Dostoïevsky (Gide)/Conférences/III

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Plon (p. 120-140).

III

Nous n’avons guère fait jusqu’à présent que déblayer le terrain. Devant que d’aborder les idées de Dostoïevsky, je voudrais vous mettre en garde contre une grave erreur. Dans les quinze dernières années de sa vie, Dostoïevsky s’est occupé beaucoup de la rédaction d’une revue. Les articles qu’il écrivit pour cette revue ont été réunis dans ce qu’on appelle Journal d’un écrivain. Dostoïevsky, dans ses articles, expose ses idées. Il serait, semble-t-il, bien simple et bien naturel de se reporter sans cesse à ce livre : mais autant vous le dire tout de suite, ce livre est profondément décevant. Nous y trouvons l’exposé de théories sociales : elles demeurent fumeuses, et sont des plus maladroitement exprimées. Nous y trouvons des prédictions politiques : aucune d’elles ne s’est réalisée. Dostoïevsky cherche à prévoir l’état futur de l’Europe et se trompe presque constamment.

M. Souday, qui consacrait naguère à Dostoïevsky une de ses chroniques du Temps, se plaît à relever ses erreurs. Il ne consent à voir dans ces articles que du journalisme du type courant, ce que je suis tout prêt à lui accorder ; mais je proteste lorsqu’il ajoute que ces articles nous renseignent à merveille sur les idées de Dostoïevsky. À vrai dire, les problèmes que Dostoïevsky traite dans le Journal d’un écrivain ne sont pas ceux qui l’intéressent le plus ; les questions politiques, il faut le reconnaître, lui paraissent moins importantes que les questions sociales ; les questions sociales moins importantes, beaucoup moins importantes, que les questions morales et individuelles. Les vérités les plus profondes et les plus rares que nous pouvons attendre de lui sont d’ordre psychologique ; et j’ajoute que, dans ce domaine, les idées qu’il soulève restent le plus souvent à l’état de problèmes, à l’état de questions. Il ne cherche point tant une solution qu’un exposé, — qu’un exposé de ces questions précisément qui, parce qu’elles sont extrêmement complexes et qu’elles se mêlent et s’entre-croisent, demeurent le plus souvent à l’état trouble. Enfin, pour tout dire, Dostoïevsky n’est pas à proprement parler un penseur ; c’est un romancier. Ses idées les plus chères, les plus subtiles, les plus neuves, nous les devons chercher dans les propos de ces personnages, et non point même toujours de ses personnages de premier plan : il arrive souvent que les idées les plus importantes, les plus hardies, ce soit à des personnages d’arrière-plan qu’il les prête. Dostoïevsky est on ne peut plus maladroit dès qu’il s’exprime en son nom propre. On pourrait lui appliquer à lui-même cette phrase qu’il prête à Versiloff dans son Adolescent :

Développer[1] ? non j’aime mieux sans développement. Et n’est-ce pas curieux : presque toujours quand il m’est arrivé de développer une idée en quoi je crois, l’exposé n’est pas terminé que ma foi a déjà faibli[2].

L’on peut même dire qu’il est rare que Dostoïevsky ne se retourne pas contre sa propre pensée, aussitôt après l’avoir exprimée. Il semble qu’elle exhale aussitôt pour lui cette puanteur des choses mortes, semblable à celle qui se dégageait du cadavre du starets Zossima, alors précisément qu’on attendait de lui des miracles, — et qui rendait si pénible pour son disciple, Aliocha Karamazov, la veillée mortuaire.

Évidemment, pour un « penseur », voici qui serait assez fâcheux. Ses idées ne sont presque jamais absolues ; elles restent presque toujours relatives aux personnages qui les expriment, et je dirai plus : non seulement relatives à ces personnages, mais à un moment précis de la vie de ces personnages ; elles sont pour ainsi dire obtenues par un état particulier et momentané de ces personnages ; elles restent relatives ; en relation et fonction directe avec le fait ou tel geste qu’elles nécessitent ou qui les nécessite. Dès que Dostoïevsky théorise, il nous déçoit. Ainsi, même dans son article sur le mensonge, lui qui est d’une si prodigieuse habileté pour mettre en scène des types de menteurs (et combien différents de celui de Corneille), et qui sait nous faire comprendre à travers eux ce qui peut pousser le menteur à mentir, dès qu’il veut nous expliquer tout cela, dès qu’il entreprend la théorie de ses exemples, il devient plat, et fort peu intéressant.

