Don Juan (Byron)/Chant deuxième

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1. Ô vous qui êtes appelés à former la brillante jeunesse, en Hollande, en France, en Angleterre ou en Germanie, fouettez bien vos élèves en toute occasion, je vous en conjure ; car c’est en oubliant leurs souffrances qu’on corrige leurs mœurs. En vain Juan avait-il reçu la plus douce des mères et des éducations, il finit, et de la manière du monde la plus vilaine, par perdre sa première innocence.

2. S’il eût été mis dans une école publique de troisième ou de quatrième classe, ou du moins s’il eût été élevé dans le Nord, ses occupations de chaque jour eussent empêché son imagination de prendre feu. — L’Espagne offre peut-être une exception, mais cette exception confirme la règle, — et dans tous les cas, un enfant de seize ans occasionant un divorce, devait bien confondre l’habileté de ses précepteurs.

3. Pour moi, cela ne me confond nullement, les choses bien considérées. D’abord sa mère n’avait en tête que les mathématiques ; et tandis qu’il avait pour tuteur un vieux âne, une femme jolie (cela va sans dire, autrement la chose n’aurait sans doute pas eu lieu) avait pour mari un barbon avec lequel elle s’accordait mal. — Puis le tems et l’occasion.

4. Bien, — fort bien. Il faut que le monde tourne sur son axe et que tous les mortels, têtes et jambes, fassent le même tour que lui. Vivons et mourons, faisons l’amour, payons nos taxes, et, suivant la direction du vent, sachons disposer nos voiles.

Le roi nous parle en maître, le médecin en charlatan, le prêtre en docteur, et c’est ainsi que la vie s’exhale. C’est un léger souffle, de l’amour, du vin, de l’ambition ; de la guerre, de la dévotion, de la poussière, — un nom peut-être.

5. J’ai dit que Juan fut envoyé à Cadix, — jolie ville dont je me souviens bien. — C’est le centre de tout le commerce colonial (du moins c’était, avant que le Pérou n’eût l’envie de se révolter). On y voit des filles si douces, j’entends des dames si gracieuses, que leur seule démarche enivre le cœur. Je ne pourrais vous la dépeindre bien que j’en sois encore tout ému, ni vous en offrir quelques comparaisons, je ne vis jamais rien de pareil.

6. Un cheval arabe ? un cerf élancé ? un barbe nouvellement dressé ? un caméléopard ? une gazelle ? Non, — non, rien de tout cela. — Et puis, leur robe, leur voile, leur jupe, hélas ! pour s’arrêter sur de pareils objets, il faudrait sacrifier près d’un chant : — ensuite viendrait leur pied et des chevilles — ici, lecteur, rendez grâces au ciel de ce que je ne puis trouver une métaphore… — Eh bien, ma trop lente muse ! — Allons, laissez-moi reprendre haleine.

7. Chaste, muse !! — Bien, puisqu’il le faut, il le faut. Je crois apercevoir un voile écarté pour un moment par une main légère, tandis qu’un œil expressif vous fait pâlir et vous perce le cœur. — Terre brûlante, toute d’amour ! quand je t’oublierai, puissé-je en venir à — dire mes prières ! — non, jamais costume ne prêta tant de charmes aux œillades, excepté les fazzioli de Venise.

8. Mais à notre conte : Donna Inès avait envoyé son fils à Cadix seulement pour qu’il s’y embarquât ; il n’entrait pas dans ses vues de l’y laisser séjourner ; et la raison ? — car nous embarrassons notre lecteur. — C’est qu’il était convenu que le jeune homme voyagerait : comme si un vaisseau espagnol eût dû, semblable à l’arche de Noé, le séparer de la scélératesse mondaine, et le ramener ensuite à la terre tel qu’une colombe d’espérance.

9. Don Juan, après avoir, suivant ses instructions, ordonné à son valet de disposer tout pour son départ, reçut un sermon et quelque argent. Il devait voyager pendant quatre printems ; Inès était affligée sans doute (tous les genres de séparation ont leur épine), mais elle espérait, — elle croyait peut-être qu’il amenderait. Elle lui donna de plus une lettre (qu’il ne lut jamais) de bons conseils, et deux ou trois de crédit.

10. Cependant, afin de se distraire, la vertueuse Inès forma pour le dimanche une école de petits mauvais garnemens, qui auraient bien préféré jouer, comme de vilains paresseux, au diable ou au fou. C’étaient des enfans de trois ans qui, ce jour-là, venaient écouter ses leçons. Les indociles étaient fouettés ou mis sur la sellette. Le grand succès de l’éducation de Juan l’encourageait à s’occuper d’une autre génération.

11. Juan quitta le bord, et le vaisseau s’ébranla ; les vents étaient bons, l’eau très-agitée. C’est un diable de courant que celui de cette baie, je l’ai assez souvent essuyé pour me le rappeler. Si vous vous asseyez sur le tillac, votre visage ne tarde pas à se couvrir d’écume jaunissante, et à prendre l’apparence d’un cuir tanné. C’est là qu’il se tint pour dire et redire son premier, peut-être son dernier adieu à l’Espagne.

12. Je ne puis m’empêcher de remarquer que c’est un spectacle poignant que celui de la terre natale s’éloignant derrière les flots mugissans. — Il anéantit tout-à-fait, surtout si l’on est encore aux jours de la jeunesse. Je me souviens que les côtes de la Grande-Bretagne paraissent blanches, mais la plupart des autres terres sont bleues ; en entrant dans l’humide élément, et trompés par la distance nous reportons nos regards vers elles.

13. Juan au désespoir demeurait assis sur le tillac, et cependant le vent ronflait, les cordages sifflaient, les matelots juraient et le vaisseau craquait ; la ville devenait un point dont ils s’éloignaient de plus en plus. Le meilleur de tous les remèdes contre le mal de mer c’est un beefsteak. Vous riez, monsieur ? faites-en auparavant l’épreuve. Je vous assure que rien n’est plus vrai, je l’ai essayé ; et puisse-t-il vous faire le même effet salutaire !

14. Don Juan, assis, voyait de la poupe sa chère Espagne s’évanouir dans le lointain. On surmonte difficilement le chagrin d’un premier départ : les nations même qui courent aux armes le ressentent. C’est une espèce indicible d’émotion, une sorte de coup qui déchire le cœur. En s’éloignant des gens et des lieux les plus insupportables, les yeux se retournent encore pour en regarder le clocher.

15. Mais Juan avait eu bien des objets à quitter. Une mère, une maîtresse et pas de femme ; il avait donc pour s’attrister de bien meilleurs motifs qu’un grand nombre de personnes plus âgées. Et si, dans tous les tems, nous soupirons en perdant de vue ceux mêmes avec lesquels nous sommes en querelle, certainement, quand ces personnes nous sont chères, nous devons sangloter ; — c’est-à-dire jusqu’à ce que de plus profonds chagrins viennent sécher nos larmes.

16. Juan pleurait donc, comme pleuraient les juifs captifs en se rappelant Sion, sur les ondes babyloniennes[1]. Je voudrais bien pleurer avec lui, mais ma muse n’est pas larmoyante, et il n’est pas sage de se consumer pour de pareils chagrins. Les jeunes gens ne doivent voyager que pour se divertir ; et par la suite peut-être que leurs valets, en attachant leur porte-manteau derrière la voiture, y glisseront ce chant lui-même.

17. Enfin Juan pleurait, soupirait et méditait ; ses larmes amères tombaient dans l’amer élément :doux sur le doux (j’aime beaucoup à citer : vous excuserez ce souvenir ; c’est lorsque la reine de Danemarck jette des fleurs sur la tombe d’Ophélie[2]) ; tout en sanglotant, il songeait à sa position, et faisait de sérieux plans de réforme.

18. « Adieu, mon Espagne ! adieu pour longtems, criait-il. Peut-être ne dois-je plus te revoir, et mourrai-je, comme tant d’autres exilés, du désir de revenir encore sur ton rivage. Adieu, bords paisibles du Guadalquivir ; adieu, ma mère ; et puisque tout est fini, adieu, ma trop chère Julia ! » (Ici il tira encore sa lettre et se mit à la relire.)

19. « Et oh ! si je devais jamais l’oublier, je jure, — mais cela est impossible et absurde : — cet Océan azuré se joindra au ciel, la terre s’abîmera dans la mer avant que je perde ton souvenir, ô ma belle amie ! ou que j’aie une autre idée que la tienne. La médecine n’a pas de remède pour les chagrins de l’âme. » — (Ici le vaisseau fit un bond, et Juan sentit les approches du mal de mer.)

20. « Les cieux toucheraient plutôt la terre. » — (Ici il se sentit plus malade.) « Ô Julia ! que me font tous les autres maux ? — Au nom du ciel, donnez-moi un verre de liqueur. — Pedro Battista ! aidez-moi à redescendre. — Julia, mes amours ! — Plus vite donc, drôle de Pedro. — Ô Julia ! — Ce maudit vaisseau bondit tellement. — Chère Julia, tu vois que je t’implore encore ! » (Ici le vomissement l’empêcha d’articuler.)

21. Il ressentit ce froid malaise de cœur, ou plutôt d’estomac, qui, sans le secours du meilleur apothicaire, suit, hélas ! également la perte d’une amante, la perfidie d’un ami, la mort de ceux auxquels nous tenons fortement et qui emportent avec eux une partie de nos espérances : nul doute que dans ce cas Juan ne se fût montré plus sentimental, mais la mer faisait sur lui l’effet d’un violent émétique.

22. L’amour est un maître capricieux. Je l’ai vu résister à des fièvres dont il était la première cause, mais reculer devant un rhume, un refroidissement, et surtout redouter une esquinancie. Toutes les bonnes et nobles maladies ne l’intimident pas, mais les indispositions vulgaires le mettent aux abois. Il ne veut pas qu’un éternuement suspende ses soupirs, ou qu’un échauffement rougisse ses yeux bandés.

23. Mais le pire de tout c’est la nausée, ou bien une douleur dans la région inférieure des entrailles. L’amour, qui aurait le courage héroïque d’ouvrir une veine, tressaillit à l’application des serviettes chaudes ; les purgatifs ébranlent son empire, et enfin le mal de mer lui donne la mort. Don Juan était donc bien épris, puisque sa passion résista aux atteintes que lui porta son estomac dans son premier voyage sur mer.

24. Le vaisseau, appelé la très-sainte Trinidada, faisait directement voile pour le port de Livourne, où la famille espagnole des Moncade était établie long-tems avant la naissance du père de Juan[3]. Il existait des liens de parenté entre les deux maisons, et Juan avait pour eux une lettre d’introduction qui lui avait été adressée, le matin de son départ, par ses amis d’Espagne pour ceux de l’Italie.

25. Sa suite consistait en trois valets et un gouverneur, le licencié Pédrillo qui savait plusieurs langues ; mais, pour le moment, il gisait malade et sans voix sur son matelas, ballotté dans son hamac, soupirant après la terre, et sentant à chaque brisée augmenter son mal de tête. Les vagues qui pénétraient par les sabords remplissaient en même tems sa couche d’humidité, et son ame de frayeur.

26. Ce n’était pas sans quelque raison, car la brise s’éleva vers la nuit, jusqu’à ce qu’elle se convertit en vent frais : c’était peu de chose pour les gens de mer ; mais plusieurs passagers pouvaient en ressentir quelque effroi : les matelots sont d’une autre espèce. Au coucher du soleil, ils commencèrent à carguer les voiles, car l’aspect du ciel annonçait que le vent serait violent et pourrait enlever un mât ou quelque chose de semblable.

27. À une heure, le vent, avec une impétuosité soudaine, jette le vaisseau juste dans la vague entr’ouverte : la mer frappe la poupe, lui fait une crevasse diagonale, y brise l’étambord et en entame toutes les parties. Avant d’être sorti de cet imminent danger, le gouvernail était brisé. Il était tems d’appeler aux pompes, le bâtiment contenait quatre pieds d’eau.

28. Une troupe se mit à l’instant aux pompes, et le reste s’empressa de déballer une partie de la cargaison ; cependant ils n’avaient pas encore découvert la voie d’eau. À la fin elle parut, mais ils n’en étaient pas plus rassurés ; l’eau s’élançait par une ouverture énorme, malgré draps, chemises, vestes, et balles de mousselines qu’ils cherchaient à lui opposer.

29. Mais tous les obstacles eussent été inutiles, et le vaisseau eût coulé à fond en dépit de tous les efforts et expédiens, sans le secours des pompes. Je suis heureux de faire connaître celles-là à tous ceux qui pourraient en avoir besoin, elles tirèrent cinquante tonnes d’eau par heure ; ainsi notre équipage eût été perdu sans M. Mann, de Londres, qui en est l’inventeur.

30. Au déclin du jour, le tems parut s’adoucir : ils eurent l’espoir de rester maîtres de l’ouverture et de remettre à flot leur bâtiment ; cependant trois pieds d’eau occupaient encore deux pompes à bras et une troisième à chaîne. Le vent redevint frais. Comme il se faisait tard, une bouffée fit détacher quelques armes à feu, et une bourrasque (je voudrais en vain essayer de la décrire) jeta d’un seul coup le vaisseau sur le flanc.

