Dorci, ou la Bizarrerie du sort, avec une Notice sur l'auteur/Notice

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Dorci ou la bizarrerie du sort, Bandeau.
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NOTICE


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I


Nous ne l’avons pas cherché, ce sujet rare, ce beau et riche sujet de pathologie littéraire. Mais, puisqu’il se présente à nous, nous nous faisons un devoir de l’observer. Toutefois, avant de rédiger quelques notes sur le cas surprenant qu’il nous offre, avertissons les lecteurs très choisis auxquels s’adresse cette plaquette que la nouvelle qui y est publiée pour la première fois ne nous servira nullement de pièce justificative. Bien que du marquis de Sade, elle n’est pas sadique ; elle est au contraire fort innocente et ne porte aucune trace de la maladie mentale qui déshonora son auteur. Voilà ce que nous avions hâte de dire. Maintenant, considérons le malade et la maladie.

Donatien-Alphonse-François de Sade, né dans l’hôtel de Condé le 2 juin 1740[1], était issu d’une ancienne et noble maison qui remontait à Foulques de Sade et à sa femme Laure de Noves, la dame austère chantée par Pétrarque, et qui, plus tard, s’allia à la maison de Condé par Mlle  de Maillé, nièce du cardinal de Richelieu. Il passa son enfance en partie en Provence, où sa famille avait des terres, et en partie à Exeuil, en Auvergne, auprès de son oncle, le vicaire général de Toulouse et de Narbonne, qui joignait à la galanterie d’un abbé de cour le savoir d’un homme de cabinet, et précéda de loin Fauriel, avec une spirituelle érudition, dans des recherches sur la poésie provençale. Le jeune marquis fit ses études au collège Louis-le-Grand qu’il quitta à quatorze ans, pour entrer dans les chevau-légers. De là, il passa comme sous-lieutenant au régiment du Roi, puis il fut lieutenant dans les carabiniers, fit la guerre en Allemagne et gagna sur le champ de bataille le grade de capitaine de cavalerie. Il revint à Paris en 1766, et ceux qui le connurent alors se firent de lui l’idée d’un aimable libertin. Ses folies de jeunesse ne passaient pas ce qui était permis en ce temps-là à un jeune homme de famille. Toutefois, son père résolut d’y mettre fin en le mariant. Il s’entendit à ce sujet avec son ami M. de Montreuil, président à la Cour des aides, qui destina sa fille aînée au marquis. C’était une belle, honnête, pieuse et froide demoiselle. Sa sœur cadette, avec moins de rectitude dans l’esprit, avait plus de charme sur sa personne. Le marquis de Sade l’aima et déclara que c’était elle qu’il voulait épouser. Son père et M. de Montreuil, tous deux bien opiniâtres dans cette affaire, exigèrent, l’un qu’il se mariât, l’autre qu’il prît l’aînée. Après d’impérieuses sollicitations, le marquis céda. Un an après ce mariage forcé, la mort de son père le mit en possession d’une grande fortune et du titre de comte que portaient les aînés dans sa famille, mais qui, par une singularité inexpliquée, ne prévalut jamais, pour lui, sur celui de marquis que l’usage lui a conservé. Il se jeta alors dans de furieuses débauches avec des roués, des hommes de lettres, des laquais et des merlans. Cela est ignoble, mais n’a rien de particulier.