À quel point Dostoïevsky est romancier, ce Journal d’un écrivain nous le montrera ; car s’il reste assez médiocre dans les articles théoriques et critiques, il devient excellent aussitôt que quelque personnage entre en scène. C’est en effet dans ce journal que nous trouverons le beau récit du moujik Krotckaia, une des œuvres les plus puissantes de Dostoïevsky, sorte de roman qui n’est à proprement parler qu’un long monologue, comme celui de l’Esprit souterrain qu’il écrivit à peu près à la même époque.

Mais il y a mieux que cela — je veux dire plus révélateur : dans le Journal d’un écrivain, Dostoïevsky nous permet, à deux reprises, d’assister au travail d’affabulation, presque involontaire, presque inconscient ce son esprit.

Après nous avoir parlé du plaisir qu’il avait à regarder les promeneurs dans la rue, et parfois à les suivre, nous le voyons s’attacher soudain à l’un de ces passants rencontrés :

Je remarque un ouvrier qui va sans femme à son bras. Mais il a un enfant avec lui, un petit garçon. Tous deux ont la mine triste des isolés. L’ouvrier a une trentaine d’années ; son visage est fané, d’un teint malsain. Il est endimanché, porte une redingote usée aux coutures et garnie de boutons dont l’étoffe s’en va ; le collet du vêtement est gras, le pantalon mieux nettoyé semble pourtant sortir de chez le fripier ; le chapeau haut de forme est très râpé. Cet ouvrier me fait l’effet d’un typographe. L’expression de sa figure est sombre, dure, presque méchante. Il tient l’enfant par la main, et le petit se fait un peu traîner. C’est un mioche de deux ans ou de guère plus, très pâle, très chétif, paré d’un veston, de petites bottes à tiges rouges et d’un chapeau qu’embellit une plume de paon. Il est fatigué. Le père lui dit quelque chose, se moque peut-être de son manque de jarret. Le petit ne répond pas et cinq pas plus loin, son père se baisse, le prend dans ses bras et le porte. Il semble content, le gamin, et enlace le cou de son père. Une fois juché ainsi, il m’aperçoit et me regarde avec une curiosité étonnée. Je lui fais un petit signe de tête, mais il fronce les sourcils et se cramponne plus fort au cou de son père. Ils doivent être de grands amis tous deux.

Dans les rues, j’aime à observer les passants ; à examiner leurs visages inconnus, à chercher qui ils peuvent bien être, à m’imaginer comment ils vivent, ce qui peut les intéresser dans l’existence. Ce jour-là, j’ai été préoccupé surtout de ce père et de cet enfant. Je me suis figuré que la femme, la mère était morte depuis peu, que le veuf travaillait à son atelier toute Fa semaine, tandis que l’enfant restait abandonné aux soins de quelque vieille femme. Ils doivent loger dans un sous-sol où l’homme loue une petite chambre, peut-être seulement un coin de chambre. Et, aujourd’hui dimanche, le père a conduit le petit chez une parente, chez la sœur de la morte probablement. Je veux que cette tante qu’on ne va pas voir très souvent soit mariée à un sous-officier et habite une grande caserne dans le sous-sol, mais dans une chambre à part. Elle a pleuré sa défunte sœur, mais pas bien longtemps. Le veuf n’a pas montré non plus grande douleur, pendant la visite tout au moins. Toutefois, il est demeuré soucieux, parlant peu et seulement de questions d’intérêt. Bientôt il se sera tu ! On aura alors apporté le samovar ; on aura pris le thé. Le petit sera resté sur un banc, dans un coin, faisant sa moue sauvage, fronçant les sourcils, et, à la fin, se sera endormi. La tante et son mari n’auront pas fait grande attention à lui ; on lui aura donné un morceau de pain et une tasse de lait. L’officier muet tout d’abord, lâchait à un moment donné une grosse plaisanterie de soudard au sujet du gamin que son père réprimandait précisément. Le mioche aura voulu repartir tout de suite, et le père l’aura ramené à la maison de Veborgskaia à Litienaia.

Demain le père sera de nouveau à l’atelier et le moutard avec la vieille femme[3].

