L’Espagne de 1840 à 1843/08

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DE L’ÉTAT PRÉSENT
ET DE L’AVENIR
DE L’ESPAGNE.

C’est aujourd’hui, 15 octobre, que s’ouvre à Madrid la session des chambres. Ce moment est décisif pour l’Espagne. Aujourd’hui se pose définitivement pour ce noble et malheureux pays la question de savoir s’il prendra rang parmi les grandes nations constitutionnelles, ou s’il est destiné à tourner dans un cercle éternel de révolutions, comme les républiques de l’Amérique du Sud. Toute l’Europe est attentive et va asseoir un jugement sur l’avenir de la péninsule.

Nous sommes de ceux qui espèrent beaucoup de cette crise. À nos yeux, le mouvement qui a renversé Espartero a eu plus que le caractère d’un pronunciamiento ordinaire ; nous y avons retrouvé tous les symptômes d’un élan véritablement national, l’unanimité, la promptitude, la force irrésistible, et, ce qui est plus significatif encore, la modération. Le régent est tombé aux acclamations de tous les partis sans exception ; il a eu contre lui les exaltés comme les modérés, les républicains comme les carlistes ; l’armée elle-même l’a abandonné, et il n’a été accompagné dans sa fuite que par les hommes les plus compromis de l’Espagne. Aucune réaction violente n’a suivi sa chute ; aucun de ces excès si malheureusement fréquens dans l’histoire des guerres civiles espagnoles n’a souillé la cause des vainqueurs. Rien de semblable au meurtre barbare de Quesada ou à l’assassinat juridique de Diego Leon. Zurbano lui-même a été admis à résipiscence par le nouveau gouvernement. On dirait un procès fait de sang-froid par toute une nation à un homme, une sentence rendue et exécutée avec le calme de la loi. Peu de colère, point de vengeance, presque pas de bulletins, enfin une révolution semblable à beaucoup d’égards à notre révolution de juillet.

Cet exemple a prouvé qu’il y avait en Espagne ce que beaucoup de gens n’y croyaient pas possible, quelque chose comme un esprit public et une volonté nationale. L’émeute y était devenue si facile à la moindre poignée d’agitateurs, et en même temps si féconde en fanfaronnades ridicules et en déplorables excès, qu’on a été généralement étonné de voir se produire une impulsion universelle, spontanée, dépourvue de toute exagération absurde ou criminelle. Il importe d’ailleurs de ne pas oublier sur quelle question Espartero est tombé. C’est pour avoir refusé d’accepter un programme de conciliation, pour avoir été un obstacle à l’établissement d’un gouvernement parlementaire, que l’homme des cent batailles, le vainqueur de Luchana et de Morella, a été renversé en quelques heures. Le ministère Lopez a été jusqu’à un certain point le ministère Martignac de l’Espagne, et Mendizabal en a été le Polignac, en tant du moins qu’une velléité de despotisme militaire peut être comparée à l’essai de monarchie semi-légale qui a été tenté par Charles X. L’Espagne a eu même sur nous cet avantage, que sa justice a pu s’arrêter au pied du trône, et que la réintégration du ministère Lopez a pu la satisfaire, tandis que la France a dû laisser bien loin derrière elle M. de Martignac, et porter la main jusque sur la couronne et sur la constitution.

Malheureusement la révolution la plus juste laisse après elle des embarras qui n’ont pas plus manqué à l’Espagne de 1843 qu’à la France de 1830. Après avoir obtenu son but légitime, l’insurrection ne s’arrête pas ; l’élan est donné, il se poursuit encore après la victoire, et les élémens de désordre une fois soulevés ne s’apaisent pas du jour au lendemain. À la révolution succède l’émeute, qui croit lui ressembler, et qui n’en est que la coupable parodie. Barcelone et Saragosse ont été pour le nouveau gouvernement espagnol ce que Lyon a été pour le gouvernement sorti en France du mouvement national. De même que chez nous cette queue funeste des trois grandes journées s’est prolongée pendant dix ans et semble quelquefois s’agiter encore, de même l’Espagne est probablement destinée à voir bien des trames, bien des soulèvemens, qui la harcèleront dans le travail difficile de sa réorganisation.

En France, l’ordre a été le plus fort. En sera-t-il de même chez nos voisins ? Voilà la question. Ce qui autorise à l’espérer, c’est qu’après la monarchie d’Isabelle, il n’y a plus rien que la subversion totale. L’ordre aujourd’hui ou jamais. Il semble que les Espagnols le comprennent, et que l’expérience de leurs derniers bouleversemens n’ait pas été perdue pour eux. Cependant il ne faut pas se dissimuler qu’ils auront beaucoup de peine à s’arrêter. Quand on pense qu’il suffit d’une mauvaise tête, comme Abdon Terradas, pour mettre toute une province en combustion, on ne peut s’empêcher de trembler pour l’avenir d’un pays si complètement livré à toutes les influences perturbatrices.

Disons néanmoins que le dernier mot est resté jusqu’ici à la justice et au bon sens. Ce sera peut-être un bien que le nouveau gouvernement ait eu affaire tout de suite à tous ses ennemis à la fois. Une insurrection qui a éclaté et qui a été comprimée est plutôt un principe de force qu’une cause de faiblesse pour un gouvernement. Celui-ci à peine né a eu à se défendre de tous les côtés. Il s’est empressé de se mettre à l’abri derrière les deux plus forts remparts qu’il pût opposer aux attaques, la monarchie et la liberté : il a proclamé la majorité de la reine et il a convoqué les cortès. Ces deux mesures ont laissé les agitateurs sans drapeau. On n’a pu invoquer que le nom d’une junte centrale, assez pauvre expédient qui ne trompe personne, et qui laisse trop voir ce qu’il devrait cacher. La meilleure junte centrale n’est-elle pas la chambre des députés élus en vertu de la constitution, et n’est-ce pas avouer qu’on est à bout de prétextes que de prendre un pareil cri de ralliement ?

En réalité, le gouvernement n’a en face de lui que cette minorité intraitable qui représente par tout pays, et en Espagne plus qu’ailleurs, l’anarchie proprement dite. Trois partis portent la responsabilité de l’agitation : les ayacuchos ou espartéristes, les républicains, et les francisquistes ou partisans de l’infant don Francisco. Or aucun de ces trois partis n’a de véritable importance. Les républicains, les seuls qui aient un principe, forment dans la nation une fraction imperceptible. Quant aux ayacuchos et aux francisquistes, ce ne sont pas des partis, ce sont des coteries. Les uns sont excités par les derniers agens restés fidèles à la gloire éclipsée d’Espartero ; les autres sont soulevés par une intrigue de cour. Il n’y aurait rien de sérieux dans toutes ces démonstrations, si, au-dessous de ces prétendus partis, n’était cette masse confuse d’esprits inquiets et de caractères ardens à qui pèse toute société organisée, tout pouvoir constitué, et qui aiment le désordre pour lui-même. Ceux-là seuls sont à craindre, quelque nom qu’ils prennent, parce que ceux-là seuls sont un peu nombreux et suffisamment résolus. Nous ne parlons pas des carlistes ; ils ne bougent pas.

Dès l’instant qu’un gouvernement n’a à lutter que contre de pareils ennemis, sa victoire doit être facile, car il a pour lui tous les intérêts légitimes et toutes les opinions sérieuses. Aussi avons-nous vu les tentatives échouer jusqu’à présent. Les conspirateurs ont compris que, s’ils n’empêchaient pas la réunion des cortès, la bonne cause aurait une chance de plus pour l’emporter. Ils n’ont donc rien épargné pour mettre le feu aux quatre coins de l’Espagne et rendre les élections impossibles. Ils n’y ont pas réussi. Si trente ans de révolutions ont laissé dans beaucoup d’esprits des habitudes d’indiscipline, elles ont aussi fait naître dans beaucoup d’autres le sentiment de l’ordre et la volonté de le maintenir. Tel est en effet le double résultat de ces épreuves prolongées, qu’elles développent à la fois le bien et le mal, et donnent des armes à la résistance en même temps qu’elles fortifient le mouvement.

Les mesures étaient parfaitement prises, et sur tous les points de la Péninsule l’insurrection a levé la tête. On a suivi à la lettre le programme des derniers pronunciamientos, espérant que ce qui avait si facilement réussi pourrait bien réussir encore ; mais il y a, même en Espagne, pronunciamientos et pronunciamientos. Ceux-ci n’étaient pas de la bonne espèce. À Cadix, à Cordoue, à Séville, à Santander, à Ségovie, à Trujillo, à Grenade, à Malaga, à Almeria, il s’est trouvé quelques meneurs pour courir les rues en criant : Vive Espartero ! vive la junte centrale ! À Zamora, on a crié : Vive Charles V ! La population n’a répondu nulle part à l’appel, et le pronunciamiento a été partout étouffé dans son germe ou aisément réprimé. À Madrid même, on a eu de nombreuses alertes. Presque chaque nuit c’était une menace d’émeute. Il paraît que les conspirateurs sont allés jusqu’à mettre le feu à une poudrière pour jeter le trouble dans la ville et profiter du premier moment de surprise. Cette affreuse tactique n’a pas eu plus de succès que les autres ; à Madrid comme ailleurs, et plus sûrement qu’ailleurs, les machinations ont été prévenues.

Restent donc Barcelone et Saragosse. Sur ces deux points, le mouvement a prévalu, mais ce triomphe momentané s’explique par des causes toutes locales. Saragosse était la dernière ville d’Espagne qui eût reconnu le nouveau gouvernement. Quant à Barcelone, il y a dans cette malheureuse cité une tourbe de deux ou trois mille hommes sans frein qui font trembler la population entière. Tant que ces hommes seront armés, il n’y aura pas de repos possible pour Barcelone. Sous la reine Christine, le baron de Meer avait désarmé ces redoutables bataillons dit de la blouse, et la paix régnait dans la Catalogne. Lors de l’insurrection fomentée par Espartero, le premier soin de la junte fut de leur rendre leurs armes, et, dès ce moment, la ville leur a été livrée. Les habitans de Barcelone ne connaissent contre eux d’autres armes que l’émigration, et cette ville de deux cent mille ames se laisse mener par une misérable poignée de partisans.

