Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie/Tome I/Chapitre X

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CHAPITRE X

BATAILLE DE KONZOULA. — BIRRO DEDJAZMATCH.


Je me mis en route de grand matin, et j’atteignis le soir même le camp du Dedjazmatch.

L’hiver allait finir ; le sol boueux et les ondées fréquentes, notre équipement inapproprié, le nombre insuffisant de mes gens, leur inexpérience et aussi la mienne, tout concourait à aggraver pour moi les rigueurs de cette entrée en campagne.

Jusqu’à la frontière de l’Agaw, nous marchâmes de façon à donner à nos gens le temps de nous rejoindre. Birro Guoscho nous arriva avec seulement 3,000 hommes d’infanterie, 200 fusiliers et 700 chevaux. Dès sa rentrée en Gojam, après sa fuite de Dabra-Tabor, il s’était décidé à se rebeller ouvertement plutôt que de se risquer désormais à la cour du Ras ; en conséquence il avait choisi les hommes résolus à s’associer à toutes les chances de sa fortune, et licencié le reste. L’investiture inespérée du Metcha et de l’Ibaba ne lui avait permis de recruter que quelques centaines de soldats dans ces deux districts, qui lui en eussent fourni un grand nombre d’excellents, s’il eût eu le temps d’y asseoir son autorité. Les habitants du Metcha sont difficiles à gouverner à cause de leur habitude, à la moindre atteinte portée à leurs franchises communales, de se jeter dans les hernes de leur pays accidenté, couvert et très-propre à la guerre de partisans ; aussi font-ils d’excellents soldats. Ce plantureux pays, un des plus attrayants du Gojam, passait pour un des plus difficiles à gouverner, et pour celui où l’on trouvait le moins de vieillards, à cause des résistances armées qu’il opposait à chacun des nouveaux gouverneurs que le Ras y envoyait. L’attachement des habitants à leurs libertés locales, ainsi que la beauté de leurs femmes, sont passés en proverbe, et, quoique descendants, comme on sait, de colons Gallas, ils ont la réputation de parler un amarigna plus pur que dans les provinces avoisinantes.

Le Dedjadj Baria, gouverneur de l’Agaw-Médir, province comprise dans le gouvernement des fils de Conefo, s’étant décidé à opter en notre faveur, se joignit à nous avec 900 cavaliers seulement, quoique son pays pût en fournir neuf ou dix mille pour une expédition lointaine, et un nombre bien plus considérable pour une campagne de peu de durée, comme celle que nous entreprenions. Il allégua qu’il avait eu trop peu de temps pour préparer ses compatriotes au brusque changement de leur politique.

Selon quelques traditions, le peuple Agaw aurait possédé jadis la majeure partie de l’Éthiopie ; il se trouve circonscrit aujourd’hui dans la province de l’Agaw-Médir, contiguë au Damote, et dans une autre province au sud-est, voisine du Lasta, et connue en Éthiopie sous le nom d’Agaw tout court. Les Agaws parlent, outre l’amarigna, une langue complétement différente, dont le nom ethnique est Hamtonga ; mais, comme les deux provinces ne communiquent entre elles que très-rarement, cette langue a formé deux dialectes distincts. Il est à croire que le petit peuple Bilène qui habite à l’Est, sur les bords de la mer Rouge, est encore un tronçon du peuple Agaw, car les traditions des Bilènes mentionnent leur expulsion de la haute Éthiopie, et mon frère, en étudiant le réseau de langues et dialectes si nombreux parlés en Éthiopie, a découvert que les Bilènes parlent aussi un dialecte de la langue hamtonga.

Pour mon compte, je ne connais que les Agaws de l’Agaw-Médir. On trouve parmi ceux-ci beaucoup d’hommes et de femmes dont l’expression du visage, les traits et les yeux, légèrement relevés vers les tempes, semblent dénoter une provenance étrangère aux races qui les avoisinent et vis-à-vis desquelles, du reste, ils vivent en état de défiance constante. Établis dans un pays fertile et verdoyant, un des plus boisés de l’Éthiopie, ils s’adonnent de préférence à l’élève des chevaux et des bestiaux, qui alimentent les marchés de l’Atchefer, du Dambya, du Kouara, de Gondar, du Fouogara, du Bégamdir, et jusqu’à ceux du Samen. Ils sont médiocres fantassins, mais très-bons cavaliers, et leurs habitudes sont plutôt pastorales qu’agricoles. Unis entre eux par le lien de leurs coutumes locales et celui d’une langue incomprise par leurs voisins, ils aiment passionnément leur pays, et leur insubordination à des chefs étrangers à leur race est notoire. Selon les remaniements politiques, leur province est annexée tantôt au gouvernement du Dambya, tantôt à celui du Damote, et fréquemment le titulaire est contraint de la réduire par les armes. Le Dedjadj Conefo dut faire contre eux plusieurs campagnes ; à force de cruautés, il obtint leur soumission ; mais, dès sa mort, ils refusèrent l’hommage à ses fils. Les Agaws, très-belliqueux dans leur pays, semblent perdre leur énergie dès qu’ils s’en éloignent. Le Dedjadj Guoscho me disait que, quel que fût leur nombre, il comptait peu sur eux ; du reste, leurs antécédents sont tels que, même sur le champ de bataille, on n’est pas assuré de leur concours : le Dedjadj Zaoudé, père du Dedjadj Guoscho, s’étant laissé entraîner par eux dans une guerre qui les concernait, les vit, au commencement d’une bataille, passer à l’ennemi au nombre de plus de 5,000 cavaliers. Enfin, les Agaws, très-fidèles aux engagements pris entre eux, ne se regardent pas comme liés par ceux qu’ils prennent envers les étrangers, et ils témoignent en tout par leur conduite à l’égard de leurs voisins du Metcha, du Damote et du Dambya, d’une incompatibilité qui justifie la tradition d’après laquelle ils seraient un peuple autochthone, dépossédé par les races qui prévalent aujourd’hui en Éthiopie.

Après six étapes fort courtes, nous débouchâmes, par le col de Dinguil-Beur, dans un pays ouvert. On disait que le Lidj Ilma s’avançait contre nous. De plus, les paysans se montrant hostiles à nos traînards et à nos éclaireurs, nous dûmes mettre un peu d’ordre dans notre marche ; car, bien que moins encombrés de femmes et de bagages que durant la campagne contre les Gallas, nous l’étions encore assez pour qu’un petit corps de cavalerie bien conduit pût nous mettre en déroute. Le Dedjazmatch se contenta de former une tête de colonne consistant en 2,500 à 3,000 hommes, en tenue de combat, et Birro, au lieu de nous précéder de plusieurs milles, ne marcha plus qu’à quelques centaines de mètres en avant.

Nous arrivâmes ainsi à la petite ville d’Ismala, dans l’Atchefer. La nuit, le pays environnant parut tout constellé des feux que chaque habitant allume devant sa demeure à l’occasion de la Maskal, ou fête de l’invention de la Croix. Les Éthiopiens la placent au 17 du mois de meuskeurreum, date qui correspond à un jour variable de notre mois de septembre. Les circonstances où nous nous trouvions rendaient doublement opportune la grande revue que les chefs importants ont coutume de passer à cette époque.

Il est d’usage qu’à la Maskal les vassaux fassent défiler leurs soldats sous les yeux du seigneur auquel ils doivent le service militaire. Ils mettent de l’émulation à paraître avec le plus de monde et le meilleur équipement possible, afin de lui prouver que, loin de thésauriser, ils emploient leurs revenus à entretenir des soldats. Souvent ils font figurer des passe-volants, ou soldats d’emprunt, rappelant ainsi les supercheries analogues pratiquées par les barons européens au moyen âge.

Le Dedjazmatch, en habit de gala, s’établit en dehors du camp sur un tertre, où l’attendait un alga ; son servant d’armes, le palefrenier qui tenait son cheval, deux huissiers, une quinzaine de pages et moi formions seuls son entourage, tous ceux qui l’accompagnaient habituellement s’apprêtant à figurer dans la revue. Ymer Sahalou, chef de notre avant-garde, parut le premier sur le terrain, précédé de ses trompettes et joueurs de flûte et de tambourin. Ses troupes étaient sans toge, en tenue de combat ; chaque soldat portait, au lieu de javeline, soit une perche écorcée ayant au haut bout une fleur ou un bouquet de verdure, soit une longue et mince fascine composée de ramilles ou de tiges inflammables. Après avoir défilé devant le Dedjazmatch, ils formèrent en faisceau, en face de lui, leurs perches et fascines ; ils en firent une fois le tour au pas de course et vinrent se ranger sur la droite de notre tertre. Birro Guoscho passa ensuite à la tête de ses gens, parmi lesquels figurait son nouveau vassal, le Dedjadj Baria ; ils tournèrent également autour du faisceau, chaque homme y jetant sa perche ou sa fascine, et ils allèrent se ranger à distance. Hauts dignitaires, seigneurs, chefs de bande, tous les corps de l’armée défilèrent à leur tour, et chacun ayant répété la même manœuvre se rangea de façon à former un cercle immense autour du faisceau, qui avait atteint les proportions d’une grande pyramide. Un prêtre l’ayant béni, on y mit le feu. Les soldats poussèrent de grands cris et les fusiliers firent des décharges, trompettes, timbaliers, joueurs de flûte et de tambourin s’évertuant à accroître le vacarme. Une ronde désordonnée de fantassins et de cavaliers se forma autour du vaste bûcher, tantôt disparaissant dans les nuages de fumée, tantôt se profilant sur les flammes : c’était des soldats qui, dans l’espoir de se rendre l’année propice, couraient trois fois autour du bûcher de la Maskal, rappelant ainsi les péridromes de l’antiquité.

Le Prince monta à cheval et rentra au camp pour le festin.

Plusieurs tentes dressées d’enfilade suffisaient à peine à contenir dans leur longueur son alga et plusieurs tables basses, d’environ un mètre de large, réunies bout à bout. Deux rangées de galettes de pain, artistement empilées le long des deux bords de cette table, laissaient au milieu comme une ruelle d’une coudée de profondeur, prête à recevoir de distance en distance les plats et les terrines.

Le Prince prit place sur son alga, derrière lequel son servant d’armes, appuyé sur la javeline, tenait haut le bouclier de son maître ; ses commensaux, brassard d’honneur au poignet et sabre au côté, se rangèrent debout autour de lui. Le page porte-aiguière s’avança et les Enjerras Assallafis (panetiers), les épaules et les bras nus, s’étant soigneusement lavé les mains[1], s’échelonnèrent des deux côtés de la table et se tinrent debout, les coudes au corps et les avants-bras ouverts. Les huissiers se postèrent aux issues, et chef d’avant-garde, sénéchaux, tous les principaux seigneurs vinrent se placer selon leur naissance et leur rang. Une deuxième file de convives s’assirent de façon à pouvoir encore atteindre la table en allongeant le bras, et derrière, les cavaliers de marque, les fantassins et fusiliers d’élite se tassèrent debout, en rangs pressés et si nombreux qu’ils soulevaient les parois des tentes. Les trompettes de l’Azzage ou biarque annoncèrent son arrivée ; la portière fut relevée et l’Azzage Fanta, revêtu des insignes de sa charge, parut sur la place, conduisant les employés de la bouche. Des hommes tenant sur la tête des paniers de pains de première qualité, recouverts de housses écarlates traînantes jusqu’à terre, ouvraient la marche ; puis deux files de cuisinières et de femmes de service portant des plats et des terrines de ragoûts bien lutées ; ensuite le premier échanson, suivi d’une longue rangée de servantes courbées sous leurs jarres d’hydromel. Pendant ce défilé, les timbaliers au dehors battaient la berloque, et hâteurs et dépeceurs s’évertuaient à préparer la viande d’une quinzaine de bœufs qu’on venait d’abattre. Les porteuses d’hydromel s’accroupirent au bas-bout de la tente, les panetiers vidèrent les paniers devant le Prince et les principaux convives, et l’aumônier ayant dit le Benedicite, ils rompirent le pain, plongèrent leurs mains dans les ragoûts fumants et les ayant fait goûter par les cuisinières, les répandirent devant les convives. Le Prince et les principaux assistants ayant fait une collation chez eux, ne mangèrent que du bout des dents et pour la forme. L’écuyer tranchant répartit dans l’assemblée ses serviteurs chargés de grosses pièces crues, et prenant lui-même à deux mains la bosse entière d’un bœuf-bison, il la présenta au Prince et après lui, aux convives les plus réputés pour leur bravoure. Ce morceau d’honneur achevé, les assistants, qui avec un couteau, qui avec son sabre, se taillèrent des lopins dans les aloyaux, longes et surlonges, cuissiers, culottes et filets palpitants qu’on leur présentait ; puis, on servit les carbonnades. Quelques retardataires s’acharnaient encore à dépouiller à belles dents des côtes de bœuf à demi noircies par le feu, lorsque le page présenta le bassin et l’aiguière au Prince, et ceux qui étaient près de lui le voilèrent respectueusement de leurs toges tandis qu’il se lavait. Pendant ce temps, l’échanson en chef, tenant haut le petit burillé (carafon) du Dedjazmatch, se frayait un passage ; il présenta la boisson en s’inclinant, et son maître, avant de la porter à ses lèvres, lui en versa un peu dans le creux de la main pour qu’il la goutât en sa présence. On offrit également un burilé d’hydromel à l’Azzage Fanta ; malgré sa dignité, la quatrième en importance, l’Azzage se tient debout au bas de la table, tant que dure le banquet qu’il surveille et dirige en sa qualité d’architriclin. Ce fut le signal de la distribution générale de l’hydromel ; chacun selon sa naissance ou son rang, reçut des deux mains et en saluant de la tête, soit un burilé, soit un hanap en corne de bœuf ou de buffle ; quelques-uns de ces hanaps étaient hauts d’une coudée. Les convives assis se reculèrent suffisamment pour laisser s’attabler ceux qui étaient restés debout derrière, et ceux-ci repus firent place à leur tour à plusieurs sections successives de soldats de la garde ; ces intrépides mangeurs ne tardèrent pas à faire table nette, mais la chaleur devint gênante par suite de l’entassement de tant de monde.