À un autre endroit du même livre, nous lisons le récit de la rencontre qu’il fit d’une centenaire. Il la voit en passant dans la rue, assise sur un banc. Il lui parle, et puis passe outre. Mais le soir « après avoir fini son travail », il repense à cette vieille, il imagine son retour chez elle auprès des siens, les propos de ceux-ci à la vieille. Il raconte sa mort. « J’ai plaisir à imaginer la fin de l’histoire. D’ailleurs, je suis un romancier. J’aime à raconter des histoires. »

Du reste, Dostoïevsky n’invente jamais au hasard. Dans un des articles de ce même Journal, à propos du procès de la veuve Kornilov, il reconstitue et recompose le roman à sa façon, mais il peut écrire ensuite, après que l’enquête judiciaire a jeté pleine lumière sur le crime : « J’ai presque tout deviné », et il ajoute : « Une circonstance me permit d’aller voir la Kornilova. Je fus surpris de voir comme mes suppositions s’étaient trouvées presque conformes avec la réalité. Je m’étais certes trompé sur quelques détails : ainsi Kornilov, bien que paysan, s’habillait à l’européenne, etc. », et Dostoïevsky conclut : « Somme toute, mes erreurs ont été de peu d’importance. Le fond de mes suppositions demeure vrai[4]. »

Avec de tels dons d’observateur, d’affabulateur et de reconstructeur du réel, si l’on y joint les qualités de sensibilité, l’on peut faire un Gogol, un Dickens (et peut-être vous souvenez-vous du début du Magasin d’antiquités, où Dickens, lui aussi s’occupe à suivre les passants, les observant, et, après qu’il les a quittés, continuant d’imaginer leur vie) ; mais ces dons, si prodigieux soient-ils, ne suffisent ni pour un Balzac, ni pour un Thomas Hardy, ni pour un Dostoïevsky. Ils ne suffiraient certainement pas à faire écrire à Nietzsche :

La découverte de Dostoïevsky a été pour moi plus importante encore que celle de Stendhal ; il est le seul qui m’ait appris quelque chose en psychologie.

J’ai copié de Nietzsche, il y a bien longtemps déjà, cette page que je vais vous lire. Nietzsche, en l’écrivant, n’avait-il pas en vue ce qui précisément fait la plus particulière valeur du grand romancier russe, ce par quoi il s’oppose à nombre de nos romanciers modernes, aux Goncourt, par exemple, que Nietzsche semble ici désigner :

Morale pour psychologues : ne point faire de psychologie de colportage ! Ne jamais observer pour observer ! C’est ce qui donne une fausse optique, un « tiquage », quelque chose de forcé qui exagère volontiers. Vivre quelque chose pour vouloir le vivre, — cela ne réussit pas. Il n’est pas permis pendant l’événement de regarder vers soi ; tout coup d’œil se change là en « mauvais œil ». Un psychologue de naissance se garde par instinct de regarder pour voir : il en est de même pour le peintre de naissance. Il ne travaille jamais d’après la nature, — il s’en remet à son inspiration, à sa chambre obscure, pour tamiser, pour exprimer le « cas », la « nature », la « chose vécue »… Il n’a conscience que de la généralité, de la conclusion, de la résultante : il ne connaît pas ces déductions arbitraires du cas particulier. Quel résultat obtient-on lorsqu’on s’y prend autrement ? Par exemple, lorsque, à la façon des romanciers parisiens, on fait de la grande psychologie de colportage ? On épie en quelque sorte la réalité, on rapporte tous les soirs une poignée de curiosités. Mais regardez donc ce qui en résulte…, etc.[5].

Dostoïevsky n’observe jamais pour observer. L’œuvre chez lui ne naît point de l’observation du réel ; ou du moins elle ne naît pas rien que de cela. Elle ne naît point non plus d’une idée préconçue, et c’est pourquoi elle n’est en rien théorique, mais reste immergée dans le réel ; elle naît d’une rencontre de l’idée et du fait, de la confusion (du blending, diraient les Anglais) de l’un et de l’autre, si parfaite que jamais l’on ne peut dire qu’aucun des deux éléments l’emporte, — de sorte que les scènes les plus réalistes de ses romans sont aussi les plus chargées de signification psychologique et morale ; plus exactement, chaque œuvre de Dostoïevsky est le produit d’une fécondation du fait par l’idée. « L’idée de ce roman existe en moi depuis trois ans », écrit-il en 1870 (il s’agit ici des Frères Karamazov qu’il n’écrivit que neuf ans plus tard), et dans une autre lettre :

La question principale qui sera poursuivie dans toutes les parties de ce livre est celle même dont j’ai souffert consciemment ou inconsciemment toute ma vie : l’existence de Dieu !