Le premier acte, rendu public, qui révèle une aberration caractéristique du sens moral chez cet homme, date du 3 avril 1768. Ce jour-là, tandis que deux filles raccolées par son valet de chambre l’attendaient dans sa petite maison d’Arcueil, il rencontra à Paris une femme du peuple nommée Rose Keller, à qui il offrit à souper et qui ne se fit pas prier. Quand il entra avec elle dans la maison, les deux filles étaient à table, couronnées de roses selon la mode grecque, remise en honneur par l’abbé Barthélemy. Mais, au lieu de la faire asseoir au banquet, il la poussa dans un grenier avec l’aide de son valet, la mit nue, la lia, la fouetta au sang, et redescendit souper avec les deux créatures. Il était jour quand Rose Keller, folle de terreur, parvint à rompre ses liens et se jeta par la lucarne dans la rue où elle tomba nue, bleue de coups et ensanglantée par sa chute. On la releva, le peuple s’amassa autour d’elle, les cris, les menaces éclatèrent, et le marquis de Sade, encore ivre, s’enfuit poursuivi par des paysans indignés. Rose Keller porta plainte, et le marquis, dont l’aventure occupait les salons, fut enfermé dans le château de Saumur, puis dans la prison de Pierre-Encise, à Lyon. Mais, au bout de six semaines, la famille du marquis obtint des lettres d’abolition portant, dit-on, que le délire du 3 avril était d’un genre non prévu par les lois, et que l’ensemble en présentait un tableau si obscène et si honteux, qu’il fallait en éteindre jusqu’au souvenir. Quoi qu’il en soit de ces lettres, dont il faudrait vérifier la teneur, l’accusation était mise à néant par le désistement de la plaignante qui, moyennant une somme de cent louis, donna quittance de sa fessée. Avec ces cent louis pour dot, elle trouva mari l’année suivante. D’ailleurs, c’était une prostituée ; mais l’acte commis sur elle par Sade n’en était pas moins une monstruosité.

Un sentiment unique et violent, une sorte de désespoir amoureux précipitait ainsi le marquis, s’il faut l’en croire, dans l’enfer de la débauche, jusqu’au septième cercle. Autant il détestait sa femme, autant il adorait sa belle-sœur. Il avait quelque raison de croire que celle-ci répondait à ses sentiments, si peu avouables qu’ils fussent, et M. de Montreuil avait cru devoir prendre la précaution de la cacher au fond d’un couvent que Sade ne put découvrir. De plus, il obtint un ordre de la police pour que son gendre fût exilé en Provence, au château de la Coste. Il y emmena une fille de théâtre qu’il fit passer pour sa femme et qu’il présenta à toute la noblesse des environs.

Bientôt la vraie marquise de Sade vint habiter avec sa sœur, nouvellement sortie du couvent, la terre de Saumane, qui touchait à la fontaine de Vaucluse. Le marquis courut les rejoindre. Il demanda pardon à sa femme de l’avoir offensée. Mais il ne venait que pour revoir Mlle  de Montreuil, dont il était encore épris. À celle-ci il jura qu’il n’avait jamais aimé qu’elle, et que les fautes même dont il s’avouait coupable n’étaient que le résultat de cet amour poussé au désespoir ; il menaça de se frapper de son épée, de se noyer dans la Sorgue, de se jeter du haut des tours de Saumane, si elle refusait de lui pardonner et de lui rendre le même amour dont il s’était cru digne avant de contracter un mariage détesté. Il reconnut, à l’effet de ses paroles[2], que la jeune fille l’aimait encore, et il résolut de l’enlever. Dans le courant de juin, il se rendit à Marseille avec le domestique qui l’assistait dans ses débauches. Pourvu de pastilles de chocolat dans la composition desquelles entrait une forte dose de cantharides, il se rendit dans une maison publique où il prodigua aux filles les vins, les liqueurs et les pastilles. Ces créatures, ainsi excitées et empoisonnées, s’agitèrent avec une telle frénésie et poussèrent de tels cris que la foule s’ameuta autour de la maison. Une malheureuse, devenue tout à fait folle, se jeta par la fenêtre. Sade et son valet s’étaient enfuis, mais le parlement d’Aix fut saisi de cette affaire scandaleuse. Deux filles moururent des blessures qu’elles s’étaient faites pendant l’accès déterminé par les cantharides[3]. Le marquis, bien que caché, se fit écrire par un conseiller une lettre qui lui annonçait l’issue inévitable du procès : la roue. Muni de cette lettre, il se rend secrètement à Saumane et se jette aux pieds de sa belle-sœur, les lui baise en sanglotant, « se nomme lui-même un monstre indigne de pitié, s’accuse des plus grands forfaits et déclare qu’il va s’en punir par un suicide. » Elle tremble, elle pleure, elle le plaint doucement.