Les mimes et les bouffons commencèrent leurs facéties ; les poétesses, leurs longues tresses de cheveux leur ballant sur les joues, les veines du cou gonflées, effrontément appuyées sur les épaules des soldats, entonnèrent leurs vocalises stridentes, qu’elles terminaient par des distiques sur les plus braves combattants.

On rappela à Monseigneur que deux notables, envoyés d’Ilma, étaient arrivés depuis le matin ; il les fit introduire, les accueillit courtoisement et recommanda à l’échanson de veiller à ce qu’ils ne manquassent de rien. Il se fit un demi-silence, et deux trouvères, s’accompagnant de la guzla, chantèrent en langage relevé les victoires du maître et les prouesses de quelques-uns de ses familiers. Attila recevant les ambassadeurs romains à la fin d’un repas, deux Scythes s’avancèrent et célébrèrent les victoires de leur chef.

Les têtes s’échauffaient de plus en plus, le bourdonnement des conversations allait croissant, lorsque soudain le silence se fit, les huissiers dégagèrent l’entrée, et nous vîmes sur la place un cavalier en tenue de combat qui parcourait ventre à terre une vaste arène formée par des rangs compactes de soldats. Il arrêta court au bas-bout de la table, et javelot et bouclier haut, il débita son bardit ou thème de guerre, qu’il interrompit plusieurs fois pour galoper autour de l’arène. Son cheval, échauffé à l’avance, revenait la bouche sanglante et pantelant, heurtait la table ou foulait quelque convive. Cet énergumène eut bientôt monté les esprits à son diapason : d’autres se présentèrent successivement, les uns seuls, d’autres à la tête de petites troupes ou accompagnés de fusiliers qui appuyaient de décharges les discours de leurs maîtres.

Trois ou quatre heures se passèrent à suivre ces représentations militaires, auxquelles les Éthiopiens se plaisent particulièrement la veille d’une bataille. Les uns profitaient de la circonstance pour réclamer contre les oublis ou les partialités dont ils se disaient victimes ; d’autres s’engageaient à une action d’éclat pour mériter quelque faveur demandée depuis longtemps ; des rivaux convenaient publiquement de régler leur différend de telle ou telle manière, selon que l’un ou l’autre se distinguerait le plus durant la bataille : duel utile au moins à la communauté, puisqu’il se décide au détriment de l’ennemi, et rappelle les duels analogues entre légionnaires romains.

Le Prince fit dire à un vieux fusilier de sa garde, qui avait jadis tué un lion, d’aller figurer à son tour dans l’arène, et l’apparition de ce soldat indiqua la clôture de la fête : car lorsqu’un homme qui a tué un lion vient débiter son thème de guerre, ou ne peut se présenter après lui, à moins d’avoir accompli plus de faits d’armes et tué également un lion. Pendant que le vétéran achevait, on fit évacuer les tentes, et le Prince, fatigué de toute cette représentation, se retira dans sa hutte.

De son côté, Birro Guoscho avait présidé un repas analogue pour ses gens, et jusqu’à dix ou onze heures du soir, des décharges se firent entendre par ci par là dans le camp ; c’étaient des chefs qui, après avoir assisté au festin du Dedjazmatch, faisaient banqueter aussi leurs propres soldats.

Nous nous remîmes en marche le lendemain. Le Prince envoyait message sur message au Lidj Ilma et à son frère Mokouannen, pour les engager, s’ils ne se décidaient pas à licencier leur armée et à prendre refuge auprès de lui, à la conduire du moins dans les Kouallas de leur province du Kouara. Il obéissait, disait-il, à des exigences politiques, momentanées sans doute, et il les suppliait de lui éviter, n’importe par quel moyen, la nécessité de les combattre. Mais les jeunes princes, enivrés par la confiance de leurs troupes dans la victoire, ne répondaient que par des défis. J’étais présent lorsqu’il leur expédia le message suivant :

« Qu’avez-vous donc fait des vieux conseillers de votre père, que vous m’adressiez ainsi des paroles provocantes, à moi, votre meilleur protecteur ? Sachez que le temps modifie les affaires et les relations des hommes, au point que parfois quelques jours suffisent pour faire d’un ennemi un ami ou un allié utile. Sachez aussi qu’on n’oublie pas les blessures faites par la langue, et mettez de la modération à user de votre fortune. »

Les fusiliers du Prince et ceux des seigneurs se réunirent au nombre d’environ dix-sept cents, dans un lieu écarté ; leur Bacha ou chef fit tourner trois fois autour d’eux trois taureaux qu’il égorgea ensuite ; les fusiliers, ayant trempé la gueule de leur carabine dans le sang, mangèrent les viandes sur place et brûlèrent les issues et les os. Après ce sacrifice de propitiation, dernier reflet du judaïsme, ils revinrent au camp en tiraillant ; ce qui parut réconforter nos soldats parmi lesquels, depuis quelques jours, circulaient des rumeurs propres à ébranler leur confiance dans nos forces.

Nos espions nous apprirent que le Lidj Ilma était encore à une bonne journée de marche, qu’il faisait reposer son armée et comptait nous offrir la bataille le surlendemain, samedi ; c’était le même jour que nos chefs, réunis en conseil de guerre, avaient choisi. Les croyances superstitieuses déterminent ordinairement le choix d’un jour de bataille ; tel Dedjazmatch a son jour de prédilection ; tel autre suit les conseils d’un devin, habituellement un clerc, ou obéit à un songe ou à quelqu’autre présage. Comme nous étions à court de vivres, on décida de porter le camp à quelques milles plus loin, près d’un village nommé Konzoula : nous y serions à portée d’un fertile district qui s’étendait sur notre droite jusqu’au lac Tsana ; nos soldats s’y ravitailleraient sans fatigue et seraient plus dispos pour la bataille.

Nous arrivâmes à Konzoula le vendredi 24 du mois de Meuskeurreum, qui, cette année là, correspondait au 4 octobre. Un timbalier annonça la picorée par un ban ; nos gens déposèrent sur le champ leurs bagages selon la configuration habituelle de nos campements, et ils disparurent dans la direction indiquée, protégés par quatre cents fusiliers et plusieurs escadrons de cavalerie.

Réduits presque exclusivement aux notables, aux femmes et aux hommes de peine, nous ne songeâmes plus qu’à nous installer. Nous nous trouvions dans une petite plaine ondulée, herbeuse, et inégalement partagée par un ruisseau, lequel, de même que les environs, prend son nom du petit village de Konzoula. Ce ruisseau, large de quatre mètres à peu près, et profondément encaissé dans les berges fangeuses et accores, formait pour notre camp une défense naturelle dans la direction de l’ennemi ; circonstance qui avait décidé Birro à choisir ce campement. Mais on s’aperçut bientôt que le sol détrempé ne pouvait retenir les piquets de nos tentes ; Monseigneur fit mander Birro et Ymer Sahalou, et décida avec eux de transporter le camp au-delà du ruisseau, et à l’extrémité de la plaine, où les ondulations du terrain nous promettaient un sol plus tenace ; d’ailleurs, le passage du ruisseau, pouvait être une cause de désordre sérieux pour nos multitudes, si elles avaient à l’effectuer le lendemain, ayant l’ennemi en vue. On donna des ordres en conséquence, et Monseigneur partit avec une quarantaine de cavaliers pour choisir le nouveau campement.

Le passage du ruisseau, où nos bêtes enfonçaient jusqu’à la ventrière, nous ayant retardés pendant plusieurs minutes, nous reprenions à peine notre chemin, quand nous vîmes une ligne d’environ soixante cavaliers se détacher d’un petit bois à notre gauche et avancer rapidement sur nous. C’étaient des éclaireurs ennemis.

Nous n’étions plus à temps pour repasser le ruisseau. Un monticule sur notre droite nous offrait une bonne position pour attendre du renfort de notre camp, qui n’était éloigné tout au plus que de 800 mètres : mais l’ennemi se dirigea de façon à nous en interdire l’accès. Huit des nôtres se dévouèrent pour l’arrêter au moins quelques instants ; il détacha contre eux une quinzaine d’hommes et continua à toute bride dans la direction du Prince. Nos huit cavaliers étaient à peine engagés, que tous nos adversaires tournèrent bride et prirent la fuite. L’apparition subite de plus de deux cents de nos cavaliers venait de les surprendre autant que nous : c’était le vigilant Ymer Sahalou qui, ayant vu l’ennemi, arrivait à point pour nous dégager. Nos adversaires, excités par la vue du gonfanon du Dedjazmatch, étaient tellement préoccupés de la riche proie que nous leur offrions, qu’ils ne s’aperçurent de l’approche d’Ymer que juste à temps pour lui échapper à grand’peine et disparaître sous bois. Encore un peu ils eussent enlevé le Dedjazmatch ; car plus de la moitié de son escorte était composée de chefs âgés, déshabitués des coups main depuis leur accession à des postes élevés. Nos huit cavaliers, dont le dévouement contribua pour une bonne part à nous éviter cette disgrâce, n’eurent que deux chevaux blessés.

En accourant à notre secours. Ymer avait expédié des cavaliers pour avertir nos picoreurs de l’approche de l’armée ennemie. Il avait également fait prendre une tente : quatre cavaliers la portaient par les quatre coins. À tout événement, elle fut dressée immédiatement comme point de ralliement. Nos gens du camp nous rejoignirent pêle-mêle, et nous ne tardâmes pas à voir un gros corps d’infanterie sur le couronnement d’un petit deuga en face de nous : c’était la tête de l’armée ennemie. La bataille allait être inévitable.

Heureusement le cri d’alarme des messagers d’Ymer, répété d’éminence en éminence, avertissait nos picoreurs ; ils accouraient déjà, formant sur nos derrières de longues files ondulantes qui, d’instants en instants, augmentaient notre nombre. On commença à former les rangs à environ 200 mètres en avant de la tente du Prince ; derrière régna une confusion inexprimable. Quant à moi, après avoir dit à mes cinq rondeliers, mes seuls vassaux, de prendre rang où ils voudraient, je me tins près de Monseigneur, sans autre soin que celui d’apaiser mon cheval qui bondissait, chauvissait des oreilles et aspirait le tumulte de tous ses nasaux.

On allait, on venait, on courait, on s’appelait ; les cris, les adieux, les lazzis, les invectives, les chants et thèmes de guerre s’entrecroisaient de toutes parts. Les derniers venus cherchaient à qui confier leur toge ; des femmes s’agitaient en tous sens. Ici, la concubine de quelque seigneur, assise sur un culbutis de bagages, oubliait de voiler son joli visage contracté d’effroi.

« Ne crains rien, lui disait un soldat en passant, tu es trop belle pour avoir choisi un imprudent. »

Une autre, se frappant la poitrine et pleurant, invoquait à haute voix saint Georges et Notre-Dame de Bon-Secours.

Une autre, le regard fixé sur quelque bande, s’écriait : « Mon bon maître, mon orgueil, que Dieu vous garde en ce jour ; toi, Notre-Dame, protége mon corps en lui ! »

Des groupes de servantes, les poings sur les hanches, regardaient de tous leurs yeux, défendaient contre les voleurs leurs ustensiles et paquets ; quelques-unes, gourdes en mains, offraient à boire aux passants ; d’autres, court vêtues, la toge enroulée en ceinture, allaient se porter résolument derrière les hommes en ligne, prêtes à désaltérer et à secourir les blessés. Des amis s’entredisaient à distance : « Bonne journée et au revoir ! »

Quelques prêtres, une petite croix de bois à la main, allaient çà et là en marmottant des oraisons ; des cavaliers s’arrêtaient, et, sans quitter la selle, courbaient la tête, en disant :

« Père, absolvez-moi ! »

Une grosse servante demanda aussi l’absolution, et, voyant qu’on la donnait de préférence aux hommes, elle empoigna le prêtre par la toge et lui cria sous le nez :

« Mon père, gare à vous, je vous laisse tous mes péchés sur le dos ; je vais au combat, moi ! »

Plus loin, une bande de six ou sept cents rondeliers rejoignaient au pas de course ; ils posaient à terre boucliers et javelines, resserraient leurs ceintures et ceinturons, et, alestis pour le combat, repartaient pleins d’entrain, pour grossir le front de bataille, ayant en tête un coryphée chantant un refrain guerrier.