Mais cette idée reste flottante dans son cerveau aussi longtemps qu’elle ne rencontre pas le fait divers (en l’espèce une cause célèbre, un procès de justice criminelle) qui la vienne féconder ; c’est alors seulement qu’on peut dire que l’œuvre est conçue. « Ce que j’écris est une chose tendancieuse », dira-t-il dans cette même lettre, en parlant des Possédés qu’il mûrit en même temps que les Karamazov. Le roman des Karamazov lui aussi est une œuvre tendancieuse. Certes, rien n’est moins gratuit — au sens que l’on donne aujourd’hui à ce mot — que l’œuvre de Dostoïevsky. Chacun de ses romans est une sorte de démonstration ; l’on pourrait dire un plaidoyer, — ou mieux encore une prédication. Et si l’on osait reprocher quelque chose à cet admirable artiste, ce serait peut-être d’avoir voulu trop prouver. Entendons-nous : Dostoïevsky ne cherche jamais à incliner notre opinion. Il cherche à l’éclairer ; à rendre manifeste certaines vérités secrètes qui, lui, l’éblouissent, qui lui paraissent — qui nous paraîtront bientôt aussi — de la plus haute importance ; les plus importantes sans doute que l’esprit de l’homme puisse atteindre, — non des vérités d’ordre abstrait, non des vérités en dehors de l’homme, mais bien des vérités d’ordre intime, des vérités secrètes. D’autre part, et c’est là ce qui préserve ses œuvres de toutes les déformations tendancieuses, ces vérités, ces idées de Dostoïevsky restent toujours soumises au fait, profondément engagées dans le réel. Il garde, vis-à-vis de la réalité humaine, une attitude humble, soumise ; il ne force jamais ; il n’incline jamais à lui l’événement ; il semble qu’il applique à sa pensée même le précepte de l’Évangile : « Qui la veut sauver la perdra ; qui la renonce la rend vraiment vivante. »

Avant de chercher à poursuivre quelques-unes des idées de Dostoïevsky à travers ses livres, je voudrais vous parler de sa méthode de travail. Strakhov nous raconte que Dostoïevsky travaillait presque exclusivement la nuit : « Vers minuit, dit-il, lorsque tout entrait dans le repos, Theodor Michaïlovitch Dostoïevsky restait seul avec son samovar ; et, tout en buvant à petits traits un thé froid et pas trop fort, il poussait son travail jusqu’à cinq et six heures du matin. Il se levait vers deux ou trois heures après midi, passait la fin du jour à recevoir des hôtes, à se promener ou à rendre visite à des amis. » Dostoïevsky ne sut pas toujours se contenter de ce thé « pas trop fort » ; il se laissa aller, dans les derrières années de sa vie, à boire beaucoup d’alcool, nous dit-on. Certain jour, m’a-t-on raconté, Dostoïevsky sortait de son cabinet de travail où il écrivait les Possédés, dans un état de grande excitation intellectuelle, quelque peu artificiellement obtenu. C’était le jour de réception de Mme Dostoïevsky. Theodor Michaïlovitch, hagard, fit inopinément irruption dans le salon où nombre de dames étaient rassemblées ; et comme l’une d’elles, pleine de zèle, s’empressait, une tasse de thé à la main : « Que le diable vous emporte avec toutes vos lavasses ! », s’écria-t-il…

