis que toute question n’amènerait que des faux-fuyants, et l’irriterait encore sans me satisfaire.

« Je croyais, lui dis-je, que tu avais quelques causes accidentelles de soucis ou d’embarras, et je venais mettre à ta disposition mes services ou mes avis. »

Il sourit à ce dernier mot, qui lui parut en effet dérisoire, tant les avis que nous nous étions mutuellement donnés avaient peu servi jusqu’à présent.

« Si tu consens à me rendre un service, je le veux bien, reprit-il. Tu le peux sans beaucoup de peine. Il suffit pour cela d’aller chez Madeleine, et de réparer de ton mieux une sottise que j’ai faite hier en me montrant dans un lieu public où Madeleine et Julie se trouvaient avec mon oncle. Je n’étais pas seul. Il est possible qu’on m’ait vu, car Julie a des yeux qui me trouveraient là où je ne suis pas. Je te serais très-obligé de t’assurer du fait en les questionnant l’une et l’autre adroitement. Si ce que je crains avait eu lieu, imagine alors une explication vraisemblable et qui ne compromette personne en supposant à celle que j’accompagnais un nom, des relations, des habitudes, un monde enfin qui la recommande, mais dont ni mon cher cousin ni Madeleine ne puissent vérifier l’exactitude, si par hasard l’envie leur en venait »

Ce soir même, je vis Mme de Nièvres. C’était un de ses vendredis, jour de visites. Je me donnai pour occupation de remplir uniquement la mission d’Olivier. Son nom ne fut pas prononcé. Je n’appris donc rien de positif. Julie était un peu souffrante. Elle avait eu la veille au soir un accès de fièvre léger dont il lui restait encore une suite de faiblesse et d’agitation nerveuse. Je dois vous dire ici que depuis longtemps l’état de Julie m’inquiétait. J’avais fait à son sujet beaucoup de réflexions que j’ai passées sous silence, parce que le souci de cette petite personne, si véritable que fût mon affection pour elle, disparaissait, je vous l’avoue, dans le mouvement égoïste de mes propres soucis.

Vous vous souvenez peut-être qu’un soir, à la veille même de son mariage, en m’entretenant avec solennité de ce qu’elle appelait ses dernières volontés de jeune fille, Madeleine avait introduit le nom de Julie et l’avait rapproché du mien dans des espérances communes dont le sens était clair. Depuis lors, soit à Nièvres, soit à Paris, elle avait renouvelé la même insinuation sans que ni Julie ni moi nous eussions l’air de l’accueillir. Un jour entre autres et devant son père, qui souriait doucement de ces ingénieux enfantillages, elle prit le bras de sa sœur, le passa au mien, et nous considéra ainsi avec l’expression d’une joie véritable. Elle nous maintint devant elle dans cette attitude qui m’embarrassait extrêmement, et qui ne paraissait pas non plus du goût de Julie ; puis, sans deviner qu’il y eût entre sa sœur et moi plus d’un obstacle déjà formé qui déjouait ses projets d’union, elle prit Julie dans ses bras, comme aurait fait une mère, l’embrassa tendrement, longuement, et lui dit : « Ne nous quittons pas, ma chère petite sœur ; puissions-nous ne jamais nous quitter ! »

Depuis, et cela datait du jour où l’attention de Madeleine avait pu s’éveiller sur le véritable état de mes sentiments, pas un mot n’avait été dit sur ce sujet, et jamais le plus léger signe ne m’avait appris que Madeleine y pensait encore. Au contraire, si le hasard faisait naître l’idée d’un projet qui sans contredit l’avait autrefois occupée, elle semblait l’avoir entièrement oublié ou ne l’avoir jamais eu. Quelquefois seulement, elle regardait Julie d’un air plus tendre et plus attristé. J’en concluais qu’elle achevait de briser des espérances devenues impossibles, et que l’avenir de sa sœur, arrêté un moment d’après des combinaisons chimériques, l’inquiétait aujourd’hui comme une difficulté à examiner de nouveau.