Un gros homme à pied s’en allait, effaré, demandant où était son cheval.

« Mais tu es dessus, bonhomme, lui répondait-on en riant : va, va, tu l’as bridé par la queue. »

Les goujats entassaient en monceaux les toges des combattants. Les pages étaient partout, criaillant, observant la contenance de chacun, et tâchant de surprendre quelque cheval ou quelque mule de selle, pour l’enfourcher et se porter, pendant le combat, partout où il se présenterait quelque bon coup à faire. Quelques-uns de ces enfants, la toge enroulée autour du bras gauche en guise de bouclier, et une petite javeline à la main, nus et grelottant, allaient se poster à l’arrière-ligne, rappelant ainsi les habitudes des enfants de la Grèce ancienne.

Certains rondeliers, d’une intrépidité reconnue, se rendaient à leur poste, en se carrant et en brandissant leur javeline ; d’autres s’en allaient, chacun roulant un air guerrier qu’il interrompait pour s’écrier :

« Hammarr zorroff ! Ô moi, fils de gentille mère ! Voici enfin l’heure des vrais lurons, ma seigneurie, à moi, porte haillons ! »

Ou bien :

« Zorroff ! Ne suis-je pas l’épervier des batailles ? venez, venez, mes vautours, vous n’attendrez pas, je vais vous faire de la nourriture. »

Ils ne reconnaissaient personne, ils n’entendaient plus, ils savouraient déjà l’ivresse de la bataille. On frissonnait de plaisir en les voyant, comme aussi lorsque passaient les Tacho-Negoussé, les Chalaka Beutto, et Gouangoul-Abrouïé, Gouomté-Kassa, Hallé-Aleltou, Beutoul-Andawa, Haïlou-Mariam, Chalaka Guebré-Mikaël, Birro Guébia, Andawa-Libo, Tacho-Méniwabe, Gouxa Faradé et le sanguinaire Gouolemdatch, tous cavaliers célèbres, redoutés au loin ; les uns muets, livides et sinistres sur leur selle ; les autres ricanant et mâchonnant leur thème de guerre. Tous avaient le brassard d’honneur au poignet droit ; quelques-uns portaient une pèlerine de guerre faite en crinière de lion ; d’autres s’en allaient les épaules et la poitrine nues. Les chevaux dénotaient la résolution des maîtres. Les poétesses proclamaient ces rudes hommes, les interpellaient et accolaient à leur épithète de tendresse familière :

« Ô ma prunelle, disait l’une, je veux mourir d’amour pour toi ; ma verve s’épuisait, mes chants finissaient ; oui, gentil fils de ma mère, ravives-en les sources. »

Ou bien, s’adressant à son cheval :

« Va, va, mon aigle ; que Dieu te renforce les ailes ! »

Une autre criait :

« Enfants de la javeline, attention ! je suis ici pour démêler les braves et compter les coups ! »

Ou bien, frappant vigoureusement sur l’épaule de quelque soldat à tournure martiale, elle lui disait :

« Je suis ta sœur, moi ! ton amie ; ne rugis pas encore, ô mon léopard, tu me fais peur ! Cache-moi ta javeline dans les côtes d’un ennemi. »

Un trouvère chantait :

« Lâches, retirez-vous ; c’est l’heure des mâles ! fils de la femme, arrière ! restez aux bagages, lèchez écuelles et marmites, et ne troublez pas le banquet des vautours, la fête des véritables fils d’hommes ! Ô mes lanceurs intrépides, mes cavaliers ailés, faites vos trouées, frayez la route à notre seigneur et roi Guoscho ; il veut passer et repasser à travers cette peautraille là-bas ; car saint Jacques lui a fait signe. Allez, mes pourvoyeurs de chacals et d’hyènes ! Courage, mes entêtés, mes dompteurs d’hommes ! Ouvrez les sources sanglantes ! À vous les viandes de choix, et vous boirez à plein hanap l’hydromel des braves ! »

Quelque soldat lui criait :

« Ho ! là-bas ! croque-lardon, mâche-laurier, écarquille ton œil, dresse ta crête et regarde-moi bien ; je vais te donner matière à coqueriquer tes vers tout le reste de tes jours ! »

Ou bien :

« En voilà assez ; rimailleur, allumeur de combats ! Vois-nous faire seulement et garde bien les servantes ! »

Le Dedjazmatch était encore assis sur son alga à la porte de la tente ; il parcourait d’un regard préoccupé les lignes de ses troupes, la position de l’ennemi et les terrains intermédiaires. Devant lui, une trentaine de chefs, debout, appuyés sur leurs javelines et les yeux suspendus aux siens, attendaient ses derniers ordres. Les gouttes de sueur qui, malgré la fraîcheur de l’air, perlaient sur son front, donnaient à connaître sa violente contention d’esprit ; néanmoins, comme toujours, sa contenance était digne et mesurée. Ymer Sahalou vint le prévenir que l’ennemi s’établissait en force sur notre gauche, à couvert d’un bois ; et au moment de repartir, il me fit signe d’approcher :

— Tu es seul, dit-il, viens te ranger avec moi ; mais préviens Monseigneur.

Je passai derrière l’alga ; le Prince ne m’entendit pas, et je me permis de lui toucher le coude. Il se retourna en fronçant le sourcil, mais il me dit en souriant et avec le calme d’un entretien ordinaire :

— Non, tu resteras avec moi ; n’est-ce pas le moment de me garder ?

Et d’un signe de tête il congédia Ymer, qui repartit au galop en disant : « Que Notre-Dame nous réunisse ce soir ! »

Il pouvait être deux heures après midi ; le soleil était radieux, le ciel sans nuage, l’air embaumé, et la campagne toute souriante, en fête du printemps.

Nos phalanges désormais au complet s’avancèrent en masse à une centaine de mètres plus loin, et s’alignèrent au pied d’une montée parsemée de buissons et de blocs de roches qui conduisait au plateau couronné par l’armée ennemie. À mi-chemin, un large ressaut formait une plaine moitié couverte de moissons d’orge, et bornée sur notre gauche par un petit bois qui s’étendait jusqu’au plateau.

Monseigneur monta à cheval, et suivi seulement de son servant d’armes, de deux autres cavaliers et de moi, il parcourut notre front de bataille.

Ymer Sahalou commandait notre aile gauche, Birro l’aile droite et Monseigneur le centre. Les fusiliers disposés en tirailleurs se tenaient à une dizaine de mètres en avant du front de bandière, composé de rondeliers, formés sur une profondeur qui variait de douze à vingt hommes. Les cavaliers, selon la nature du terrain devant eux, se tenaient en pelotons ou en ligne, mais sans ordre régulier ; les chefs et les notables étaient presque tous au premier rang. Notre aile gauche comptait environ sept mille hommes ; supposant que l’ennemi profiterait du bois pour le prendre par son flanc gauche, Ymer Sahalou avait formé son infanterie en trois corps échelonnés ; les deux derniers avaient ordre d’obliquer à gauche et de façon à s’assurer du bois, pendant qu’avec le premier corps il irait droit à l’ennemi. Il avait massé sa cavalerie, forte d’environ huit cents chevaux, sur sa droite, en arrière, afin qu’elle pût au besoin appuyer notre centre, séparé de l’aile gauche par une distance d’environ cent vingt mètres.

Notre centre était composé de deux masses profondes d’infanterie, à environ quatre-vingts mètres l’une devant l’autre, flanquées sur la droite d’un millier de chevaux. Une réserve d’environ six cents fantassins et d’autant de cavaliers, sous le commandement du premier Sénéchal, avait ordre de suivre en se maintenant à une portée de fusil. L’aile droite, distante de notre centre d’environ trois cents mètres, se composait d’environ cinq mille lances. Birro avait formé ses rondeliers en un seul corps et disposé ses seize ou dix-sept cents cavaliers de façon à en dissimuler une bonne partie derrière l’infanterie et derrière des broussailles, où plus de quatre cents attendaient pied à terre qu’il vînt prendre leur commandement, et tenter avec eux de tourner la gauche ennemie. On voit que notre cavalerie de l’aile gauche, du centre et de l’aile droite était placée de façon à agir en oblique : cette disposition avait été prise dans la prévision que le bois permettrait à l’aile droite ennemie une résistance tenace. En conséquence, Ymer avait ordre de prendre l’offensive en même temps que nous, mais l’offensive prise, de chercher seulement à se maintenir sur son terrain, pendant que toute notre cavalerie, à l’exception de la réserve, chargerait en écharpe le centre ennemi et sa gauche, où l’on supposait, d’après la présence des timbaliers, que se tenait le Lidj Ilma avec l’élite de ses troupes. J’estimai notre armée à vingt-sept mille hommes ; personne, du reste, ne s’inquiéta d’en connaître le chiffre exact. Au dire du Prince, nous devions avoir plus de six mille cavaliers et dix-sept cents fusiliers ; quant au nombre des fantassins, il n’avait pas de données plus certaines que les miennes.

Le Dedjazmatch passa rapidement sur le front de bataille, en faisant de brèves recommandations, et saluant amicalement quelques hommes d’élite. Nous trouvâmes Ymer Sahalou gai et expansif ; Birro, lui, était en colère ; c’est à peine s’il fit accueil à son père. Le Dedjazmatch se plaça ensuite entre les deux corps du centre, où l’attendaient ses timbaliers et trois cents cavaliers environ, chargés de veiller sur sa personne.

Les fusiliers, entremêlés de rondeliers, s’avancèrent en tirailleurs sur toute la ligne ; les fusiliers et escarmoucheurs ennemis se détachèrent à leur rencontre, ce qui indiquait qu’Ilma descendrait au devant de nous. La plaine intermédiaire allait donc nous servir de champ de bataille.

Un long et formidable cri, monotone et triste, s’élevant à notre aile gauche, gagna de proche en proche toute notre armée : c’était l’invocation que les Gojamites adressent ordinairement à Dieu à l’instant du combat, et qui consiste en ces mots : « Dieu ! pardonnez-nous, Christ ! » prononcés avec un accent très-prolongé sur la dernière syllabe des mots qui signifient Dieu et Christ. Cette supplique mâle et plaintive tout ensemble, ondula une deuxième et une troisième fois sur tous les rangs, comme ces sinistres mugissements qui précèdent la tempête. Sur un signe du Prince, on battit la charge et l’armée partit au pas gymnastique.

Les masses ennemies, qui s’étaient formées derrière la cime de deuga, nous apparurent tout à coup sombres, profondes et scintillantes de fer ; elles se déployèrent sur les pentes qui menaient à nous. L’aile droite formée d’une masse d’infanterie, suivie d’un corps de cavalerie, descendait le long de la lisière du bois ; elle paraissait n’être pas supérieure en nombre aux troupes d’Ymer, mais son aile gauche, presque entièrement composée d’infanterie, était numériquement très-supérieure à notre aile droite, et la dépassait de beaucoup par l’étendue de son front. Son centre, formé comme le nôtre en deux corps l’un devant l’autre, et flanqué de cavalerie des deux côtés, dévalait à notre rencontre en nombre si grand et avec un entrain et un ordre tels, que la résolution de nos gens parut un instant refroidie.

Monseigneur demanda son bouclier et débita son thème de guerre, à peu près en ces termes :

— Courage ! Me voici ! c’est moi qui suis Guoscho, le fils de Zaoudé, l’enfant du père d’Ipsa ! Allez ! Allez ! Cette journée est à moi ! À moi, Guoscho, fils d’une lignée de rois ! Guoscho le descendant de David, Guoscho le véritable dominateur ! Zorroff Guoscho, le fils de ses œuvres ! Le Prince soldat ! Confiance, mes enfants ! Ils viennent, ils sont à nous, ils nous appartiennent, car je suis ici, et qu’est-ce pour moi qu’un ennemi pareil ? Ne suis-je pas celui que je suis ? La fortune est mon cheval de combat ! Zorroff Guoscho, le généreux, le prodigue, le vainqueur ! Les obstacles reculent devant lui ! Il est haut comme les précipices, il s’avance comme une montagne, il nivelle tout ! Qui arrêtera Guoscho, fils de Zaoudé ? J’envoie mes ennemis aux abîmes ! Hammar Zorroff ! Les mêlées me nomment leur père et je les caresse comme mes enfants, car je suis le Guoscho, le vrai seigneur des batailles ! Marchez donc, marchez ! marchez !

Les trois cents cavaliers qui entouraient le Prince débitaient eux aussi leurs thèmes de guerre ; les chevaux ne se possédaient plus, et l’infanterie poussait à intercadences régulières un long cri caverneux. Ce mugissement intermittent, sortant avec ensemble de milliers de poitrines, la batterie veloutée des timbales et les notes soutenues et vibrantes des trompettes formaient une ouverture de combat la plus imposante qu’on puisse imaginer.

Les masses ennemies dévalaient encore la descente, lorsque nous abordâmes la plaine intermédiaire, où les tirailleurs d’Ilma escarmouchaient contre les nôtres ; la fusillade pétillait sur toute la ligne. Quelques instants encore, et un cri immense, irrésistible, parti de toutes les poitrines, sembla confondre le ciel et la terre : c’étaient les deux armées qui s’entrechoquaient.