31. Il resta sans mouvement dans cette position, comme s’il eût été attaché. L’eau, quittant le fond de cale pour venir laver les ponts, offrait une de ces scènes que les hommes n’oublient pas de sitôt ; car ils gardent la mémoire des batailles, des incendies, des naufrages, en un mot de tout ce qui excita leurs regrets et brisa leur espérance, leur cœur, leur tête ou leur cou : c’est ainsi que l’on voit bien des gens, plongeurs ou autres, rappeler avec complaisance les instans où ils étaient sur le point de se noyer.

32. Sur-le-champ les mâts furent coupés ; d’abord celui d’artimon, ensuite le grand mât : mais vain espoir, le vaisseau restait encore aussi immobile qu’une souche. Il fallut rompre le mât de misaine, et enfin (ce que nous n’aurions jamais fait tant qu’il nous serait resté une lueur d’espérance) celui de beaupré. Ainsi débarrassé, le bâtiment se redressa avec violence.

33. On peut facilement supposer que, pendant tout cela, certaines personnes n’étaient pas sans inquiétude ; que les passagers trouvaient fort déplacé de sacrifier leur vie en même tems que leurs rations ; que même il n’y avait pas jusqu’aux meilleurs marins qui, se voyant si près de leur fin, ne commissent quelque désordre, comme de demander du grogue, et quelquefois d’aller boire le rum à la tonne.

34. Il est vrai que rien au monde ne calme l’esprit comme le rum et la vraie religion. Dans cette circonstance, les uns pillaient, les autres buvaient des liqueurs spiritueuses, et ceux-là chantaient des psaumes, tandis que les vents aigus répondaient en dessus, et que le rugissement rauque des vagues marquait la mesure. L’effroi avait interrompu les vomissemens des passagers attaqués du mal de mer, et les sons des désespérés, des blasphémateurs et des dévots, formaient étrangement chorus avec les mugissemens de l’Océan.

35. Peut-être serait-il survenu plus de mal sans notre Juan qui, avec une raison supérieure à son âge, courut à la chambre aux liqueurs, et, armé d’une paire de pistolets, leur en ferma l’entrée. La crainte qu’il inspira, comme si la mort eût été plus effroyable en sortant de la flamme que de l’eau, tint en respect, malgré leurs jurons et leurs pleurs, tous ces hommes qui, avant de mourir, jugeaient convenable de tomber ivres morts.

36. Donnez-nous du grogue, criaient-ils, et dans une heure il n’en sera rien de plus. — Non, répondit Juan ; sans doute la mort nous attend vous et moi, mais il faut mourir en hommes, et non pas tomber comme des brutes. » Ainsi il conserva son poste dangereux, et nul ne fut assez hardi pour braver ses menaces. Le très-révérend Pédrillo lui-même ne put obtenir un seul verre de rum.

37. Le bon vieux citoyen, tout éperdu, poussait de hautes et pieuses lamentations, accusait tous ses péchés, et faisait un dernier et irrévocable vœu de réforme. Rien (une fois ce danger passé) ne le déciderait plus à quitter ses occupations académiques et les cloîtres de la studieuse Salamanque, pour suivre, comme Sancho Pança, les courses de Juan.

38. Mais il survint encore une lueur d’espérance. Le jour parut et le vent s’adoucit ; les mâts étaient enlevés, la voie d’eau augmentait ; alentour d’eux des bas-fonds, nulle part un rivage ; et cependant le vaisseau voguait depuis qu’il s’était relevé. Ils disposèrent encore les pompes, et bien qu’auparavant ils regardassent tous leurs efforts comme inutiles, un faible rayon de soleil les remit à l’ouvrage ; les plus forts pompaient, les plus faibles poussaient une voile.

39. Cette voile fut placée sous la quille du vaisseau, et fut d’un effet salutaire pendant un instant. Mais que pouvait-on espérer avec une voie d’eau, et pas une baguette de mât, pas une bribe de toile ? Mieux vaut cependant lutter jusqu’au dernier moment ; il n’est jamais trop tard pour se noyer : et quoiqu’il soit bien vrai qu’on ne souffre la mort qu’une fois, elle est loin d’être séduisante dans le golfe de Lyon.

40. C’était là en effet que le vent et les vagues les avaient poussés ; c’était de là que l’un et l’autre les emportaient sans que personne songeât à modérer leur impulsion : il était fort inutile de tenter de conduire le bâtiment. Ils n’avaient pas eu jusqu’alors un jour assez tranquille pour replacer ou seulement commencer un mât de ressource et un gouvernail, ou pour oser même assurer que dans une heure ils verraient surnager le vaisseau qui, par bonheur, nageait encore — non pas, il est vrai, aussi bien qu’un canard.

41. Le vent peut-être était moins violent, mais le vaisseau était si délabré qu’on pouvait à peine espérer d’avancer un pas de plus. Pour surcroît de détresse, ils n’avaient plus d’eau douce, et les mets solides diminuaient sensiblement ; vainement consultaient-ils le télescope. — Nul vaisseau, nul rivage, partout la mer furieuse et la nuit tombante.

42. Une seconde tempête les menaçait. — Un second vent frais souffla, et l’eau entra par les deux extrémités du fond de cale. Mais bien que tout l’équipage pût voir ce qui se passait, le plus grand nombre montra de la patience et quelques-uns de l’intrépidité jusqu’au moment où toutes pompes furent crevées ou rompues. C’était l’annonce d’un abandon complet à la merci des vagues ; merci comparable à celle des hommes au sein des guerres civiles.

43. Le charpentier, les yeux éraillés, remplis de larmes, se présenta alors et dit au capitaine qu’il ne pouvait rien de plus. C’était un homme d’âge qui avait long-tems voyagé dans des mers orageuses, et s’il pleurait enfin, ce n’était pas la peur qui mouillait ses paupières comme celles d’une femme ; mais c’est qu’il avait, le pauvre diable, une femme et des enfans, deux choses désespérantes pour les moribonds.

44. Cependant le désordre le plus complet régnait dans le vaisseau. Toute distinction entre les particuliers disparut : plusieurs recommencèrent leurs prières, et promirent des chandelles à leurs saints. — Mais nul ne survécut pour accomplir son vœu. Ceux-ci regardaient le ciel ; d’autres redressaient les chaloupes ; il y en eut un qui se jeta aux pieds de Pédrillo pour lui demander l’absolution, et celui-ci dans son trouble lui accorda la damnation.

45. Quelques-uns se fouettaient dans leurs hamacs, d’autres mettaient leurs plus beaux habits comme pour aller à la foire. L’un maudissait le jour qui l’avait vu naître, grinçait les dents, hurlait, ou s’arrachait les cheveux. Ceux-là essayaient encore de retenir les chaloupes, bien convaincus qu’une barque étroitement attachée se maintiendrait sur une mer furieuse, si le vent ne tombait directement sur elle.

46. Mais ce qu’il y avait de pis, après plusieurs jours de transes mortelles, c’est qu’il leur était difficile de conserver assez de victuailles pour les soutenir maintenant dans leur détresse. Les hommes, même à leurs derniers momens, redoutent l’inanition ; le mauvais tems endommageait leurs provisions, ils n’avaient que deux caisses de biscuits et une barrique de beurre susceptibles d’être transportées dans le cutter[4].

47. Ils parvinrent à transporter dans la grande chaloupe quelques livres de pain gâté par l’humidité ; un tonneau d’eau d’environ vingt gallons[5] et six flasques de vin[6]. Ils remontèrent une partie de leur bœuf qu’ils réunirent à un morceau de jambon, mais le tout n’eût pas fait une bouchée pour chacun d’eux. — Ajoutez un tonneau qui renfermait encore huit gallons de rum.

48. Les autres barques, l’esquif et la pinasse, avaient été coulés dans le commencement du vent. La grande chaloupe n’en valait guère mieux, ayant pour voiles deux couvertures, et pour mât un aviron que par bonheur un petit mousse avait jeté sur l’avant du vaisseau. Deux barques seules n’auraient pu sauver la moitié de l’équipage, comment auraient-elles contenu assez de provisions ?

49. On était au crépuscule ; le jour sans soleil s’abaissait sur le gouffre des eaux. Semblable à un voile qui, s’il était détaché, ne découvrirait que le front d’un ennemi implacable, la nuit s’étendait autour d’eux et brunissait hideusement leurs pâles traits, et leurs yeux attachés sans espoir sur l’immensité profonde. Depuis douze jours la terreur était à leur côté, maintenant c’est la mort.

50. Quelques-uns avaient essayé de faire un radeau, sans en espérer beaucoup sur une mer aussi agitée. C’était une tentative dont on n’aurait pas manqué de rire si l’on avait pu concevoir alors d’autres éclats que ceux de gens qui s’étourdissent et ont une espèce de gaîté horrible et sauvage, moitié épileptique, moitié hystérique. — Il fallait un miracle pour les sauver.

51. À huit heures et demie, poutres, planches, poulaillers, tout, dans l’attente d’un accident, avait été distribué aux courageux matelots, pour les soutenir sur les vagues, et leur donner les moyens de lutter encore quoique assez inutilement : il n’y avait nulle autre lumière que celle de quelques étoiles dans le ciel, quand ils détachèrent les barques surchargées de monde. Le vaisseau se courba, fit un saut, et retombant la tête la première — s’engouffra.

52. C’est alors que de la mer au ciel retentit le terrible cri d’adieu ; alors les timides hurlèrent et les braves conservèrent leur maintien tranquille. Plusieurs, en poussant d’affreux gémissemens, s’étaient déjà précipités dans les flots, avides de devancer l’instant de leur mort. Cependant, comme une bouche infernale, la mer restait entr’ouverte sur sa proie, et le vaisseau, en attirant encore après lui les vagues tournoyantes, ressemblait au lutteur acharné qui essaye d’étrangler son ennemi avant d’expirer lui-même.

53. D’abord, un cri universel s’était élevé, plus bruyant que le bruyant Océan, et semblable au fracas de la foudre répété par les échos. Tout ensuite rentra dans le silence, excepté le vent cruel et la mer impitoyable. Seulement par intervalles et au milieu d’un tourbillon convulsif, une voix solitaire retentissait encore ; c’était le dernier cri d’un fort nageur à l’agonie.

54. Les barques, comme nous l’avons dit, étaient allées en avant, transportant plusieurs personnes de l’équipage. Mais leurs espérances n’étaient guère plus hautes qu’auparavant : le vent était trop violent pour leur laisser l’espoir de gagner quelque rivage ; et d’ailleurs, bien que peu nombreux, ils l’étaient encore beaucoup trop. En se séparant du vaisseau on en comptait neuf dans le cutter et trente dans la chaloupe.

55. Tout le reste avait péri : environ deux cents ames avaient quitté leur corps ; mais hélas ! voici bien le pire. Quand l’Océan roule sur la dépouille des catholiques, il leur faut attendre des semaines avant qu’une messe vienne blanchir leurs taches purgatoriales ; car, tant qu’on ignorera le nom précis du trépassé, on n’ira pas hasarder de l’argent à son intention : il en coûte trois francs pour faire dire une messe.

56. Juan était entré dans la grande chaloupe, et était même parvenu à placer Pédrillo. On eût alors dit qu’ils avaient changé de condition : Juan avait cet extérieur imposant que donne le courage, tandis que les yeux du pauvre Pédrillo s’apitoyaient sur le sort de celui auquel ils appartenaient. Battista (ou plus brièvement Tita) était mort en buvant un peu d’eau-de-vie.

57. Juan voulut sauver son autre valet, mais l’ivresse lui fut également funeste. Car Pedro était si bien hors de lui, qu’en croyant toucher le cutter, il mit le pied dans la mer, et resta de cette manière enseveli dans un tombeau d’eau et de vin. Quoiqu’il eût glissé près d’eux, les autres n’essayèrent pas de le remonter ; la mer grossissait de minute en minute : et quant à la chaloupe, chacun songeait avant tout à s’y ménager une place.

58. Juan avait encore un petit vieux épagneul qui venait de son père Don José, et qu’il affectionnait comme vous pouvez croire ; car on aime à s’arrêter sur de tels souvenirs. — Il jappait douloureusement sur le pont, sans doute parce qu’il prévoyait (les chiens ont un si bon nez) que le vaisseau allait couler à fond. Juan le prit, le jeta dans la barque et y sauta lui-même après lui.

59. Il plaça son argent comme il put sur sa personne et sur celle de Pédrillo, qui réellement ne s’y opposa pas, et ne pensait guère à parler ou à agir, tandis que chaque vague venait renouveler sa frayeur. Il croyait trouver un remède à tout, et en réembarquant son précepteur et son épagneul, il n’avait pas perdu l’espérance de leur sauver la vie.

60. La nuit fut orageuse, et le vent était si violent encore, que le bâtiment fut mis à l’abri entre les vagues. Pendant tout le tems que dura la brise ils n’osèrent pas quitter ce sillon, bien que la chaloupe fût trop chargée pour monter au sommet élevé des flots. Chaque vague s’élevait en boucle derrière eux, les inondait et les obligeait à balayer sans interruption[7]. Le pauvre petit cutter ne tarda pas à être submergé.