Quant à Julie, elle n’avait pas eu à revenir de si loin. Ses sentiments, déterminés dès l’origine et invariablement attachés au même objet, n’avaient pas fléchi. Seulement les susceptibilités dont se plaignait Olivier s’accusaient tous les jours davantage, et coïncidaient invariablement avec une absence trop longue, un mot trop vif, un air plus distrait de son cousin. Sa santé s’altérait. Elle avait les fiertés de sa sœur, qui l’empêchaient de se plaindre ; mais elle ne possédait pas ce don merveilleux d’être secourable à ceux qui la blessaient, qui des martyres de Madeleine devait faire des dévouements. On eût dit que l’intérêt de qui que ce fût lui faisait injure, excepté celui d’Olivier, qui, de tous les intérêts qu’elle pouvait attendre, était le plus rare. Elle eût plutôt accepté l’impitoyable dédain de celui-ci que de se soumettre à des pitiés qui l’offensaient. Son caractère ombrageux à l’excès prenait de jour en jour des angles plus vifs, son visage des airs plus impénétrables, et toute sa personne un caractère mieux dessiné d’entêtement et d’obstination dans une idée fixe. Elle parlait de moins en moins ; ses yeux, qui n’interrogeaient presque plus, pour éviter plus que jamais de répondre, semblaient avoir replié la seule flamme un peu vivante qui les mêlait à la pensée des autres.

« Je ne suis pas contente de la santé de Julie, m’avait dit Madeleine bien souvent. Elle est décidément mal portante, et d’un caractère à se déplaire partout, même avec ceux qu’elle aime le plus. Dieu sait pourtant que ce n’est pas la force de s’attacher aux gens qui lui manque ! »

À une autre époque, Madeleine ne m’aurait certainement pas parlé de sa sœur en de pareils termes. De plus, cette idée de tendresse excessive et ces qualités affectueuses mises en relief par Madeleine ne s’accordaient pas très-bien avec la froideur des enveloppes qui rendaient les abords de Julie si glacés.

J’en étais là de mes conjectures quand plusieurs incidents que je ne vous dis pas m’ouvrirent tout à fait les yeux. La démarche dont me chargeait Olivier avait donc pour moi la signification la plus grave, bien qu’il ne m’en eût révélé que la moitié, comme on fait avec un agent diplomatique qu’on ne veut pas mettre à fond dans ses secrets. Je m’informai avec un soin particulier de l’origine et de l’heure de l’indisposition subite de Julie. Ce que j’en appris s’accordait exactement avec les renseignements donnés par Olivier. Madeleine était imperturbablement maîtresse de ses réponses, et parlait de la fièvre de sa sœur comme un médecin du corps en eût parlé.

Je rentrai fort tard, et je trouvai Olivier debout et qui m’attendait.

« Eh bien ? me dit-il vivement, comme si son impatience avait tout à coup grandi pendant la durée de ma visite.

— Je n’ai rien appris, lui dis-je. Tout ce que je sais, c’est que Julie est revenue hier du concert avec la fièvre, que la fièvre continue, et qu’elle est malade.

— L’as tu vue ? me demanda Olivier.

— Non, » lui dis-je en faisant un mensonge, dont j’avais besoin pour l’intéresser un peu plus à l’indisposition, d’ailleurs très-légère, de Julie.

Il fit un mouvement de colère : « J’en était certain, dit-il ; elle m’a vu !

— Je le crains, » lui dis-je.

Il fit une ou deux fois le tour de sa chambre en marchant très-vite ; puis il s’arrêta, frappa du pied en jurant :

« Eh bien ! tant pis ! s’écria-t-il, tant pis pour elle ! Je suis libre, et je fais ce qui me plaît. »

Je connaissais toutes les nuances de l’esprit d’Olivier ; il était rare que le dépit montât chez lui jusqu’à l’exaspération de la colère. Je ne craignis donc point de me tromper en abordant une question où le cœur d’une honnête fille se trouvait engagé.

