Don Juan ou le Festin de pierre/Édition Louandre, 1910/Acte I

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Don Juan ou le Festin de pierre/Édition Louandre, 1910
Don Juan ou le Festin de pierre, Texte établi par Charles LouandreCharpentierŒuvres complètes, tome II (p. 60-72).
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ACTE PREMIER


Le théâtre représente un palais.

Scène I

Sganarelle, Gusman.
Sganarelle, tenant une tabatière.

Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droite et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens ; tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent[1]. Mais c’est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours. Si bien donc, cher Gusman, que done Elvire, ta maîtresse, surprise de notre départ, s’est mise en campagne après nous, et son cœur, que mon maître a su toucher trop fortement, n’a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici. Veux-tu qu’entre nous je te dise ma pensée ? J’ai peur qu’elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.

Gusman

Et la raison encore ? Dis-moi, je te prie, Sganarelle, qui peut t’inspirer une peur d’un si mauvais augure ? Ton maître t’a-t-il ouvert son cœur là-dessus, et t’a-t-il dit qu’il eût pour nous quelque froideur qui l’ait obligé à partir ?

Sganarelle

Non pas ; mais à vue de pays, je connais à peu près le train des choses, et sans qu’il m’ait encore rien dit, je gagerais presque que l’affaire va là. Je pourrais peut-être me tromper ; mais enfin, sur de tels sujets, l’expérience m’a pu donner quelques lumières.

Gusman

Quoi ! ce départ si peu prévu serait une infidélité de don Juan ? Il pourrait faire cette injure aux chastes feux de done Elvire ?

Sganarelle

Non, c’est qu’il est jeune encore, et qu’il n’a pas le courage.

Gusman

Un homme de sa qualité ferait une action si lâche ?

Sganarelle

Eh ! oui, sa qualité ! La raison en est belle ; et c’est par là qu’il s’empêcherait des choses !

Gusman

Mais les saints nœuds du mariage le tiennent engagé.

Sganarelle

Eh ! mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas encore, crois-moi, quel homme est don Juan.

Gusman

Je ne sais pas, de vrai, quel homme il peut être, s’il faut qu’il nous ait fait cette perfidie ; et je ne comprends point comme, après tant d’amour et tant d’impatience témoignée, tant d’hommages pressants, de vœux, de soupirs et de larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes et de serments réitérés, tant de transports enfin, et tant d’emportements qu’il a fait paraître, jusqu’à forcer, dans sa passion, l’obstacle sacré d’un couvent, pour mettre done Elvire en sa puissance ; je ne comprends pas, dis-je, comme, après tout cela, il aurait le cœur de pouvoir manquer à sa parole.

Sganarelle

Je n’ai pas grande peine à le comprendre, moi ; et, si tu connaissais le pèlerin, tu trouverais la chose assez facile pour lui. Je ne dis pas qu’il ait changé de sentiments pour done Elvire, je n’en ai point de certitude encore. Tu sais que, par son ordre, je partis avant lui ; et, depuis son arrivée il ne m’a point entretenu ; mais, par précaution, je t’apprends, inter nos, que tu vois en don Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni ciel, ni saint, ni Dieu, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, un pourceau d’Épicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances chrétiennes qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me dis qu’il a épousé ta maîtresse ; crois qu’il aurait plus fait pour contenter[2] sa passion, et qu’avec elle il aurait encore épousé toi, son chien et son chat. Un mariage ne lui coûte rien à contracter ; il ne se sert point d’autres pièges pour attraper les belles ; et c’est un épouseur à toutes mains. Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui ; et si je te disais le nom de toutes celles qu’il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusqu'au soir. Tu demeures surpris, et changes de couleur à ce discours : ce n’est là qu’une ébauche du personnage ; et pour en achever le portrait, il faudrait bien d’autres coups de pinceau. Suffit qu’il faut que le courroux du ciel l’accable quelque jour ; qu’il me vaudrait bien mieux d’être au diable que d’être à lui, et qu’il me fait voir tant d’horreurs, que je souhaiterais qu’il fût déjà je ne sais où. Mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose ; il faut que je lui sois fidèle, en dépit que j’en aie ; la crainte en moi fait l’office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit d’applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste. Le voilà qui vient se promener dans ce palais, séparons-nous. Écoute, au moins : je t’ai fait cette confidence avec franchise, et cela m’est sorti un peu bien vite de la bouche ; mais s’il fallait qu’il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirais hautement que tu aurais menti.



Scène II

DON JUAN, SGANARELLE.
Don Juan

Quel homme te parlait là ? Il a bien l’air, ce me semble, du bon Gusman de done Elvire.

Sganarelle

C’est quelque chose aussi à peu près comme cela.

Don Juan

Quoi ! c’est lui ?

Sganarelle

Lui-même.