61. Neuf ames partirent en même tems que lui : la grande chaloupe était encore à fleur d’eau, avec un aviron pour mât et deux couvertures cousues ensemble, remplaçant la voile fort mal à la vérité, tandis que chaque vague menaçait de les engloutir, et que le péril présent était plus grand que jamais. Cependant ils répandirent des larmes sur le sort de leurs compagnons noyés dans le cutter, et bien aussi sur celui des caisses de beurre et de biscuit.

62. Le soleil se leva rouge et enflammé, présage certain de la continuation du vent. Suivre le cours des flots jusqu’à ce qu’il se montrât plus beau, c’était pour le moment tout ce qu’ils avaient à faire. On servit toutefois quelques petites cuillerées de rum et de vin à chacun d’eux ; car ils commençaient à perdre leurs forces. L’eau avait percé les sacs de pain moisi, et la plupart d’entre eux n’avaient conservé de leurs culottes que quelques lambeaux.

63. Ils étaient trente, contenus dans un espace qui leur permettait à peine de faire un pas ou le moindre mouvement. Ils adoucirent leur situation comme ils purent, moitié d’entre eux se levant quoique engourdis par l’humidité, les autres s’asseyant à leur place, et se relevant d’un moment à l’autre. C’est ainsi qu’ils parvenaient à se tenir tous dans la barque ; tremblans comme dans le frisson d’une fièvre tierce, et sans autres vêtemens que la grande enveloppe des cieux.

64. Il est certain que le désir de la vie peut la prolonger. Les médecins en ont l’expérience, quand ils voient les patiens que ne tourmentent ni leurs femmes ni leurs amis, résister à des maladies mortelles. C’est qu’alors l’espoir leur reste, et que leur imagination ne réfléchit pas le couteau ni les ciseaux d’Atropos. Il n’y a que le désespoir de la guérison qui mette obstacle à la vieillesse, et qui donne aux misères de l’homme une rapidité alarmante[8].

65. Ceux qui possèdent des rentes viagères vivent, dit-on, plus long-tems que les autres. — Dieu sait pourquoi, sinon pour tourmenter leurs débiteurs. — Cela est même si vrai qu’il en est quelques-uns, j’en suis persuadé, qui ne meurent jamais. De tous les créanciers, le plus redoutable est un juif, et ces gens-là ne vous prêtent que sous de telles conditions. Ils m’ont avancé, dans ma jeunesse, une somme que je trouve fort insupportable de rembourser encore.

66. Il en est de même des hommes qui naviguent dans une barque à découvert ; ils vivent par amour de la vie, supportant plus de maux qu’on ne pourrait le croire ou le penser, et résistant comme un rocher à tous les efforts de la tempête. La témérité a toujours été le partage du marin, depuis que l’arche de Noé s’est imaginé de voguer çà et là. — Elle devait contenir un équipage et un assortiment curieux[9], ainsi que l’Argo, premier vaisseau corsaire des Grecs.

67. Mais l’homme est une créature carnivore ; il lui faut de la nourriture, au moins une fois le jour. Il ne vit pas en suçant comme les bécasses ; et comme les tigres et les requins, il a besoin de proie. Quoiqu’il puisse bien, tout en murmurant, se nourrir de végétaux dont sa construction anatomique lui permet l’usage, il trouvera toujours le bœuf, le veau et le mouton d’une digestion moins laborieuse.

68. Ainsi pensait notre troupe désolée. Le troisième jour, il survint un calme qui d’abord ranima leurs forces, et s’étendit comme un baume sur leur fatigue ; ils s’endormirent, balancés comme les tortues sur l’azur de l’Océan ; mais quand ils se réveillèrent, ils éprouvèrent une défaillance de cœur, et tombèrent sur leurs provisions avec voracité, au lieu de mettre tous leurs soins à les conserver.

69. On en prévoit aisément la conséquence. — Ils mangèrent tout ce qu’ils avaient ; ils burent leur vin en dépit de toutes les remontrances, puis le lendemain de quoi se nourriront-ils, les insensés ! Ils comptaient que le vent se lèverait et les conduirait à bord. Belles espérances sans doute ; mais comme ils n’avaient plus qu’une rame, et si fragile encore, ils eussent fait plus sagement de conserver leurs provisions.

70. Le quatrième jour vint, mais non pas un souffle d’air. L’Océan dormait encore comme un enfant non sevré. Le cinquième jour trouva encore leur barque sur les flots ; la mer, le ciel, tout était bleu, clair et serein. — Que faire avec une seule rame (je voudrais au moins qu’ils en eussent deux) ? La rage de la faim se fit sentir : et en dépit de ses prières, Juan vit son chien tué et partagé pour satisfaire au présent appétit.

71. Le sixième jour, ils en mangèrent la peau ; et Juan qui avait d’abord refusé sa part, parce que la bête morte venait de son père, Juan, ayant maintenant les dents d’un vautour, reçut comme une grande faveur, et non sans quelque remords, l’une des pattes de devant du pauvre animal. Il en donna la moitié à Pédrillo, que celui-ci dévora, en soupirant après le reste.

71. Le septième jour, pas de vent encore. — Le soleil ardent les suçait et les rôtissait. Immobiles sur la mer, on les eût pris pour des carcasses inanimées ; ils n’espéraient que dans la brise, et la brise ne venait pas. — Ils se regardaient l’un l’autre d’un air sauvage. — Ils n’avaient plus d’eau, plus de vin, plus de nourriture. — Dans leurs regards avides (bien qu’ils ne parlent pas), vous concevez déjà les désirs de cannibale qu’ils éprouvent.

73. À la fin, l’un deux parla bas à son voisin, celui-ci parla bas à un autre, et le mot fit ainsi le tour de la barque. Bientôt il se convertit en un sourd murmure, puis en un son sinistre d’horreur et de désespoir : chacun, dans la pensée de son compagnon, découvrit celle qu’il avait réprimée jusqu’alors : ils parlèrent de sort pour viande et sang, et de qui mourrait pour repaître les autres.

74. Mais avant d’en venir là, ils se partagèrent pour ce jour quelques bonnets de peau, et ce qui leur restait de souliers ; alors ils regardèrent autour d’eux, au désespoir, mais nul ne s’offrait en sacrifice. À la fin on roula, et on disposa des billets que ma muse ne peut voir sans frémir ; car faute de papier et n’ayant rien de mieux, ils avaient arraché à Juan la lettre de Julia.

75. Les lots furent faits, inscrits, mêlés et distribués dans un horrible silence. Pendant qu’on les tirait, la faim qui, semblable au vautour de Prométhée, avait demandé cette abomination, se taisait elle-même. Nul n’y avait songé le premier, la nature seule les y avait entraînés, et il n’en était pas un qui fût sourd à sa voix. — Le sort tomba sur le malheureux précepteur de Juan.

76. Il demanda seulement qu’on le saignât pour le mettre à mort. Le chirurgien avait ses instrumens, il piqua Pédrillo, et sa respiration s’anéantit si suavement que vous auriez eu de la peine à déterminer quand il cessa de vivre. Il mourut en fidèle catholique, et comme la plupart des hommes, dans la religion qui l’avait vu naître. D’abord il colla ses lèvres sur un petit crucifix, puis il tendit la gorge et les bras.

77. À défaut d’autre profit, le chirurgien eut, pour salaire, le premier choix des morceaux. Mais comme il éprouvait alors une soif violente, il aima mieux boire une coupe du sang chaud qui jaillissait. Une partie du corps fut divisée, et une autre, telle que la cervelle et les entrailles, ayant été jetée à la mer, régala deux goulus qui escortaient la barque. Le reste du pauvre Pédrillo fut mangé par les gens de l’équipage.

78. Tous en mangèrent, à l’exception de trois ou quatre qui n’étaient pas si avides de chair humaine. Il faut y ajouter Juan, qui, ayant auparavant refusé sa part d’épagneul, ne ressentait pas à la vue de Pédrillo un appétit beaucoup plus vif. On ne devait pas s’attendre que dans la dernière détresse il pût jamais se joindre à eux pour dîner de son ancien maître et pasteur.

79. Il ne l’eût d’ailleurs pas fait impunément ; car les suites de ce repas furent bien funestes. Ceux qui l’avaient fait avec le plus de voracité tombèrent dans un délire de rage. — Dieu ! comme ils blasphémèrent ; ils se roulèrent couverts d’écume et en proie aux plus étranges convulsions ; ils avalèrent l’eau marine comme celle d’une fontaine limpide ; ils pleurèrent, grincèrent les dents, hurlèrent, jurèrent, mugirent ; enfin, avec un rire d’hyène ils expirèrent en désespérés.

80. Leur nombre fut bien aminci par cette affliction ; et, quant à ceux qui restèrent, Dieu sait s’ils étaient gras ! Quelques-uns, plus heureux que les autres, avaient perdu la mémoire ; les autres pensaient à une nouvelle dissection, comme s’ils n’avaient pas été assez éprouvés par la mort affreuse de ceux qui avaient assouvi leur faim de la même manière.

81. Bientôt ils songèrent au contre-maître comme le plus gras d’entre eux : mais indépendamment de ce qu’il avait peu d’entraînement à cette destinée, il fit valoir quelques autres indispositions. La première c’est qu’il sortait de maladie : mais ce qui lui donna gain de cause, fut un léger présent que, par voie de souscription générale, lui avaient fait les dames de Cadix.

82. Il restait encore quelque chose du pauvre Pédrillo, on en usa avec discrétion. — Quelques-uns s’en effrayaient, d’autres imposaient silence à leur appétit, ou n’en prenaient qu’une bouchée de tems en tems. Il n’y eut que Juan qui ne cessa de s’en abstenir, et se mit à mâcher un morceau de bambou ou un peu de plomb. Enfin ils attrapèrent deux boobis[10] et un noddi[11], qui les décida à abandonner le corps mort.

83. Au reste, si le sort de Pédrillo vous semble révoltant, souvenez-vous d’Ugolin qui se décide à manger le crâne de son grand ennemi, après avoir poliment terminé son récit[12]. Si dans l’enfer on dévore ses ennemis, on peut certainement, sans être beaucoup plus horrible que Dante, se nourrir en pleine mer de ses amis, quand le léger agrément d’un naufrage se fait trop attendre.

84. Dans la même nuit, il tomba une ondée de pluie que leurs bouches attendaient comme la surface de la terre, quand la poussière de l’été en a desséché les crevasses. On ne sait pas ce que vaut une bonne eau, quand on n’en a pas senti la privation ; il faut avoir été en Espagne ou en Turquie, s’être trouvé dans une chaloupe remplie d’affamés, ou bien avoir dans le désert entendu la sonnette des chameaux pour désirer sincèrement de rejoindre la vérité — dans un puits.

85. La pluie tombait par torrens, mais ils n’en étaient pas plus désaltérés, jusqu’au moment où ils trouvèrent un lambeau de toile dont ils se servirent comme d’un réservoir spongieux, et qu’ils tordirent quand ils le crurent suffisamment humecté. Un fossoyeur altéré aurait préféré à leur courte boisson un pot rempli de porter, mais pour eux, ils ne croyaient pas avoir jamais auparavant senti la volupté de boire.

86. Leurs lèvres avides et rougies de crevasses s’attachaient au linge qu’ils suçaient comme s’il eût été inondé de nectar. Leurs gosiers étaient des fours, et leurs langues enflées étaient noires comme celle du riche de l’enfer qui vainement implorait du mendiant la faveur d’une goutte de rosée, comparable alors pour lui à toutes les joies du ciel[13]. — Si cela est vrai, quelques chrétiens peuvent trouver des consolations dans leur foi.

87. Dans cette déplorable troupe il y avait deux pères et avec eux les deux fils. L’un de ceux-ci paraissait le plus robuste et le mieux portant ; il mourut des premiers. À l’instant de sa mort, son plus proche voisin en avertit le père, qui dit en jetant les yeux sur lui : « Je n’y puis rien, la volonté de Dieu soit faite. » Et sans une larme ou soupir, il vit jeter son corps à la mer.

88. Le second père avait un fils plus faible, aux joues décolorées, au maintien délicat. Ce jeune homme résista long-tems, et se roidit contre sa destinée, avec une patiente tranquillité d’esprit. Il parlait peu, et de tems en tems il souriait, pour alléger le poids des mortelles pensées, qui oppressaient d’autant plus le cœur de son père, qu’il voyait son fils les supporter comme lui.

89. Penché sur son corps, le père ne levait pas les yeux de dessus son visage ; il essuyait l’écume qui couvrait ses lèvres, et n’avait d’attention que pour lui. Quand la pluie tant désirée vint enfin à tomber, et que les yeux de l’enfant déjà demi-voilés d’une membrane épaisse vinrent à briller et à remuer pour un instant, il exprima quelques gouttes de pluie dans sa bouche expirante. — Ce fut en vain.