Tout d’abord, un flottement se manifesta dans notre centre, à droite ; le Prince s’y précipita, contint le fléchissement et poussa vigoureusement le deuxième corps dans la mêlée. Je me trouvai dans le centre ennemi que commandait le Lidj Ilma. Sa mine distinguée, sa jeunesse, son bouclier rutilant de vermeil le faisaient reconnaître ; il avait l’air attéré et comme déjà frappé de défaite. Je lui criai : Aïzo ! espèce d’encouragement et d’aman que les soldats donnent pendant le combat pour rassurer un vaincu, et il me regardait avec stupeur, lorsqu’un de nos cavaliers lui cria en se précipitant sur lui : « Qu’il se rende ! qu’il se rende ! » Et le jeune prince se découvrit en renversant son bouclier, indiquant ainsi qu’il se rendait.

Le centre ennemi se débattit encore, mais se morcela devant les nôtres. À notre aile droite, un instant enveloppée, l’infanterie compacte de Birro se maintenait solidement, et Birro lui-même, à la tête de ses cavaliers, prenait l’ennemi en flanc et le refoulait. Notre aile gauche rompue cédait à une charge impétueuse exécutée par un millier environ de cavaliers ; mais ceux-ci voyant que le centre de leur propre armée ne tenait plus, tournèrent bride et s’enfuirent en culbutant les rangs de leur infanterie. On se bataillait encore par ci, par là, mais notre victoire était désormais assurée. Les fuyards tâchaient de regagner les hauteurs d’où ils étaient descendus en ordre si imposant, et nos cavaliers commençaient la poursuite. Je pense qu’au centre, la mêlée n’avait pas duré plus de dix minutes.

Je retrouvai le Dedjazmatch ; son escorte n’était plus que de huit cavaliers : tout le reste s’était dispersé pour courir après le butin et les fuyards. Le Prince allait au pas ; son cheval était pantelant. Quant à lui, la javeline sur l’épaule et le maintien toujours calme et haut, il arrêtait les violences désormais inutiles de ses soldats vainqueurs.

— Déjà fini ? lui dis-je ; Monseigneur est le bien venu à son succès !

À cette formule consacrée, il répondit selon l’usage :

— Amen ; c’est par ton Dieu !

Il venait de croiser le Lidj Ilma qu’on emmenait prisonnier, et il lui avait donné l’aman, assurance qui prenait une autre valeur dans sa bouche que dans la mienne. Nous trouvâmes un détachement ennemi d’environ cent trente rondeliers qui se rendirent prisonniers au Dedjazmatch, et un de nos cavaliers fut détaché pour les escorter jusqu’au camp. Plus loin, un homme à cheveux blancs, sans armes et courant effaré, vint s’incliner devant le Prince qui, reconnaissant en lui le Chalaka Tedjaubasse, un des chefs les plus importants de la maison de Conefo, le rassura par la formule d’usage : « Heureusement, Dieu t’a sauvé, mon frère ! » Quelques années auparavant, le Dedjazmatch, réfugié à la cour du Dedjadj Conefo, avait contracté des obligations envers ce Chalaka, qui, avant la bataille, avait un instant laissé espérer à Birro qu’il se joindrait à lui.

— Que Monseigneur me protége à cette heure, dit-il, car je dois avoir bien des ennemis. « Aïzo ! lui dit le Prince ; tiens-toi auprès de nous jusqu’au camp. »

Birro survint ; il était seul et il se mit à galoper en rond devant nous, en criant :

— Birro ! Birro ! l’esclave de Guoscho ! Birro, le père de Dempto ! de l’isabelle !

Le teint assombri, les lèvres desséchées, la voix cassée, il paraissait harassé, et il avait l’air d’un criminel. Son bouclier pendait à l’arçon ; sa lourde javeline était tortuée et sanglante, et sa ceinture également souillée de sang ; sa cotte d’armes de mousseline blanche, toute déchirée, se collait en pandeloques sur les flancs de Dempto couvert de boue et d’écume. Comme Monseigneur ne ralentissait pas son allure, Birro lui dit précipitamment, en guise de thème de guerre :

— Monseigneur, voilà comme tes ennemis sont traités par moi, Birro, ton fils, ton soldat, ton bras, ta javeline ! Rappelle-toi que tant que la poussière n’aura pas recouvert mon corps, tant que Birro sera au soleil, il en sera, comme tu vois, de tous ceux qui voudront s’élever contre mon père.

Puis, décrochant son bouclier et s’inclinant jusqu’à l’arçon :

— Monseigneur est le bien venu à la victoire, dit-il.

— Amen ! Heureusement, Dieu l’a protégé.

En nous quittant, Birro reconnaissant le Chalaka Tedjaubasse qui nous suivait péniblement à distance, lui cria :

— Ah ! roncin, toi aussi, tu as voulu trahir tes maîtres !

J’eus à peine le temps de prévenir Monseigneur ; en deux bonds, il fut auprès de son fils, qui, le bras levé, allait fendre la tête de Tedjaubasse.

— Par ma mort ! Birro, laisse donc. Tuer un vieillard !

Et Birro s’en alla grommelant :

— Voilà bien mon père ! Indulger un vieux fripier d’intrigues comme ça !

Le Dedjazmatch fit monter le Chalaka sur un des chevaux d’escorte, et le pauvre homme, dont la contenance, dans cette extrémité, avait été très-digne, put se tenir à portée de son protecteur.

Cependant, les derniers tumultes qui accompagnent l’agonie d’une bataille s’apaisaient. Nos hommes, chargés de butin, descendaient du plateau, poussant devant eux les servantes et les serviteurs de l’ennemi, et l’on emportait nos blessés et nos morts dans la direction du camp qui nous attendait dans la plaine subjacente. En traversant un champ d’orge, nous vîmes sur les épis foulés un blessé couché au milieu de cadavres.

C’était un bel homme dans la force de l’âge ; une blessure à la poitrine et une affreuse mutilation le retenaient à terre. Il se releva avec effort sur son coude, et s’écria :

— Monseigneur ! Que Monseigneur ne passe pas sans s’attrister sur moi ! Je suis un de ses hommes, un de ses bons liges. Qu’il voie plutôt : j’ai donné mon corps pour lui, et mon âme s’en va. Que Monseigneur entende ce que j’ai à dire, au nom de saint Michel et de Notre-Dame !

— Il n’a donc personne pour le relever ! dit le Dedjazmatch.

Et il continua son chemin.

Le mourant voyant son seigneur passer sans l’écouter, nous enveloppa tous d’un regard effaré ; ses lèvres remuèrent encore, mais on ne l’entendit plus.

Des nuages noirs s’entassaient dans le ciel. En approchant du camp, nous rencontrâmes des troupes de femmes montant au champ de bataille pour s’enquérir de ceux qui leur étaient chers. À la vue du Prince, elles poussaient des cris de joie et agitaient les pans de leurs toges, rappelant l’orarium ou mouchoir que les Romaines agitaient en signe d’applaudissements ; elles nous entouraient, embrassaient nos genoux ou enlaçaient de leurs bras le cou de nos chevaux.

Notre camp n’était encore indiqué que par les bagages ; la tente du Prince, la seule dressée, fut bientôt envahie par des hommes de tous les rangs, venus pour partager la joie de leur maître. Nous apprîmes qu’aucun de nos hommes de marque n’était mort et que nos pertes étaient insignifiantes. Beaucoup de chefs ennemis étaient prisonniers ; le Lidj Mokouannen, qui commandait l’aile gauche ennemie, avait pu gagner le large, mais il était poursuivi de près par les cavaliers de Birro. Rien ne troublait donc l’allégresse de notre victoire.

Bientôt éclata un violent orage ; les coups de tonnerre se succédaient rapidement, et la pluie transperça la tente. Un des assistants déploya sa toge, et quatre soldats la tinrent comme un tendelet au dessus du Prince. Le Lidj Ilma fut amené devant nous.

— Dieu t’a heureusement sauvé, mon fils, lui dit le Dedjazmatch. Il le baisa et le fit asseoir auprès de lui. Ce pauvre jeune homme était encore tout interdit et palpitant. Monseigneur lui dit en me désignant :

— C’est Mikaël ; connais-le. C’est mon fils et mon meilleur ami : tu en feras ton ami aussi.

Mais comme le prisonnier ne cessait de me considérer avec une aversion manifeste, je sortis pour le mettre à son aise et aussi pour revoir mes amis. La boue étant intolérable, j’allai m’asseoir sur mes bagages. De mes cinq soldats, trois ayant été heureux à la bataille, il fallut écouter successivement leurs thèmes de guerre. Ils me dirent qu’ils avaient fait merveille et qu’ils accompliraient des prodiges à la première occasion. Il est d’usage qu’à tous les degrés de la hiérarchie, un lige fasse hommage à son seigneur de ses succès militaires. J’eus ainsi la gloire de confirmer mes trois hommes dans la possession de quelques loques, boucliers, sabres et javelines pris à l’ennemi. Sur leur ordre, les prisonniers qu’ils avaient faits s’inclinèrent en grelottant, et selon l’usage je dis : « Aïzo » aux uns et aux autres. Ce mot dont l’emploi est multiple, signifiait pour les prisonniers qu’ils étaient désormais en sûreté, et pour leurs loquaces capteurs que je les encourageais à continuer leurs prouesses. Il fallut ensuite écouter thème de guerre sur thème de guerre, que des clients, des amis ou ceux qui cherchaient à le devenir venaient débiter devant moi, en me faisant aussi hommage de leurs succès : démarche regardée comme un honneur rendu à celui qu’on traite ainsi à l’égal de son propre Seigneur. Un de mes hommes prétendait avoir pris à l’aile gauche trois fusiliers, mais Ymer-Sahalou les lui avait enlevés, disait-il. De pareils faits se présentent fréquemment : les armes à feu prises à l’ennemi revenant de droit au Prince, les chefs surtout mettent de l’émulation à lui en rapporter le plus possible. J’allai donc à la recherche d’Ymer. Il était, lui aussi, assis sur des paquets, en plein air, se réjouissant au milieu de son monde ; il avait fait à lui seul plus de deux cents prisonniers. Je mis tous les ménagements possibles à lui dire le motif de ma visite ; mon soldat, lui, enhardi par ma présence, parla haut et dur : Ymer se défendit de l’avoir jamais vu ; mon homme offrit de lui déférer le serment, mais je crus bien faire de me désister en son nom. Pour effacer l’impression que pouvait m’avoir laissée ce litige, Ymer eut la bonté de m’envoyer, bientôt après, un message bienveillant et deux belles carabines ornées d’incrustations en or, pour me prouver, disait-il, qu’en tout cas, la cupidité ne l’aurait pas incité à agir comme le disait mon soldat. Je renvoyai ce présent avec une réponse faite pour dissiper tout nuage entre nous.

Cependant la pluie menaçait encore, l’eau ruisselait de tous côtés et les boues étaient telles qu’on ne pouvait allumer les feux. On se décida à se transporter à un kilomètre environ sur les terrains ondulés où Monseigneur avait eu l’intention d’établir notre camp, lorsque l’ennemi nous était subitement apparu.

Nous y arrivâmes à la nuit tombante : à peine quelques chefs purent-ils faire dresser leurs tentes ; les soldats ne purent se hutter. La pluie recommença et persista jusqu’à l’avant-jour. La nécessité de surveiller les prisonniers fit que presque tout le monde resta les armes à la main ; ceux qui avaient à garder des chefs importants les attachaient au moyen de leur ceinture ; chacun dut tenir son cheval par sa longe ; personne n’avait eu le temps de manger et beaucoup étaient à jeun depuis la veille. Néanmoins, l’entrain des soldats ne se démentit pas ; la pluie, la froidure, l’obscurité, la fatigue et la faim réunies ne purent dompter leur gaieté. On se serrait les uns contre les autres, en s’abritant de son bouclier ou de quelque ustensile de campement, et les passe-temps les plus variés se succédèrent sans interruption : des cavaliers revenaient par petites troupes de la poursuite des fuyards : on les bernait au passage ; le Lidj Mokouannen fut ramené vers le milieu de la nuit. Ceux qui avaient perdu leur servante, leur femme, leur cheval ou leur âne, circulaient en proclamant leur signalement et terminaient leur criée par une malédiction pour ceux qui, pouvant donner des renseignements, ne les donneraient pas. Ces appels provoquaient des facéties et brocards.

L’un entonnait un chant militaire, un autre le parodiait. Ici, deux amis simulant une querelle se galvaudaient au milieu des rires ; là, quelque boute-entrain, recourant à cette source éternelle de comédie, improvisait un oariste où il donnait le beau rôle au mari. Les femmes réclamaient de tous côtés, les hommes soutenaient leur champion, des bordées de paroles s’ensuivaient, et, soit dit à l’honneur des Éthiopiennes, les servantes même les mieux languées se taisaient confuses devant la faconde de leurs adversaires. Les redoublements de la pluie formaient comme les intermèdes de ces saynètes conduites avec une verve grossière parfois et parfois aussi du meilleur comique. Tant est que cette nuit incommode, mais doublée d’une victoire, passa légèrement sur nous ; seulement, de loin en loin, on entendait les sinistres ricanements des hyènes qui se repaissaient sur le champ de bataille.