L’occasion va être belle pour les réduire, si l’on en a la volonté. Les généraux envoyés contre Barcelone n’ont pas osé les attaquer dans la ville, où ils se sont retranchés ; on a craint d’imiter Espartero et de soulever les mêmes malédictions contre un bombardement. Les forts ne tirent sur leurs retranchemens qu’autant qu’ils tirent eux-mêmes sur les forts. Cette circonstance a prolongé leur résistance ; mais on les a bloqués, entourés de toutes parts, et ils ne peuvent tarder à se rendre. Déjà tous les jours on apprend que les personnes les plus compromises, comme les rédacteurs des journaux anarchistes, les membres des juntes populaires, se sauvent à Perpignan. Le jour où les insurgés ouvriront les portes présentera sans doute un spectacle d’horreur. Ils sont à peu près seuls dans la ville, d’où n’arrive aucune nouvelle ; la famine et le désordre doivent régner parmi eux. Ils ont tenté dernièrement un assaut désespéré contre la citadelle ; ils ont été repoussés. Tout annonce qu’ils sont aux abois, et on sera ainsi parvenu à les contraindre à la soumission tout en ménageant la ville, qui a déjà bien assez souffert de leurs déprédations.

Le jour où l’autorité légale sera rétablie à Barcelone, il sera facile de prendre des mesures pour mettre dans l’impuissance ces bandes malfaisantes. L’opinion publique ne les défend plus, comme du temps d’Espartero. Quand la capitale de la Catalogne a chassé Van-Halen, quand elle a proclamé la déchéance du régent, les compagnies franches avaient derrière elles la population tout entière. Aujourd’hui elles sont isolées. Les propriétaires, les commerçans, les véritables ouvriers sont las de ces révoltes toujours renaissantes qui ont transformé Barcelone en un champ de bataille. L’autorité devra plutôt résister aux exigences de l’opinion qu’elle ne devra les exciter, car il est probable que les réclamations seront énergiques. Tout le monde demandera d’en finir. C’est là une bonne situation pour le gouvernement, s’il sait en profiter, car il est bien évident maintenant que ce n’est plus de politique qu’il s’agit, mais de la conservation même de la ville, que ces combats perpétuels détruisent matériellement, en même temps qu’ils ébranlent toutes les fortunes et bouleversent toutes les existences.

On assure que les patuleas (c’est le nom que prennent les compagnies franches) ont commis des attentats graves contre la propriété. On pourrait presque dire que c’est un bonheur, tant il importe que ces hommes dangereux se montrent désormais tels qu’ils sont. Il y a loin de là à ces mêmes hommes allant chercher, après leur mouvement contre le régent, les propriétaires les plus riches et les plus recommandables de Barcelone pour les mettre à leur tête. Alors, ils sentaient qu’ils avaient pour eux les sympathies des honnêtes gens ; aujourd’hui, ils comprennent qu’ils sont repoussés et maudits de tous. Tels sont la plupart des hommes d’action à la fin des révolutions ; tant qu’ils représentent quelque chose, ils sont soutenus et portés en avant ; dès qu’ils sont réduits à eux-mêmes, ils effraient jusqu’à ceux qui les avaient le plus encouragés dans d’autres temps.

Une partie de la Catalogne a suivi l’exemple de la capitale, mais tout le pays sera pacifié en même temps, on peut aujourd’hui l’affirmer sans crainte. Saragosse aussi est sur le point de capituler. On a employé contre Saragosse le même système de blocus que contre Barcelone. Ce système a cet avantage, qu’il n’a pas les apparences de la rigueur, et qu’il conduit en définitive à des résultats peut-être plus certains. La famine et l’anarchie sont enfermées dans Saragosse comme dans Barcelone, et il est probable que ces deux villes turbulentes auront reçu dans cette circonstance une leçon dont elles se souviendront long-temps.

Au premier rang des symptômes qui permettent de mieux augurer de l’avenir, figure sans contredit la fidélité inespérée des troupes. Au sortir d’une révolution militaire, il était à craindre que l’armée n’eût perdu tout sentiment de la discipline. Ce danger paraît évité, du moins pour le moment. Il semble que les soldats aient reconnu la voix de leurs anciens chefs, et se soient rangés sérieusement sous leur commandement. Narvaez à Madrid, Armero à Séville, Roncali à Valence, Coucha à Cadix, sont parvenus à obtenir l’obéissance et à inspirer le dévouement. Tous ces généraux appartiennent, il est vrai, à l’ancien parti modéré ; mais le ministre de la guerre, Serrano, quoique venu de l’ancien parti exalté, n’a pas peu contribué non plus à maintenir le bon esprit de l’armée par la généreuse résolution dont il a fait preuve, et du sein de ce même parti est sorti un jeune et brillant officier, Prim, qui a montré dès le premier jour toute l’énergie d’un vieux défenseur de l’ordre et des lois.

On pouvait s’attendre à des défections nombreuses, elles ont été rares. Il n’y en a eu qu’une qui ait eu quelque éclat : c’est celle de ce malheureux Ametller, qui n’a pu entraîner avec lui qu’une faible partie de ses troupes. D’autres généraux, comme Lopez Baños à Saragosse, et Araoz à Barcelone, ont montré quelque faiblesse devant l’émeute, mais sans aller jusqu’à la trahison. Partout ailleurs, l’exemple de fermeté que Narvaez donnait à Madrid a été suivi, et le lendemain même d’un changement de gouvernement, quand la société a eu à peine le temps de se rasseoir, c’est là un fait significatif qui mérite d’être remarqué.

En Espagne, comme dans tous les pays libres, l’armée est l’image de la nation ; l’état de l’opinion réagit sur elle. Quand le pays est divisé, l’armée se divise ; quand le pays devient plus homogène, l’armée se rapproche. Cette noble émulation des militaires de tous les partis, pour faire leur devoir, n’est que la reproduction de ce qui se passe plus en grand dans le monde politique. Là aussi les anciens partis se sont rapprochés, les vieux dissentimens ont été mis de côté pour faire place à un patriotisme commun. Combien de temps durera cette harmonie nouvelle entre des ennemis qui paraissaient irréconciliables ? Est-elle destinée à conserver sur l’avenir de l’Espagne une salutaire influence, ou doit-elle cesser avec les circonstances qui l’ont fait naître ? Nous l’ignorons. Ce que nous savons, c’est qu’elle existe aujourd’hui, c’est qu’elle est le produit d’un besoin général, qu’elle a été la cause déterminante de la chute du régent, et qu’elle est encore le fait dominant, le caractère distinctif de la situation.

Les luttes du parti modéré et du parti exalté, en Espagne, sont connues de toute l’Europe. Après avoir trompé successivement les espérances des deux partis, Espartero a fini par les mettre tous les deux contre lui. De là la formation d’un grand parti moyen qui a reçu le nom de parti parlementaire, du nom des idées communes qui ont servi à le constituer. Modérés et exaltés se sont rencontrés sur le terrain constitutionnel. Nous avons indiqué dans cette Revue la naissance de ce projet de conciliation, nous l’avons suivi dans ses progrès, nous avons aujourd’hui à le montrer à son apogée. Il serait puéril d’espérer que les luttes ne recommenceront pas quelque jour : la rivalité des personnes est dans l’essence même du gouvernement constitutionnel et dans la nature du caractère espagnol ; mais, quoi qu’il arrive, ce rapprochement n’aura pas été sans conséquences, il aura donné à l’Espagne le sol politique qui lui manquait. C’est le seul bienfait dont le pays sera redevable à l’administration du duc de la Victoire.

Les modérés et les exaltés ont eu successivement le gouvernement ; les uns et les autres y ont succombé. Le triomphe des modérés a abouti à la révolution de septembre qui les a exclus ; le règne des exaltés s’est perdu dans le despotisme militaire qui les a joués. Voyant qu’ils n’avaient pu gouverner séparément, ils ont voulu essayer de gouverner de concert. Rien ne rend accommodant comme le sentiment de son impuissance, surtout quand l’amour-propre est sauvé par le sentiment égal de l’impuissance d’autrui. Il a fallu dix ans d’expérience pour en venir là ; ce n’est pas trop. À l’origine d’une période politique, chacun croit en soi exclusivement ; c’est alors le temps des illusions, des espérances ambitieuses, des promesses confiantes pour soi et les siens ; c’est aussi le temps du dédain, de la colère et de la haine, contre quiconque ne marche pas dans la même voie. Dix ans après, tout est bien changé. Chacun s’est essayé et s’est trouvé plus faible qu’il ne croyait ; chacun aussi a essayé son adversaire et l’a trouvé plus fort qu’il n’aurait cru ; on se connaît réciproquement pour s’être éprouvés, pour avoir été tour à tour battus et battans, vaincus et vainqueurs, et on a les uns envers les autres le ton moins haut et le cœur moins passionné.

On sait notre prédilection pour les modérés. Nous conservons toute notre préférence pour ce parti, qui nous paraît le plus éclairé, le plus honorable, le plus véritablement libéral de l’Espagne. Nous ne prétendons pourtant pas nier qu’il n’ait fait des fautes, et de grandes fautes. Son principal défaut, nous devons le dire, a été la présomption. Comme il se sentait la supériorité de l’intelligence, de la fortune et du nombre, il n’a pas tenu assez de compte des influences non moins puissantes qu’il avait contre lui. En temps de révolution, si l’intelligence est une force, l’ignorance en est une aussi, et l’esprit le plus cultivé est souvent forcé de céder devant la passion la plus irréfléchie. De cela seul qu’une idée soit absurde, impraticable, il ne s’ensuit pas qu’elle ne soit pas puissante : au contraire. L’esprit humain se contente difficilement du possible et tend avec ardeur vers le chimérique. Dans les premiers momens d’une rénovation, ce qui est raisonnable paraît vulgaire et insuffisant ; l’imagination surexcitée aime mieux ce qui est vague, inconnu, extraordinaire. L’enthousiasme s’en mêle ; et que peuvent les lumières contre l’enthousiasme ? Les modérés ont reçu le nom de cangrejos, écrevisses ; leurs adversaires ont pris le nom de progressistes par excellence. On ne savait pas encore alors que la modération des idées est ce qu’il y a de plus avancé, et que le dernier, le plus grand progrès qu’un peuple puisse faire, c’est d’acquérir la faculté de se contenter du possible.