90. L’enfant mourut. — Le père demeura long-tems attaché sur son corps : mais enfin, quand la mort se montra à découvert, et que le poids insensible pressé contre son cœur ne lui donna plus de mouvement ni d’espérance, il ne le perdit pas des yeux, jusqu’au moment où une vague impitoyable éloigna le corps du lieu d’où il avait été jeté. Alors il tomba lui-même roide et glacé, ne donnant plus d’autre signe de vie que l’agitation convulsive de ses jambes.

91. Maintenant un arc-en-ciel perçant les nuages diaphanes vint mesurer la sombre mer, et poser sa base lumineuse sur la mobilité des flots. Tout dans le cercle qu’il embrassait contrastait, par sa clarté, avec le reste de l’étendue ; mais sa vaste lumière s’élargit bientôt, et devint ondoyante comme une bannière déployée, puis elle prit la forme d’un arc tendu, et finit par disparaître aux yeux de nos pauvres naufragés.

92. Il changeait ainsi naturellement. Ce fils aérien de l’onde et du soleil, véritable caméléon céleste, naît dans la pourpre, est bercé dans le vermillon, baptisé dans l’or liquide et emmailloté dans une enveloppe obscure. Il brille comme le croissant sur les pavillons turcs, et réunit toutes les couleurs en une seule, précisément comme un œil noirci dans une lutte (car on est obligé quelquefois de boxer sans masque).

93. Nos marins naufragés le prirent pour un bon présage. — Autant vaut le croire ainsi, maintenant comme alors ; cette vieille habitude des Grecs et des Romains peut être d’un grand service quand les gens sont découragés. Et certes nul n’avait plus qu’eux besoin d’un antidote contre le désespoir. Cet arc-en-ciel parut donc à leurs yeux comme l’espérance, — et, pour tout dire, un céleste kaléidoscope[14].

94. Au même instant un bel oiseau blanc, à la patte large et assez semblable à la colombe pour la forme et le plumage, s’offrit à leurs yeux (sans doute il s’était égaré dans sa course) ; il essaya de se percher sur la chaloupe, bien qu’il eût vu et entendu ceux qui étaient dedans. Dans cette intention il alla, vint et voltigea autour d’eux jusqu’à la nuit tombante. — Cela leur parut d’un plus heureux présage encore.

95. Mais ici je suis forcé de remarquer que bien en prit à cet oiseau de promesse de ne pas se percher, car la pointe de notre chaloupe délabrée n’était pas aussi sûre pour lui que celle d’une église : quand c’eût été la colombe de l’arche de Noé, revenant de son heureux voyage, ils l’auraient volontiers dévorée, elle et sa branche d’olivier.

96. Avec le crépuscule reparut le vent, mais sans violence. Les étoiles brillaient, et la barque faisait du chemin. Mais ils étaient tellement anéantis qu’ils ne savaient en quel état, ni comment ils vivaient encore. Quelques-uns s’imaginaient voir la terre. « Non, disaient les autres. » Les bancs de vapeurs les mettaient dans un doute continuel. — Les uns juraient avoir entendu des brisans, d’autres une détonnation, et tous enfin tombèrent dans cette dernière erreur.

97. Au matin, le vent venait de cesser quand celui qui était de garde se retourna et jura que, si ce n’était pas la terre qui se levait avec les rayons du soleil, il voulait ne plus revoir de terre de sa vie. Les autres frottèrent leurs yeux, aperçurent une baie ou quelque chose de semblable, et se disposèrent à avancer vers le rivage. C’en était un en effet, et par degrés il parut distinct, élevé et palpable à la vue.

98. Alors quelques-uns fondirent en larmes ; d’autres, regardant stupidement, ne pouvaient pas encore séparer leurs espérances de leurs craintes et semblaient n’avoir rien vu de nouveau. Un autre priait (la première fois depuis longues années), et trois autres étaient tranquilles au fond de la barque. On les remua par la main et par la tête afin de les éveiller, mais on les trouva morts.

99. La veille ils avaient aperçu une tortue, de l’espèce des becs-à-faucon[15], endormie sur les eaux, et en avançant doucement ils s’en étaient emparés. Elle leur sauva une journée de vie, et nourrit encore mieux leurs esprits en leur inspirant un nouveau courage. Dans un si grand péril ils ne croyaient pas que le hasard seul leur envoyât ce moyen de salut.

100. La terre leur offrait une côte élevée et rocailleuse, et les montagnes grandissaient à mesure qu’entraînés par un courant ils s’avançaient vers elles. Ils se perdaient dans une infinité de conjectures ; car telle avait été l’inconstance des vents qui les avaient ballottés qu’ils ne pouvaient décider dans quelle partie de la terre ils se trouvaient. Les uns croyaient voir le mont Etna, d’autres les montagnes de Candie, de Chypre, de Rhodes, ou bien quelques autres îles.

101. Cependant le courant et une brise naissante poussaient directement vers ce rivage salutaire ces figures pâles et décharnées comme des spectres de la barque de Caron. Leur vivante cargaison était maintenant réduite à quatre individus ; plus, trois morts que leurs efforts réunis n’avaient pu jeter à la mer avec les autres. Les deux goulus les suivaient toujours, et faisaient parfois jaillir l’écume des flots sur leur visage.

102. La famine, le désespoir, le froid, la soif et la chaleur les avaient tour à tour retournés et maigris au point qu’une mère au milieu de ces squelettes n’aurait pu reconnaître son fils. Glacés par la nuit, grillés par le jour, ils expirèrent l’un après l’autre jusqu’à ce qu’ils fussent réduits à ce petit nombre. Mais il faut accuser avant tout l’espèce de suicide qu’ils commirent en nettoyant Pédrillo dans de l’eau salée.

103. Comme ils approchaient de la terre, dont l’aspect leur semblait inégal, ils sentirent la fraîcheur de la verdure naissante qui se balançait dans les forêts élevées, et tempérait l’ardeur de l’air. C’était pour leurs yeux fatigués une espèce d’écran qui leur cachait les vagues étincelantes et les cieux si clairs et ardens. — Ils trouvaient délicieux tout ce qui pouvait les distraire du vaste, effroyable et éternel abîme de l’Océan.

104. Le rivage se montrait aride, inhabité et pressé de vagues redoutables ; mais ils étaient devenus fous de la terre, et ils pressèrent leur course, en dépit des brisans qui mugissaient justement devant eux. Bientôt même un rescif leur présenta sa tête entourée d’une écume bouillonnante ; n’apercevant pas de direction plus commode pour gagner terre, ils avancèrent encore et la barque fut submergée.

105. Mais Juan avait l’habitude de baigner ses jeunes membres dans les eaux natales du Guadalquivir ; il avait même souvent mis à profit le talent de nager qu’il avait acquis dans ce beau fleuve. Vous auriez difficilement trouvé un meilleur nageur, et peut-être aurait-il pu passer l’Hellespont comme une fois (ce qui nous rendit assez fiers) Léandre, M. Ekenhead et moi, l’avons fait[16].

106. Ainsi, tout faible et tout maigre qu’il était, il souleva ses jeunes membres et tenta de suivre la vague rapide pour gagner avant la nuit la plage aride qui s’élevait devant lui. Le plus grand danger pour lui venait d’un goulu qui saisit par la jambe un de ses compagnons. Quant aux deux autres, ils ne savaient pas nager. Lui donc fut le seul qui atteignit au rivage.

107. Il n’y serait pourtant pas arrivé sans la rame qui, pour son bonheur, se détacha et vint toucher sa main, justement quand ses faibles bras étaient épuisés et que la mer allait l’engloutir. Il s’y cramponna ; les vagues battirent avec violence, et à force de nager, plonger et reparaître, il vint enfin rouler sur la plage, presque sans vie.

108. C’est là que, sans pouvoir respirer, il enfonça dans le sable ses ongles aigus, de crainte qu’en revenant la vague furieuse à laquelle il venait d’arracher sa proie ne le rejetât dans son insatiable sépulcre. Il demeura tout de son long où il avait été déposé, à l’entrée d’une caverne creusée dans le roc, conservant justement assez de vie pour sentir son malheur, et apercevoir qu’il s’était peut-être vainement sauvé.

109. Après un effort lent et douloureux, il se leva, mais il retomba aussitôt sur son genou ensanglanté et sur sa main chancelante. Il jeta alors les yeux autour de lui pour reconnaître ceux avec lesquels il avait voyagé ; mais nul ne s’offrit pour partager ses peines, à l’exception d’un seul, c’était le cadavre de l’un des trois affamés, morts deux jours auparavant, qui trouvait maintenant une tombe sur un rivage stérile et inconnu.

110. Tout en levant ainsi les yeux, sa faible tête s’égara et le fit retomber ; le sable parut tourner autour de lui, il s’évanouit. Étendu sur le côté, sa main alongée reposait dégouttante de sang sur la rame (leur mât de secours), et comme un lis séparé de sa tige, ses formes sveltes et ses pâles traits conservaient encore autant de beauté qu’en eut jamais figure terrestre.

111. Il ne sut pas combien de tems dura cet état de faiblesse ; son cœur glacé, ses sensations anéanties, l’emportaient loin de la terre : le tems n’avait plus de jours et de nuits pour lui. Il ne connut même le terme de cet évanouissement qu’à l’instant où il éprouva de la peine dans le pouls et dans les membres, et qu’il entendit ses veines palpiter avec force ; car, bien que vaincue, la mort luttait encore en s’éloignant.

112. Il ouvrait les yeux et les refermait sans avoir rien vu. Tout lui semblait douteux et confus. Il imaginait être encore dans la barque, sortir d’un léger sommeil, et alors son désespoir le reprenait : il appelait la mort dans laquelle il venait de reposer. Enfin, il revint un peu à lui, et ses faibles yeux crurent entrevoir une charmante figure de femme de dix-sept ans.

113. Elle était penchée sur lui, et sa petite bouche paraissait chercher dans la sienne s’il respirait encore. À force de le toucher, la douce chaleur de ses mains ranima ses sens dociles ; elle mouilla ses tempes glacées, afin d’inviter le pouls à circuler plus aisément : enfin ses soins inquiets obtinrent leur récompense, et un soupir de Juan répondit à son tact délicieux.

114. Alors elle lui donna une liqueur cordiale, et enveloppa dans un manteau ses membres presque nus. Son beau bras souleva la tête languissante du jeune naufragé dont elle appuya le pâle front sur ses joues si belles, si fraîches, si transparentes ! Puis elle tordit ses cheveux dont la tempête avait humecté les boucles, épiant toujours avec inquiétude chaque mouvement que faisait le malade en poussant un soupir — en même tems qu’elle.

115. La caverne fut l’endroit où le déposèrent cette aimable fille et sa suivante ; — jeune aussi, bien que son aînée, d’une figure moins grave et de traits moins délicats. — Ensuite elles se mirent à allumer du feu, et quand le rocher que le soleil n’avait jamais visité fut éclairé de flammes, la demoiselle, ou la dame, laissa distinguer l’élégance de ses formes et la perfection de sa beauté.

116. Son front était orné de lames d’or qui brillaient sur ses bruns cheveux, ses cheveux dont les ondes, roulées sur son dos en tresses, descendaient presque jusqu’à ses pieds, en dépit de l’élévation remarquable de sa taille. Il y avait en elle je ne sais quoi d’impérieux qui pouvait la faire prendre pour une lady de cette île.

117. Ses cheveux, ai-je dit, étaient d’un brun foncé. Mais ses yeux étaient noirs comme la mort, et ses longs cils étaient de la même couleur. Il y a dans ces paupières, quand elles sont baissées, une puissance d’attraction inévitable. Le trait le plus rapide n’a pas la force d’un regard subit, quand il jaillit de ces franges d’ébène. C’est comme le serpent qui tout d’un coup se déroule, s’étend et déploie sa force et son venin.

118. Son front était blanc et petit, et les pures nuances de ses joues se fondaient entre elles comme les roses du crépuscule avec le soleil couchant. Sa lèvre supérieure était petite. — Lèvres charmantes ! Je soupire en me rappelant que j’en ai vu de semblables ; elles eussent pu servir de modèle à un statuaire (race d’imposteurs après tout ; j’ai vu un grand nombre de femmes réelles qui surpassaient bien la beauté de toutes leurs absurdes pierres idéales).

119. Je veux bien vous dire pourquoi je parle ainsi, car il est juste de ne pas railler sans cause plausible : il existe une dame irlandaise dont je n’ai jamais vu reproduire le buste tel qu’il était, en dépit de tous les essais qu’on en avait fait ; et si jamais elle doit subir les coups du tems et de la nature, ils détruiront le type d’une figure que l’imagination de l’homme n’a jamais devancée, et que les ciseaux mortels n’auront pu atteindre.

120. Telle était encore la dame de la grotte. Son costume, bien différent de celui des Espagnoles, était plus simple et de couleurs moins sévères. Car, vous le savez, les dames espagnoles ne portent jamais hors de chez elles des robes brillantes ; et pourtant quand la basquina et la mantilla flottent autour d’elles (puissent-elles ne jamais les quitter ! ), cet habillement inspire en même tems quelque chose de folâtre et de mystique.