Le soleil se leva sans nuage ; on se réchauffa, on se détendit un peu, et chacun fit l’inventaire de ses comestibles ; la plupart les partagèrent avec leurs prisonniers. Les pâtureurs, munis de leur lopin de nourriture, nous débarrassèrent de tous les animaux ; les bûcherons et les coupeurs d’herbe partirent dans toutes les directions ; les hommes de corvée allèrent à la recherche des matériaux pour les huttes, et bientôt elles s’élevèrent partout selon l’ordre accoutumé de nos campements.

Dès ce moment, le démon de la chicane sembla régner. De tous côtés, des plaideurs, debout et la toge drapée comme en présence du souverain, avocassaient chaleureusement devant des hommes assis en demi-cercle et formant les plaids. Un soldat faisant fonctions d’huissier, se tenait entre les parties, réglait leurs plaidoiries, introduisait les témoins, recueillait les jugements des assesseurs, faisait la police de l’audience, et, en cas d’appel, conduisait immédiatement les plaideurs en cour supérieure.

De nombreux auditeurs se pressaient avidement à ces plaids qui, à juste titre, intéressent si fort les Éthiopiens. Les questions débattues étaient palpitantes ; c’était le contentieux de la bataille qu’on s’empressait de régler avant le renvoi des prisonniers, dont les témoignages sont souvent nécessaires.

Dans les batailles entre chrétiens, les Éthiopiens n’ayant pour se reconnaître ni uniforme, ni armement distinct, il leur arrive quelquefois de prendre des ennemis pour des gens de leur propre parti ; mais bien plus souvent, des soldats revenant bredouille et voyant passer un des leurs avec une prise, feignent de se méprendre et lui enlèvent butin et prisonniers. Ces arracheurs, comme on les appelle, donnent lieu parfois à des collisions déplorables : de part et d’autre, les camarades accourent, on se blesse, on se tue, et les procès criminels surgissent ainsi de la victoire. De plus, comme à l’exception des armes à feu, du parasol, du gonfanon et des timbales de l’ennemi, qui reviennent de droit au chef de l’armée, tout soldat devient sauf la confirmation de son seigneur, le propriétaire légitime de tout ce dont il s’empare, le dépouillement de toute une armée ne s’effectue pas sans fournir des sujets de litige.

D’après la coutume, l’éléphant, le lion, le buffle ou tout autre animal, tué à la chasse, appartient à celui qui en a tiré le premier sang. Il en est de même au combat entre hommes. Si un ennemi est blessé par plusieurs, sa personne et son équipement reviennent à celui qui l’a blessé le premier, lui ou son cheval. Si l’on frappe le cavalier de façon à ce qu’il vide la selle, son cheval appartient au premier qui le saisit, à moins que le sang du blessé ne soit marqué sur le cheval ou le harnais, auquel cas le cheval devient la propriété de l’auteur de la blessure. Il est arrivé qu’un prisonnier sans blessure ait demandé qu’on lui fît une légère écorchure, afin de rendre sa prise indiscutable. Celui qui s’empare des timbales, ordinairement au nombre de quarante-quatre, sanglées sur vingt-deux mules qui portent autant de timbaliers en croupe, doit piquer la timbale maîtresse, et pour plus de sûreté la mule qui la porte ; les équipages, les mules et les timbaliers deviennent alors sa propriété, jusqu’au moment où il aura l’honneur de les remettre au chef de l’armée. Le picoreur qui s’empare de plusieurs têtes de bétail doit piquer un des animaux, de façon à ce que le sang paraisse : ce sang protége légalement toute sa prise contre les prétentions éventuelles des survenants. De plus, l’habitude d’énumérer ses prouesses dans un thème de guerre et la grande importance qu’on attache au droit de s’appliquer les épithètes honorifiques de Nekaïe, Zorroff, Hammar Zorroff et autres, indiquant le nombre de javelines qu’on a reçues de l’ennemi, font que chacun cherche à rendre incontestables ses faits de guerre, et, à cet effet, le témoignage des prisonniers devient souvent nécessaire.

Quant à ceux-ci, leur position extra-légale n’est que momentanée. Avant même la publication du ban qui les libère, ils rentrent dans le droit commun : ils peuvent intenter contre leurs vainqueurs une action criminelle, et dans bien des cas même une action civile ; seulement, l’action doit être patronée par quelqu’un faisant partie du camp vainqueur, et le respect du droit est tel que nul ne se refuse à accorder ce patronage.

Comme on l’a vu, tout combattant doit rendre compte à son seigneur direct de son butin et de ses prisonniers ; c’est dans cet esprit qu’il lui en fait hommage publiquement, en lui débitant son thème de guerre. S’il a fait prisonnier un homme de marque, il le remet à son seigneur, qui à son tour en doit compte à son chef ; et si les dépouilles sont trop disproportionnées à la condition du capteur, le seigneur lui donne en échange une gratification conforme à sa position. Détourner ou céler les personnes ou les valeurs quelconques prises à l’ennemi, constitue un acte de félonie. Si un prisonnier est accusé d’un crime ou d’un délit antérieur à la bataille, l’accusateur donne connaissance au capteur, devant témoin, de son accusation ; et si le prisonnier parvient à s’échapper, le capteur encourt personnellement la peine qu’entraîne le crime commis, fût-ce un meurtre. Le prisonnier ainsi accusé doit passer de mains en mains jusqu’au seigneur dont la juridiction est compétente. Enfin, celui qui relâche un prisonnier avant d’y être autorisé par le ban du chef d’armée, commet une félonie et peut être rendu responsable de tous les méfaits attribués au fugitif.

La coutume tolère la mise à rançon d’un prisonnier, et à cette fin l’emploi même de la torture : mais les mœurs atténuent cette rigueur, au point qu’il est rare qu’on y ait recours, si ce n’est lorsque le prisonnier se trouve dans un cas exceptionnel et aggravant. Si parmi les prisonniers il se trouve des transfuges, les hommes de marque sont condamnés, selon les cas, à avoir le pied ou le poignet coupé, ou à payer une rançon et quelquefois à subir auparavant la peine du fouet, ou bien encore à la détention. Quant aux transfuges de peu d’importance, on les relâche, à moins toutefois que leur désertion n’ait été accompagnée de circonstances particulières. Le chef de l’armée désigne les prisonniers qu’il veut garder ; les autres sont renvoyés dans les vingt-quatre heures : l’usage est de ne leur laisser que la culotte et le cordon de soie, signe de leur baptême. Il arrive quelquefois qu’un soldat est assez âpre pour échanger sa vieille culotte contre celle d’un prisonnier ; mais un pareil acte l’expose aux injures de ses camarades. La fortune la plus inconstante est souvent celle qui pervertît le moins. Les soldats éthiopiens sont convaincus de la versatilité des positions, et cette croyance contribue à les moraliser jusque dans l’ivresse de la victoire, et à les rendre cléments envers les vaincus. La fréquence même de leurs guerres, presque toutes intestines, en atténue les rigueurs. Un parent, un ami ou un ami de leurs amis peut leur tomber sous la main, et un acte gratuitement sanguinaire amènerait des vengeances. On voit des vainqueurs et des vaincus se reconnaître, s’embrasser, s’informer avec sollicitude de leurs récents adversaires ou s’interposer auprès d’un compagnon afin d’améliorer le sort de quelque ami. Des seigneurs et même des soldats pauvres renvoient quelquefois de nombreux prisonniers sans toucher à leurs vêtements, à leurs montures et même à leurs armes. D’un autre côté, si ces jours mettent souvent en lumière de nobles sentiments, quelques hommes de guerre de tous les rangs usent brutalement et dans toute leur étendue des droits du plus fort.

Nos prisonniers, dont le nombre dépassait 30,000, ayant pris la permission de leurs capteurs, circulaient librement dans le camp, se cherchaient entre eux, se racontaient leurs aventures ou causaient familièrement avec les nôtres, qui, de leur côté, se montraient pleins d’égards. L’ignorance où les hommes vivent les uns des autres fait le plus souvent les premiers frais de leur hostilité. Il n’est tel que de pratiquer les gens, de s’entre-mesurer : toute science conduit à quelque forme de l’amour.

Nous nous fîmes raconter par les prisonniers ce qui s’était passé chez eux avant la bataille. Sachant que nous étions campés près de Konzoula, avec l’intention de les attaquer le samedi, ils s’étaient imaginé que le choix de ce jour dépendait de quelque incantation dont j’étais l’auteur, et, pour tâcher de nous surprendre et de contrecarrer mes maléfices, ils avaient résolu au dernier moment de nous livrer bataille le vendredi. À cet effet, ils s’étaient portés à Konzoula, comptant y laisser leurs bagages et nous assaillir avec toutes leurs forces. Enorgueillis du reste par leur supériorité numérique et le prestige militaire qu’ils exerçaient, ils n’avaient pas douté de la victoire. Leur irritation contre nous était telle, qu’ils étaient convenus de ne faire quartier qu’à un petit nombre, et, dans ce but, ils avaient mis un signe distinctif à leurs fourreaux de sabre, afin de se reconnaître plus sûrement dans la mêlée. Surpris autant que nous de nous rencontrer à Konzoula, ils furent obligés d’accepter le combat avant l’arrivée de leur arrière-garde, forte de 4,000 hommes.

Les prisonniers nous donnèrent également la raison de l’empressement extraordinaire que, depuis la veille, ils mettaient à me voir. Je passais à leurs yeux pour un magicien sans pareil : mes sortiléges avaient suspendu la crue de l’Abbaïe lors de notre retour de chez les Gallas ; le pleur commencé lors de la maladie de la Waïzoro Sahalou, et dispersé par mon ordre, faisait dire aux nouvellistes que, revenant de la chasse au sanglier quand on portait la princesse en terre, j’avais arrêté le convoi et ressuscité la morte ; c’était moi enfin qui avais déterminé Monseigneur à accepter l’investiture du Dambya, en consultant la clavicule de Salomon, et en garantissant la victoire au moyen de mes manœuvres cacodémonologiques. Le Lidj Ilma ayant promis une grosse récompense à qui le déferait de moi, plusieurs fusiliers et cavaliers de renom s’étaient chargés publiquement de le satisfaire : entre autres un centenier des fusiliers de sa garde, qui déjouerait, disait-il, tous mes maléfices, en faisant le signe de la croix sur la balle qu’il mettrait dans son infaillible carabine ; et il s’engageait, s’il me manquait, à revêtir, un jour de festin, la tunique d’une servante de cuisine et à porter un plat sur la table de son maître. Ma bonne fortune m’avait fait rencontrer ce centenier à la fin de la mêlée, au moment où un des nôtres allait l’achever d’un second coup de sabre ; j’avais jeté mon cheval entre les deux et contraint notre soldat à l’emmener prisonnier. Il devint un de mes clients les plus assidus, et je le fis placer honorablement dans la maison de Monseigneur. Il se fit bravement tuer à son service. Quelque temps après la journée de Konzoula, on racontait encore dans le Dambya qu’un instant avant la bataille j’étais passé, en compagnie de Monseigneur, sur le front de l’armée, une torche allumée dans chaque main, en annonçant que j’allais charger en tête, et que, si celle de la main droite s’éteignait, notre victoire serait péniblement acquise et l’on devrait se maintenir les uns contre les autres, jusqu’à ce que ceux qui étaient décrétés de mort parmi nous eussent accompli leur destin ; que si, au contraire, celle de gauche s’éteignait, il fallait s’empresser d’avancer, afin que pas un de nos ennemis ne pût nous échapper. Ces bruits étaient loin de trouver créance auprès de tout le monde, et cependant chacun les répétait. Il ne faudrait pas conclure de là à la crédulité excessive et au peu d’intelligence des Éthiopiens ; en tous pays, les propositions les plus incroyables s’accréditent aisément, pour un temps du moins. Du reste, ma participation aux événements quotidiens de la politique du pays et la position que le Dedjazmatch me faisait à sa cour allaient me faire connaître plus exactement, surtout en Gojam et dans les provinces environnantes ; et comme c’est souvent sur les pas de l’erreur que la vérité fait son chemin dans le monde, il était assez naturel que la notoriété dont j’allais être l’objet commençât ainsi un peu à rebours de la vérité. Mes amis s’égayèrent beaucoup du caractère fabuleux qu’on m’attribuait et qui m’expliqua du reste le sentiment d’aversion que le Lidj Ilma avait manifesté en me voyant.