Vous vous souvenez de la petite phrase de l’abbé de Saint-Réal, — phrase qui pourrait bien paraître stupide si Stendhal ne s’en était pas emparé pour abriter son esthétique : « Un roman, c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin. » Certes, il y a en France et en Angleterre quantité de romans qui relèvent de cette formule : romans de Lesage, de Voltaire, de Fielding, de Smollet… Mais rien n’est plus éloigné de cette formule qu’un roman de Dostoïevsky. Il y a entre un roman de Dostoïevsky et les romans de ceux que je citais, et les romans de Tolstoï lui-même ou de Stendhal, toute la différence qu’il peut y avoir entre un tableau et un panorama. Dostoïevsky compose un tableau où ce qui importe surtout et d’abord, c’est la répartition de la lumière. Elle émane d’un seul foyer… Dans un roman de Stendhal, de Tolstoï, la lumière est constante, égale, diffuse ; tous les objets sont éclairés d’une même façon, on les voit également de tous côtés ; ils n’ont point d’ombre. Or, ce qui importe surtout, dans un livre de Dostoïevsky, tout comme dans un tableau de Rembrandt, c’est l’ombre. Dostoïevsky groupe ses personnages et ses événements, et projette sur eux une intense lumière, de manière qu’elle ne les frappe que d’un seul côté. Chacun de ses personnages baigne dans l’ombre. Nous remarquons aussi chez Dostoïevsky un singulier besoin de grouper, de concentrer, de centraliser, de créer entre tous les éléments du roman le plus de relations et de réciprocité possibles. Les événements, chez lui, au lieu de suivre un cours lent et égal, comme dans Stendhal ou Tolstoï, il y a toujours un moment où ils se mêlent et se nouent dans une sorte de vortex ; ce sont des tourbillons où les éléments du récit — moraux, psychologiques et extérieurs — se perdent et se retrouvent. Nous ne voyons chez lui aucune simplification, aucun épurement de la ligne. Il se plaît dans la complexité ; il la protège. Jamais les sentiments, les pensées, les passions ne se présentent à l’état pur. Il ne fait pas le vide autour. Et j’en arrive ici à une remarque sur le dessin de Dostoïevsky, sur sa façon de dessiner les caractères de ses personnages ; mais permettez-moi tout d’abord de vous lire, à ce sujet, ces remarquables observations de Jacques Rivière :

L’idée d’un personnage étant donnée dans son esprit, il y a, pour le romancier, deux manières bien différentes de la mettre en œuvre : ou il peut insister sur sa complexité, ou il peut souligner sa cohérence ; dans cette âme qu’il va engendrer, ou bien il peut vouloir produire toute l’obscurité, ou bien il peut vouloir la supprimer pour le lecteur en la dépeignant ; ou bien il réservera ses cavernes, ou bien il les exposera[6].

Vous voyez quelle est l’idée de Jacques Rivière : c’est que l’école française explore les cavernes, tandis que certains romanciers étrangers, comme Dostoïevsky en particulier, respectent et protègent leurs ténèbres.

En tout cas, continue Rivière, Dostoïevsky s’intéresse avant tout à leurs abimes, et c’est à suggérer ceux-ci le plus insondables possible qu’il met tous ses soins[6].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous, au contraire, placés en face de la complexité d’une âme, à mesure que nous cherchons à la représenter, d’instinct nous cherchons à l’organiser[6].

Cela est déjà très grave ; mais il ajoute encore :

Au besoin, nous donnons un coup de pouce ; nous supprimons quelques petits traits divergents, nous interprétons quelques détails obscurs dans le sens le plus favorable à la constitution d’une unité psychologique.

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Une parfaite obturation des abîmes, tel est l’état auquel nous tendons.

Je ne suis pas à ce point convaincu que dans Balzac, par exemple, nous ne trouvions pas quelques « abîmes », de l’abrupt, de l’inexplicable je ne suis pas non plus parfaitement convaincu que les abîmes de Dostoïevsky soient toujours aussi peu expliqués que l’on croit d’abord. Vous donnerai-je un exemple d’abîme chez Balzac ? Je le trouve dans la Recherche de l’absolu. Balthazar Claès recherche la pierre philosophale ; il a complètement oublié, en apparence, toute la formation religieuse de son enfance. Sa recherche l’occupe exclusivement. Il délaisse sa femme, la pieuse Joséphine, qui s’épouvante de la libre pensée de son mari. Certain jour, elle entre brusquement dans le laboratoire. Le courant d’air de la porte détermine une explosion. Mme Claès tombe évanouie… Quel est le cri qui s’échappe des lèvres de Balthazar ? Un cri où reparaît soudain la croyance de sa première enfance, en dépit des alluvions de sa pensée : « Dieu soit loué, tu existes ! les saints t’ont préservée de la mort. » Balzac n’insiste pas. Et certainement, sur vingt personnes qui liront ce livre, dix-neuf ne remarqueront même pas cette faille. L’abîme qu’elle nous laisse entrevoir reste inexpliqué, sinon inexplicable. En réalité, cela n’intéressait pas Balzac. Ce qui lui importe, c’est d’obtenir des personnages conséquents avec eux-mêmes — c’est en quoi il est d’accord avec le sentiment de la race française, car ce dont nous, Français, avons le plus besoin, c’est de logique.