Si l’intelligence est impuissante dans certains momens, la fortune l’est plus encore. Qu’est-ce que la supériorité de fortune au commencement d’une révolution ? Souvent un crime. La propriété doit plutôt chercher à se faire oublier que prétendre à la première place dans une société qui se décompose. La jalousie des positions faites, la haine des inégalités sociales, sont les premières passions qui naissent de la fermentation des esprits. Il faut du temps pour que ce torrent rentre dans son lit et reconnaisse des barrières qu’il ne peut briser sans tout détruire. Enfin, qu’est-ce que le nombre, quand on n’a pas l’énergie ? Plusieurs expériences ont prouvé surabondamment que les modérés ont pour eux le nombre ; ils n’en sont que plus répréhensibles de s’être laissé battre comme ils ont fait. Dieu n’est pas toujours du côté des plus gros bataillons, il passe souvent du côté des plus hardis, et l’on a vu de tout temps des minorités faibles, mais ardentes, maîtriser des majorités compactes, mais inertes.

Pleins des enseignemens qu’ils avaient puisés dans l’étude des lois politiques de l’Angleterre et de la France, les modérés ont cru trop facile d’en faire profiter leur pays. Il y a désormais quelque chose de commun entre l’Angleterre, la France et l’Espagne : c’est le gouvernement représentatif. Ce mode de gouvernement est destiné à faire le tour du monde ; il est déjà établi en Hollande, en Belgique, dans les différens états d’Allemagne, et la dernière révolution de Grèce, les agitations intérieures de la Prusse, prouvent qu’il tend à s’introduire partout où il n’était pas encore reconnu. Mais, si le nom et l’essence sont partout les mêmes, les formes varient à l’infini. Chaque nation est appelée à modifier le thème commun, en l’appropriant à son caractère propre. En France, nous avons essayé de copier le gouvernement anglais, et nous avons fait quelque chose de très différent en réalité, quoique l’apparence soit semblable. Il en arrivera de même en Espagne. Quand on dit que l’Espagne n’est pas apte au gouvernement représentatif, on se trompe ; seulement, elle a besoin de se l’accommoder, de se l’assimiler, et ce n’est pas une œuvre qui s’accomplisse en un jour.

Quel sera ce gouvernement représentatif espagnol dont l’enfantement est si laborieux ? Nul ne le peut dire. Quand le génie national d’un peuple est aux prises avec une forme nouvelle, les combinaisons qui peuvent en résulter sont innombrables. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne faut pas trop se presser d’arrêter les conditions du contrat. Les modérés ont voulu imposer trop vite à l’Espagne des institutions qu’elle ne connaissait pas. Le vieil esprit national a résisté, et de cette résistance sont sortis les exaltés. Les exaltés ont été comme les carlistes, mais sous une autre forme, les représentans de la vieille Espagne. Ni les uns ni les autres n’ont compris ce que les modérés voulaient faire ; les uns ont trouvé que c’était trop, les autres que ce n’était pas assez. Le fait est que, pour tous, c’était trop nouveau. L’anarchie est aussi ancienne en Espagne que le despotisme ; l’anarchie s’est défendue, en même temps que le despotisme se défendait, et, dans cette double lutte du passé contre le présent, tout n’était pas illégitime. Sous les exigences les moins rationnelles des carlistes et des exaltés, il y avait quelque chose d’aveugle, mais de respectable : le caractère national.

Une des deux querelles est vidée : espérons que l’autre va se vider. Les carlistes représentaient le passé pur, absolu, inconciliable ; ils ont été défaits, mais après une lutte terrible qui a prouvé qu’il fallait compter avec eux, en même temps qu’ils ont appris eux-mêmes à compter avec la révolution. Quant aux exaltés, ils n’ont péché que par excès de zèle ; maintenant qu’ils ont vu les conséquences de leur entraînement tout espagnol, une transaction avec eux est devenue possible. De leur côté, les modérés paraissent avoir abandonné ce que leurs idées avaient de trop tranchant. Repoussés et proscrits au nom de la nation même qu’ils ont voulu doter de la liberté, ils ont compris qu’il ne suffit pas d’avoir raison au fond, et qu’il faut encore ménager dans la forme les préjugés et les illusions. Ils paraissent résolus à devenir plus prudens, plus attentifs, plus soigneux de répondre aux besoins de tout genre qui pourraient se développer autour d’eux.

À cela près, ce sont les anciens exaltés qui viennent aujourd’hui aux modérés. Les modérés n’ont qu’à changer quelques procédés ; le fond de leur politique reste le même ; c’est toujours le gouvernement constitutionnel monarchique, la forme de gouvernement la plus savante qu’ait réalisée la civilisation moderne, qu’il s’agit d’introduire en Espagne ; c’est l’ordre administratif et financier, l’unité de législation, la police vigilante, la sécurité, le travail, la liberté, le bien-être matériel, tout ce qui constitue les sociétés nouvelles. Les exaltés ont voulu quelquefois autre chose que cela ; les modérés, jamais.

Le parti modéré s’est formé, depuis 1833, par alluvion. Le noyau du parti était peu considérable au commencement ; plusieurs des hommes qui en font aujourd’hui la force étaient alors dans le camp de ses adversaires. À chaque secousse qui est survenue, une nouvelle portion du parti révolutionnaire s’est détachée et a passé au parti modéré. D’abord ce fut M. de Toreno, puis M. Isturitz ; maintenant, c’est une alluvion nouvelle, et la plus grosse de toutes. M. Lopez passait pour un des chefs les plus fougueux de l’opinion radicale ; quand il a été appelé au ministère par le régent, son premier acte a été un appel aux opinions modérées, aux idées de conciliation. MM. Olozaga et Cortina ont été aussi, dans d’autres temps, de vigoureux champions des tendances révolutionnaires ; aujourd’hui, ils tendent la main aux modérés. Il est impossible de ne pas se laisser aller à l’espérance en présence d’une disposition aussi générale à la bonne harmonie et d’un retour aussi marqué aux conseils du patriotisme et de la raison politique.

En même temps que s’amortit la lutte entre les exaltés et les modérés, on commence à voir décroître aussi une autre lutte qui n’a pas fait moins de mal à l’Espagne, celle de la France et de l’Angleterre. L’Angleterre a pris évidemment une fausse route en s’attachant comme elle l’a fait à la fortune d’Espartero. Il y a long-temps que nous le lui avons dit les premiers, et les évènemens ont fini par nous donner pleinement raison. Aussi commence-t-on à s’en apercevoir de l’autre côté du détroit : malgré les ovations banales de Mansion-House et les toasts réchauffés du lord-maire, la popularité de l’ex-régent décline visiblement chez nos voisins. D’abord il n’a pas réussi jusqu’au bout, ce qui est toujours un grand tort aux yeux des Anglais ; ensuite il devient de plus en plus clair qu’il n’a pas de chances pour revenir sur l’eau, ce qui achève de le condamner. L’esprit britannique est ainsi fait, qu’il ne s’intéresse pas long-temps aux causes perdues.

Il y a un homme qui a contribué plus que personne à fourvoyer la politique anglaise en Espagne. C’est lord Clarendon, autrefois M. Villiers, ancien ambassadeur d’Angleterre à Madrid. Lord CIarendon a commencé en Espagne la politique d’antagonisme que son ami, lord Palmerston, a transportée depuis sur un plus grand théâtre. Comme lord Palmerston, il a eu d’abord un succès momentané qui a été bientôt suivi d’un déboire. Ces deux hommes se sont associés pour diriger ensemble la politique extérieure des whigs, et c’est un grand malheur pour les whigs. L’Angleterre, qui voit tout ce que ces esprits tracassiers lui ont rapporté, s’éloigne tous les jours de plus en plus de leur système guerroyant ; et pendant que les whigs désertent la vieille politique qui a fait l’honneur de leur parti, les tories s’en emparent. Ce sont aujourd’hui les tories qui, dans la question d’Espagne comme dans toutes les questions, arborent le drapeau de la paix et de l’alliance avec la France.

Si l’on en croit les bruits répandus dans le monde diplomatique, l’entrevue d’Eu aura de grandes conséquences pour la question d’Espagne principalement. Depuis long-temps, dit-on, les ministres tories étaient embarrassés de l’attitude belligérante que leur avait léguée à Madrid le dernier cabinet. Ils supportaient impatiemment M. Aston, le continuateur des idées et des procédés de lord Clarendon ; mais tant que la conduite de leur ministre en Espagne avait été accompagnée d’une apparence de succès, ils n’avaient pas pu le rappeler. L’opinion publique le soutenait d’ailleurs, et, quelque puissant que soit un ministère anglais, il ne s’engage pas volontiers dans une lutte avec l’opinion publique. Depuis quelques mois, les choses ont pris une autre face. La catastrophe d’Espartero est arrivée, qui a ôté à M. Aston tout son prestige, et il a été rappelé immédiatement. On ne sait pas encore qui le remplacera, mais à coup sûr, dit-on, ce ne sera pas un représentant de la même pensée ; les bases d’une politique plus intelligente auraient été jetées pendant le court séjour de la reine d’Angleterre chez le roi des Français.

Rien n’était plus gratuit en effet que la guerre aveugle faite par l’Angleterre à la France en Espagne. Quel pouvait en être le but ? Sans doute l’Angleterre ne prétend pas empêcher que la France soit la seule voisine continentale de l’Espagne ; ces quatre-vingts lieues de frontières communes, ces côtes qui se touchent et se prolongent l’une par l’autre, cette conformité de langue, d’origine, d’histoire, de mœurs et d’intérêts dans les populations limitrophes des deux pays, sont des choses que les plus habiles intrigues du monde ne peuvent pas détruire. Quoi qu’on fasse, l’Espagne et la France auront toujours ces étroites relations de voisinage qui naissent de la configuration éternelle des territoires et non des combinaisons passagères de la diplomatie. L’Angleterre n’a jamais pu concevoir l’espérance de chasser la France d’Espagne ; c’est impossible. Autant vaudrait chercher à séparer l’Écosse de l’Angleterre elle-même.