Un timbalier proclama l’ordre de relâcher les prisonniers, à l’exception d’un très-petit nombre de notables, dont le Prince et son fils jugèrent opportun de s’assurer. Ces malheureux s’assemblèrent par petites troupes aux abords du camp, selon la direction qu’ils avaient à prendre pour rentrer chez eux ; ils étaient, comme ils le disent eux-mêmes, équipés en tueurs de serpents, c’est-à-dire un bâton à la main et sans autre vêtement que leur petite culotte et leur cordon de chrétienté ; pour se garantir du soleil et des mouches, plusieurs se couvraient de feuillages. Comme d’ordinaire, beaucoup s’enrôlèrent chez nous ; d’autres restèrent chez des parents ou des amis qu’ils avaient dans notre camp, en attendant un jour plus propice pour regagner leurs quartiers ; car lorsque deux armées ennemies se rapprochent, les paysans se réunissent en armes pour garder les passages, et ils se vengent cruellement quelquefois des exactions qu’ils ont subies la veille. Les Éthiopiens sont d’ailleurs très-curieux, et les paysans les plus inoffensifs guetteront également les fuyards, souvent même les hébergeront, pour le seul plaisir d’entendre le récit de la bataille.

Dans les annales éthiopiennes, Konzoula figure parmi les batailles peu meurtrières : on évalua nos pertes à environ 200 hommes tués ; on disait que l’ennemi avait dû laisser 500 hommes sur le champ de bataille, mais on pensait que nos cavaliers avaient tué un nombre égal de fuyards.

Après souper, vers neuf ou dix heures du soir, le Prince se fit amener les deux fils de Conefo. Il les laissa debout et leur dit :

— C’est vous, mes enfants, qui vous êtes fait cette triste situation, et qui de plus m’avez réduit à en être l’instrument. N’attribuez donc pas à ma rigueur le sort que vous subissez. La politique du Ras, l’attitude passive du Dedjadj Oubié, uni d’intérêt pourtant avec votre maison, m’ont forcé de recueillir l’héritage de votre père, que vous étiez insuffisants à défendre. J’ai cherché à vous faire comprendre les exigences de nos positions et le meilleur moyen de les concilier ; mais vous avez préféré, à ma sollicitude paternelle pour vous, les instigations ambitieuses de vos coupables conseillers. Les mêmes raisons qui m’ont contraint à me porter contre vous m’obligent à m’assurer de vos personnes jusqu’au jour, prochain sans doute, où vous reprendrez une position digne de votre naissance. Si le Ras refuse de vous pourvoir, vous grandirez dans ma maison, avec Tessemma, car vous êtes comme des fils pour moi aux yeux de toute l’Éthiopie. Le jour où je me suis décidé à accepter pour Birro le gouvernement du Dambya, j’ai dû prévoir ce moment pénible, et si je rappelle vos fautes, c’est pour vous dire que je vous pardonne, et que nul plus que moi ne s’efforcera de rétablir votre fortune. Avant d’avoir atteint âge d’homme, vous en subissez les rigueurs, mais mon affection pour vous saura les adoucir ; montrez néanmoins, par votre contenance, que vous êtes les dignes fils de Conefo, et vos fers seront légers à porter.

Sur un signe du Prince, on fit entrer un forgeron. Les chaînes qu’il tenait sous sa toge grincèrent ; les deux frères s’entre-aidèrent du regard et baissèrent la tête, le Lidj Mokouannen l’œil sec, et le Lidj Ilma, tout gonflé de larmes. On les fit asseoir par terre, et on leur fixa à chacun une chaîne au poignet droit. Les assistants étaient touchés de compassion, et, l’opération terminée, ils dirent l’un après l’autre aux captifs : « Seigneurs, que Dieu délie vos chaînes ! » formule habituellement usitée en abordant ou en quittant un homme enchaîné. Deux notables chargés de la garde des deux frères, les emmenèrent, et le Prince et ses familiers prolongèrent la veillée, mais sans reprendre leur gaîté habituelle.

En Éthiopie, la détention permanente n’est appliquée qu’aux crimes ou délits politiques ; dans presque tous les autres cas, elle n’est que préventive. Comme l’obligation d’arrêter un criminel incombe à tout citoyen ; que le droit de juger au civil peut être attribué à presque tous ; que l’homme de guerre, investi de préférence de ce droit, est sujet à des déplacements fréquents ; de plus, comme les bâtiments sont trop peu solides pour résister à la moindre tentative d’évasion, on a pourvu à cet état de choses par l’usage d’emmenoter le prisonnier et de le garder à vue ou de le lier à un gardien, la relégation proprement dite n’existe pas. Une chaîne longue de deux coudées environ, terminée à chaque extrémité par un fort anneau, est fixée par un bout au poignet droit du prisonnier et par l’autre au poignet gauche de son gardien. Cette espèce de prison vivante et ambulante a l’avantage de soustraire le prisonnier, s’il est coupable, à un isolement dépravant ; et s’il est innocent, elle le soumet à une position fâcheuse, il est vrai, mais qui ne porte à sa dignité qu’une atteinte légère. Le captif volontaire vivant à côté d’un coupable, l’empêche de se confirmer dans sa perversité, et contribue à faire germer en lui le repentir ou le remords. Le prévenu éprouve d’ailleurs une difficulté plus grande à dissimuler sa faute, et quelle que soit son irritation contre un homme ou contre la société, elle tend à s’adoucir par le contact avec ses concitoyens. Un homme enchaîné attire l’attention de tous ; chacun s’informe de la cause de son arrestation, on s’approche de lui, on le questionne en tout sens ; avant de figurer devant la justice, il subit ainsi comme une instruction permanente dont il lui est bien difficile d’éluder la clairvoyance ; car comme toute maladie violente, le mensonge a ses trèves et ne saurait empêcher complètement la vérité de transparaître. Ceux qui le fréquentent apprennent l’indulgence et la pitié pour celui qui a failli et comment la plus légère déviation du bien peut conduire insensiblement aux plus grands écarts. On voit souvent un coupable pleurer en écoutant ses consolateurs, et ceux-ci se retirer en disant : « Ô évolutions de la conduite humaine ! Que Dieu nous épargne l’épreuve des positions difficiles ! » Les détenus politiques qu’un Dedjazmatch a l’intention de recevoir à résipiscence sont gardés à tour de rôle par les chefs de confiance, à la table desquels ils sont presque toujours admis. Souvent il arrive que ces gardiens obtiennent la libération du prisonnier en se portant caution pour lui. Quant à ceux dont la captivité doit être prolongée indéfiniment, ils sont relégués dans un montfort ou autre lieu fortifié par la nature, où il est rare qu’on leur refuse de faire venir auprès d’eux leur femme, leurs enfants en bas âge et quelques serviteurs ; en ce cas, ils demandent ordinairement à ce qu’on remplace leur compagnon de chaîne par des fers aux pieds. Il n’est pas rare que les prisonniers s’échappent des mains des seigneurs et même des montforts les mieux gardés. Il semble que, même du temps des empereurs, il n’ait jamais existé de prison proprement dite, autre que les montforts ; de même que dans l’antiquité, quoique les grandes maisons aient encore leur ergastule ou cachot pour les esclaves et pour les enfants.

Le Prince se fit remettre les armes et le cheval du Lidj Ilma, et il promit au capteur une investiture en Damote. Les timbales de Conefo, placées à l’aile gauche ennemie, avaient été prises par le Dedjadj Birro, car depuis son investiture du Dambya, on lui donnait ce titre ; son père les lui demanda pour le Dedjadj Baria, de l’Agaw-Médir, auquel il les avait promises. Birro refusa.

— Si Monseigneur les voulait pour lui-même, ce serait de grand cœur, dit-il ; mais il ferait beau voir que ce Baria ou quiconque osât les faire battre devant soi ; je les tiens de Dieu et de mon Dempto, et par la mort de Guoscho, par Notre-Dame ! nous ne les céderons à personne.

Le Prince laissa sans réponse cet orgueilleux message ; mais il ressentit vivement cette première désobéissance publique de son fils. Quant au Dedjadj Baria, il crut prudent de ne plus passer la nuit dans sa tente ; il vint coucher dans une hutte de soldat près la tente de Monseigneur, qui le lendemain obtint que Birro lui permît de retourner en Agaw-Médir.

Deux ou trois jours après, dans un quartier peu fréquenté du camp, j’entendis, en passant, les gémissements d’un homme qu’on torturait ; je m’arrêtai, et le patient me cria d’intervenir en sa faveur. C’était un nommé Meragdou-Haylou, trafiquant établi dans la ville d’asile de Kouarata en Fouogara, et par occasion soldat ou chasseur d’éléphant.

Quelques mois auparavant, le Prince ayant appris que Haylou avait deux belles carabines à vendre, lui avait expédié un homme pour les lui acheter. Soit crainte d’indisposer le Ras Ali, dont il était le sujet, soit toute autre raison, Haylou avait refusé de vendre au Dedjadj Guoscho, et qui pis est, il avait refusé le vivre et le couvert au messager et l’avait renvoyé avec des paroles insultantes pour son maître. Peu après, le Dedjadj Conefo mourut ; Haylou fit hommage des carabines au Lidj Ilma, qui, pour s’acquitter envers lui, l’engagea à l’accompagner dans sa campagne contre nous, et lui promit que, sitôt notre défaite, comme il comptait aller réduire l’Agaw-Médir, pays riche en ivoire, il l’emmènerait avec lui et l’enrichirait. Alléché par cette perspective, Haylou s’était équipé en guerre, avait suivi son protecteur et avait été fait prisonnier. Quoiqu’il se fût débarrassé de tout ce qui pouvait déceler sa position de fortune, jusqu’à des anneaux d’argent qu’il portait au doigt, un soldat le reconnut au moment où, après le ban de libération, il sortait du camp avec les autres prisonniers, et il fit demander au Prince de récompenser ses services en l’autorisant à rançonner un trafiquant. Mais en apprenant que ce trafiquant était Haylou, le Prince se le réserva pour lui-même, et fixa sa rançon à trente carabines, dont deux fusils de rempart servant à la chasse de l’éléphant, à cent coudées de velours écarlate, à deux cents de drap et cent onces d’or. Haylou jura qu’il avait donné pour la cause d’Ilma le meilleur de son bien et offrit très-peu de chose. On le mit à la torture, au moyen de petits tessons appliqués sur ses poignets par des liens mouillés, dont le rétrécissement graduel amenait de cruelles douleurs ; le malheureux appelait la mort. Monseigneur voulut bien consentir à relâcher le prisonnier moyennant caution pour cinq carabines et une somme d’argent insignifiante. Ce Haylou fut le seul prisonnier rançonné à la suite de Konzoula.

Comme nos gens étaient à court de vivres, Birro fit prévenir les habitants de deux districts des environs que les soldats de son père iraient se ravitailler chez eux. En pareil cas, les femmes se réfugient dans les villages voisins avec les enfants, les valeurs mobilières et le bétail ; les hommes, en armes, se rassemblent à l’écart et voient passer devant eux les troupes de pillards sondant la campagne pour découvrir les silos, et emportant les grains en consommation. Quelquefois les soldats mettent le feu aux maisons. Si les paysans sont en force, ils les attaquent, et la connaissance du pays leur donne parfois l’avantage ; mais ordinairement ils préfèrent se rendre au camp, où ils intentent contre les coupables une action judiciaire.

L’arrière-garde des picoreurs a pour fonction de prévenir ces combats en empêchant les incendies, mais on se figure aisément que sa surveillance est inefficace. En Éthiopie, comme dans l’antiquité et jusqu’à une époque récente même en Europe, il est admis que la guerre doit nourrir la guerre. Comme Birro le fit en cette occasion, des Dedjazmatchs pillent quelquefois leurs propres sujets, comme punition ou par suite de quelque nécessité de guerre ; seulement, pour éviter l’effusion du sang, ils préviennent les habitants, et, dans le cas de blessure, de mort d’homme ou d’incendie, ils sévissent contre les coupables. La fécondité du sol est telle que lorsque le pillage s’effectue sans combat ou sans incendie, et que la nécessité du ravitaillement leur paraît évidente, les cultivateurs sont les premiers à excuser la mesure qui les prive de leurs réserves alimentaires. Deux ou trois mois plus tard, ils se présenteront devant le Polémarque pour lui demander une exemption temporaire d’impôts, moyennant laquelle ils font renaître promptement l’abondance.

Comme tous les cultivateurs, les paysans éthiopiens sont rapaces ; mais les effets de l’éducation féodale sont tels, que lorsque leur gouverneur a su se faire aimer, il est arrivé qu’allant au devant de sa détresse, ils l’ont engagé à livrer leur localité à un pillage régulier.

Nos gens s’étant ravitaillés sans accident dans les districts désignés, le Dedjadj Birro partit pour Findja, résidence habituelle des Polémarques du Dambya, après avoir obtenu que son père séjournerait dans les environs de Konzoula, afin de lui permettre de se replier sur lui si le Ras Ali faisait irruption en Dambya. Quinze jours lui suffisaient, disait-il, pour fortifier ses avenues du côté du Begamdir, réduire quelques notables, échappés de Konzoula, qui parcouraient déjà le pays en rebelles, gagner la coopération de ses nouveaux sujets et nouer avec eux des intelligences propres à conserver sa position.