121. Mais il n’en était pas ainsi de notre demoiselle. Sa robe du plus beau tissu, était de couleurs variées, et ses cheveux qui tombaient négligemment en boucles sur son visage étaient semés de nœuds d’or et de pierreries. Sa ceinture était étincelante ; la plus rare dentelle embellissait son voile, et les plus riches diamans jaillissaient de ses charmantes petites mains. Mais ce qui vous paraîtra sans doute choquant, c’est que ses jolis pieds de neige étaient, sans bas, posés dans des pantoufles.

122. L’autre femme avait un costume de la même forme, quoique moins riche ; les ornemens en étaient plus simples, ses cheveux n’étaient semés que de nœuds d’argent, destinés à lui servir de dot, et son voile de la même longueur était beaucoup moins beau. Son maintien, quoique assuré, avait quelque chose de plus humble ; ses cheveux plus épais étaient moins longs, et ses yeux également noirs étaient plus sémillans et plus petits.

123. Ces deux créatures prodiguaient à Juan leurs soins, et le réconfortaient de nourriture, d’habits, et de ces douces attentions que les femmes seules (je dois l’avouer) devinent bien et savent varier sous mille formes délicates. Elles lui présentèrent une assiette de bouillon, excellent comestible dont parlent rarement les poètes, mais le meilleur qu’on ait inventé depuis le festin que l’Achille d’Homère prépara pour ses hôtes[17].

124. Pour que vous n’alliez pas voir dans notre couple féminin des princesses déguisées, je vous dirai ce qu’elles étaient. Je hais d’ailleurs tout mystère, et tous ces coups de trape si chers à vos poètes modernes. Ces jeunes filles étaient donc réellement ce que vous auriez deviné en les voyant, une dame et sa suivante : seulement la première était fille d’un vieillard qui passait sa vie en pleine mer.

125. Dans sa jeunesse il avait été pêcheur, et même il n’avait pas absolument renoncé à la pêche ; mais ses courses sur mer le portaient à s’occuper d’autres spéculations, non pas peut-être aussi recommandables. Un peu de contrebande, quelque piraterie lui assuraient maintenant, sur un million de piastres, les droits de plusieurs possesseurs précédens.

126. C’était donc un pêcheur, — mais un pêcheur d’hommes, à l’exemple de Pierre l’apôtre. — Il allait de tems en tems à la pêche des vaisseaux marchands égarés, et quelquefois il en prenait autant qu’il voulait. Il confisquait la cargaison, ne négligeait rien de ce qu’il espérait débiter dans le marché aux esclaves, et souvent étalait de beaux morceaux dans ce bazar turc, auquel rien n’empêche de s’adonner en pleine sécurité.

127. Il était né Grec ; et sur son île déserte (l’une des plus petites Cyclades) il avait élevé, à l’aide de ses rapines, une fort belle maison, dans laquelle il vivait extrêmement heureux. Le ciel pourrait dire combien d’or il avait volé, combien de sang il avait répandu, car c’était, s’il vous plaît, un triste et vieux bonhomme ; mais ce que je sais, c’est que sa maison était spacieuse et ornée de ciselures, de peintures et de dorures dans le goût des barbares.

128. Il avait une fille unique appelée Haidée, la plus riche héritière des îles orientales, et, de plus, d’une si rare beauté que son douaire n’était rien auprès de son sourire. Elle ne touchait pas encore à sa vingtième année, et elle était élevée comme une charmante plante, dans la maison de son père : de tems en tems elle éconduisait des amans, précisément pour rester libre d’en accepter plus tard un plus aimable.

129. Ce jour-là, elle se promenait au soleil couchant sur le rivage et au bas des rochers, lorsqu’elle aperçut, — non pas mort, mais bien près de l’être, — l’insensible Don Juan, affamé et à demi noyé. Comme il était nu, vous sentez qu’elle dut être choquée ; mais enfin elle se crut obligée par humanité, et autant qu’il dépendait d’elle, de secourir un étranger qui expirait dans une si blanche peau.

130. Mais le conduire dans la maison de son père, ce n’était pas exactement le meilleur moyen de le sauver : c’était plutôt mettre la souris dans les griffes du chat, ou jeter dans la tombe des hommes tremblans de peur ; car le vieux bonhomme avait tant de νους[18] et si peu de ressemblance avec les braves voleurs arabes, qu’il eût d’abord secourablement réconforté l’étranger, mais aussitôt sa guérison il l’eût exposé en vente.

131. Elle aima donc mieux, aidée des conseils de sa suivante (une jeune fille a toujours confiance dans sa suivante), le placer dans la grotte pour qu’il s’y reposât. Quand il ouvrit enfin ses yeux noirs, leur charité devint plus vive, et elle prit même assez d’intensité pour entr’ouvrir les portes du firmament. — (C’est le droit de péage qu’on demande en ce lieu, suivant saint Paul.)

132. Elles firent un feu, mais un feu alimenté par les premiers objets qu’elles trouvèrent sur le rivage. C’étaient quelques planches brisées, des avirons qu’au toucher l’on aurait volontiers pris pour de l’amadou, tant ils étaient là depuis long-tems ; il y avait un mât qu’elles trouvèrent réduit à la grosseur d’une béquille : mais, grâce à Dieu ! les naufrages étaient tellement fréquens en cet endroit, qu’on y pouvait trouver de quoi entretenir vingt feux.

133. Juan était sur un lit de fourrure et dans une pelisse, car Haidée avait ôté ses zibelines pour disposer sa couche, et même, pour qu’il se trouvât mieux et fût à l’abri du froid en se réveillant, elles lui laissèrent toutes deux une jupe, et se promirent bien de revenir au point du jour avec un plat d’œufs, du café, du poisson et du pain, pour son déjeuner.

134. C’est ainsi qu’elles le laissèrent reposer tranquillement. Juan dormit comme une souche, ou plutôt comme les morts, qui dorment pour jamais, ou peut-être (Dieu le sait) pour le moment présent. Son cerveau calmé ne reçut aucune impression de ses premiers malheurs ; il fut délivré de ces rêves maudits qui nous rappellent, sous un aspect sinistre, nos premières années, jusqu’à ce que l’œil troublé se rouvre humecté de pleurs.

135. Le jeune Juan dormit donc sans rêver ; — mais la jeune fille qui avait disposé ses coussins ne put se tenir, en quittant la grotte, de jeter sur lui un dernier regard. Un instant elle s’arrêta, puis revint sur ses pas, croyant qu’il l’avait rappelée. Juan était assoupi ; cependant elle pensa, ou du moins elle dit (le cœur échappe comme la langue ou la plume), que Juan avait prononcé son nom. — Elle oubliait que Juan ne le connaissait pas encore.

136. Rêveuse, elle regagna la maison de son père, en recommandant le silence le plus absolu à Zoé qui, d’une ou de deux années plus sage, devinait mieux qu’elle ses véritables sentimens. Un ou deux ans forment un siècle quand on sait les employer, et Zoé les avait passés, comme la plupart des femmes, à acquérir toutes ces utiles connaissances que l’on reçoit dans le bon vieux collége de la nature.

137. Le matin reparut, et trouva Juan dormant encore dans la grotte, sans que rien eût troublé son repos. Le murmure d’une source voisine, et les rayons naissans d’un soleil retenu à l’extérieur, ne le fatiguaient pas ; il put sommeiller à son aise. Il faut avouer qu’il en avait bien besoin, car nul n’avait été plus exposé ; ses souffrances étaient comparables à celles qu’on trouve dans la narration de mon grand-père[19].

138. Il n’en était pas ainsi d’Haidée : elle s’agitait péniblement, tombait de son lit ; puis, s’éveillant en sursaut, elle se retournait, rêvait de mille infortunés qu’elle venait à rencontrer, et de beaux corps étendus sans vie sur le rivage. Elle éveilla sa suivante de si bonne heure, que celle-ci ne put s’empêcher de murmurer : elle appela les vieux esclaves de son père, qui répondirent par des jurons en grec, en turc, en arménien, — et qui ne concevaient rien à semblable fantaisie.

139. Mais elle se leva, et les fit tous lever en leur alléguant le soleil qui embellit tant les cieux quand il se lève, ou qu’il se couche. Réellement il est beau de voir s’élancer le brillant Phébus, quand la rosée humecte encore les montagnes, quand les oiseaux se réveillent avec lui, et quand la nuit est rejetée comme un vêtement de deuil porté pour un mari, ou quelqu’autre brute.

140. Je le répète, il n’y a rien de beau comme l’aspect du soleil ; j’ai souvent assisté à son lever, et dernièrement encore, pour ne pas le manquer, je suis resté debout toute la nuit ; ce qui, si l’on en croit les médecins, avance beaucoup nos jours. Voulez-vous donc conserver en bon état votre santé et votre bourse ? levez-vous à la pointe du jour, et quand on ensevelira vos quatre-vingts ans, faites graver sur votre monument, que vous vous leviez à quatre heures.

141. Haidée put donc contempler le matin face à face ; la sienne était la plus fraîche, et pourtant une émotion fébrile la colorait, et faisait jaillir de son cœur sur ses joues un large sillon de pourpre. C’est ainsi qu’un torrent descendant des Alpes gonfle quelques rivières, puis s’étend en cercle et prend la forme d’un lac ; c’est ainsi que la mer Rouge…, mais cette mer — n’est pas rouge.

142. La vierge de l’île descendit sur le rivage et dirigea vers la grotte sa course vive et légère. Le soleil souriait en l’entourant de ses naissantes flammes, et la jeune Aurore, la prenant pour une sœur, humectait ses lèvres de rosée. Vous-même, en les voyant toutes deux, auriez commis la même erreur ; mais la jeune mortelle, aussi belle, aussi fraîche, avait sur l’Aurore l’avantage de n’être pas uniquement aérienne.

143. Quand elle eut rapidement, quoique avec timidité, pénétré dans la grotte, elle vit Juan dormant aussi tranquillement qu’un enfant. Elle s’arrêta comme frappée de respect (car le sommeil inspire la vénération), puis s’avança sur la pointe des pieds et le couvrit plus chaudement, afin que l’air trop vif ne pénétrât pas ses veines. Alors elle se tint suspendue au-dessus de ses lèvres, recueillant avec délices sa respiration insensible.

144. On l’eût prise pour un ange incliné sur un mourant qui vient de remplir ses derniers devoirs : le jeune naufragé, environné d’un air calme et paisible, demeurait toujours assoupi. Zoé cependant faisait frire quelques œufs, jugeant bien après tout que le jeune couple finirait par songer à déjeuner, et pour prévenir leurs désirs, elle sortit les provisions de la corbeille qui les contenait.

145. Elle savait que les sentimens les plus purs ne peuvent suppléer à la nourriture, et qu’un jeune homme naufragé devait avoir besoin de manger. D’ailleurs, moins passionnée, elle bâillait un peu et se sentait déjà refroidie par le voisinage de la mer. Elle fit donc cuire aussitôt le déjeuner. Je ne dirai pas qu’elle disposa du thé, mais du moins il s’y trouva des œufs, des fruits, du café, du poisson, du miel et du pain, ajoutez-y le vin de Scio, — et le tout par amour, sans aucune rétribution.

146. Une fois les œufs cuits et le café préparé, Zoé eût bien voulu réveiller Juan ; mais Haidée la retint de sa petite main empressée, et, sans dire une parole, lui mit un doigt sur les lèvres, ce que sans doute entendit fort bien Zoé. Le premier déjeuner étant perdu, il fallut en préparer un nouveau, puisque sa maîtresse ne lui permettait pas de secouer celui qui semblait ne jamais vouloir se réveiller.

147. Juan ne remuait pas : une rougeur étique glissait sur ses joues comme les derniers feux du jour sur la neige d’une montagne lointaine. Son front conservait encore l’empreinte de la souffrance ; les veines bleuâtres en étaient brunies et presque disparues, les boucles de ses noirs cheveux étaient encore surchargées d’une écume épaisse qui se confondait avec les vapeurs émanées des pierres de la grotte.

148. Elle restait à contempler Juan dans cette position, paisible comme le poupon sur le sein de sa mère ; humecté comme le saule non agité par le vent ; assoupi comme l’Océan dans un tems de calme ; beau comme le nœud de roses d’une couronne ; doux comme le cygne nouveau né dans son nid ; enfin réellement joli garçon, quoique la souffrance eût un peu jauni ses traits.

149. Il s’éveilla, ouvrit les yeux, et les eût encore volontiers refermés : mais ils s’arrêtèrent sur une charmante figure, et ne purent une seconde fois s’appesantir. Un sommeil plus long lui eût fait un plus long bien, mais jamais figure de femme ne fut créée en vain pour Juan. Même quand il priait, il ne manquait pas de passer les saints vieux et les martyrs barbus, pour arriver aux doux portraits de la Vierge Marie.

150. Il se leva sur son coude et regarda la dame sur les joues de laquelle il vit la pâleur lutter avec la pourpre quand elle essaya de prononcer quelques mots. Ses yeux étaient éloquens : mais ses paroles furent embarrassantes ; elle s’exprimait pourtant en bon grec moderne, avec un doux et lent accent ionien, et elle se contentait de lui dire qu’il était bien faible, qu’il devait se taire et prendre quelque nourriture.