Il lui tend la lettre et lui raconte obscurément quelque drame de désespoir. « … Je sais que vous ne m’aimez pas ; je sais que vous me méprisez ! cette pensée a fait mon crime… j’ai préparé de mes mains le poison… plusieurs personnes ont succombé… le hasard m’a sauvé… je vais me faire justice. Adieu ! »

Mlle  de Montreuil ne comprend rien, sinon qu’il va mourir dans un supplice infâme, et qu’elle l’aime. Elle le retient, elle le supplie de ne pas se perdre.

— « Eh bien ! s’écrie-t-il, je consens à vivre, je consens à fuir, si vous ne m’abandonnez pas, si vous m’aimez ! Autrement, adieu ! laissez-moi mourir[4]. »

Une heure après, Mlle  de Montreuil montait dans la chaise de poste qu’il avait préparée et qui les emporta en Italie.

Le marquis de Sade, pendant qu’il était rompu vif en effigie, par arrêt du 11 septembre, jouissait dans un palazzo de l’inceste qu’il avait préparé par des moyens plus abominables que le but même. Mlle  de Montreuil mourut dans ses bras, d’une maladie violente, à l’âge de vingt et un ans, et son amant, dont le cerveau se troublait de plus en plus, revint en France, où il fut pris, conduit à Vincennes, en vertu d’une lettre de cachet, et ensuite transféré à la Bastille. Sa maladie cérébrale se développa étrangement dans le régime de la prison, qui avait d’abord été très dur : ni linge l’été, ni bois l’hiver. Toujours attentive à son devoir, la marquise de Sade lui fit passer, dès qu’elle le put, des vêtements, des livres, du papier. C’est alors qu’il écrivit ces récits de l’érotisme le plus noir, pleins de flagellations, d’orgies de sang et de vin, de cadavres poignardés et violés, d’enfants mutilés, ces abominables romans ayant leur morale particulière, leur philosophie et leur doctrine propres, ces manuels compliqués de la débauche et de la cruauté, auprès desquels les petits livres polissons du XVIIIe siècle sont innocents[5]. Justine, puisqu’il faut nommer le monstre, ne ressemble pas plus aux Bijoux indiscrets que Sophie Arnould ne ressemble à la Brinvilliers. Pendant que le marquis de Sade écrivait à la Bastille ses rêves monstrueux de malade, le faubourg Saint-Antoine s’agitait, et le gouverneur de Launey, craignant que la vue de ses prisonniers excitât le populaire, supprima la promenade quotidienne sur la plate-forme. Le marquis de Sade, irrité de cette mesure, saisit un long tuyau de fer-blanc terminé en entonnoir qu’on lui avait fabriqué pour vider ses eaux, et s’en fit un porte-voix au moyen duquel il appela le peuple aux armes. M. de Launey en écrivit à Versailles. On lui répondit qu’il pouvait disposer de la vie de son prisonnier, mais il se contenta de l’envoyer à Charenton. Le 17 mars 1790, le décret de la Constituante, qui rendait la liberté à tous les prisonniers enfermés par lettres de cachet, délivra le marquis de Sade. Sa belle-mère, en apprenant qu’il était libre, se contenta de dire : Fasse le ciel qu’il soit heureux !