Non loin de nous, dans le district d’Atchefer, se trouvaient des sources chaudes très-efficaces, disait-on, contre les douleurs rhumatismales et quelques autres maladies. Dans un but ostensible de santé, mais au fond pour voiler ses défiances à l’égard du Ras, et donner un motif plausible à son séjour prolongé en Dambya, Monseigneur jugea à propos de prendre les eaux. Il porta notre camp sur le bord du plateau du woïna-deuga et descendit, avec ses plus intimes familiers, aux sources thermales situées dans un petit koualla, à environ deux kilomètres, laissant le commandement au Fit-worari Ymer Sahalou, et l’expédition des affaires au Blata Teumro, son premier sénéchal. Néanmoins il fut assailli de messagers des communes les plus éloignées du Dambya et du Kouara, qui lui demandaient de les protéger contre les exactions de Birro, lequel, par suite de ses rapports équivoques avec le Ras, leur paraissait devoir les gouverner sans esprit d’avenir. Le Blata Teumro, ayant opiné contre notre campagne, se donnait le malin plaisir d’inquiéter son maître sur les suites de notre victoire en lui adressant tous ces messagers.

Le Blata Teumro était un exemple remarquable de ces natures richement douées et utiles à tous, mais comme prédestinées aux déboires et aux ingratitudes. Grand, laid, lourd et maladroit aux exercices de la guerre, il était fin, spirituel et prudent jusqu’à paraître avare, toujours calme quoique d’une activité incessante, discret, très-équitable, courtois, et peu parleur quoique d’une élocution élégante et lucide. Il écoutait les plaintes avec une patience et un dévouement admirables, et il inclinait de préférence vers les opprimés. Comme administrateur, il n’avait d’égal que notre Biarque Fanta, et, dans ce pays où rien ne s’écrit, il faut des facultés exceptionnelles pour bien conduire tous les détails d’un gouvernement de quelque importance. Teumro était du petit nombre de ceux qui avaient toujours fidèlement suivi la fortune du Dedjadj Guoscho. Il était le pivot du conseil, de toutes les affaires, et, par surcroît, il servait aussi de bouc émissaire ; beaucoup de nos gens ne l’appelaient pas autrement que Hazazel (nom biblique de bouc émissaire) ; les soldats, les notables, les paysans, manquaient rarement de lui attribuer l’initiative des actes de rigueur ou des mesures impopulaires émanant du conseil du Prince, et cependant c’est à lui qu’ils s’adressaient toujours dans leur détresse. Il était connu pour s’évertuer en faveur de ses amis et de ses clients, et pour en être régulièrement payé par la froideur ou la trahison. On l’a entendu disant en aparté, après la sortie d’un homme fort aimable, qui lui demandait un service : « Quel dommage de s’aliéner un si charmant homme en l’obligeant ! » Il avait une religion sincère et bien entendue, et il faisait secrètement d’abondantes aumônes. Son fils unique le chagrinait par sa nullité et son inconduite, et, malgré sa grande dévotion pour les femmes, il n’était pas mieux traité par elles que par les hommes. Il protégeait assidûment le clergé, mais n’en recueillait qu’indifférence ; à la fin, il perdit la vie dans une échauffourée, en voulant empêcher une bande de nos soldats d’exercer indûment le droit d’hébergement dans un petit domaine ecclésiastique ; la guerre régnait alors, et le meurtrier put s’échapper impuni. Le Prince fit fouetter un page pour avoir répété quelques plaisanteries qu’on faisait sur cette mort ; cela intimida les railleurs, et quoique au fond tous le plaignissent sincèrement, le nom même du malheureux sénéchal ne fut bientôt plus prononcé. On ne put jamais le remplacer.

Les douze jours que nous passâmes aux sources thermales forment une des périodes les plus sereines et les plus riantes de ma vie en Éthiopie. Au fond d’une gorge profonde et précipitueuse, formée par deux longues culées ou éperons du woïna-deuga, un bassin d’environ quatre mètres de large, creusé naturellement dans le roc, laissait sourdre des eaux d’une température assez élevée, qui se déversaient dans un ruisseau voisin, en traversant deux bassins plus petits. Nos gens y avaient construit un grand hangar, coupé par une cloison de nattes en deux parties inégales. La plus petite, tapissée partout d’un chaume épais, contenait le grand bassin thermal ; l’autre, tapissée de verdure et de fleurs qu’on renouvelait chaque jour, formait l’appartement du Prince et notre lieu de réunion. Une quarantaine de huttes, perchées çà et là, sur les anfractuosités de la gorge, suffisaient aux familiers, à la cuisine et à ceux qui obtenaient la permission de venir se baigner un ou deux jours ; les pluies ayant cessé, la compagnie de fusiliers et les rondeliers de service vivaient nuit et jour en plein air.

À l’exception des moments donnés au sommeil, nous passions tout notre temps auprès de Monseigneur : on mangeait, on buvait longuement ; fusiliers, rondeliers, pages et barbes grises, tous, jusqu’aux cuisinières, vivaient comme sur un pied d’égalité fraternelle avec le Prince ; on jasait, on badinait, on usait de son franc-parler, et cette familiarité ne donna pas lieu une seule fois à un acte, à un mot indiscret. La nuit, comme le jour, les deux bassins, en dehors du hangar, étaient remplis de baigneurs. Au chant du coq, le Dedjazmatch passait dans sa piscine, en compagnie d’une quinzaine de ses gens sans distinction de rang : on restait dans l’eau deux à trois heures ; parfois on y mangeait et on y buvait l’hydromel ; le soir on refaisait une séance semblable. Monseigneur dut suspendre ses dévotions journalières ; il n’avait jamais été, disait-il, si peu disposé au recueillement.

Quatre trouvères et deux morions ou bouffons contrefaits, étaient chargés de nous divertir ; on prolongeait les veillées ; les trouvères nous chantaient la guerre, débitaient des hilarodies ou des saynètes, et comme un peu de tristesse rehausse parfois la joie, l’un d’eux, renommé pour ses inspirations mélancoliques, nous émouvait par ses élégies.

Pour protéger son maître contre les importuns, Ymer Sahalou faisait garder les sentiers conduisant à notre koualla. Une après-midi, le soleil dardait d’aplomb, les oiseaux étaient silencieux et se tenaient à l’ombre ; nous causions en buvant. Soudain, un chant intermittent se fit entendre dans le lointain : la voix était fraîche et belle ; elle venait d’en haut ; le chanteur parut sur un roc en saillie, et là, après avoir chanté et chanté, il demanda, en bouts rimés, la permission de descendre plus bas encore, afin de saluer son Seigneur et de prendre, disait-il, son baptême de santé. On lui cria de venir, et il vint en chantant gaiement jusque devant le Prince. C’était un joli soldat de vingt et quelques années, natif du Metcha ; il gagna de partager notre vie jusqu’à notre retour au camp.

Monseigneur fit réparer sous ses yeux le riche bouclier du Lidj Ilma et me le donna. Quoique très-touché de ce présent, je le refusai, et, pour motiver mon refus, je lui découvris pour la première fois mon projet d’aller à Moussawa, où j’avais rendez-vous avec mon frère. Je lui dis que ce bouclier, trop riche pour ma condition, m’exposerait, lorsque je ne serais plus en Gojam, à la malveillance de ceux qui se trouvaient froissés par notre récente victoire ; que ma participation à la bataille suffisait déjà pour les inciter contre moi, et qu’il serait imprudent de les braver en portant une arme que tout le monde reconnaîtrait pour avoir été prise au Lidj Ilma.

— Soit, dit le Prince ; le bouclier attendra ton retour.

Il fut convenu que je partirais la veille du jour où l’armée se mettrait en marche pour le Damote. Cette décision resta secrète : mon projet ne l’était pas, mais on regardait comme certain que le Prince s’y opposerait.

Plus de vingt jours après la bataille, le Dedjadj Birro fit dire à son père qu’il était établi en Dambya de telle sorte qu’il pouvait désormais se suffire à lui-même ; et les soldats poussèrent des cris de joie en apprenant qu’ils allaient rentrer en Damote. L’avant-veille de la levée du camp, j’envoyai prévenir mes amis et les principaux chefs de mon départ pour le lendemain matin, et je m’excusai sur ce que l’heure avancée et la brièveté du temps m’empêchaient de leur faire mes adieux en personne. Tous manifestèrent de l’étonnement ; l’un d’eux était à boire, et il s’écria en entendant mon message : « Venu de si loin pour me servir de frère et me laisser de la sorte, là subitement, comme la mort ! » Et il brisa contre terre son burilé d’hydromel et se couvrit la tête de sa toge.

Le lendemain, le Dedjazmatch me reçut de très-grand matin, et sans témoin ; il me donna des conseils relatifs à mon voyage et me demanda si je désirais quelque chose qui fût en son pouvoir. Au sortir de là, je trouvai un grand nombre de notables réunis devant ma tente ; ils me firent asseoir au milieu d’eux et restèrent quelques minutes silencieux, la figure couverte de la toge jusqu’aux yeux.

— Ô fils de ma mère, me dit enfin le plus âgé, c’est une mauvaise nouvelle qui nous réunit ici ; il eût mieux valu peut-être ne pas nous connaître. On parlait, il est vrai, de ton voyage, mais nous pensions que la force de vouloir te manquerait au dernier moment. Nous ne te dirons rien, du reste, que Monseigneur ne t’ait sans doute dit. Nous venons pour te faire la conduite, et te souhaiter de trouver où tu vas des amis comme nous. C’est bien pour ce matin, n’est-ce pas ? Eh bien ! nous allons nous ceindre et monter à cheval.

On vint me prévenir que les membres du conseil étaient entrés chez le Prince lorsque j’en sortais ; que le Blata Teumro lui avait représenté que si mon départ lui était pénible, c’était à lui de l’empêcher ; que le bien-être étant le but de tous les hommes, il n’avait pour me faire rester qu’à me donner une position qui satisfît mon ambition. Le Prince aurait répondu : « Certes, nous nous étions habitués à le considérer comme un des nôtres ; mais il dit qu’il reviendra, et il donne pour motif de son départ un engagement pris avec son frère, fils de sa mère, qu’il va rencontrer à Moussawa. Les gens de son pays passent pour véridiques ; pourquoi nous abuserait-il ? J’ai prévenu Birro, chez qui il devra s’arrêter ; Birro, qui est plus de son âge, saura peut-être l’empêcher d’aller plus loin. Si son destin est de se restituer à la terre dans le pays de ses pères, nous chercherions vainement à l’arrêter ici ; si c’est dans notre pays, les sentiers qui en éloignent se fermeront d’eux-mêmes devant lui, et notre pain le ramènera. Allez ! et que Dieu vous récompense pour le zèle que vous me montrez. »

En sortant, le Blata Teumro et le Blata Filfilo vinrent me faire leurs adieux ; et mes apprêts terminés, j’allai prendre congé de Monseigneur. Il était seul, à demi-couché sur son alga ; il ne répondait que par des signes de tête au peu que j’avais à lui dire, lorsque Ymer Sahalou, sans être annoncé, releva le rideau de la tente. Il était ceint, armé, un petit fouet à la main et portait la toge rejetée sur les épaules comme un homme prêt à l’action :

— Allons, mes seigneurs, dit-il, puisque cela doit être, que cela soit avant l’ardeur du jour. Tu as une longue traite à faire, Mikaël.

— Mon fils, me dit le Dedjazmatch, que Dieu te guide dans le bien ; qu’il t’affranchisse des mauvais ; qu’il épargne ceux que tu aimes, et qu’il te rapproche d’eux. Va ; et ne nous oublie pas.

À chacun de ces souhaits, Ymer répondait : Amen ! Et voyant que j’hésitais à sortir, il me dit vivement :

— Prends-le, embrasse-le, tu ne sais donc pas qu’il faut oser pour lui ?

Le Prince sourit et me donna l’accolade.

Un grand nombre de notables m’attendaient à cheval sur la place ; ils m’entourèrent et nous nous frayâmes lentement un passage à travers les gens de l’armée accourus de toutes parts. À la sortie du camp, des bandes de fantassins et de cavaliers venus pour me faire aussi la conduite se joignirent à nous, tant on mettait d’émulation à plaire au Dedjazmatch en me rendant ces honneurs extraordinaires, car j’étais loin de connaître personnellement tout le monde.

Après un quart-d’heure de marche environ, je fis halte, et selon l’usage, je dis aux principaux chefs :

— Mes seigneurs, je vous en prie, par la mort de Guoscho, retournez-vous en !

— Par la mort de Guoscho, non, non ; allons ! répondirent-ils.

Et on allait, sans parler, lorsqu’une poétesse qui montée en croupe derrière un soldat, semblait chercher des inspirations en chantonnant des lieux communs sur un ton plaintif, m’interpella tout à coup :

— N’as-tu pas vergogne, dit-elle, de déserter de la sorte notre maître, resté seul dans sa tente ? Et ne sommes-nous pas dignes de pitié de nous affliger ainsi, un lendemain de victoire, pour le départ d’un seul homme ?

Je répondis qu’eux étaient moins à plaindre que moi, puisqu’ils étaient si nombreux pour se partager les regrets d’un seul, tandis que j’étais tout seul pour porter les regrets de tant d’amis. Ymer Sahalou rendit ma pensée à haute voix et en langage choisi.

— Voilà qui est parlé ! s’écria la poétesse en se frappant la poitrine ; ô aveugle que j’étais ! Par la mort de Guoscho, voyez donc, messeigneurs ! Du pays de Jérusalem nous est venue notre lignée d’empereurs ; de là aussi nous est venue notre religion ; le même pays nous envoie les étoffes de soie, les essences parfumées, et voici encore qu’il nous a envoyé la véritable amitié.