Aussi bien dirai-je que, non seulement les personnages de sa Comédie humaine, mais ceux aussi de la comédie réelle que nous vivons, se dessinent — que nous tous Français, tant que nous sommes, nous nous dessinons nous-mêmes — selon un idéal balzacien. Les inconséquences de notre nature, si tant est qu’il y en ait, nous apparaissent gênantes, ridicules. Nous les renions. Nous nous efforçons de n’en pas tenir compte, de les réduire. Chacun de nous a conscience de son unité, de sa continuité, et tout ce qui reste en nous de refoulé, d’inconscient, semblable au sentiment que nous voyons reparaître soudain chez Claès, si nous ne pouvons pas précisément le supprimer, du moins cessons-nous d’y attacher de l’importance. Nous agissons sans cesse comme nous estimons que l’être que nous sommes, que nous croyons être, doit agir. La plupart de nos actions nous sont dictées non point par le plaisir que nous prenons à les faire, mais par un besoin d’imitation de nous-mêmes, et de projeter dans l’avenir notre passé. Nous sacrifions la vérité (c’est-à-dire la sincérité) à la continuité, à la pureté de la ligne.

En regard de cela, que nous présente Dostoïevsky ? Des personnages qui, sans aucun souci de demeurer conséquents avec eux-mêmes, cèdent complaisamment à toutes les contradictions, toutes les négations dont leur nature propre est capable. Il semble que ce soit là ce qui intéresse le plus Dostoïevsky : l’inconséquence. Bien loin de la cacher, il la fait sans cesse ressortir ; il l’éclaire.

Il y a sans doute chez lui beaucoup d’inexpliqué. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’inexplicable dès que nous admettons dans l’homme, ainsi que Dostoïevsky nous y invite, la cohabitation de sentiments contradictoires. Cette cohabitation paraît souvent chez Dostoïevsky d’autant plus paradoxale que les sentiments de ses personnages sont poussés à bout, exagérés jusqu’à l’absurde.

Je crois qu’il est bon ici d’insister, car vous allez peut-être penser : nous connaissons cela ; il n’y a là rien d’autre que la lutte entre la passion et le devoir, telle qu’elle nous apparaît dans Corneille. Il ne s’agit pas de cela. Le héros français, tel que nous le peint Corneille, projette devant lui un modèle idéal, qui est lui-même encore, mais lui-même tel qu’il se souhaite, tel qu’il s’efforce d’être, — non point tel qu’il est naturellement, tel qu’il serait s’il s’abandonnait à lui-même. La lutte intime que nous peint Corneille, c’est celle qui se livre entre l’être idéal, l’être modèle et l’être naturel que le héros s’efforce de renier. Somme toute, nous ne sommes pas très loin ici, me semble-t-il, de ce que M. Jules de Gaultier appellera le bovarysme — nom qu’il donne, d’après l’héroïne de Flaubert, à cette tendance qu’ont certains à doubler leur vie d’une vie imaginaire, à cesser d’être qui l’on est, pour devenir qui l’on croit être, qui l’on veut être.

Chaque héros, chaque homme, qui ne vit pas à l’abandon, mais s’efforce vers un idéal, qui tend à se conformer à cet idéal, nous offre un exemple de ce dédoublement, de ce bovarysme.

Ceux que nous voyons dans les romans de Dostoïevsky, les exemples de dualité qu’il nous propose, restent très différents ; n’ont rien à voir non plus, ou que très peu, avec ces cas pathologiques, assez fréquemment observés, où une personnalité seconde, entée sur la personnalité première, alterne avec elle : deux groupements de sensations, d’associations de souvenirs se forment, l’un à l’insu de l’autre ; bientôt, nous avons deux personnalités distinctes, deux hôtesses du même corps. Elles se cèdent la place et se succèdent l’une à l’autre, tour à tour, en s’ignorant (ce dont Stevenson nous donne une extraordinaire illustration dans son admirable conte fantastique : le Double Cas du docteur Jekyll.)

Mais, dans Dostoïevsky, le déconcertant, c’est la simultanéité de tout cela et la conscience que garde chaque personnage de ses inconséquences, de sa dualité.