« Olivier, lui dis-je, que se passe-t-il entre Julie et toi ?

— Il se passe que Julie est amoureuse de moi, mon cher, et que je ne l’aime pas.

— Je le savais, repris-je, et par intérêt pour vous deux…

— Je te remercie. Tu n’as pas à te tourmenter pour moi d’une chose que je n’ai point voulue, que je n’ai ni encouragée, ni accueillie, qui ne m’atteindra jamais, et qui m’est indifférente comme ça, dit-il en secouant en l’air la cendre de son cigare. Quant à Julie, je te permets de la plaindre, car elle s’entête dans une idée folle… Elle fait son malheur à plaisir. »

Il était exaspéré, parlait très-haut, et pour la première fois peut-être de sa vie mettait des hyperboles là où sans cesse il employait des diminutifs de mots ou d’idées.

« Que veux-tu que j’y fasse après tout ? continua-t-il. C’est une situation absurde ; il y a d’autres situations qui le sont au moins autant que celle-ci.

— Ne parlons pas de moi, lui dis-je en lui faisant comprendre que mes propres affaires n’étaient point en jeu, et que récriminer n’était pas se donner raison.

— Soit ; c’est à celui qui se trouve en peine de s’en tirer, sans prendre exemple sur autrui ni consulter personne. Eh bien ! moi, je n’ai qu’un moyen d’en sortir, c’est de dire non, non, toujours non !

— Ce qui ne remédiera à rien, car tu dis non depuis que je te connais, et depuis que je connais Julie, elle veut être ta femme. »

Ce dernier mot lui fit faire un soubresaut de véritable terreur ; puis il partit d’un éclat de rire, dont Julie serait morte, si elle l’eût entendu.

« Ma femme ! reprit-il avec une expression d’inconcevable mépris pour une idée qui lui semblait de la démence. Moi ! le mari de Julie ! Ah çà ! mais tu ne me connais donc pas, Dominique, pas plus que si nous nous étions rencontrés depuis une heure ? D’abord je vais te dire pourquoi je n’épouserai jamais Julie, et puis je te dirai pourquoi je n’épouserai jamais qui que ce soit. Julie est ma cousine, ce qui est peut-être une raison pour qu’elle me plaise un peu moins qu’une autre. Je l’ai toujours connue. Nous avons pour ainsi dire dormi dans le même berceau. Il y a des gens que cette quasi fraternité pourrait séduire. Moi, cette seule pensée d’épouser quelqu’un que j’ai vue poupée me paraît comique comme l’idée d’accoupler deux joujoux. Elle est jolie, elle n’est pas sotte, elle a toutes les qualités que tu voudras. M’adorant quand même, et Dieu sait si je me rends adorable ! elle sera d’une constance à toute épreuve ; je serai son culte, elle sera la meilleure des femmes. Une fois satisfaite, elle en sera la plus douce ; heureuse, elle deviendra la plus charmante… Je n’aime pas Julie ! je ne l’aime pas, je ne la veux pas. Si cela continue, je la haïrai, dit-il en s’exaspérant de nouveau. Je la rendrais malheureuse d’ailleurs, horriblement malheureuse ; le beau profit ! Le lendemain de mes noces, elle serait jalouse, elle aurait tort. Six mois après, elle aurait raison. Je la planterais là, je serais impitoyable ; je me connais, et j’en suis sûr. Si cela dure, je m’en irai ; je fuirai plutôt au bout du monde. Ah ! l’on veut s’emparer de moi ! On me surveille, on m’épie, on découvre que j’ai des maîtresses, et ma future femme est mon espion !