151. Juan ne comprenait pas un mot, puisqu’il n’était pas Grec ; mais il avait de l’oreille, et la voix de la jeune fille était le chant d’un oiseau ; si tendre, si douce, si délicate et si pure que jamais l’on n’entendit de plus belle, de plus simple musique. C’était une de ces voix qui arrachent des larmes sans qu’on en devine la cause ; — un de ces accens d’où la mélodie semble descendre comme d’un trône.

152. Juan ouvrait de grands yeux ; semblable à celui qu’éveille le son d’un orgue lointain, et qui croit rêver encore jusqu’au moment où le charme est rompu par la voix d’une sentinelle, ou quelqu’autre objet réel, ou bien encore par les pas maudits d’un valet matinal. Ce dernier bruit est vraiment insupportable, du moins pour moi qui me couche volontiers le matin. — Je trouve que la nuit relève autant l’éclat des dames que celui des astres.

153. C’est encore ainsi que Juan fut tiré de sa rêverie ou bien de son sommeil, par le sentiment d’un furieux appétit. La fumée de la cuisine de Zoé pénétra sans doute ses sens, et la vue de la flamme qu’elle entretenait en surveillant à genoux les plats, l’arracha de sa léthargie et lui donna un violent désir de prendre quelque nourriture ; surtout un beefsteak.

154. Mais le beefsteak est une chose rare dans ces îles dépourvues de bœufs. On peut y manger facilement du bouc, du chevreau, du mouton ; quand un jour de fête vient à luire pour eux, ils savent bien mettre un gigot à leurs broches barbares, mais cela n’arrive que rarement et dans certains lieux, une partie de ces îles n’offrant que des rochers inhabités. Pour les autres elles sont belles et fertiles, et l’une des plus riches, quoique des moins étendues, était celle dans laquelle Juan se trouvait.

155. J’ai dit que le bœuf y était rare, et je ne puis m’empêcher de croire que la vieille fable du Minotaure — à l’occasion de laquelle nos moralistes modernes, sagement discrets, taxent de mauvais goût une certaine princesse parce qu’elle choisit, pour se masquer, le déguisement d’une génisse[20], — nous apprend simplement (si l’on écarte le voile allégorique) que Pasiphaé, pour doubler le courage des Crétois, favorisa la propagation des bestiaux.

156. Car nous savons tous que les Anglais se nourrissent de bœuf ; — quant à la bière, j’en dirai peu de chose, parce que c’est simplement une liqueur, et qu’ayant peu de rapport avec mon sujet, elle n’a que faire ici. Ils aiment encore la guerre, nous ne l’ignorons pas ; — plaisir qui, comme tous les plaisirs, — est un peu cher. Tels étaient les Crétois, — d’où je conclus que le bœuf et les combats sont tous deux dus à Pasiphaé.

157. Mais reprenons. Le débile Juan, en se soulevant sur son coude, aperçut, non sans en rendre grâces à Dieu, trois ou quatre objets avec lesquels il n’était plus familier depuis long-tems : car les derniers mets qu’il avait mangés étaient entièrement crus. Et comme il était encore rongé par le vautour de la faim, il se jeta sur tout ce qui lui fut offert avec l’avidité d’un prêtre, d’un goulu, d’un alderman ou d’un loup marin.

158. Il mangea et fut parfaitement servi. Haidée, qui avait pour lui les soins d’une mère, riait en voyant l’extrême appétit de celui qu’elle avait la veille trouvé presque mort ; elle l’eût même laissé manger avec excès, sans Zoé qui, plus âgée qu’Haidée, savait (par tradition, car elle n’avait jamais ouvert un livre) que les hommes affamés ont besoin d’une grande retenue, et doivent être nourris de quelques cuillerées, s’ils ne veulent pas infailliblement crever.

159. Elle prit donc la liberté de faire entendre, et vu l’urgence, par ses gestes plutôt que par ses paroles, la nécessité d’arracher les plats au jeune homme qui avait déterminé sa maîtresse à sortir de son lit pour venir à cette heure sur le rivage. — Elle les ôta de sa portée, et lui refusa un morceau de plus, en disant qu’il avait mangé de quoi rendre un cheval malade.

160. Ensuite, — comme il était nu, à l’exception d’un caleçon à peine décent, — elles se mirent à l’ouvrage, jetèrent au feu ses précédentes guenilles, et à l’instant même lui donnèrent le costume d’un Turc ou d’un Grec, — sans pourtant trop le surcharger, et en omettant le turban, les pantoufles, la dague et les pistolets. — Sauf quelques points d’aiguille, il se trouva parfaitement habillé avec une chemise blanche et de larges hauts-de-chausses.

161. Alors la belle Haidée crut devoir faire usage de sa langue. Juan n’entendait rien, mais il paraissait si attentif que la jeune Grecque, n’étant pas interrompue, ne songeait pas à s’arrêter, et mettait toujours au contraire plus de vivacité dans les paroles qu’elle adressait à son protégé, à son ami. Enfin elle fit une pose pour reprendre haleine, et s’aperçut qu’il ne comprenait pas le romaïque.

162. Elle eut recours aux signes et à la pantomime ; elle sourit, elle fit parler ses yeux ; enfin elle lut les lignes de son charmant visage (le seul livre qu’elle pût comprendre), et la sympathie lui fit trouver éloquente cette expression qui met l’ame à découvert et présente dans un rapide regard une réponse satisfaisante. Un seul coup-d’œil lui disait un univers de paroles et de choses qu’elle ne manquait pas d’interpréter.

163. Bientôt, par le mouvement des doigts et des yeux, et à l’aide des paroles qu’il répétait après elle, Haidée lui donna une première leçon dans sa langue. Mais il étudiait moins les expressions que les yeux de son maître ; et de même que les fervens disciples d’Uranie contemplent plus souvent les astres que leur livre, Juan apprenait mieux son alpha-beta dans les regards d’Haidée, qu’il ne l’eût fait dans aucune grammaire.

164. Il est doux d’être initié dans une langue étrangère par la bouche, par les yeux d’une femme. — J’entends quand tous deux sont jeunes, le disciple et le maître, ainsi que du moins j’en ai fait l’expérience. On sourit en répétant bien ; quand on se trompe on sourit encore, et alors un serrement de main, peut-être même, un chaste baiser. — Le peu que je sais c’est ainsi que je l’ai appris.

165. C’est-à-dire quelques mots d’espagnol, de turc et de grec ; d’italien pas un seul, n’ayant pu jusqu’ici trouver quelqu’un qui voulût me l’enseigner[21]. Je ne me vante guère de parler anglais, ayant surtout étudié cette langue dans les sermons de Barrow[22], de South[23], de Tillotson[24] et de Blair[25], que je relis encore chaque semaine, et qui forment la liste de leurs plus éloquens discoureurs en prose et en dévotion. — Vos poètes, je les hais, et je n’en ai jamais lu un seul.

166. Quant aux ladies, je n’en dirai rien. J’ai fait mes adieux au beau monde de la Grande-Bretagne, dans lequel j’ai bien eu (comme certains chiens ma curée[26]), peut-être comme d’autres hommes, ma passion ; — mais de cela, comme du reste, je ne m’en souviens plus ; tous les sots anglais que je pourrais toucher de ma verge, ennemis, amis, hommes, femmes, ne s’offrent plus à moi que comme des rêves du passé qui ne doivent pas revenir.

167. Retournons à Don Juan. Il entendait des mots nouveaux et les répétait ; mais il existe des sentimens universels comme le soleil, et auxquels son cœur et celui d’une religieuse étaient également incapables de résister. Il eut de l’amour comme vous en auriez pour une jeune bienfaitrice. — Elle en eut aussi, comme cela se voit fort souvent.

168. Et chaque jour, au lever du soleil, — trop tôt pour Juan qui aimait assez à dormir, — elle venait dans la grotte, mais seulement pour voir son oiseau reposer dans son nid ; elle écartait doucement les boucles de ses cheveux, et, sans troubler son repos, elle respirait délicieusement sur ses joues et sur sa bouche, comme le vent du midi sur un lit de roses.

169. Et chaque matin donnait au teint de Juan plus de fraîcheur ; chaque jour avançait sa convalescence. C’était pour le mieux, car la santé donne un grand charme à la figure humaine, et c’est l’aliment du véritable amour ; la santé, l’oisiveté font sur la flamme des passions l’effet de l’huile et de la poudre. N’oublions pas quelques bonnes recettes qu’on peut apprendre de Cérès et de Bacchus, et sans lesquelles Vénus ne nous attaquerait pas long-tems.

170. Tandis que nous livrons notre cœur à Vénus (sans le cœur, l’amour, quoique toujours agréable, perd cependant de son prix), il est bon que Cérès nous présente un plat de vermicelle ; car les amans, étant de chair et de sang, ont besoin d’être soutenus : pour Bacchus ; il emplira de vin notre coupe, ou nous présentera quelque gelée succulente. L’amour compte encore parmi ses alimens les œufs et les huîtres, mais j’ignore quel est au ciel celui qui se charge de les envoyer ; — c’est Neptune, Pan ou Jupiter peut-être.

171. Lorsque Juan se réveillait, il trouvait toujours devant lui quelques bonnes choses ; un bain, un déjeuner et les plus beaux yeux qui firent jamais palpiter un jeune cœur ; de plus ceux de la suivante, fort jolis dans leur genre : mais j’ai déjà parlé de tout cela, — et les répétitions sont ennuyeuses. — Eh bien, Juan, après s’être baigné dans la mer, revenait toujours fidèlement au café et à Haidée.

172. L’une avait tant d’innocence, l’une et l’autre tant de jeunesse, que le bain ne les faisait pas rougir. Juan, aux yeux d’Haidée, était l’un de ces êtres qu’elle voyait la nuit dans ses rêves depuis deux ans ; une certaine chose destinée à être aimée, un objet fait pour la rendre heureuse et pour recevoir d’elle son bonheur ; pour sentir la félicité il faut trouver à la partager, et les plaisirs sont nés jumeaux.

173. Il y avait tant de charme à le regarder, tant d’extension de vie à tout partager avec lui, à frémir sous son toucher, à le voir endormi, à le contempler à son réveil ! Vivre toujours avec lui, c’est à quoi elle n’osait penser, mais l’idée d’une séparation la faisait frissonner : car c’était son bien, un océan de trésors tombé entre ses mains par l’effet d’un naufrage ; — son premier amour, hélas ! et son dernier.

174. Ainsi s’écoulait un mois, et la belle Haidée rendait chaque jour visite à son protégé. Elle usa de tant de sages précautions que personne ne l’avait découvert dans la grotte qu’il habitait. À la fin, les bâtimens du père mirent à la voile ; non pas dans l’intention d’enlever quelque nouvelle Io, mais bien trois vaisseaux marchands, allant de Raguse à Scio.

175. Ainsi, Haidée se trouvait libre, car elle n’avait pas de mère, et son père étant en voyage, la laissait jouir de la liberté d’une femme mariée ou de telle femme qui peut sans obstacle aimer qui lui plaît. N’ayant pas même l’embarras d’un frère, elle était la plus libre de toutes celles qui jamais jetèrent les yeux sur une glace. J’entends ici parler des pays chrétiens, où les femmes du moins sont rarement mises en surveillance.

176. Elle prolongea ses visites et ses entretiens (ils étaient parvenus à s’entendre), et il en savait même assez pour proposer une promenade. — Il avait peu marché depuis le jour où, tel qu’une jeune fleur arrachée de sa tige, il avait été jeté sur la baie, mouillé et évanoui. — Ils se promenèrent dans l’après-midi, tandis que le soleil disparaissait, et que la lune s’élançait à l’extrémité opposée.

177. C’était une côte aride et rompue qui, d’un côté, offrait des montagnes escarpées, et de l’autre, un rivage couvert de sable et gardé comme par une armée, par des rochers et des bas-fonds ; on apercevait çà et là quelques langues de terre dont l’aspect était moins redoutable pour les malheureux battus des tempêtes. Rarement cessaient de mugir les flots agités, si ce n’est dans la mortelle longueur des jours d’été, quand l’immense Océan devient aussi limpide que les eaux d’un lac.

178. La légère écume répandue sur la plage ne différait guère de la crême de votre champagne, quand elle déborde une pétillante rasade. Rosée du cœur, source des piquantes saillies ! Combien il existe peu de choses préférables au bon vin ! Laissons prêcher tant qu’on voudra, et cela, parce que nous nous soucions peu des sermons, — mais vivent le vin et les femmes, les plaisirs et la gaîté ! à demain les avis et le soda-water.

179. L’homme, étant un animal raisonnable, doit s’appliquer à boire ; car les plus beaux momens de la vie sont ceux de l’ivresse. La gloire, le raisin, l’amour et l’or, tels sont les fondemens des espérances de tous les hommes et de tous les peuples ; sans leur sève, l’arbre étrange de la vie, souvent si fécond, serait au contraire aride et stérile. Mais revenons. — Buvez à votre aise, et quand vous vous réveillerez avec un mal de tête, vous verrez ce qu’il faudra faire.