D’un autre côté, la France n’a jamais prétendu à exercer en Espagne, depuis la mort de Ferdinand VII, une prépondérance quelconque. La France est une nation qui veut être libre chez elle et qui respecte l’indépendance des autres nations comme elle entend qu’on respecte la sienne. La France de juillet veut être l’amie, l’alliée de l’Espagne, mais elle n’a jamais songé à la diriger, à la maîtriser à son gré. L’Angleterre elle-même a convié la France, à une certaine époque, à prendre une grande position en Espagne par l’intervention ; elle s’y est refusée. Quoique don Carlos fût le représentant d’un principe ennemi du gouvernement qu’elle s’est donné, elle s’est bornée à lui faire la guerre sur son propre sol, sans mettre le pied sur le sol espagnol. Enfin, quand la reine Christine a été bannie au cri sauvage de mort aux Français ! elle ne s’est pas irritée, elle n’a pas pris les armes, elle a attendu. Elle a accueilli les proscrits de toutes les opinions qui sont venus lui demander un refuge, elle en a nourri beaucoup à ses frais, mais elle n’a jamais cherché à se faire de ses sacrifices un prétexte pour intervenir dans les affaires intérieures de la Péninsule.

Pourquoi donc l’opposition de l’Angleterre ? Que combattait l’Angleterre ? Est-ce l’alliance française ? Mais cette alliance est inévitable. Est-ce l’influence française ? Mais la France n’y prétend pas. L’Angleterre enfin craint-elle d’être exclue par la France de toute communication avec l’Espagne ? Cette crainte serait insensée. L’Angleterre a Gibraltar, le Portugal, qui la mettent en contact perpétuel avec l’Espagne, et mieux encore que tout cela une puissante marine, une industrie immense, un commerce infatigable. Avec de pareils moyens, on est toujours sûr d’entrer partout. La France n’a pas fait la guerre à l’Angleterre en Espagne, c’est l’Angleterre qui a fait la guerre à la France. La France n’a jamais voulu être d’aucun parti à Madrid, elle n’a fait les affaires de personne, et personne n’a été chargé exclusivement de faire ses affaires ; c’est l’Angleterre qui a voulu à toute force avoir un parti et qui en a eu un. On a bien dit, dans certaines occasions, toutes les fois qu’on voulait faire un mouvement contre l’ordre public en Espagne, que le gouvernement était de connivence avec la France dans quelque conspiration contre les institutions ; mais ce bruit répandu par les agens anglais s’est toujours trouvé faux. N’a-t-on pas essayé de répandre aussi que c’était l’or de Louis-Philippe qui avait soudoyé la dernière révolution ? Heureusement l’opinion publique était éclairée par toutes les mystifications antérieures, et cette accusation des journaux anglais est restée cette fois sans écho.

La France n’a pas à changer de politique pour s’entendre avec l’Angleterre sur la question espagnole. Il eût été facile à la France, si elle eût voulu s’y prêter, de se créer un fort parti ; elle ne l’a pas fait. Il n’y a pas de parti français en Espagne ; qu’il n’y ait pas de parti anglais, et tout sera fini. L’Angleterre doit bien voir qu’elle ne peut pas enlever de vive force son traité de commerce ; elle ne peut l’attendre désormais que de l’assentiment raisonné de l’Espagne libre et livrée à elle-même. Qui sait ? Quand l’Angleterre s’acharnera moins à imposer ce traité, elle l’obtiendra peut-être plus aisément ; elle trouvera peut-être un jour dans la France autant d’appui pour l’obtenir qu’elle y a trouvé jusqu’ici d’opposition. Le tout est de s’entendre. Les intérêts bien compris de l’Espagne et de la France pourraient bien n’être pas inconciliables dans cette question avec ceux de l’Angleterre : ce que la guerre n’a pas fait, la paix peut le faire ; mais il faut que cette paix soit sérieuse, durable, conclue de bonne foi ; il faut que la guerre ne recommence pas au premier dissentiment.

Quoi qu’il en soit, les élections se sont accomplies en Espagne sous l’empire de ces idées nouvelles de modération, de conciliation, d’indépendance nationale. Elles ont donné un résultat inattendu pour quiconque n’aurait pas suivi de près le mouvement des idées dans ce pays, et ce qui importe peut-être plus encore que le résultat, c’est le caractère imposant de vérité, de tranquillité, d’unanimité, qu’elles ont eu. Ni les menées des conspirateurs, ni le bruit de la guerre civile en Catalogne, ni le souvenir des déceptions que tant d’expériences successives ont amenées, n’ont pu détourner les Espagnols de leur devoir électoral. Bien plus, tout s’est passé avec une conscience et une régularité inconnues jusqu’ici. Quand le rapprochement des anciens partis n’aurait eu d’autre résultat que de donner aux élections ce caractère, ce serait déjà beaucoup.

On sait comment se font les élections en Espagne, sous l’empire de la constitution de 1837. Le pays est divisé en quarante-neuf provinces qui nomment chacune en moyenne de cinq à six députés. Chaque électeur écrit sur son bulletin autant de noms que sa province nomme de députés. Le dépouillement est fait dans chaque district par le bureau, et envoyé ensuite au chef-lieu, où la députation provinciale, renforcée d’un électeur par district, réunit tous les votes de la province, et dresse le résultat général. Ce mode défectueux avait donné lieu jusqu’ici à de grands abus. Les bureaux ne s’étaient pas toujours montrés scrupuleux dans leurs dépouillemens. On s’est plaint souvent que le nombre des voix était fixé d’une manière arbitraire, et que les bulletins n’étaient pas tous lus comme ils étaient écrits. Ces scandales se sont reproduits cette année sur quelques points où les bureaux étaient dans l’intérêt du parti vaincu : à Madrid, par exemple, plusieurs protestations ont eu lieu séance tenante ; mais dans le reste de l’Espagne, partout où le parti parlementaire a eu le dessus, on n’a entendu parler de rien de pareil.

Nous n’avons pas ouï dire non plus qu’il y ait eu nulle part quelqu’une de ces violences si familières dans d’autres temps aux prétendus progressistes. On se rappelle les bastonnades patriotiques des premiers temps de la régence, les injonctions faites aux électeurs de tel ou tel parti de ne point se présenter pour voter, les urnes du scrutin renversées et foulées aux pieds par l’émeute quand elle prévoyait un résultat qui lui déplaisait, enfin les coups de feu tiré dans l’enceinte même, et les électeurs frappés de mort au moment où ils s’apprêtaient à déposer leur suffrage. Toutes ces gentillesses révolutionnaires ont disparu avec les ayacuchos. Dieu veuille qu’elles ne reviennent plus, et que les mœurs électorales de l’Espagne soient définitivement formées !

Enfin les reproches faits habituellement à la composition des listes électorales ne paraissent pas applicables cette fois. Il n’y a pas, à proprement parler, de listes électorales en Espagne. Ce sont les ayuntamientos qui les forment arbitrairement la veille de l’élection. Comme le cens est extrêmement bas, on peut y faire entrer à peu près qui l’on veut, et, comme il n’y a pas de recours efficace, on peut aussi en éliminer qui l’on ne veut pas. Les municipalités avaient, dit-on, largement usé jusqu’ici de cette double faculté. C’est ce qui expliquait pourquoi les élections étaient toujours faites dans leur sens. Lors des dernières élections, le parti militaire y avait fait fort peu de façons. À Badajoz on avait inscrit sans se gêner, parmi les électeurs, tout un bataillon du régiment en garnison, et les soldats étaient venus par ordre au vote comme à l’exercice. Ce fait constaté en pleines cortès a fait casser l’élection de Badajoz. Nous n’avons pas appris que Narvaez, qu’on dit si terrible, ait imité en ceci l’exemple de Rodil.

Ce qui prouve que la franchise a présidé aujourd’hui à la confection des listes comme à toutes les opérations électorales, c’est que, dans plusieurs provinces, la lutte a été réelle. Le parti parlementaire n’a pas triomphé partout, et, là où il a vaincu, ce n’a pas été sans combattre. Une preuve plus décisive encore en faveur de la sincérité des opérations, c’est le nombre des électeurs qui y ont été appelés et de ceux qui y ont pris part. Avec des nombres aussi considérables, tout triage est impossible.

Il n’a point encore été fait de statistique complète des élections ; mais on peut évaluer dès à présent d’une manière approximative le nombre des électeurs qui ont été inscrits à six cent mille au moins. C’est presque trois fois plus d’électeurs qu’en France, où la population est pourtant plus du double de celle de l’Espagne, et où les richesses et les lumières sont bien autrement répandues. Si les mêmes conditions de cens donnaient en France l’électorat, on peut affirmer que le nombre des électeurs s’élèverait chez nous à trois millions. L’Espagne n’est pas loin, comme on voit, du suffrage universel. Sur ce nombre de six cent mille électeurs, quatre cent mille environ ont voté. C’est beaucoup plus qu’on n’en avait jamais vu. Dans la province de Lugo, sur 26,524 électeurs inscrits, 21,214 sont venus voter ; le premier des élus, don Ramon Saavedra, n’a pas eu moins de 19,800 voix. Dans la province des Asturies, sur 21,720 électeurs, 14,693 ont pris part au vote ; les deux principaux élus, MM. Pidal et Mon, ont eu plus de treize mille voix chacun. En général, la moyenne des majorités obtenues a été de cinq à six mille voix. Ces chiffres contrastent singulièrement avec ceux des élections qui ont eu lieu sous l’administration des ayacuchos. Alors ce n’était qu’une faible majorité qui prenait part au vote ; aujourd’hui c’est la nation presque tout entière qui s’est pressée autour de l’urne du scrutin. On ne peut contester que les nouveaux choix ne soient l’expression du vœu national. L’élection a été enfin en Espagne une vérité.

Qui peut dire ce que serait en France le résultat d’un mouvement électoral qui remuerait de pareilles masses ? Malgré les progrès que l’esprit public a faits depuis quelques années, malgré la supériorité de notre civilisation et notre plus longue habitude de la liberté, est-on bien sûr que des choix faits par plusieurs millions d’électeurs donneraient des résultats très rassurans pour l’ordre constitutionnel ? Eh bien ! tel est en Espagne le besoin d’un gouvernement, telle est la force des instincts conservateurs même dans la foule, que les candidats qui donnaient le plus de garanties à l’ordre l’ont emporté sur presque tous les points.