Il avait vécu en trop mauvaise intelligence avec l’ancien régime pour n’être pas partisan du nouveau. D’ailleurs, les révolutionnaires l’accueillaient avec enthousiasme, comme une victime de la tyrannie. Sa longue captivité lui valut des honneurs municipaux. Secrétaire de la société des Piques, il usa de son influence avec une douceur qu’on n’eût point attendue d’un être dénaturé par un si furieux érotisme. Pendant la Terreur, il se montra humain et s’employa à sauver son beau-père et sa belle-mère de qui il se savait haï et méprisé, et qui ne l’avaient point épargné. Sa bienveillance et son nom le rendirent suspect. Accusé de modérantisme, il fut emprisonné aux Madelonnettes, d’où la réaction thermidorienne le tira plus fou que jamais, car la guillotine, sur la place de la Révolution, et les nudités provocantes du Palais-Égalité, pendant la fièvre de la Terreur, n’étaient pas des spectacles propres à le guérir de sa monomanie.

Le Directoire, pendant lequel il fit, pour vivre, de mauvaises pièces de théâtre, lui fut remarquablement favorable. Il trouva un capitaliste pour lui imprimer ses livres en beaux caractères, sur beau papier, avec vignettes ; il trouva des libraires pour les vendre. On en imprima cinq exemplaires sur papier vélin pour les offrir aux Directeurs, qui remercièrent l’auteur. En outre, le marquis crut bien faire en présentant son ouvrage doré sur tranches au général Bonaparte. Le mari de Joséphine fut peu flatté de ce présent cynique. Devenu empereur et plus soucieux que jamais de l’ordre moral depuis que c’était son ordre, à lui, il fit saisir chez le marquis une édition clandestine, illustrée de cent figures, et fit enfermer l’auteur à Charenton. Le marquis de Sade y passa les quatorze années qui lui restaient à vivre. C’était un beau vieillard, blanc, dont la politesse était parfaite. Il disait doucement d’abominables ordures, traçait du bout de sa canne, sur le sable du préau, des figures obscènes, et écrivait dans sa cellule de sanglantes infamies. Il composait des comédies qu’il faisait jouer par les fous sur un théâtre élevé dans la prison. Et de belles dames venaient, dit-on, assister à ces représentations. Il resta jusqu’au bout sain et robuste de corps, et mourut doucement, presque sans maladie, le 2 décembre 1814.