180. Vous sonnerez votre valet, vous lui direz d’apporter sur-le-champ un peu de hock[27] et de soda-water, et vous sentirez un plaisir digne de Xerxès le grand roi. Ni le délicieux sorbet rafraîchi dans la glace, ni le premier jet d’un vin de dessert, ni le bourgogne avec son coloris vermeil, ne pourraient valoir après un long voyage, de l’ennui, de l’amour, ou une bataille, ce verre de hock et de soda-water.

181. La côte, — je crois que c’était la côte que je décrivais, — oui, c’était bien elle, — était alors aussi calme que les cieux ; les sables — semblaient dormir, les vagues azurées étaient déroulées ; tout enfin était arrêté, sauf le cri de l’oiseau de mer, les élans du dauphin, et le bruit de quelques flots légers qui, retenus par un roc ou un rescif, se rejetaient sur le rivage qu’ils mouillaient à peine.

182. Ils se promenaient donc maintenant à leur aise, attendu, comme je l’ai déjà dit, que le père était en course, et qu’ils n’avaient ni mère, ni frère, ni d’autre surveillante que Zoé. Celle-ci, tout en se tenant avec exactitude, dès la pointe du jour, auprès de sa maîtresse, croyait que tout son devoir se bornait à la servir, à lui présenter de l’eau tiède, à tresser sa longue chevelure, et à demander de tems en tems les robes qu’Haidée ne portait plus.

183. C’était l’heure de la fraîcheur ; quand le globe rougi du soleil se perd derrière les montagnes azurées qu’on prendrait alors pour les bornes de la terre. La nature silencieuse, obscure et tranquille, formait un cercle retenu d’un côté par le lointain amphithéâtre des montagnes, et de l’autre par l’immensité calme et froide de l’Océan ; le ciel était teint en rose, et de son sein, comme un œil étincelant, jaillissait une seule étoile.

184. C’est donc alors qu’ils se promenaient les mains l’une dans l’autre, au milieu des brillans cailloux et des coquillages dont le sable était parsemé. Ils pénétrèrent dans les vieux et sauvages enfoncemens creusés par les tempêtes, et qui semblaient dessinés en salles profondes, avec des voûtes et des cellules de spatz. Puis ils revinrent se reposer, et, les bras entrelacés, ils se laissèrent aller au charme profond qu’inspire le crépuscule.

185. Ils contemplaient le ciel dont les flottantes couleurs rosées semblaient former un vaste et brillant océan ; ils abaissaient leurs yeux sur la mer limpide qui reproduisait dans son gouffre le large disque de la lune. Ils écoutaient murmurer les vagues et bruire les vents ; puis ils virent que leurs yeux noirs se renvoyaient mutuellement une lumière brûlante ; — alors leurs lèvres se rapprochèrent, et se collèrent en un baiser.

186. Un long, long baiser, baiser de jeunesse, d’amour et de beauté, qui semblait concentrer tous les rayons de leur existence dans un foyer allumé dans les cieux ; baiser tel que ceux des premières années, lorsque le cœur, l’ame et les sens s’ébranlent de concert, que le sang est une lave, le pouls un feu, et chaque baiser un crève-cœur. — Quant à la vivacité des baisers, il faut, je pense, l’estimer d’après leur longueur.

187. Par longueur, j’entends la durée ; les leurs durèrent Dieu sait combien ! — Ils ne les comptèrent jamais, et s’ils l’avaient essayé, ils n’eussent pas donné à la somme de leurs sensations l’étendue d’une seconde. Ils n’avaient pas dit un mot, mais ils s’étaient sentis entraînés comme si leur ame et leurs lèvres se fussent mutuellement appelées : une fois réunies, elles se pressèrent comme font les abeilles ; — leur cœur étant la fleur dont ils aspiraient le miel.

188. Ils étaient seuls, mais non pas comme ceux qui, renfermés dans leur chambre, croient jouir de la solitude. L’Océan silencieux, la voûte étoilée, les nuances du crépuscule qui se perdaient peu à peu, les sables immobiles, et les grottes humides formées autour d’eux, leur inspiraient le désir de se presser davantage, comme s’ils eussent été les seuls êtres vivans sous les cieux, et comme si leur vie n’eût jamais dû s’évanouir[28].

189. Ils ne redoutaient d’autres oreilles, d’autres yeux que ceux du rivage désert ; la nuit ne leur inspirait pas de terreur, ils étaient tout dans l’univers l’un pour l’autre[29]. Leurs phrases étaient formées de mots rompus, et cependant ils pensaient un même langage ; — toutes les brûlantes expressions que la passion inspire trouvaient dans un soupir le meilleur interprète d’un premier amour, — cet oracle de la nature, — le seul bien qu’Ève, après sa chute, ait conservé à ses filles.

190. Haidée ne parla pas de scrupules, elle ne demanda pas de sermens, elle n’en donna pas. Jamais elle n’avait ouï parler de gage et de promesses à exiger d’un époux, et des dangers auxquels une jeune amante est exposée : elle fit tout ce que lui inspirait sa naïve innocence, et se jeta comme un tendre oiseau dans le sein de son jeune ami. Comme elle n’avait jamais rêvé d’infidélité, elle n’eut pas l’idée de prononcer le mot de constance.

191. Elle aimait et elle était aimée ; elle adorait et elle était idolâtrée. D’après les lois de la nature leurs ames, en passant l’une dans l’autre, eussent péri dans ce moment d’ivresse si les ames pouvaient jamais périr. — Mais peu à peu ils reprirent leurs sens, pour les reperdre et les abîmer encore : le cœur d’Haidée, palpitant sur le sein de Juan, semblait ne pouvoir battre séparé de celui de son amant.

192. Hélas ! ils étaient si jeunes, si beaux, si aimables, si solitaires ! Puis c’était l’heure où le cœur est le plus ému, et, ne conservant pas assez d’empire sur lui-même, commet des actions que l’éternité ne fait pas oublier, mais dont elle récompense les instans avec la pluie inextinguible des flammes de l’enfer ; — car tel sera le sort de tous ceux qui font à leurs semblables quelque peine ou quelque plaisir.

193. Juan, Haidée ! hélas ! ils s’aimaient tant, ils étaient si aimables ! Jamais jusqu’alors, à l’exception de nos premiers parens, un tel couple n’avait couru le risque d’être damné pour toujours. Mais Haidée, pieuse autant que belle, avait certainement ouï parler du fleuve Stygien, de l’enfer, du purgatoire, — et dans l’instant de la crise elle eût dû s’en souvenir.

194. Ils se regardent, et un rayon de lune éclaire l’expressive vivacité de leurs yeux. Haidée presse la tête de son amant dans l’un de ses bras charmans, tandis que celui-ci passe autour d’elle le sien qui disparaît à demi dans les cheveux que sa main caresse. Elle est sur ses genoux ; elle s’enivre de son haleine, et lui de la sienne jusqu’aux momens où l’on n’entend plus que des soupirs entrecoupés. On les prendrait pour un groupe antique, demi-nu, gracieux, pur, en un mot entièrement grec.

195. Quand ces momens d’émotion et d’embrasement furent passés, et que Juan se laissa tomber les yeux fermés dans ses bras, elle ne s’endormit pas, mais elle appuya tendrement la tête de son amant sur les trésors de son sein : tantôt elle lève au ciel ses yeux humides, tantôt elle les reporte sur ses pâles joues qu’elle réchauffe de son souffle, et son cœur palpite en pensant à ce qu’elle a accordé et à ce qu’elle accorde encore.

196. Un enfant qui aperçoit de la lumière, un poupon qui mouille le sein de sa nourrice, un dévot au moment de l’élévation de l’hostie, un Arabe qui accueille un étranger, un marin qui s’empare d’une forte prise dans un combat, un avare qui contemple sa caisse remplie jusqu’aux bords, tous éprouvent du ravissement ; mais leur bonheur n’est rien auprès de celui de regarder dormir l’objet que l’on aime.

197. Pendant qu’il repose tranquille et adoré, il conserve le souffle de vie qui nous anime avec lui. Gracieux, immobile et silencieux, il ne devine pas le charme qu’il nous inspire. La source des émotions qu’il a éprouvées, ou qu’il nous a communiquées, semble concentrée dans son sein ; c’est lui qui repose ; c’est la chose que nous aimons, environnée d’illusions et de charmes, telle que la mort, mais dépouillée de ses terreurs[30].

198. Haidée veillait son amant, — et cette heure de nuit et d’amour, cette solitude de l’Océan pénétraient son cœur de leur influence réunie. Parmi des sables arides, sous des roches sauvages, ils avaient trouvé un berceau où rien sur la terre ne pouvait venir les distraire ; et de toutes les étoiles qui peuplaient la voûte azurée, il n’en était pas une qui vît dans sa course plus de bonheur que sur ses joues brûlantes.

199. Hélas ! l’amour des femmes ! on le sait, c’est une chose délicieuse et redoutable. Elles mettent tout ce qu’elles ont sur ce dé ; et s’il tourne contre elles, la vie ne leur rappelle plus que la perfidie qui les a déçues ; leur vengeance, semblable à l’élan du tigre, est rapide, implacable et mortelle. Cependant elles ne souffrent pas moins que leurs victimes, et tous les maux qu’elles infligent, elles les ressentent.

200. Elles ont raison ; car l’homme, si souvent injuste envers l’homme, l’est toujours envers les femmes. Le même sort les attend toutes ; elles ne peuvent compter que sur la trahison. Instruites à dissimuler sans cesse, elles désespèrent celui que leur cœur brûlant idolâtre, jusqu’à ce qu’un plus riche aspirant les achète en mariage ; — alors, que reste-t-il ? un mari insouciant, puis un amant infidèle, et enfin le soin de s’habiller, de se nourrir et de dire ses prières.

201. L’une prend un amant, une autre tombe dans la boisson ou dans la dévotion. Celle-là pense à son ménage, celle-ci aux moyens de se distraire. Il en est qui essaient de voyager ; mais, en perdant les avantages d’une vertueuse retraite, elles ne font que changer d’ennuis. Il n’est pas d’incident qui puisse les rendre plus heureuses, et leur situation est aussi pénible dans un palais insipide que dans une ignoble chaumière : quelques-unes aussi font le diable, ensuite elles écrivent une nouvelle[31].

202. Pour Haidée, c’était la fiancée de la nature ; elle ne savait pas tout cela. Fille des passions, elle avait reçu le jour dans une contrée que le soleil inondait d’une triple et dévorante lumière[32]. Elle était uniquement faite pour aimer et pour sentir qu’elle était le choix de celui qu’elle avait choisi ; tout ce qu’on pouvait dire ou faire ailleurs n’était rien pour elle. — Que pouvait-elle en craindre ? elle n’y nourrissait ni espérance, ni inquiétude, ni amour ; son cœur battait dans ce lieu seul.

203. Oh ! combien nous coûte ce rapide battement de cœur ! et pourtant chaque palpitation a dans sa source, comme dans son effet, tant de douceur que la sagesse, en dépit de sa haine pour le plaisir et de son amour pour la vérité, que la conscience elle-même ont une peine infinie à nous faire préférer leurs bonnes vieilles maximes à son ravissant transport. — Je suis surpris que Castlereagh ne l’ait pas encore taxé[33].

204. Et maintenant c’en était fait. — Sur le rivage désert ils venaient d’engager leur cœur : les astres, flambeaux de leur hymen, versaient un nouveau charme sur leur beauté ; l’Océan était leur garant, et la grotte leur couche nuptiale : unis et sanctifiés par leurs propres sentimens, la solitude leur tenait lieu de prêtre : ils furent unis, et ils étaient heureux, car chacun d’eux regardait naïvement l’autre comme un ange, et la terre comme un paradis.

205. Amour ! ô toi dont le grand César fut le courtisan, Titus le vainqueur, Antoine l’esclave, Horace et Catulle les professeurs, Ovide le directeur, et Sapho, la sage Blue-Stocking, (de laquelle puisse le tombeau engloutir tous ceux qui restent indifférens ! — le rocher de Leucade domine toujours les vagues). — Amour, tu es vraiment le dieu du mal, car après tout nous ne pouvons t’en appeler le démon.

206. C’est toi qui rends si précaire le chaste état du mariage, et qui insultes chaque jour le front des plus grands hommes. César, Pompée, Mahomet et Bélisaire ont fatigué la plume héroïque de l’histoire : leur destinée, leurs actions ont été tout-à-fait différentes, et jamais ne reviendront des siècles aussi féconds en merveilles ; cependant ces quatre grands hommes ont eu trois qualités communes, ils ont tous été héros, conquérans et cocus.

207. Tu fais les philosophes ; tu as formé le troupeau matérialiste d’Épicure et d’Aristippe, qui tente de nous pousser dans une direction immorale avec des théories réellement assez praticables. Ah ! s’ils voulaient nous préserver du diable, comme il serait agréable de répéter cette maxime (qui n’est pas fort nouvelle) : « Bois, mange et fais l’amour, que t’importe le reste ? » Ainsi parlait le sage roi Sardanapalus.