Les élections ont eu lieu dans toutes les provinces, excepté celles de Barcelone, de Tarragone et de Girone, dévastées par la guerre civile, et celle de la Corogne, où elles ont manqué par la faute de la députation provinciale. À Saragosse même, on a voté malgré la victoire de l’insurrection. Sur quelques points, comme à Burgos, à Leon, à Lerida, à Teruel, à Zamora, les opérations ne sont pas complètes, et on est obligé de passer à un second tour de scrutin, la majorité nécessaire pour tous les députés n’ayant pas été obtenue au premier. Les élections des Baléares et des Canaries ne pourront être connues que dans quelques jours. Pour le moment, trente-six provinces sur quarante-neuf ont entièrement fini leur dépouillement, et cent cinquante nominations de députés sont connues sur deux cent quarante. Les oppositions de toutes les couleurs ont emporté l’élection dans cinq provinces, celles d’Alicante, d’Alméria, de Burgos, de Séville et de Teruel ; dans deux ou trois autres, les nominations se sont partagées ; en tout, l’opposition a eu vingt-cinq députés environ ; les cent vingt-cinq autres appartiennent au parti parlementaire.

Les deux fractions de ce parti se partagent ce nombre à peu près également ; l’ancien parti modéré en a la moitié, la portion ralliée de l’ancien parti exalté a l’autre. Des deux côtés, tous les chefs ont été nommés. Parmi les modérés élus, on remarque don Francisco Martinez de la Rosa, ancien président du conseil ; le comte de Toreno, qui a été nommé par sa province, quoique mort ; don Alejandro Mon, ancien ministre des finances du cabinet d’Ofalia ; don Pedro Pidal, procureur-général à la cour des comptes ; le général Narvaez, le général Concha, don Javier Isturitz, ancien président du conseil ; don Javier de Burgos, ancien ministre de l’intérieur ; don Francisco de Castro y Orozco, ancien ministre de la justice ; le marquis de Cara Irujo, don Mariano Roca de Togores, don Juan Donoso Cortès, publiciste ; don Juan Bravo Murillo, jurisconsulte ; don Gonzalo Moron, directeur de la Revue d’Espagne ; don Jose Sartorius, directeur du journal l’Heraldo, etc. ; du côté des exaltés, don Joaquin Maria Lopez, président actuel du conseil des ministres ; don Francisco Serrano, ministre de la guerre ; don Fermin Caballero, ministre de l’intérieur ; don Mateo Ayllon, ministre des finances ; don Salustiano de Olozaga, ministre d’Espagne en France ; don Vicente Sancho, ministre d’Espagne en Angleterre ; don Manuel Cortina, ancien ministre de l’intérieur ; don Juan Bautista Alonzo, sous-secrétaire d’état au ministère de l’intérieur ; don Luis Gonzalès Bravo, don Eugenio Moreno Lopez, etc. Toutes les notabilités politiques de l’Espagne constitutionnelle vont se trouver réunies.

Le sénat ne sera pas moins bien composé. On sait que le gouvernement choisit les sénateurs sur une liste de trois candidats nommés par les provinces. Fidèle à son programme de conciliation, le ministère Lopez a fait ses choix avec une remarquable impartialité. Les sénateurs désignés sont pris en nombre à peu près égal dans les deux anciens partis. Ce qui prouve que le parti modéré ne sera pas en minorité dans le sénat, quoique les nominations aient été faites par ses anciens adversaires, c’est qu’il est question de porter à la présidence le duc de Rivas, don Angel Saavedra, une des plus pures renommées de l’Espagne et une des gloires du parti.

La défaite des espartéristes a été complète. Aucun des hommes fortement compromis avec le régent n’a été élu, ni M. Gonzalès, ni M. Infante, ses deux ministres de prédilection, ni M. Calatrava, l’ancien président du conseil, l’homme qui a passé long-temps pour le chef des progressistes, ni Rodil, le dernier ministre de la guerre, ni enfin le fameux Mendizabal, qui fut nommé en 1836 par sept provinces, et qui n’a pas eu aujourd’hui une seule voix. Nous n’avons vu non plus figurer, parmi les candidats au sénat, ni M. Marliani, l’ardent défenseur du traité de commerce avec l’Angleterre, ni M. Gomez Becerra, l’ancien président du sénat, le dernier président du conseil d’Espartero, ni M. Arguelles, le divin, l’ex-tuteur de la reine Isabelle. Presque toutes les nominations d’opposition qui ont eu lieu portent sur des hommes nouveaux et peu connus. Le seul choix un peu marquant est celui du comte de Parsent, chambellan de l’infant don Francisco, qui a été nommé par la province de Saragosse. Encore, par une bizarrerie fort singulière, a-t-on nommé en même temps que lui deux modérés. L’infant lui-même n’a pas été porté pour la députation ; il n’a pas eu sans doute envie de continuer le triste rôle qu’il a joué dans les dernières cortès.

Les élections qui restent à connaître changeront probablement très-peu les proportions que nous venons d’indiquer. On peut calculer que, dans la chambre des députés, l’opposition comptera de trente à quarante voix ; les modérés de quatre-vingts à cent, les progressistes ralliés de cent à cent vingt. Avec une chambre ainsi composée, le rôle des anciens modérés est tout tracé. Comme ils n’ont pas la majorité, ils ne peuvent pas, ils ne doivent pas prétendre au pouvoir. D’un autre côté, comme ils formeront une minorité puissante, le pouvoir, quel qu’il soit, sera forcé de les ménager. Dans cette situation, leur fonction devra être d’appuyer quiconque entreprendra de gouverner, et il y a lieu d’espérer qu’ils le feront. Cette tactique est à la fois la meilleure et la plus honorable.

On voudra sans doute conserver le ministère Lopez, à qui revient l’éternel honneur de l’initiative dans le mouvement généreux qui s’accomplit aujourd’hui ; mais ce ministère a besoin d’être fortifié. Après M. Lopez, les premiers hommes du moment sont MM. Olozaga et Cortina. M. Olozaga et ses amis représentent une espèce de centre gauche, et M. Cortina ce qu’on appelle chez nous la gauche dynastique. De ces deux hommes, l’un entrera probablement au ministère, l’autre aura la présidence des cortès. Les modérés voteront, dit-on, pour tous deux. On a parlé ces jours-ci d’un ministère dont ferait partie le général Narvaez ; ce ne peut être qu’un bruit répandu à dessein par les mécontens. La formation d’un pareil ministère serait une grande faute. Le général Narvaez est indispensable au poste qu’il occupe si bien ; c’est aux personnages parlementaires à agir maintenant sur le parlement.

Il paraît certain que, dès leur réunion, les cortès reconnaîtront la majorité de la reine. Isabelle II a eu treize ans le 10 de ce mois ; sa majorité de fait n’aura précédé que d’un an sa majorité légale. Après l’accomplissement de cette première formalité viendra sans doute la question du mariage. Les Espagnols de tous les partis attachent une grande valeur à cette question, et ils ont raison. Nous craignons pourtant qu’ils ne se l’exagèrent. Dans un gouvernement constitutionnel, la personne du prince n’est pas aussi importante que dans une monarchie absolue. Que les Espagnols cherchent pour leur reine le meilleur mariage possible, rien de plus naturel et de plus juste ; mais ils auraient tort de rattacher à ce choix de trop grandes craintes ou de trop grandes espérances. Le mari de la reine Isabelle n’aura qu’une influence limitée sur les destinées du pays.

Nous ne voyons que deux choix qui auraient réellement quelque importance par eux-mêmes ; l’un est un fils de l’infant don Carlos, l’autre est un prince de la maison d’Orléans. Le caractère significatif de chacun de ces choix nous paraît précisément ce qui doit empêcher qu’on y songe. Marier la reine avec le fils du prétendant, c’est détruire ce que les armes de l’Espagne constitutionnelle ont accompli avec tant d’effort ; c’est relever le drapeau renversé de l’absolutisme, et rétablir la guerre civile en la plaçant sur le trône. Cette combinaison nous semble la plus funeste qui puisse être proposée, et nous ne doutons pas qu’elle ne soit repoussée unanimement par les cortès. Quant à un fils du roi des Français, ce serait sans doute une excellente conquête pour l’Espagne à cause du mérite personnel qui distingue nos princes, mais ce serait aussi une source féconde de complications européennes ; l’Espagne détruirait par là la bonne harmonie naissante de la France et de l’Angleterre, et adresserait une sorte de défi aux puissances du Nord.

À quoi bon provoquer de nos jours une coalition semblable à celle qui soutint la guerre formidable de la succession ? L’Espagne n’en a pas besoin pour s’assurer l’amitié de la France ; la France, à son tour, n’en a pas besoin pour s’assurer l’alliance de l’Espagne. Les rapports entre les peuples obéissent de nos jours à d’autres règles, les unions entre les familles royales n’ont plus la même influence qu’autrefois. Nous ne croyons pas d’ailleurs que la sagesse éprouvée du roi des Français consentît aisément à ce mariage. La France n’y a rien à gagner, et elle pourrait beaucoup y perdre. L’épée de M. le duc d’Aumale peut être utile un jour pour défendre la couronne de son neveu et l’indépendance nationale ; il est bon qu’il la garde au service de son pays. Un magnifique avenir s’ouvre pour lui en Afrique, et peut suffire à sa jeune ambition ; il y a là tout un empire à créer par la France et pour la France. La vice-royauté d’Alger a presque le même éclat qu’une royauté, et elle n’a pas les mêmes dangers ; elle ne soulèvera pas autant les cabinets européens, et elle ajoutera plus réellement à la puissance de la France.

L’Espagne a d’ailleurs des candidats plus naturels à la main de sa reine. Isabelle II peut se marier sans sortir de sa famille ; elle a deux oncles, frères du roi de Naples et de la reine Christine, elle a deux cousins, fils de l’infant don François et de la princesse Charlotte, elle peut choisir parmi ces quatre princes, qui sont tous d’un âge en rapport avec le sien. Nous savons quelles objections on peut opposer à un choix fait dans la maison de Naples, qui n’a pas encore reconnu la reine Isabelle ; nous savons aussi quel tort immense on a fait aux fils de l’infant don François, en mêlant leurs noms aux misérables intrigues qui viennent de soulever une partie de l’Espagne : mais ce sont là des difficultés qui peuvent s’aplanir. Il est probable que la question se résoudra par un mariage avec un prince napolitain ou avec un infant espagnol, car nous ne pouvons croire que les Espagnols pensent sérieusement à un Cobourg. Un Cobourg brouillerait l’Espagne avec la France, et la livrerait encore une fois à l’Angleterre. Les Espagnols ne voudront pas faire de l’Espagne un second Portugal.