Son crâne fut étudié par les disciples de Gall, qui y trouvèrent une grande ressemblance avec le crâne d’Héloïse. Cette grave bouffonnerie n’a aucune importance, puisque l’étude des bosses de la tête en apprend sur le moral de l’homme exactement autant que le vol des oiseaux et la position des astres. C’est le cerveau qu’un physiologiste moderne aurait examiné, et c’est dans la substance grise centrale de la couche optique qu’il aurait cherché la lésion, car c’est là que sont disséminées les incitations génitales dont la perversion était notoire chez ce sujet[6]. Mais il n’aurait probablement rien trouvé. On a étudié le cerveau de gens affectés de satyriasis sans y rien remarquer d’anormal. S’il est certain que le marquis de Sade était un malade, le trait clinique fondamental de sa maladie est encore aujourd’hui impossible à saisir, et la pathologie s’arrête avec nous, en ce cas, dans les domaines un peu vagues de l’analyse psychologique. Remarquons tout d’abord, dans cet ordre d’idées, que la folie du marquis de Sade fut rigoureusement localisée. Dans tous les rapports qui n’intéressent pas le sexe, il se montra inoffensif, et parfois même, comme nous l’avons vu, humain et généreux. On l’a comparé au maréchal de Raiz ; c’est très injuste. Raiz commit réellement des mutilations lubriques ; Sade, qui ne fit qu’en raconter, ce qui est déjà beaucoup trop, ne lacéra jamais des enfants ou des femmes. L’indécente flagellation de Rose Keller et les pastilles offertes aux filles de Marseille sont des actes très mauvais, mais qui n’atteignent pas à l’atrocité des mutilations dont Néron fut soupçonné et Raiz convaincu. Je sais bien que ces deux faits d’Arcueil et de Marseille, qui ne devinrent publics que grâce à des circonstances particulières, en font raisonnablement supposer d’autres tout aussi détestables, mais il est certain que la folie de Sade n’alla jamais jusqu’au meurtre. Quand cette folie prit, dans les cachots, une issue théorique, elle se complut dans des idées scélérates, mais la morale la plus sévère n’égale pas les crimes imaginés aux crimes perpétrés. Notre fou aurait été en somme peu dangereux si on avait brûlé ses livres au lieu de les imprimer. Il était intelligent ; il y a, dans son Idée sur les romans, des observations judicieuses et un sens littéraire assez droit. La remarque qu’il y fait que « ce n’est qu’en travaillant que les idées viennent » frappera, sans doute, par sa justesse, tous ceux qui ont quelque expérience de la production intellectuelle. À la façon dont il parle[7] de la Princesse de Clèves, de Manon Lescaut et de Clarisse Harlowe, il semble que ces œuvres charmantes se soient reflétées dans son âme sans déformation ni enlaidissement. La nouvelle, que nous publions pour la première fois, ressemble à ces petits récits romanesques que l’abbé Prévost sema dans le Pour et le Contre, et n’est pas inférieure à la plupart de ces contes noirs. Le désordre mental, qui est manifeste dans les actes et dans les écrits du marquis de Sade, résulte de l’association, et, par suite, de la confusion de deux idées qui restent parfaitement distinctes et même opposées dans toutes les intelligences saines : le plaisir et la souffrance. Des images de volupté et de supplices se formaient simultanément dans le cerveau de ce malheureux. Cela apparaît dès son premier crime et cela est la caractéristique de sa littérature. Sur un de ses derniers manuscrits, écrits à Charenton, Jules Janin lut cette phrase : « J’ai oublié deux supplices. » J’ai vu, il y a quelques années, dans un cabinet d’autographes, un plan de maison publique tracé par l’incurable vieillard ; la destination de toutes les salles était marquée ; celles du fond portaient ces légendes : « Ici l’on estropie. Ici l’on tue. » On voit que l’abominable association de ces deux séries d’idées fut suivie avec une terrible logique par ce fou dont Carrier réalisa l’idéal en faisant ses mariages républicains.

Cette folie est rare ; elle n’est pas unique, et le monde romain en sentit les atteintes sous les empereurs. Le temps où Sade fut élevé n’en fut point infesté. On imprima beaucoup de sottises au XVIIIe siècle, et on en fit encore davantage ; mais on les dit et on les fit gaiement, et c’est ce qui les rend pardonnables. Je laisserai dans le livre du docteur Tardieu l’histoire assez récente de ce sergent qui déterrait les morts et qu’on eut bien tort de ne pas mettre dans un cabanon de fou ; il y a entre cet homme et le marquis de Sade une certaine parenté morale, mais je ne veux pas sortir de la tératologie littéraire. Un livre, publié il y a une vingtaine d’années, en Belgique, et que je me garderai bien de nommer, contient un grand nombre de scènes dans lesquelles la débauche et la cruauté sont étroitement unies et confondues pour former des tableaux d’une obscénité dégoûtante. L’auteur, quel qu’il soit, de cette infamie, la produisit dans un accès d’érotisme scélérat tel que le marquis de Sade n’en éprouva jamais d’aussi violent. Nous rappelons ici ce livre innommable parce qu’on y retrouve à chaque ligne ce que nous considérons comme l’aberration initiale du marquis de Sade.

Ce mal, que l’auteur de Justine a eu la triste gloire de nommer, le sadisme[8], n’est pas toujours à l’état aigu. Il s’est rencontré avec quelque bénignité chez plusieurs écrivains qui n’en sont pas morts. Il serait odieux de rapprocher d’un nom déshonoré un nom digne au contraire d’honneur, puisque c’est celui d’un poète qui a trouvé une forme neuve et rare du beau. Mais comment ne pas noter sur ces feuillets de nosologie littéraire le penchant irrésistible de l’auteur des Fleurs du mal[9] à associer le crime et la volupté, en sorte qu’on ne sait plus s’il chante, dans ses strophes d’un sombre éclat, le crime de la volupté ou la volupté du crime ? La peste sadique n’a pas tué ce poète magnifique et singulier, mais elle l’a atteint, comme elle en a atteint plusieurs autres en ce temps-ci.


Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.


II


La nouvelle que nous publions ici pour la première fois, d’après le manuscrit autographe signé, devait entrer dans le recueil intitulé les Crimes de l’Amour (Paris, Massé, an VIII (1800), 4 vol. in-12), comme l’indique une note mise au crayon par l’auteur en marge du premier feuillet : « Le crime de l’amour, dans ce conte, n’est que l’épisode, car le sujet principal est bien réellement l’action de l’être vertueux qui veut sauver une victime des loix. » Le marquis de Sade a raison, et son récit rentre dans ce genre vertueux, fort goûté aux approches de la Révolution. L’histoire de Dorci fut certainement écrite sous l’ancien régime, pendant la détention du marquis. L’auteur, renonçant à la faire entrer dans les Crimes de l’Amour, où elle s’adaptait assez mal, comme il le reconnut judicieusement, songea à l’insérer dans un autre recueil. C’est ce qui ressort de l’avis qu’on lit en marge de la dernière page et que voici :

« À l’éditeur.

» Ce conte est bon. Il doit produire de l’effet. Il faut le mettre avec un bien long. »

Mais on était alors en pleine révolution, et la rédaction primitive, qui datait de l’ancien régime, fut soumise à un système curieux de corrections : « Le comte et le marquis de Dorci » devinrent « Paul et François Dorci. » Cela était nécessaire. Paul Dorci « a de la sensibilité et des vertus » ; il ne peut donc pas être un aristocrate. Le « château » qui éveillait dans les âmes des patriotes des idées odieuses, devint la « maison » ; la « terre » devint la « possession ». Un homme libre ne peut labourer la terre du seigneur, mais il peut travailler sur la possession d’un citoyen, ce qui est bien différent, n’est-il pas vrai ? Dans la rédaction primitive se trouvait une jeune paysanne du nom d’Annette qui faisait « sa première communion ». On ne pouvait laisser plus longtemps cette innocente enfant victime du fanatisme et de l’imposture. On remplaça sa première communion par un peu d’instruction laïque, ce qui explique immédiatement « la sensibilité » d’Annette et toutes ses vertus.

Ces corrections sont dans l’esprit de l’époque. La censure en exigeait de semblables des auteurs dont elle examinait les comédies et les mélodrames. Je trouve dans un très intéressant livre de M. Henri Welschinger, sur le théâtre de la Révolution[10], des rapports de censeurs qui concluent à la suppression de tous les titres nobiliaires et de tous les termes féodaux dans les pièces qui leur sont soumises. En 1794, un auteur avait donné à son héros le nom de Louis. L’administration biffa ce nom pour la raison qu’on ne peut donner le nom de Louis à un homme, surtout à un homme vertueux. Aussi, tous les gens de lettres faisaient comme le citoyen Sade : ils effaçaient de leurs écrits jusqu’aux moindres vestiges de l’ancien régime. Les plus zélés ne s’en tenaient pas à leurs propres ouvrages. Il y eut un patriote qui mit du civisme dans le Cid de Corneille.

Cette guerre aux mots fait pitié ; mais, en réalité, elle était plus odieuse qu’inepte. En matière de gouvernement, le mot importe plus que la chose. Les politiques savent qu’on se fait très bien tuer pour un mot. Dans le Philoctète de Sophocle, Ulysse dit très justement : « Toute chose considérée et tentée, je vois que la parole, et non l’action, mène tout parmi les mortels. » Ulysse était sage.