208. Mais Juan ! avait-il donc oublié Julia ? devait-il sitôt l’oublier ? Je ne sais que répondre, la question en elle-même n’est pas facile à résoudre. Mais sans doute, c’est la lune qui dans ce cas fait tout sans notre participation ; et toutes les fois qu’on éprouve de nouvelles palpitations, c’est elle qui les excite. En effet, comment diable se ferait-il que les formes fraîches eussent tant d’empire sur nous, pauvres humaines créatures ?

209. Je hais l’inconstance ; — je repousse, je déteste, j’abhorre, condamne et renie le corps pétri de vif-argent qui ne peut conserver en lui le souvenir permanent d’aucune impression. L’amour, l’amour constant a toujours été mon hôte ; mais pourtant la dernière nuit, dans un bal masqué, je vis une jolie petite créature, fraîchement arrivée de Milan, devant laquelle, comme un vilain, j’éprouvai quelques désirs.

210. Mais bientôt la Philosophie vint à mon aide : « Songe, m’insinua-t-elle, aux liens sacrés qui t’engagent. — Volontiers, répondis-je, ma chère Philosophie. Mais regarde ses dents ! O ciel ! Et ses yeux ! Je veux savoir ce qu’elle est, femme, fille, ou ni l’une ni l’autre ; c’est une curiosité. — Arrête ! » s’écria la Philosophie, avec le plus bel air grec (elle était cependant déguisée, en Vénitienne[34]).

211. « Arrête ! » et je me suis arrêté. — Mais revenons. Ce que les hommes appellent inconstance n’est autre chose qu’une admiration méritée pour l’objet charmant des heureuses prédilections de la nature ; et comme nous sommes tentés souvent d’adorer une belle statue dans sa niche, ainsi, quand nous accordons la même sorte d’idolâtrie à quelque objet réel, ce n’est encore qu’un hommage rendu au beau idéal.

212. Ce n’est que la perception de la beauté, le développement noble de nos facultés, un mouvement platonique, universel, admirable, tombé des étoiles, filtré du haut des cieux, sans lequel la vie ne serait pas supportable : en un mot, c’est l’usage de nos propres yeux, et, de plus, celui d’un petit sens ou deux, qui témoignent assez que notre chair est pétrie d’une brûlante poussière.

213. C’est pourtant un sentiment pénible et involontaire ; car, si nous pouvions toujours trouver dans une seule femme les grâces séduisantes qui nous enchantèrent quand elle se présenta la première fois à nous, comme une autre Ève, nous aurions certainement moins de tourmens et plus de schellings (puisqu’il faut vaincre leurs rigueurs, ou bien souffrir). D’ailleurs, si l’on pouvait toujours aimer une seule dame, quelles délices pour le cœur, en même tems que pour le foie.

214. Le cœur est, comme le firmament, une partie des cieux ; mais aussi, comme le firmament, il change nuit et jour : il peut être surchargé d’orages et d’éclairs, et ne présenter que l’image de la destruction et de l’horreur ; mais quand il a bien été déchiré, rongé, brisé, sa tourmente expire en gouttes d’eau ; car les larmes qui s’échappent des yeux ne sont autre chose que le sang du cœur, et voilà ce qui forme le climat anglais de nos années.

215. Quant au foie, c’est le lazaret de la bile, mais il s’acquitte rarement de ses fonctions ; la première passion y séjourne si long-tems, que toutes les autres se concentrent et s’y réunissent comme un nœud de vipères sur un fumier. Rage, terreur, haine, jalousie, vengeance et remords, tous les maux jaillissent de cet abîme, semblables aux tremblemens de terre produits par le feu occulte appelé central.

216. En attendant, et sans avoir besoin de mieux approfondir cette anatomie, je viens d’achever, comme auparavant, deux cents et quelques stances. Tel est le nombre que je fixe à chacun de mes douze ou vingt-quatre chants. Je laisse donc tomber ma plume, je m’incline, et j’abandonne à Haidée et à Don Juan le soin de défendre leur cause auprès de tous ceux qui daigneront me lire.


  1. Super flumina Babylonis.
  2. « La reine. — Doux sur le doux, adieu ! (Jetant des fleurs : ) J’espérais que tu serais l’épouse de mon Hamlet ; je pensais orner un jour ta couche nuptiale, douce jeune vierge, et non pas couvrir ta tombe de fleurs. » (Hamlet, act. V, sc. Ire.)
  3. Depuis le commencement du seizième siècle, quand le fameux capitaine Hugues de Moncade avait été nommé vice-roi de Naples. Voyez Brantôme, Vie des grands capitaines étrangers.
  4. Espèce de canot.
  5. Le gallon contient près d’un litre.
  6. Muid florentin, fiasco.
  7. So that themselves as well as hopes were damp’d. De sorte qu’eux-mêmes étaient submergés comme leurs espérances. Il y a ici un jeu de mot que nous n’avons pas essayé de traduire ; il consiste dans le mot damp’d, qui se prend également pour mouillé et pour découragé.
  8. M. P. n’a pas rendu l’épithète sublime alarming ; il l’a regardée comme oisive. En récompense il a inventé, dans cette strophe, la faux du trépas, les amis qui viennent assommer de leur douleur le malade ; lesquels aiment mieux se flatter, etc.
  9. Voici la disposition toute simple de cette arche, comme on peut le lire dans une traduction d’Orose, du quinzième siècle. « En ceste arche, dist Nostre Seigneur, tu feras six mansions ; la celle d’en bas sera comme celle d’ung navire ; au-dessus il aura ung sollier couvert, et sur le sollier seront cinq chambres. L’une servira pour mettre le mengier et viande de ceulx qui seront en l’arche ; l’autre servira de chambre secrette pour faire ses nécessités. Des troys antres, qui seront ung peu plus hault, la celle du parmi sera où les hommes et les femmes feront leur résidence ; en l’autre seront les bestes domestiques et privées, et en la tierce les bestes cruelles, indomables et sauvages. »
  10. Le nom que M. A. P. a traduit par celui de butor est plutôt une espèce d’oiseau de tempête, ou de pétrel. Le butor se tient ordinairement près des étangs, et jamais sur les mers.
  11. Le noddi est un animal assez semblable à l’hirondelle de mer. « Nous avons, dit Buffon, adopté le nom de noddi (sot), qui se lit fréquemment dans les relations des voyageurs anglais, parce qu’il exprime l’étourderie ou l’assurance folle avec laquelle cet oiseau vient se poser sur les mâts et sur les vergues des navires, et même sur la main que les matelots lui tendent. » (Hist. naturelle du Noddi.)
  12. Quand’ebbe detto cio, con gli occhi torti Riprese’l teschio misero co’denti Che furo all’osso come d’un can forti. (Dante, Inferno, canto XXXIII.) Lord Byron était trop pénétré de la lecture de Dante, son modèle, pour n’avoir pas mis quelque intention dans le mot qu’il emploie ici : politely (poliment). C’est qu’en effet Ugolin laisse entendre, plutôt qu’il n’exprime à la fin de son récit, le repas qu’il a fait de ses enfans. Poscia piu che’l dolor pote’l digiuno.
  13. « Le riche, en criant, disait : « Père Abraham, envoie Lazare pour qu’il trempe le bout de son doigt dans l’eau, afin qu’il en rafraîchisse ma langue, car je suis crucifié dans cette flamme. » Et Abraham lui dit : « Mon fils, souviens-toi que tu as reçu les biens pendant ta vie, et de même Lazare les maux. Maintenant celui-ci est consolé, et toi tu es tourmenté. » (Luc, ch. XVI.)
  14. Καλου ειδεος σκοπη, qu’on peut traduire : beau point de vue.
  15. Hawks-bill ; c’est celle que Buffon et tous les naturalistes français désignent sous le nom de caret. M. A. P. traduit toujours turtle, de quelque espèce qu’elle soit, par tourterelle.
  16. Voyez la Vie de Lord Byron.
  17. « Sur le feu ardent, Patrocle place trois échines de porc, de mouton et de chèvre, dans un vase d’airain tenu par Automédon. Achille préside à la fête ; c’est lui qui fait les parts et les divise avec adresse. » (Iliade, ch. IX.)
  18. Νους, νους, prudence, sagesse, jugement.
  19. Le commodore John Byron, qui accompagna Georges Anson dans son voyage autour du monde, et fit naufrage au nord du détroit de Magellan. Le récit qu’il a fait de ce naufrage est populaire en Angleterre ; mais, n’en déplaise à son petit-fils, celui de Don Juan est encore plus effroyable et plus touchant.
  20. Quæ torvum ligno decepit adultera taurum, Dissortemque utero fetum tulit. (Ovide, liv. VIII.) Mais les diffamateurs de la vertu de Pasiphaé se gardent bien de parler des torts de son mari. Cependant l’indulgent Ovide dit aussi de lui : Jamjam Pasiphaën non est mirabile taurum Præposuisse tibi : tu plus feritatis habebas.
  21. Lord Byron ne connaissait pas encore la belle comtesse Guiccioli.
  22. Barrow (Isaac), fameux théologien et mathématicien, maître de Newton, né en 1630, mort en 1677. Tillotson a donné une édition de ses œuvres théologiques, morales et poétiques, en trois volumes, qu’on connaît seulement en Angleterre.
  23. Les sermons du docteur South sont remarquables par une énergie qui les rapproche de ceux de notre Bourdaloue.
  24. Tillotson, archevêque de Cantorbéry, l’un des prélats et des écrivains ascétiques qui honorent le plus l’Angleterre. Ses sermons jouissent d’une grande réputation sous le rapport du style et des pensées. Ils ont été traduits en français.
  25. Hugues Blair, si connu, même en France, par ses sermons et son cours de littérature, né à Edimbourg, en 1718, mort en 1800.
  26. Cette parenthèse est une citation.
  27. Hock, espèce de vin d’Allemagne.
  28. On demandera peut-être au poète ce qui pouvait ici donner à ses deux amans l’idée d’une vie éternelle ? Justement l’immobilité de toute la nature, qui semblait attester son éternité, et par conséquent celle de l’univers, celle de leur âme, celle de leur corps lui-même.
  29. Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau, Toujours divers, toujours nouveau : Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste. J’ai quelquefois aimé. (La Fontaine.)
  30. M. A. P. n’a pas traduit cette strophe.
  31. Ce dernier trait, omis par M. A. P., est une épigramme lancée contre une célèbre blue-stocking d’Angleterre. On voit bien que Lord Byron n’avait jamais entendu parler de la conduite exemplaire de nos Saphos françaises, mesdames de Genlis, Gay, Gail, Cottin, Dufresnois, etc.
  32. Il y a ici une image poétique que nous n’avons pas osé rendre : Born when the sun Showers triple light, and scorches even the kiss Of his gazelle-eyed daughters. « Née où le soleil fait pleuvoir une triple lumière, et rend brûlant le baiser de ses filles aux yeux de gazelle. »
  33. M. A. P. n’a pas traduit cette strophe. Il ne faut pas oublier, en lisant le trait qui la termine et la quatorzième strophe du troisième chant, que l’année 1816 fut celle dans laquelle Lord Castlereagh proposa et fit adopter le plus de taxes.
  34. Cette parenthèse indique assez que, sous le nom de la Philosophie, le poète met ici en scène la belle comtesse Guiccioli, sa maîtresse, avec laquelle il vécut pendant les dernières années de son séjour en Italie, et tandis qu’il composait et retouchait Don Juan. M. A. P. a supprimé ce dernier vers. Voici comme un témoin oculaire a tracé le portrait de la Guiccioli, en 1821 : « La comtesse a vingt-trois ans, quoiqu’elle n’ait pas l’air d’en avoir plus de dix-sept ou dix-huit. Bien différente de la plupart des Italiennes, sa complexion est de la plus délicate beauté ; ses yeux longs, grands et languissans, sont bordés par les plus longues paupières du monde, et ses cheveux, à peine retenus sur sa tête, tombent sur ses épaules en larges boucles du noir le plus poli. Sa figure a peut-être un peu trop d’embonpoint pour sa hauteur, mais son buste est parfait. Ses formes atteignent presque la régularité grecque, et elle a la bouche et les dents les plus belles qu’on puisse imaginer. Il est impossible de voir la Guiccioli sans l’admirer, de l’entendre sans être ravi. Son amabilité se déploie dans les moindres accens de sa voix, et celle-ci, jointe aux avantages de la mélodie italienne, donne un charme particulier à tout ce qu’elle dit. La grâce et l’élégance semblent inhérentes à sa nature. Elle adore Lord Byron, et pourtant l’exil et la pauvreté de son vieux père affectent sensiblement ses traits, et répandent sur son visage une teinte de mélancolie qui ajoute encore à l’intérêt qu’inspire cette femme charmante. Sa conversation est agréable, sans être savante ; elle connaît les meilleurs auteurs italiens et français, mais souvent elle craint de montrer ce qu’elle sait, sans doute parce qu’elle connaît l’aversion de Lord Byron pour les blue. »