Dans tous les cas, nous verrions avec peine les cortès s’arrêter trop long-temps à cette question. La difficulté n’est pas là, quoi qu’on en dise ; elle est dans la fondation d’un gouvernement. Or, ce sont les nations, beaucoup plus que les personnes royales, qui fondent les gouvernemens. La France de juillet doit beaucoup à son roi ; elle ne lui doit pas tout. La France s’est faite elle-même ; que l’Espagne prenne son parti de l’imiter. Quatre grands intérêts sont en première ligne parmi ceux dont les cortès doivent s’occuper, la réorganisation administrative du pays, sa constitution financière, le rétablissement de l’église et le commencement d’un grand système de travaux publics. Quelque peu que les cortès fassent pour la satisfaction de ces nécessités politiques, ils auront plus fait pour la consolidation du trône qu’en se livrant à d’interminables pourparlers pour le choix d’un roi.

Du vivant de Ferdinand VII, l’organisation administrative était fort grossière, fort incomplète, mais enfin il y en avait une. Les ayuntamientos ou conseils municipaux, semi-héréditaires, semi-électifs, étaient sous la surveillance de l’audience ou cour royale, qui tenait des séances administratives en dehors de ses séances judiciaires. Ces jours-là, l’audience était présidée par le capitaine-général, qui réunissait en sa personne l’autorité politique et la puissance militaire. Au faîte de la hiérarchie siégeait une sorte de conseil d’état, sous le nom de conseil de Castille, de qui relevaient toutes les audiences et tous les ayuntamientos du royaume, et qui exerçait dans leur plénitude les droits de la souveraineté. On voit que, dans cette organisation imparfaite, les pouvoirs n’avaient pas été séparés et définis. Le pouvoir administratif était confondu, dans les municipalités, avec le droit de propriété de certaines familles ; dans les cours royales, avec le pouvoir judiciaire ; chez les capitaines-généraux, avec le pouvoir militaire ; dans le conseil de Castille, avec tous les autres pouvoirs. Cependant, si le principe de l’autorité n’avait pas été suffisamment dégagé, l’autorité elle-même ne manquait pas. Un lien étroit rattachait au trône l’élément municipal, naturellement si rebelle, et le centre commandait aux extrémités.

Dès les premières années du règne d’Isabelle, on s’empressa de changer cet ordre tel quel légué par l’ancienne monarchie. Le conseil de Castille fut supprimé comme conseil suprême administratif, et remplacé par un ministère del fomento ou du progrès, dont les attributions étaient semblables à celles de notre ministère de l’intérieur. Dans les provinces, la juridiction administrative fut retirée aux audiences et aux capitaines-généraux, et confiée à des fonctionnaires nouveaux, créés sur le modèle de nos préfets, qui reçurent le nom de délégués del fomento. Le principe héréditaire fut retranché des ayuntamientos. Enfin, un ordre plus rationnel et plus logique fut établi ; mais on n’avait pas compté sur l’ignorante routine des uns et sur l’entraînement révolutionnaire des autres. Le nouveau régime administratif, mal compris, mal exécuté, n’aboutit qu’à une confusion générale. La révolution de la Granja arriva, et un autre système, qui datait des cortès de 1823, fut mis en vigueur.

C’est cette loi de 1823 qui régit l’Espagne encore aujourd’hui. On ne saurait imaginer quelque chose de plus anarchique. Non-seulement elle établit le suffrage universel pour la nomination des ayuntamientos, mais elle remet tous les pouvoirs entre les mains des municipalités ainsi élues. C’est l’absolutisme rétabli au profit des conseils municipaux. L’ayuntamiento, présidé par un alcade également électif, fait tout et peut tout. S’agit-il de dresser les listes électorales ? l’ayuntamiento. S’agit-il de percevoir la plupart des contributions ? l’ayuntamiento. S’agit-il de former la garde nationale et le jury ? toujours l’ayuntamiento, et ce pouvoir exorbitant s’exerce sans contrôle. Il y a bien par province un conseil général, ou députation provinciale, investi nominalement du droit de révision ; mais ce conseil, élu de la même façon que les ayuntamientos, et n’ayant pas comme eux de force armée à ses ordres, est presque toujours ou impuissant ou complice. Quant au fantôme de préfet qu’on a conservé sous le nom de chef politique, il n’a que voix consultative. Les ayuntamientos ne relèvent réellement que des députations provinciales, qui ne relèvent elles-mêmes que des cortès.

Comment s’étonner qu’après six ans d’un pareil régime l’Espagne en soit venue à une désorganisation sans limites ? Cette loi mettrait le désordre partout ; en France même, nous n’y tiendrions pas. Nous avons déjà beaucoup de peine à marcher avec la loi municipale telle qu’elle est. Que serait-ce si le nombre des électeurs était décuplé, si le droit de nommer les maires était retiré au roi, si les préfets n’avaient pas le droit de suspendre les conseils municipaux qui s’égarent et de casser leurs délibérations ? Que serait-ce si les conseils municipaux percevaient les impôts au nom de l’état, et s’ils dressaient à volonté les listes électorales, sans autre révision que celle du conseil général de département ? Que serait-ce enfin s’ils avaient sous leurs ordres la garde nationale, sans que le gouvernement eût le pouvoir de la dissoudre, de la désarmer, et sans qu’il fût possible de leur opposer autre chose qu’une armée mal payée, mal équipée, habituée à voir réussir toutes les insurrections ? Qu’on se représente où nous en serions avec un gouvernement qui n’aurait ni argent, ni troupes, ni autorité légale, ni action politique, et avec des municipalités qui auraient tout cela. Nous passerions notre temps dans des luttes locales sans utilité comme sans grandeur.

Il sera sans doute très difficile d’enlever aux ayuntamientos le pouvoir extravagant dont ils jouissent. Il le faut pourtant absolument ; rien n’est possible en Espagne sans cette condition première, ni l’unité gouvernementale, ni la constitution financière, ni la paix publique, ni même la police des routes. Les modérés ont essayé une fois de réformer ce régime déplorable ; une loi municipale calquée sur la nôtre a été votée par les cortès de 1840. Les municipalités menacées se sont soulevées, et, avec l’aide d’Espartero, elles ont chassé la reine Christine. La loi votée par les cortès et sanctionnée par la couronne n’a pas reçu d’exécution. À la rigueur, on pourrait se dispenser d’en discuter et d’en voter une nouvelle, car celle-là existe suivant la constitution, elle a été revêtue de toutes les formalités qui la rendent exécutoire. Tous les partis sérieux sont d’accord maintenant pour la désirer, car ils ont tous appris à leurs dépens les vices de la loi actuelle. La grande difficulté est de la faire accepter par les ayuntamientos investis d’une autorité absolue et appuyés par des milices nationales en armes. Chaque pueblo ou commune est un véritable fort à emporter.

Telle est la condition du nouveau gouvernement, que, s’il touche à la loi municipale, il s’expose à une révolution, et que, s’il n’y touche pas, il ne peut rien faire pour remédier au désordre qui dévore l’Espagne. C’est là, sans contredit, la plus grande question qui puisse être soumise aux cortès. Elle est bien autrement grave, nous le répétons, que celle du mariage de la reine. Quand même le pouvoir royal resterait déposé, après le mariage, dans d’aussi faibles mains qu’aujourd’hui, nous n’y verrions pas un grand mal. C’est la faiblesse même de la reine Isabelle, c’est sa jeunesse et son innocence, qui ont sauvé le principe monarchique au milieu des convulsions politiques du pays : les factions se sont arrêtées devant un enfant. Il n’en est pas de même du gouvernement proprement dit ; il faut qu’il soit fort, obéi et respecté, pour être durable. Or, tant que les municipalités resteront ce qu’elles sont, le gouvernement, quel qu’il soit, n’aura qu’une existence précaire et misérable ; il risquera d’être changé tous les matins, comme il l’a été jusqu’ici.

Après la réorganisation administrative et politique vient la réorganisation financière, autre intérêt non moins puissant, non moins vital, et qui ne peut être non plus satisfait qu’avec beaucoup de résolution et de persévérance.

Le désordre des finances, en Espagne, ne date pas d’hier. Voilà des siècles que le budget de la monarchie se solde tous les ans en déficit. L’or de l’Amérique a long-temps contribué à rétablir l’équilibre, et, depuis que cette ressource a manqué, le gouffre de l’emprunt s’est ouvert. L’Espagne se trouve aujourd’hui dans l’heureuse impuissance d’aller plus loin dans cette voie. Elle a tant emprunté, sans payer ni capital ni intérêts, qu’elle a fini par ruiner complètement son crédit. Le système des expédiens est épuisé pour elle ; elle est forcée par la nécessité de finir par où elle aurait dû commencer, c’est-à-dire de chercher à mettre la balance entre les recettes et les dépenses publiques. Une grande gloire est réservée à l’homme d’état qui parviendra à résoudre ce problème.

Cette tâche n’est pourtant pas aussi difficile qu’elle le paraît au premier abord. Les impôts s’acquittent, en Espagne, plus qu’on ne le croit généralement, et tout permet de supposer que leur produit actuel serait à peu près suffisant pour couvrir les dépenses. La question n’est donc pas d’établir l’impôt et de le faire payer, mais d’assurer son recouvrement par le trésor public. Tout ce qu’acquittent les contribuables n’arrive pas dans les caisses de l’état ; bien loin de là. Les habitudes de déprédation sont si générales et si invétérées, que les percepteurs des revenus publics commencent presque partout par s’en attribuer la plus grande part. Le gouvernement a toujours mieux aimé avoir recours au moyen facile et désastreux des emprunts que de porter un examen sévère sur les détails innombrables de la perception. De là la persistance du déficit et la démoralisation générale des employés.