Don Juan

Et depuis quand est-il en cette ville ?

Sganarelle

D’hier au soir.

Don Juan

Et quel sujet l’amène ?

Sganarelle

Je crois que vous jugez assez ce qui le peut inquiéter.

Don Juan

Notre départ, sans doute ?

Sganarelle

Le bonhomme en est tout mortifié, et m’en demandait le sujet.

Don Juan

Et quelle réponse as-tu faite ?

Sganarelle

Que vous ne m’en aviez rien dit.

Don Juan

Mais encore, quelle est ta pensée là-dessus ? Que t’imagines-tu de cette affaire ?

Sganarelle

Moi ? Je crois, sans vous faire tort, que vous avez quelque nouvel amour en tête.

Don Juan

Tu le crois ?

Sganarelle

Oui.

Don Juan

Ma foi, tu ne te trompes pas, et je dois t’avouer qu’un autre objet a chassé Elvire de ma pensée.

Sganarelle

Hé ! mon Dieu ! Je sais mon don Juan sur le bout du doigt, et connais votre cœur pour le plus grand coureur du monde ; il se plaît à se promener de liens en liens, et n’aime guère à demeurer en place.

Don Juan

Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que j’ai raison d’en user de la sorte ?

Sganarelle

Eh ! monsieur…

Don Juan

Quoi ? Parle.

Sganarelle

Assurément que vous avez raison, si vous le voulez ; on ne peut pas aller là contre. Mais, si vous ne le vouliez pas, ce serait peut-être une autre affaire.

Don Juan

Hé bien ! je te donne la liberté de parler, et de me dire tes sentiments.

Sganarelle

En ce cas, monsieur, je vous dirai franchement que je n’approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d’aimer de tous côtés, comme vous faites.

Don Juan

Quoi ! tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non, la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et, dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre, par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni plus rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne ; et j’ai, sur ce sujet, l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et, comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

Sganarelle

Vertu de ma vie, comme vous débitez ! Il semble que vous ayez appris cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre.

Don Juan

Qu’as-tu à dire là-dessus ?

Sganarelle

Ma foi ! j’ai à dire, et je ne sais que dire ; car vous tournez les choses d’une manière, qu’il semble que vous avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas. J’avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m’ont brouillé tout cela. Laissez faire ; une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit, pour disputer avec vous.

Don Juan

Tu feras bien.

Sganarelle

Mais, monsieur, cela serait-il de la permission que vous m’avez donnée, si je vous disais que je suis tant soit peu scandalisé de la vie que vous menez ?

Don Juan

Comment ! quelle vie est-ce que je mène ?

Sganarelle

Fort bonne. Mais, par exemple, de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites…

Don Juan

Y a-t-il rien de plus agréable ?

Sganarelle

Il est vrai. Je conçois que cela est fort agréable et fort divertissant, et je m’en accommoderais assez, moi, s’il n’y avait point de mal ; mais, monsieur, se jouer ainsi d’un mystère sacré, et…

Don Juan

Va, va, c’est une affaire entre le ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble sans que tu t’en mettes en peine.

Sganarelle

Ma foi, monsieur, j’ai toujours ouï dire que c’est une méchante raillerie que de se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin.

Don Juan

Holà ! maître sot. Vous savez que je vous ai dit que je n’aime pas les faiseurs de remontrances.

Sganarelle

Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m’en garde ! vous savez ce que vous faites, vous ; et, si vous ne croyez rien, vous avez vos raisons ; mais il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts, parce qu’ils croient que cela leur sied bien ; et si j’avais un maître comme cela, je lui dirais fort nettement, le regardant en face : Osez-vous bien ainsi vous jouer au ciel, et ne tremblez-vous point de vous moquer comme vous faites des choses les plus saintes ? C’est bien à vous, petit ver de terre, petit mirmidon que vous êtes (je parle au maître que j’ai dit), c’est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent ? Pensez-vous que pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu (ce n’est pas à vous que je parle, c’est à l’autre) ; pensez-vous, dis-je, que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis, et qu’on n’ose vous dire vos vérités ? Apprenez de moi, qui suis votre valet, que le ciel punit tôt ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort, et que…[3].

Don Juan

Paix !

Sganarelle

De quoi est-il question ?

Don Juan

Il est question de te dire qu’une beauté me tient au cœur, et qu’entraîné par ses appas je l’ai suivie jusqu’en cette ville.

Sganarelle

Et n’y craignez-vous rien, monsieur, de la mort de ce commandeur que vous tuâtes il y a six mois ?

Don Juan

Et pourquoi craindre ? ne l’ai-je pas bien tué ?

Sganarelle

Fort bien, le mieux du monde, et il aurait tort de se plaindre.

Don Juan

J’ai eu ma grâce de cette affaire.