Il advient que tel de ses héros, en proie à l’émotion la plus vive, doute s’il la doit à la haine ou à l’amour. Les deux sentiments opposés se mêlent en lui et se confondent.

Tout à coup Raskolnikoff crut s’apercevoir qu’il détestait Sonia. Surpris, effrayé même d’une découverte si étrange, il releva soudain la tête et considéra attentivement la jeune fille. La haine disparut aussitôt de son cœur. Ce n’était pas cela. Il s’était trompé sur la nature du sentiment qu’il éprouvait[7].

De cette mésinterprétation du sentiment par l’individu qui l’éprouve, nous trouverions quelques exemples également dans Marivaux ou dans Racine.

Parfois, l’un de ces sentiments s’épuise par son exagération même ; il semble que l’expression de ce sentiment en décontenance celui qui l’exprime. Il n’y a pas encore là dualité de sentiments ; mais voici qui est plus particulier. Écoutons Versiloff, le père de l’Adolescent :

Si encore j’étais une nullité et si je souffrais de cela… Mais non ; je sais que je suis infiniment fort. Et en quoi réside ma force ? demanderas-tu, — précisément en une extraordinaire adaptation à tous et à tout, faculté que les Russes intelligents de ma génération possèdent à un haut degré. Rien ne me supprime ; rien ne me diminue ; rien ne m’étonne. J’ai la vitalité opiniâtre du chien de garde ; j’abrite en moi, avec une parfaite aisance, en même temps deux sentiments contraires, et cela sans le chercher, naturellement[8].

« Je ne me charge pas d’expliquer cette coexistence de sentiments contraires », dit expressément le chroniqueur des Possédés et écoutons encore Versiloff :

J’ai le cœur plein de paroles et je ne sais pas les dire. Il me semble que je me partage en deux. — Il nous examina tous avec un visage très sérieux et une sincérité convaincante. — Oui, vraiment, je me partage en deux, et de cela j’ai véritablement peur. C’est comme si votre sosie se tenait à côté de vous. Vous-même, vous êtes intelligent et raisonnable et l’autre veut absolument commettre quelque absurdité. Soudain, vous remarquez que c’est vous-même qui voulez la commettre. Vous voulez sans le vouloir, en résistant de toutes vos forces. Je connaissais autrefois un médecin qui, à l’enterrement de son père, à l’église, se mit tout à coup à siffler. — Si je ne suis pas venu aujourd’hui à l’enterrement, c’est parce que j’étais convaincu que je sifflerais ou rirais comme ce malheureux médecin qui a du reste fini assez mal[9] ;

et Stavroguine, l’étrange héros des Possédés, nous dira :

Je puis, comme je l’ai toujours pu, éprouver le désir de faire une bonne action, et j’en ressens du plaisir. À côté de cela, je désire aussi faire du mal et j’en ressens également de la satisfaction[10].

À la faveur de quelques phrases de William Blake, je tenterai de jeter quelque lumière sur ces apparentes contradictions, et en particulier sur cette étrange déclaration de Stavroguine. Mais je réserve cet essai d’explication pour un peu plus tard.


  1. Dans la traduction allemande, begrunden.
  2. Un adolescent, p. 240.
  3. Journal d’un écrivain, pp. 99 et 100.
  4. Journal d’un écrivain, pp. 294 et suiv., 450-451. (Une affaire simple, mais compliquée.)
  5. Mercure, août 1898, p. 371.
  6. a, b et c Nouvelle Revue française, 1er  février 1922.
  7. Crime et châtiment, II, p. 152.
  8. L’Adolescent, p. 232. (Mais la citation que voici, je la fais d’après la traduction allemande, plus complète. (V. également Appendice § I.)
  9. Adolescent, p. 552. Et encore : « Versiloff ne tendait vers aucun but défini. Une bourrasque de sentiments contraires désemparait sa raison. Je ne crois pas en l’espèce à un cas de folie proprement dite, — d’autant moins qu’aujourd’hui, il n’est nullement fou. Mais le « sosie » je l’admets, et le livre récent d’un spécialiste me confirme dans cette manière de voir… Le « sosie » marque le premier degré d’un grave dérangement d’esprit qui peut mener à une fin assez lamentable » (Adolescent, p. 607). Mais ici nous rejoignons les cas de clinique dont je parlais plus haut.
  10. Possédés, II, 47. « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan », lisons-nous également dans Baudelaire (Journaux intimes, p. 57).