Dès qu’il y aura un gouvernement en Espagne, il devra s’occuper de porter remède à ce mal si ancien et si profond. La France, le pays le mieux organisé de l’Europe, peut lui fournir les plus parfaits modèles sous ce rapport. Ce ne sont pas d’ailleurs les formes de la comptabilité qui manquent en Espagne, elles y sont au contraire très nombreuses et très compliquées ; ce qui fait défaut, c’est l’habitude de l’ordre, la réalité de la surveillance, la tradition de l’exactitude. Pour introduire dans l’administration espagnole cette sévérité qui fait l’honneur de la nôtre, il faudrait un soin minutieux et assidu que personne n’a pu prendre jusqu’ici, au milieu des agitations qui ont troublé le pays ; il faudrait un pouvoir fort, qui eût la certitude de se faire obéir, et qui ne permît plus à personne de compter sur l’impunité ; il faudrait enfin une autorité supérieure qui donnât l’exemple de l’intégrité, je dirais presque de la rigidité poussée à l’excès : il n’y a que l’excès dans le bien qui puisse détruire l’excès dans le mal.

Le jour où tout cela se trouvera en Espagne, ce jour-là l’Espagne aura des finances. Il ne faut pas qu’elle espère s’en créer autrement, de même qu’il ne faut pas qu’elle désespère d’en avoir par ce moyen. Le temps des illusions est passé, on ne croit plus aux secrets extraordinaires de M. Mendizabal pour transformer, du jour au lendemain, la misère en opulence ; il n’y a pas d’autre secret pour battre monnaie, que l’économie, la surveillance, la stricte probité. Ce secret est seul infaillible, il vaut mieux que toutes les inventions des faiseurs d’affaires ; il n’enrichit personne que l’état, mais il enrichit l’état. Quand une fois le recouvrement des contributions sera assuré, quand les recettes du trésor seront assises sur une bonne base, on pourra se livrer à des combinaisons financières qui augmentent la richesse publique, pas avant. Ce qui est un moyen de progrès dans un pays organisé est un instrument de ruine dans un pays qui ne l’est pas.

L’Espagne a sans doute une grande charge, c’est sa dette ; mais toutes les nations de l’Europe ont une dette aussi, et elles en paient l’intérêt. Après les banqueroutes successives que l’Espagne a faites, le chiffre des intérêts qu’elle a à payer par an est réduit à 75 millions environ. En France, le service de la dette, amortissement compris, absorbe tous les ans 250 millions, et en Angleterre, le seul service des intérêts, sans amortissement, dépasse 700 millions de francs. On ne voit pourtant pas que les deux pays se refusent à payer leur dette, sous prétexte qu’elle est trop lourde. Il y a plus : le royaume de Naples, dont la population égale tout au plus la moitié de celle de l’Espagne, a tous les ans pour 20 millions d’intérêts à payer, et il les acquitte ; nous ne voyons pas pourquoi l’Espagne n’en ferait pas autant.

Ce serait nouveau sans doute, ce serait inattendu ; ce ne serait pas impossible ; il n’y a rien d’impossible dans ce genre à un peuple de quatorze à quinze millions d’ames qui habite un des plus riches pays du monde. Ce n’est pas là pour l’Espagne une petite question ; sa prospérité n’y est pas moins engagée que son honneur. L’Europe ne croira à la régénération de l’Espagne qu’autant qu’elle la verra faire honneur à ses engagemens. Alors seulement la Péninsule entrera dans la communauté des nations civilisées. Tant qu’elle ne paiera pas ses dettes, elle pourra intéresser, amuser l’Europe par le spectacle dramatique et pittoresque de ses guerres civiles ; mais elle ne sera prise au sérieux par personne comme puissance constituée, et le présent lui sera contesté comme l’avenir.

D’après le budget présenté pour 1843 par le ministre des finances, l’Espagne aurait besoin d’un revenu de douze cents millions de réaux ou trois cents millions de francs, pour subvenir à toutes ses dépenses, y compris celle de la dette. Les dépenses se divisent ainsi qu’il suit : liste civile, huit millions et demi ; ministère des affaires étrangères, deux millions et demi ; justice, quatre millions et demi ; intérieur, vingt-quatre millions et demi ; guerre, quatre-vingts millions ; marine, commerce et colonie, quatorze millions ; dette, quatre-vingt-six millions, y compris le fonds d’amortissement. Voilà quels sont tous les besoins de l’Espagne, et il ne faut pas oublier que c’est là en quelque sorte un idéal. Les recettes réalisées et conséquemment les dépenses effectives n’ont jamais été au-delà de la moitié de cette somme de trois cents millions ; tous les services ont donc souffert et souffrent encore aussi bien que celui de la dette. Même en ne payant rien à ses créanciers, l’Espagne n’est jamais parvenue à joindre les deux bouts. Pendant la guerre, l’armée et la liste civile absorbaient tout, et il ne restait rien ou presque rien pour la justice, la marine, les affaires étrangères, les travaux publics, etc. Depuis la fin de la guerre, les choses ne vont guère mieux, à cause du désordre que la révolution de septembre a porté dans les finances comme dans tout le reste. Le jour où les dépenses de l’état atteindront réellement ce chiffre de trois cents millions sera un jour de prospérité et de régénération pour toutes les administrations publiques.

Nous n’avons pas la prétention d’établir ici en quelques lignes le budget des recettes possibles de l’Espagne, cette œuvre difficile qui exigera tant d’années et d’efforts pour être menée à bien. Mais, de bonne foi, croit-on qu’il soit impossible de faire produire à l’impôt en Espagne trois cents millions par an ? À ce taux, l’Espagne ne paierait encore que le quart de ce que paie la France, et le septième de ce que paie l’Angleterre. Si l’on réunissait tout ce qui se gaspille par un mauvais système de perception, on ne serait probablement pas bien loin de cette somme, même à l’heure qu’il est. Il n’en faut pourtant pas davantage pour faire face à tout, et avec une largeur inusitée.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur les diverses branches de revenu de la couronne d’Espagne pour se convaincre de la facilité d’en accroître le produit par une meilleure administration. Le tabac, par exemple, qui rapporte chez nous cent millions au trésor, rapporte vingt-cinq millions seulement en Espagne. On sait cependant quel usage font du tabac toutes les classes de la population. Le revenu des postes, qui dépasse chez nous cinquante millions, atteint à peine en Espagne cinq millions, ou le dixième. Nous citons ces deux exemples, non parce qu’ils sont les plus frappans, mais parce qu’ils sont les plus clairs pour des lecteurs français. Les tabacs et les postes sont du petit nombre des impôts qui se ressemblent dans les deux pays, et qui peuvent conséquemment prêter à une comparaison. La fraude sur ces deux articles est, dit-on, très considérable et prive le trésor d’un bon tiers des recettes. Pour ce qui est des contributions directes, ou de ce qui en tient lieu, comme elles sont perçues par les ayuntamientos, il est à peu près impossible d’évaluer ce qui se perd. On a essayé plusieurs fois de faire un relevé de la matière imposable ; on a toujours été forcé de s’arrêter, faute de renseignemens suffisans. Les élémens d’une statistique manquent absolument.

La révolution, qui a fait main basse sur tant de débris du passé, a respecté dans le système financier le monument le plus suranné du moyen-âge. On a compté en Espagne plus de cent espèces de contributions différentes. L’origine, la nature et le nom de quelques-unes de ces contributions ne sont pas moins étranges que leur nombre. L’alcabala est un droit sur les ventes qui remonte aux Maures, la cruzada est l’impôt payé pour une bulle obtenue sous Charles-Quint qui permet de manger de la viande en carême, les millones ou contributions indirectes datent de 1590 et de Philippe II, paja y ustensilios (paille et ustensiles) est une taxe sur le revenu, quelque chose comme l’income tax de sir Robert Peel, qui a été instituée en 1719, et ainsi de suite. La plupart de ces impôts, établis dans des temps d’ignorance et de despotisme, sont mal conçus, mal assis, et étouffent la production et la consommation dans leurs sources. Ils ne sont pas d’ailleurs les mêmes dans toutes les provinces. Telle portion du pays ne contribue aux charges de l’état que pour un faible don annuel ; telle autre est affranchie des droits indirects. Une foule de taxes locales, d’une origine plus ou moins féodale, compliquent encore le système ; il en résulte que les charges sont réparties sur la surface du territoire avec une criante irrégularité. Quand certaines parties de l’Espagne sont écrasées, d’autres au contraire jouissent de priviléges exorbitans. Point d’unité ; beaucoup de branches de revenu sont affectées à des destinations spéciales ; chaque ministère a ses recettes particulières et son budget distinct, dont les meilleurs produits sont parfois engagés d’avance pour plusieurs années. C’est une confusion semblable en tout à celle qui régnait dans les finances de la France avant 1789.

L’Espagne a eu beaucoup d’assemblées constituantes qui se sont occupées de lui donner des lois politiques, elle n’en a pas encore eu une qui ait songé à la doter d’une bonne organisation financière. Ce sera là l’éternel honneur de l’assemblée constituante française. Elle a sans doute commis bien des fautes, elle est tombée dans bien des erreurs ; mais en même temps qu’elle fondait sur des théories impraticables la constitution politique du pays, elle lui donnait la constitution économique qu’il a encore, et qui a si heureusement succédé au chaos de l’ancien régime. Les travaux de l’assemblée, sous ce rapport, ont été moins brillans sans doute, mais plus solides, d’un effet plus durable et plus sûr que ses travaux politiques. La constitution de 1791 a disparu ; l’unité administrative et financière est restée.

Voilà un travail qui reste à faire à l’Espagne et un de ceux qui lui importent le plus. L’unité et l’homogénéité des finances sont de grands leviers de puissance pour un état. Quand toutes les recettes sont centralisées, la révision devient plus facile, et la répartition plus équitable. Or, les effets d’une bonne répartition sur le revenu public sont incalculables. Avec quelques impôts bien simples, bien clairs, mais également distribués et habilement assis, l’Espagne obtiendra plus de résultats qu’avec cet amas d’exigences vexatoires, confuses, et quelquefois contradictoires. Le spectacle de ce qui se passe en France peut encore lui servir d’exemple. Le nombre de nos contributions est borné, mais leur perception est si bien entendue et se moule si naturellement sur le progrès de la richesse publique, que sans l’établissement de nouveaux impôts, les revenus montent d’eux-mêmes, dans une proportion considérable, à mesure que la consommation s’accroît et que les échanges se multiplient.