— Tu déraisonnes, Olivier, lui dis-je en l’interrompant brusquement. Personne n’épie tes démarches. Personne ne conspire avec la pauvre Julie pour s’emparer de ta volonté et la lui amener pieds et poings liés. Tu veux parler de moi, n’est-ce pas ? Eh bien ! je n’ai formé qu’un vœu, c’est que Julie et toi vous vous entendissiez un jour ; j’y voyais pour elle un bonheur certain, et pour toi des chances que je ne vois nulle part ailleurs.

— Un bonheur certain pour Julie, pour moi des chances uniques ! à merveille ! Si cela pouvait être, tes conclusions seraient mon salut. Eh bien ! je te déclare encore une fois que tu te fais l’instrument du malheur de Julie, et que, pour lui épargner un mécompte, tu me rendrais un lâche criminel, et tu la tuerais. Je ne l’aime pas, est-ce assez clair ? Tu sais ce qu’on entend par aimer ou ne pas aimer ; tu sais bien que les deux contraires ont la même énergie, la même impuissance à se gouverner. Essaye donc d’oublier Madeleine, moi j’essayerai d’adorer Julie ; nous verrons lequel de nous deux y réussira le plus tôt. Retourne-moi le cœur sens dessus dessous, aie la curiosité d’y fouiller, ouvre-moi les veines, et si tu y trouves la moindre pulsation qui ressemble à de la sympathie, le moindre rudiment dont on puisse dire un jour : Ceci sera de l’amour ! conduis-moi droit à ta Julie, et je l’épouse, sinon ne me parle plus de cette enfant qui m’est insupportable et… »

Il s’arrêta ; non pas qu’il fût à bout d’arguments, car il les choisissait au hasard dans un arsenal inépuisable, mais comme s’il eût été calmé subitement par un retour instantané sur lui-même. Rien n’égalait chez Olivier la peur de se montrer ridicule, le soin de ne dire ni trop ni trop peu, le sens rigoureux des mesures. Il s’aperçut en s’écoutant, que depuis un quart d’heure il divaguait.

« Ma parole d’honneur, s’écria-t-il, tu me rends imbécile, tu me fais perdre la tête. Tu es là devant moi avec le sang-froid d’un confident de théâtre, et j’ai l’air de te donner le spectacle d’une farce tragique. »

Puis il alla s’asseoir dans un fauteuil ; il y prit la pose naturelle d’un homme qui s’apprête non plus à pérorer, mais à discourir sur des idées légères, et changeant de ton aussi vite et aussi complètement qu’il avait changé d’allures, les yeux un peu clignotants, le sourire aux lèvres, il continua :

« Il est possible qu’un jour je me marie. Je ne le crois pas, mais, pour parler sagement, je te dirai, si tu veux, que l’avenir permet de tout admettre ; on a vu des conversions plus étonnantes. Je cours après quelque chose que je ne trouve pas. Si jamais ce quelque chose se montrait à moi dans les formes qui me séduisent, orné d’un nom qui forme une alliance agréable avec le mien, quelle que soit d’ailleurs la fortune, il pourrait arriver que je fisse une folie, car dans tous les cas c’en serait une ; mais celle-ci du moins serait de mon choix, de mon goût, et ne m’aurait été inspirée que par ma fantaisie. Pour le moment, j’entends vivre à ma guise. Toute la question est là : trouver ce qui convient à sa nature et ne copier le bonheur de personne. Si nous nous proposions mutuellement de changer de rôle, tu ne voudrais jamais de mon personnage, et je serais encore plus embarrassé du tien. Quoi que tu en dises, tu aimes les romans, les imbroglios, les situations scabreuses ; tu as juste assez de force pour friser les difficultés sans avaries, assez de faiblesse pour en savourer délicatement les transes. Tu te donnes à toi-même toutes les émotions extrêmes, depuis la peur d’être un malhonnête homme jusqu’au plaisir orgueilleux de te sentir quasiment un héros. Ta vie est tracée, je la vois d’ici ; tu iras jusqu’au bout, tu mèneras ton aventure aussi loin qu’on peut aller sans commettre une scélératesse, tu caresseras cette idée délicieuse de te sentir à deux doigts d’une faute et de l’éviter. Veux-tu que je dise tout ? Madeleine un jour tombera dans tes bras en te demandant grâce ; tu auras la joie sans pareille de voir une sainte créature s’évanouir de lassitude à tes pieds ; tu l’épargneras, j’en suis sûr, et tu t’en iras, la mort dans l’âme, pleurer sa perte pendant des années.