Nous reproduisons exactement le manuscrit du marquis de Sade avec son orthographe fautive, mais généralement régulière. Nous avons ponctué le texte pour le rendre lisible. Nous aurions pu rétablir en note tous les passages raturés ; ils sont nombreux, et la leçon primitive se lit sous le trait qui l’efface. Mais nous n’avons indiqué que les changements un peu curieux. Il n’est pas nécessaire de traiter un texte du marquis de Sade comme un texte de Pascal.

A. F.


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  1. Cf. Le Marquis de Sade, par Jules Janin, dans la Revue de Paris de 1834, t. XI, p. 321 ; — La Vérité sur les deux procès criminels du marquis de Sade, par Paul L. Jacob, bibliophile, dans la Revue de Paris de 1837, t. XXXVIII, p. 135. — Voir aussi la biographie Michaud.
  2. Ces paroles sont citées par M. Paul Lacroix (loc. cit.), sur la foi des témoignages qu’il invoque en ces termes : « J’ai souvent interrogé des personnes respectables, dont quelques-unes vivent encore, plus qu’octogénaires (1837) ; je leur ai demandé avec une indiscrète curiosité d’étranges révélations sur le marquis de Sade… »
  3. Les Mémoires de Bachaumont, Nouvelles à la main, 1772, racontent tout autrement cette affaire. C’est à sa belle-sœur, selon le nouvelliste, que le marquis aurait, dans un dîner, à Marseille, offert les pastilles de chocolat aux cantharides. Cette version ne se soutient pas.
  4. Pour l’authenticité de ce dialogue, je n’ai que les références indiquées à la note de la page 8.
  5. Pourtant l’esthétique que le marquis de Sade a exprimée dans son Idée sur les romans est assez soutenable et n’est nullement celle de ses œuvres.
     Dans cet opuscule, après avoir loué le naturel de Clarisse, il ajoute : « C’est donc la nature qu’il faut saisir quand on travaille ce genre (le roman), c’est le cœur de l’homme, le plus singulier de ses ouvrages, et nullement la vertu, parce que la vertu, quelque belle, quelque nécessaire qu’elle soit, n’est pourtant qu’un des modes de ce cœur étonnant, dont la profonde étude est si nécessaire aux romanciers, et que le roman, miroir fidèle de ce cœur, doit nécessairement en tracer tous les plis. » (p. xxv)
     Plus loin, Sade exige de l’auteur qui veut parvenir à la connaissance du cœur humain deux conditions, auxquelles il avait lui-même satisfait et qui résumaient pour ainsi dire sa vie, telle du moins qu’il se la représentait : malheurs et voyages. « Il faut, dit-il, avoir vu des hommes de toutes les nations pour les bien connaître, il faut avoir été leur victime pour savoir les apprécier. » (p. xxxiij)
     Jules Janin conte (loc. cit.) l’histoire d’un honnête petit jeune homme, neveu de curé, qui, ayant lu un soir un roman du marquis de Sade, devint incurablement idiot le lendemain à son réveil. C’est un conte à dormir debout.
  6. Luys, le Cerveau, p. 222. Ce savant physiologiste ajoute, dans son remarquable livre : « Il a été jusqu’à présent impossible de déterminer d’une façon précise, soit le noyau spécial qui leur est réservé (aux incitations génitales) dans la couche optique, soit le territoire où elles opèrent leur dissémination dans les réseaux du sensorium. »
  7. Dans son Idée sur les Romans. Cet opuscule, placé par l’auteur en tête des Crimes de l’Amour, a été réédité récemment chez M. Rouveyre, par les soins de M. Octave Uzanne.
  8. Le mot n’est pas dans Littré.
  9. Lisez surtout à cet égard une Martyre. Toutefois le poème est encore normal, puisqu’il est beau, et ne sort pas des lois esthétiques qui relèvent en somme de la morale publique.
  10. M. H. Welschinger et MM. Charavay, ses éditeurs, ont bien voulu me communiquer les placards de ce livre qui s’imprime en ce moment.