Il est surtout une branche de revenu qui n’a pas encore été, à vrai dire, exploitée en Espagne : ce sont les douanes. Dirait-on que, dans cette monarchie de quinze millions d’ames, où l’aisance moyenne s’est fort accrue depuis trente ans, les douanes ne rapportent au trésor public que quinze millions par an, à peine la moitié de ce que produit chez nous la seule douane de Marseille ? Quand la Grande-Bretagne, qui ne compte guère plus d’habitans, retire annuellement de ses douanes l’énorme somme de six cents millions de francs, c’est à la quarantième partie de ce chiffre que l’Espagne en est réduite ! Rien ne prouve plus qu’un pareil fait combien de ressources offrira la Péninsule à quiconque portera sur ses affaires économiques un coup d’œil intelligent.

Le commerce d’importation qui est maintenant en France de plus d’un milliard, et qui dépasse depuis long-temps en Angleterre un milliard et demi, n’atteint en Espagne, officiellement du moins, que cent cinquante millions de francs environ. Si la puissance industrielle d’une nation se mesurait au peu qu’elle retire de l’étranger, l’Espagne serait la première nation industrielle du monde, car il n’en est pas qui, proportionnellement à sa population, reçoive moins de marchandises étrangères. Les partisans du système prohibitif peuvent admirer à leur aise dans ce pays-là les magnifiques conséquences qu’il peut produire. L’Espagne est le pays natal du système prohibitif ; il y brille depuis des siècles de tout son éclat, et il est parvenu à étouffer toute l’activité industrielle, agricole et commerciale sur l’un des territoires les mieux doués par la nature pour l’industrie, l’agriculture et le commerce.

Quand l’Espagne réformera ses douanes, elle n’y gagnera pas seulement sous le rapport fiscal. Le travail national, comme on dit à présent, gagnera encore cent pour cent à être délivré de la prétendue protection qui l’écrase. Mais on peut procéder graduellement dans cette réforme, et la commencer sans alarmer les intérêts qui se croient lésés par un remaniement total. Avec ses absurdes tarifs, l’Espagne n’empêche pas les produits étrangers d’entrer chez elle ; seulement, elle les force à entrer par contrebande et à payer aux entrepreneurs du commerce interlope la prime qu’ils devraient payer au fisc. Que les droits soient abaissés de manière à être un peu au-dessous ou seulement au niveau de la prime de contrebande, et le trésor bénéficiera immédiatement d’un revenu qui lui échappe aujourd’hui, sans rien changer en réalité aux conditions commerciales existantes. Ce revenu doublera, triplera ensuite, si l’on veut aller plus loin et rendre l’Espagne plus accessible au commerce, au grand profit de la population entière comme des finances nationales.

L’Espagne a besoin de revenir de loin sous le rapport des intérêts matériels, car une mauvaise constitution économique a toujours été la plus grande plaie du pays. Quand une nation s’enrichit, elle trouve toujours le moyen d’arranger ses autres affaires. C’est quand elle va s’appauvrissant qu’elle perd tout ressort. Or, parmi les attentats qui chargent la mémoire de Philippe II, le système de compression financière qu’il a établi n’a pas été un des moins mortels. Partout où ce système déplorable a été porté, il a laissé après lui la ruine et la dévastation. Voyez Naples : dans quel état l’administration espagnole avait mis ce beau royaume, qui n’a commencé à reprendre vie que quand il a échappé à la domination des successeurs de Philippe II ! Il serait curieux de suivre dans ses détails les ingénieuses inventions de cette autre inquisition pour tarir systématiquement toute richesse. Il n’y a de comparable à cet absolutisme destructeur que l’administration dévorante des Turcs.

Voilà plus d’un demi-siècle que l’illustre Jovellanos, dans son mémorable travail sur la législation agricole, a posé les bases d’une réforme économique. Les révolutions ont réalisé une partie des idées de ce grand citoyen ; il ne reste qu’à en compléter l’exécution pour les rendre fructueuses. Le traité sobre la ley agraria devrait être encore aujourd’hui le manuel de tout ministre des finances espagnol. Le plus difficile est fait ; la propriété elle-même s’est affranchie des chaînes caduques du moyen-âge, et si cette délivrance a été quelquefois achetée par des violences coupables qui auraient fait saigner le cœur du sage économiste asturien, les résultats sont maintenant consacrés par le temps, qui cicatrise bien des blessures. Il manque peu de chose pour tirer toutes les conséquences de cette transformation, et pour faire participer le gouvernement au bien qui en naît tous les jours pour la société.

Le trésor a encore une ressource dont nous n’avons pas parlé : c’est la vente des biens du clergé ; mais cette ressource, toute révolutionnaire, n’a pas l’importance qu’on lui prête. Si, dans l’origine, l’état avait procédé avec intelligence à la prise de possession des biens du clergé, les créanciers de l’Espagne auraient pu y trouver un gage qui les eût rassurés. Aujourd’hui, cette réserve est gaspillée. Ce qui a été vendu suffit à peine pour représenter les intérêts de plusieurs années qui n’ont pas été payés, et ce qui reste à vendre est grevé d’une servitude morale fort grave. Ceci nous amène à la troisième des grandes questions que nous avons indiquées, celle de l’église.

Il y a quelques années, le clergé espagnol était le plus riche du monde ; maintenant, il est le plus pauvre. On lui a pris ses biens pour les vendre au nom de la nation, et on ne lui a donné en échange que des subsides qui ne se paient pas. Cette situation honteuse ne peut pas durer ; il faut que, d’une manière ou de l’autre, le clergé ait des revenus qui lui permettent de vivre et d’entretenir le culte. Ou qu’on lui rende ce qui reste de ses biens, ou qu’on lui donne une dotation réelle sur le budget : il n’y a pas de milieu pour un gouvernement qui se respecte. Le clergé espagnol, tant séculier que régulier, avait beaucoup à expier, car il était pour sa bonne part dans les maux séculaires du pays. L’expiation a été cruelle ; il ne faut pas qu’elle se prolonge plus long-temps. La religion elle-même finirait par souffrir de la colère soulevée par ses ministres. À son tour, l’Espagne nouvelle a des torts, même des crimes, à se reprocher envers le clergé. Le moment de la réconciliation doit être venu, car de part et d’autre on a besoin de faire oublier.

Cette difficulté du revenu n’est pas la seule. Il n’y a plus, à proprement parler, d’église espagnole. Les rapports entre l’Espagne et Rome sont rompus. Les trois quarts des siéges épiscopaux sont vides. Parmi les évêques, les uns ont suivi don Carlos, les autres ont été déportés par le gouvernement hors de leurs siéges. Deux ou trois fois, on a essayé d’introduire en Espagne la constitution civile du clergé, mais l’esprit profondément catholique du pays y a répugné. Même dans les cortès élues sous l’administration d’Espartero, la loi proposée est restée sans discussion. Il est indispensable et urgent d’ouvrir des relations avec le saint-siége pour la négociation d’un concordat. Le pays lui-même le demande, car, dans les élections qui viennent d’avoir lieu, plusieurs prêtres éminens ont été nommés candidats au sénat, la constitution leur fermant l’entrée de la chambre des députés. Il n’est pas possible que le peuple le plus catholique de l’Europe reste long-temps dans cet état. Nulle part, dans les campagnes, le service du culte n’est assuré, et tout le royaume est comme frappé d’interdit.

Après le bombardement de Séville, le vénérable cardinal Cienfuegos, archevêque de cette ville, déporté à Alicante, a envoyé de son exil, au chapitre de sa cathédrale, sa croix d’or et son anneau pastoral, pour contribuer au soulagement des malheureux atteints par le bombardement. Cet envoi était accompagné d’une lettre touchante où le vieux prélat s’excusait sur sa pauvreté de ne pouvoir faire davantage. Toute l’Espagne s’en est émue, et il est bien à désirer que l’attendrissement général produit par cet incident conduise à quelques mesures efficaces.

Enfin nous avons parlé de travaux publics. Il est inutile d’insister sur ce sujet qui se recommande de lui-même. Tous les rapports des voyageurs s’accordent à présenter les Espagnols comme très occupés de questions matérielles. L’émulation les a gagnés. De tous les côtés, on n’entend parler que de projets de routes, de ponts, de canaux. Le danger est qu’ils prétendent trop faire à la fois, car il paraît bien certain qu’ils veulent à toute force sortir de leur apathie traditionnelle. Nous leur recommandons surtout les routes au travers des Pyrénées. Entre Bayonne et Perpignan, Napoléon voulait ouvrir cinq grandes communications. Le gouvernement français fera certainement de son côté ce qui sera nécessaire pour réaliser le magnifique projet de l’empereur, quand il sera sûr que les voies tracées sur notre territoire se prolongeront sur le territoire espagnol. Il est difficile de prévoir toutes les conséquences que pourrait avoir sur l’avenir de la Péninsule l’ouverture de ces cinq portes, par où passeraient les richesses, les mœurs, les idées, toute la civilisation de la France et de l’Europe. Si l’on n’avait pas tant abusé du mot de Louis XIV, nous dirions qu’alors véritablement il n’y aurait plus de Pyrénées.

Mais ces merveilles ne sont réalisables qu’autant que le grand problème sera résolu, le problème d’un gouvernement. Nous venons de dire quels obstacles le succès rencontrera ; nous avons dit aussi quels moyens peuvent l’aider. À nos yeux, si les élémens d’anarchie sont puissans, les élémens d’ordre sont plus forts encore. Mais la moindre faute peut tout perdre, et le trône avec le reste. Or, si jamais le trône est renversé, tout est fini pour l’Espagne ; le principe monarchique, resté debout encore dans ce tas de ruines, est sa seule chance de salut. Nous qui avons eu le facile mérite de prévoir et d’annoncer d’avance la chute d’Espartero, nous voudrions être aussi bon prophète en annonçant que la crise actuelle peut être le salut du pays. Malheureusement il est toujours plus aisé et plus sûr de prévoir le mal que le bien. Ayons pourtant bon espoir. Ces momens où le danger est visible pour tous sont quelquefois ceux où il est conjuré le plus facilement.


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