— Olivier, lui dis-je, Olivier, tais-toi par respect pour Madeleine, si ce n’est par pitié pour moi.

— J’ai fini, me dit-il sans aucune émotion ; ce que je te dis n’est point un reproche, ni une menace, ni une prophétie, car il dépend de toi de me donner tort. Je veux seulement te montrer en quoi nous différons et te convaincre que la raison n’est d’aucun côté. J’aime à voir très-clair dans ma vie : j’ai toujours su, dans des circonstances pareilles, et ce qu’on risquait et ce que je risquais moi-même. De part et d’autre heureusement, on ne risquait rien de très-précieux. J’aime les choses qui se décident promptement et se dénouent de même. Le bonheur, le vrai bonheur, est un mot de légende. Le paradis de ce monde s’est refermé sur les pas de nos premiers parents ; voilà quarante-cinq mille ans qu’on se contente ici-bas de demi-perfections, de demi-bonheurs et de demi-moyens. Je suis dans la vérité des appétits et des joies de mes semblables. Je suis modeste, profondément humilié de n’être qu’un homme, mais je m’y résigne. Sais-tu quel est mon plus grand souci ? c’est de tuer l’ennui. Celui qui rendrait ce service à l’humanité serait le vrai destructeur des monstres. Le vulgaire et l’ennuyeux ! toute la mythologie des païens grossiers n’a rien imaginé de plus subtil et de plus effrayant. Ils se ressemblent beaucoup, en ce que l’un et l’autre ils sont laids, plats et pâles, quoique multiformes, et qu’il donnent de la vie des idées à vous en dégoûter dès le premier jour où l’on y met le pied. De plus, ils sont inséparables, et c’est un couple hideux que tout le monde ne voit pas. Malheur à ceux qui les aperçoivent trop jeunes ! Moi, je les ai toujours connus. Ils étaient au collège, et c’est là peut-être que tu as pu les apercevoir ; ils n’ont pas cessé de l’habiter un seul jour pendant les trois années de platitude et de mesquineries que j’y ai passées. Permets-moi de te le dire, ils venaient quelquefois chez ta tante et aussi chez mes deux cousines. J’avais presque oublié qu’ils habitaient Paris, et je continue de les fuir, en me jetant dans le bruit, dans l’imprévu, dans le luxe, avec l’idée que ces deux petits spectres bourgeois, parcimonieux, craintifs et routiniers ne m’y suivront pas. Ils ont fait plus de victimes à eux deux que beaucoup de passions soi-disant mortelles ; je connais leurs habitudes homicides, et j’en ai peur… »

Il continua de la sorte sur un ton demi-sérieux qui contenait l’aveu d’incurables erreurs, et me faisait vaguement redouter des découragements dont vous connaissez l’issue. Je le laissai dire, et quand il eut fini :

« Iras-tu prendre des nouvelles de Julie ? lui demandai-je.

— Oui, dans l’antichambre.

— La reverras-tu ?

— Le moins possible.

— As-tu prévu ce qui t’attend ?

— J’ai prévu qu’elle se mariera avec un autre, ou qu’elle restera fille.

— Adieu, lui dis-je, bien qu’il n’eût pas quitté ma chambre.

— Adieu, » me dit-il.

Et nous nous séparâmes sur ce dernier mot, qui n’atteignit pas le fond de notre amitié, mais qui brisa toute confiance, sans autre éclat et sèchement, comme on brise un verre.