Sganarelle

Oui ; mais cette grâce n’éteint pas peut-être le ressentiment des parents et des amis ; et…

Don Juan

Ah ! n’allons point songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui nous peut donner du plaisir. La personne dont je te parle est une jeune fiancée, la plus agréable du monde, qui a été conduite ici par celui même qu’elle y vient épouser, et le hasard me fit voir ce couple d’amants trois ou quatre jours avant leur voyage. Jamais je n’ai vu deux personnes être si contents l’un de l’autre, et faire éclater plus d’amour. La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l’émotion ; j’en fus frappé au cœur, et mon amour commença par la jalousie. Oui, je ne pus souffrir d’abord de les voir si bien ensemble ; le dépit alarma mes désirs, et je me figurai un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence, et rompre cet attachement, dont la délicatesse de mon cœur se tenait offensée ; mais jusques ici tous mes efforts ont été inutiles, et j’ai recours au dernier remède. Cet époux prétendu doit aujourd’hui régaler sa maîtresse d’une promenade sur mer. Sans t’en avoir rien dit, toutes choses sont préparées pour satisfaire mon amour, et j’ai une petite barque et des gens, avec quoi fort facilement je prétends enlever la belle.

Sganarelle

Ah ! monsieur…

Don Juan

Hein ?

Sganarelle

C’est fort bien fait à vous, et vous le prenez comme il faut. Il n’est rien tel en ce monde que de se contenter.

Don Juan

Prépare-toi donc à venir avec moi, et prends soin toi-même d’apporter toutes mes armes, afin que… (apercevant done Elvire) Ah ! rencontre fâcheuse. Traître ! tu ne m’avais pas dit qu’elle était ici elle-même.

Sganarelle

Monsieur, vous ne me l’avez pas demandé.

Don Juan

Est-elle folle, de n’avoir pas changé d’habit, et de venir en ce lieu-ci avec son équipage de campagne ?



Scène III

DONE ELVIRE, DON JUAN, SGANARELLE.
Done Elvire

Me ferez-vous la grâce, don Juan, de vouloir bien me reconnaître ? Et puis-je au moins espérer que vous daigniez tourner le visage de ce côté ?

Don Juan

Madame, je vous avoue que je suis surpris, et que je ne vous attendais pas ici.

Done Elvire

Oui, je vois bien que vous ne m’y attendiez pas ; et vous êtes surpris, à la vérité, mais tout autrement que je ne l’espérais ; et la manière dont vous le paraissez me persuade pleinement ce que je refusais de croire. J’admire ma simplicité, et la faiblesse de mon cœur, à douter d’une trahison que tant d’apparences me confirmaient. J’ai été assez bonne, je le confesse, ou plutôt assez sotte pour vouloir me tromper moi-même, et travailler à démentir mes yeux et mon jugement. J’ai cherché des raisons pour excuser à ma tendresse le relâchement d’amitié qu’elle voyait en vous ; et je me suis forgé exprès cent sujets légitimes d’un départ si précipité, pour vous justifier du crime dont ma raison vous accusait. Mes justes soupçons chaque jour avaient beau me parler, j’en rejetais la voix qui vous rendait criminel à mes yeux, et j’écoutais avec plaisir mille chimères ridicules, qui vous peignaient innocent à mon cœur ; mais enfin cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d’œil qui m’a reçue m’apprend bien plus de choses que je ne voudrais en savoir. Je serai bien aise pourtant d’ouïr de votre bouche les raisons de votre départ. Parlez, don Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous saurez vous justifier.

Don Juan

Madame, voilà Sganarelle qui sait pourquoi je suis parti.

Sganarelle, bas, à don Juan.

Moi, monsieur ? Je n’en sais rien, s’il vous plaît.

Done Elvire

Hé bien ! Sganarelle, parlez. Il n’importe de quelle bouche j’entende ces raisons.

Don Juan, faisant signe à Sganarelle d’approcher.

Allons, parle donc à madame.

Sganarelle, bas, à don Juan.

Que voulez-vous que je dise ?

Done Elvire

Approchez, puisqu’on le veut ainsi, et me dites un peu les causes d’un départ si prompt.

Don Juan

Tu ne répondras pas ?

Sganarelle, bas, à don Juan.

Je n’ai rien à répondre. Vous vous moquez de votre serviteur.

Don Juan

Veux-tu répondre, te dis-je ?

Sganarelle

Madame…

Done Elvire

Quoi ?

Sganarelle, se tournant vers son maître.

Monsieur…

Don Juan

Si…

Sganarelle

Madame, les conquérants, Alexandre et les autres mondes sont causes de notre départ. Voilà, monsieur, tout ce que je puis dire.

Done Elvire

Vous plaît-il, don Juan, nous éclaircir ces beaux mystères ?

Don Juan

Madame, à vous dire la vérité…

Done Elvire

Ah ! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour, et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses ! J’ai pitié de vous voir la confusion que vous avez. Que ne vous armez-vous le front d’une noble effronterie ? Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m’aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n’est capable de vous détacher de moi que la mort ? Que ne me dites-vous que des affaires de la dernière conséquence vous ont obligé à partir sans m’en donner avis ; qu’il faut que, malgré vous, vous demeuriez ici quelque temps, et que je n’ai qu’à m’en retourner d’où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu’il vous sera possible ; qu’il est certain que vous brûlez de me rejoindre, et qu’éloigné de moi vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme ? Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes.

Don Juan

Je vous avoue, madame, que je n’ai point le talent de dissimuler, et que je porte un cœur sincère. Je ne vous dirai point que je suis toujours dans les mêmes sentiments pour vous, et que je brûle de vous rejoindre, puisque enfin il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir, non point pour les raisons que vous pouvez vous figurer, mais par un pur motif de conscience, et pour ne croire pas qu’avec vous davantage je puisse vivre sans péché. Il m’est venu des scrupules, madame, et j’ai ouvert les yeux de l’âme sur ce que je faisais. J’ai fait réflexion que pour vous épouser, je vous ai dérobée à la clôture d’un couvent, que vous avez rompu des vœux qui vous engageaient autre part, et que le ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir m’a pris, et j’ai craint le courroux céleste. J’ai cru que notre mariage n’était qu’un adultère déguisé, qu’il nous attirerait quelque disgrâce d’en haut, et qu’enfin je devais tâcher de vous oublier, et vous donner moyen de retourner à vos premières chaînes. Voudriez-vous, madame, vous opposer à une si sainte pensée, et que j’allasse, en vous retenant, me mettre le ciel sur les bras ? que pour… ?

Done Elvire

Ah ! scélérat, c’est maintenant que je te connais tout entier ; et pour mon malheur, je te connais lorsqu’il n’en est plus temps, et qu’une telle connaissance ne peut plus me servir qu’à me désespérer ; mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni, et que le même ciel dont tu te joues me saura venger de ta perfidie.

Don Juan

Sganarelle, le ciel !

Sganarelle

Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres.

Don Juan

Madame…

Done Elvire

Il suffit. Je n’en veux pas ouïr davantage, et je m’accuse même d’en avoir trop entendu. C’est une lâcheté que de se faire expliquer trop sa honte ; et, sur de tels sujets, un noble cœur, au premier mot, doit prendre son parti. N’attends pas que j’éclate ici en reproches et en injures ; non, non, je n’ai point un courroux à exhaler en paroles vaines, et toute sa chaleur se réserve pour sa vengeance. Je te le dis encore, le ciel te punira, perfide, de l’outrage que tu me fais ; et si le ciel n’a rien que tu puisses appréhender, appréhende du moins la colère d’une femme offensée.



Scène IV

DON JUAN, SGANARELLE.
Sganarelle, à part.

Si le remords le pouvait prendre !

don Juan, après une petite réflexion.

Allons songer à l’exécution de notre entreprise amoureuse.

Sganarelle, seul.

Ah ! quel abominable maître me vois-je obligé de servir !



  1. On sait que le tabac fut apporté en France par Nicot, ambassadeur de François II à Madrid. L’introduction de cette plante donna lieu à de très-vives discussions médicales. Elles duraient encore du temps de Molière, et il avait sans doute en vue, dans ce passage, de se moquer de ceux qui attribuaient à cette plante des vertus souveraines, et en faisaient une panacée universelle.
  2. Var. Crois qu’il aurait plus fait pour sa passion.
  3. Sganarelle est un des valets les plus francs, les plus vrais, les plus naïvement comiques qui soient au théâtre. Il n’est pas de la race antique de ces Daves qui, transplantés sur notre scène sous les noms de Crispin et de Frontin, y étalent une nature de convention, au lieu de la nature réelle qu’ils représentaient autrefois. Il est d’une lignée naturelle et toute française : il descend de ce Cliton du Menteur, le premier valet moderne qui ait remplacé dans la comédie les esclaves anciens. Le caractère propre des valets formés sur ce modèle est un gros bon sens qui est continuellement révolté des vices et des ridicules de leurs maîtres, mais que l’amour de l’argent ou la crainte des mauvais traitements empêche le plus souvent d’éclater. C’est ce conflit entre la raison et leur intérêt, c’est cette alternative de hardiesse et de timidité, d’humeur chagrine et de complaisance forcée, qui leur donne une physionomie si vraie et si plaisante : cette physionomie est celle de Cliton avec le menteur Dorante, de Sancho avec l’extravagant don Quichotte, enfin de Sganarelle avec le scélérat don Juan.
    (Auger.)