Et comme les préfices aux funérailles, dans l’antiquité, la commère, continuant à broder sur ce thème, finit par émouvoir la multitude.

Par déférence pour le rang d’Ymer, chacun attendait qu’il prît congé de moi. Je lui représentai la fatigue des rondeliers qui allaient devant nous au pas gymnastique, et je le suppliai d’y mettre un terme en nous séparant.

— Halte ! cria-t-il ; messeigneurs, j’ai à m’entretenir avec mon frère. Faites-lui vos adieux.

Tous les notables défilèrent devant nous, en me disant, selon l’usage :

— Que Dieu fasse que nous nous retrouvions dans le bien !

Nous chevauchâmes seuls désormais, côte à côte : les cavaliers de l’escorte d’Ymer, à une centaine de pas en arrière, et le petit groupe de mes gens en tête, au loin. Nous arrivâmes à un ruisseau :

— C’est ici, me dit Ymer, que nous nous séparerons. Vois ces berges vertes, ce gué facile et cette eau limpide. C’est de bon augure. D’ailleurs, ce ruisseau m’a déjà porté bonheur une fois : je te conterai ça un jour.

Et, posant la tête sur mon épaule à la manière antique :

— Béni, béni soit ton voyage, comme le jour qui nous réunira ! dit-il.

Un bond de son cheval l’éloigna, et il me cria :

— Frère, frère, comme au combat : le plus vite, c’est le meilleur !

Et il partit à fond de train, la javeline en arrêt et jetant au vent des : Ha ! ha ! ha ! cris usuels dans la mêlée ou dans la chaleur du jeu de cannes.

Et, oppressé par l’isolement, je repris ma route avec une vingtaine de suivants, dont un bon tiers étaient des prisonniers libérés, qui profitaient de mon départ pour regagner leurs quartiers.

À ces émotions en succédèrent bientôt d’autres d’une nature bien différente. Nous avions à faire deux grandes journées de route avant d’arriver au camp du Dedjadj Birro ; les cultivateurs riches s’étaient réfugiés dans les villes d’asile, avec ce qu’ils avaient de précieux ; le pays semblait désert ; mais nous savions que de derrière les accidents de terrain, les paysans en armes nous épiaient, et que la vue de notre petit nombre pouvait les engager à nous attaquer. Nous venions de déposséder les gouverneurs du pays, et l’administration du Dedjadj Birro, mal assise et contestée en plusieurs endroits, laissait le champ libre aux violences et aux désordres habituels durant les interrègnes : des hommes d’armes en troupe sont les seuls en cas pareils à se hasarder loin des villes d’asile. Cependant, en nous bien gardant, nous pûmes arriver sans encombre, le surlendemain matin, au camp de Birro.

En chemin, j’avais fait une rencontre imprévue : nous marchions en plaine, lorsque nous vîmes au loin une petite file de piétons. J’allai avec mes deux cavaliers les reconnaître : c’était une trentaine de messagers et de gens pressés par leurs affaires, qui afin de ne point tenter la cupidité des paysans, voyageaient sans armes et vêtus de haillons ; ils se dispersèrent pour aller se cacher dans les fourrés. Voyant parmi eux un Européen, qui arpentait résolument le terrain, je lui coupai la retraite, et je ne fus pas peu surpris de reconnaître maître Domingo, le domestique basque de mon frère, que j’avais laissé à Gondar. Nous fûmes aussi contents l’un que l’autre de nous retrouver. Pour la première fois, depuis longtemps, je pus entendre parler le français, mais, dans les premiers instants, ma langue déshabituée me refusa son service si ce n’est en amarigna. Les bruits les plus extravagants couraient à Gondar sur mon compte : les uns disaient que j’étais parmi les blessés, d’autres parmi les morts ; tous donnaient à mon aventure une tournure faite pour alarmer mes amis. Afin de fixer ses incertitudes, et, s’il était possible, d’atteindre notre camp, le bon Domingo avait profité de cette petite caravane, en ayant soin de s’affubler de la façon la plus misérable.

Le Dedjadj Birro s’était établi à Kobla, dans le Dambya, sur un mamelon pierreux qu’entouraient les campements de ses chefs ; il n’avait guère avec lui plus de 12,000 hommes. En entrant dans le camp, je ne pus m’empêcher de regretter celui de Monseigneur, où le dernier goujat m’accueillait du geste ou du regard. Ici, j’étais presque un étranger : au lieu de pénétrer librement jusqu’à la tente du chef, je dus subir la filière des huissiers de service ; mais l’empressement avec lequel l’un d’eux vint me prier d’entrer, allégea ma pénible impression. Birro se leva pour me recevoir et m’embrassa : marque d’honneur dont il était très-avare. Il me fit asseoir à ses côtés, et, après les premières questions :

— Qui t’a escorté jusqu’ici ? me dit-il.

— Personne.

— Par la mort de Guoscho ! Je reconnais là mon père.

Et se tournant vers quelques seigneurs :

— Voilà bien l’imprévoyance de Monseigneur, ajouta-t-il. Il a toujours besoin de quelqu’un qui pense pour lui. Mes soldats osent à peine circuler dans ce pays, et il laisse venir Mikaël jusqu’à moi sans escorte, quand il eût donné tout au monde pour le retenir auprès de lui !

Birro me recevait dans une hutte construite en roseaux, ronde, d’environ sept mètres de diamètre, conique par le haut, et entièrement revêtue d’un chaume épais. Elle n’avait pour ouverture qu’une porte basse et étroite, et quoiqu’en plein jour, l’obscurité y eût été complète sans quelques torches tenues par des pages.

Les chefs ont l’habitude, lorsqu’ils doivent passer quelques jours dans un campement, de faire construire une hutte contiguë à leur tente, qui sert alors comme d’antichambre. Cette précaution devient surtout nécessaire dans le Dambya où, pendant une partie de la belle saison, les mouches sont en si grande quantité qu’on a de la peine souvent à ne pas en avaler à chaque bouchée. Dans quelques localités, elles constituent un véritable fléau pour les hommes et pour les animaux ; une espèce surtout, armée d’un fort aiguillon, désespère les chevaux et les bœufs au point de les rendre intraitables. Le meilleur moyen de s’en affranchir est de se tenir dans des lieux obscurs et enfumés.

Des joncs frais tapissaient le sol de la hutte du Prince, et au centre, un large lit de cendres, où fumaient quelques tisons, indiquait par leur odeur qu’on avait fait des carbonnades. Birro avait l’habitude de faire griller ses viandes devant lui pour les soustraire à l’influence de l’œil malin qui ne manquait pas, disait-il, de les frapper lorsqu’on les grillait devant sa tente, sous les yeux et le nez des soldats, toujours portés à convoiter les bons morceaux. Sur un alga dressé en face de l’entrée étaient jetés pêle-mêle toge, turban, amulettes, ceinture, un brassard en vermeil, une magnifique pèlerine en peau de mouton et le sabre du Prince ; son riche bouclier était accroché au-dessus, à côté de son lourd javelot et de trois carabines damasquinées d’or ; au chevet de l’alga, un enkassé, piqué en terre, soutenait à un de ses crampons un petit pupitre et son livre d’heures. Birro était assis par terre, près du foyer, sur une peau de bœuf préparée avec son poil ; quelques seigneurs lui tenaient compagnie, et une vingtaine de soldats, debout, suivaient la conversation et les moindres gestes de leur maître ; les plus hauts de taille subissaient, en larmoyant, le dais de fumée condensée à la partie supérieure de la hutte. Les rayons rouges des torches, qui déchiraient inégalement l’obscurité, les physionomies mâles de ces gens aux longues chevelures, les poitrines nues, les draperies hardies et gracieuses des toges, les scintillations des armes, tout contribuait à donner à ce tableau un charme et une énergie étranges.

En Europe, l’homme ne reconnaît pas l’homme pour maître ; il lui obéit sans doute, mais indirectement et par l’intermédiaire d’institutions qui sont ses maîtres impersonnels. En Éthiopie, l’autorité est partout vivante et personnelle ; tous commandent et obéissent directement à l’homme ; c’est au moyen de l’homme qu’on arrive à tout, et c’est sur lui et par lui qu’il faut agir. Aussi, dans les moindres réunions, toutes les intelligences sont en éveil, chacun s’y déploie et observe, car rien n’est indifférent pour personne. Dans un état social de cette nature, qui fait vivre continuellement ensemble des hommes revêtus de pouvoirs inégaux et intermittents, le discernement s’accroît et l’on se perfectionne dans l’art difficile de traiter avec ses semblables et de maîtriser ses propres impressions ; la rudesse disparaît des manières et du langage, les convenances acquièrent l’omnipotence, la vertu même leur est soumise dans ses manifestations. Ces tendances se confirment dans les centres où l’autorité à tous les degrés sert naturellement d’attraction aux hommes d’élite, et la plupart des cours des princes éthiopiens sont des écoles de savoir-vivre et de politesse, où l’énergie et le facile dévouement de la vie barbare apparaissent mêlés aux reflets des civilisations antiques.

Birro, l’épaule et le bras nus passés en dehors de sa toge, trônait familièrement au milieu de ses compagnons de guerre. Il pouvait avoir vingt-cinq ans. Grand de taille, il avait les talons saillants et les pieds longs, mal tournés et gauchement attachés à des jambes un peu grêles ; le haut du corps bien nourri, sans corpulence, et les muscles de ses épaules dénotaient la force ; ses bras étaient trop longs et disgracieux dans leurs gestes ; ses mains quoique un peu grandes étaient belles et élégantes. Il avait la figure ovale, la barbe noire et rare, la bouche grande et les dents superbes ; le nez aquilin, largement enraciné, les narines mobiles, les yeux vifs, grands et enfoncés sous des arcades couronnées d’épais sourcils, le front développé, légèrement fuyant et commençant déjà à se dégarnir ; son col long et fort était d’une flexibilité telle qu’il pouvait presque regarder son dos, ce qui, joint à la petitesse de sa tête et à l’ensemble accentué de ses traits, lui donnait parfois la pose d’un oiseau de proie.

Tout en lui indiquait l’intelligence, la passion, une énergie cruelle et une sensibilité exquise ; il n’avait pas ce qui complète le tyran supérieur : l’impassibilité du visage et du regard. Les muscles de son visage, toujours prêts à se contracter, indiquaient un caractère tourmenté, l’inquiétude, le soupçon et l’astuce ; et quand son regard ordinairement bienveillant s’animait, il devenait pénétrant et difficile à supporter. Ses manières annonçaient l’orgueil, la fierté et un certain élan dominateur qui dénotait que sa fortune était ascendante. Doué d’une mémoire des plus heureuses, il n’oubliait plus le terrain ou l’homme qu’il avait vu une fois. Physionomiste habile, il montrait souvent une perspicacité féminine dans son discernement des caractères. Il s’emportait sur ses préventions comme sur ses préférences ; ses amitiés, toujours conduites par la passion, se sont toutes éteintes dans le sang. Calculateur et cupide, ses richesses étaient ordonnées d’une manière scrupuleuse et avare ; malgré cette disposition, il donnait en prince, et sa libéralité intelligente, ingénieuse souvent, lui a valu une réputation de générosité qui attirait dans son parti des chefs et des soldats de fortune des provinces les plus éloignées. Langue dorée à l’occasion, il était à son gré bourru ou gracieux et insinuant ; mieux que personne, avant d’étreindre sa victime, il savait l’envelopper de sa parole pleine d’artifice. Jaloux et envieux de toute supériorité ; aujourd’hui bon, sensible, tendre même, demain dur, cruel, le sarcasme à la bouche. Sa pensée, qui procédait par soubresauts, était comme un champ de bataille où le bien et le mal se disputaient l’empire ; il passait sans transition d’une action vertueuse à un trait de férocité. Parfois les paroles sortaient de sa bouche, comme par orage, par explosion volcanique : il révélait alors ses intentions les plus secrètes ; parfois c’est en silence qu’il accumulait ses résolutions, ses ruses, ses bassesses, et qu’il échafaudait ses projets. Un tel caractère ne pouvait être fort d’une façon continue ; aussi était-il dissimulé et défiant à l’excès. Il m’arriva un jour que j’entrai de grand matin dans sa tente, de le trouver tout en larmes devant un livre de prières. Il me parla de quelques-uns de ses actes avec repentir, mépris, et de sa vie entière avec découragement ; je tâchai de le relever dans l’estime de lui-même et de ranimer sa confiance ; il se calma, se prêta à mes raisons, mais soudain il se redressa comme une couleuvre dégourdie, et il me dit, le regard flamboyant, que je n’étais pas sincère, que je le trahissais, que j’étais son ennemi moi aussi, et sans attendre ma réponse, il me sauta au cou en me demandant pardon.

Cependant l’ordre fut donné de servir à déjeuner. L’huissier introduisit un homme nu jusqu’à la ceinture, portant sur la tête une corbeille à pain recouverte d’une longue housse écarlate, et suivi du panetier, de l’échanson et de deux servantes qui portaient avec précaution deux plats couverts et fumants.

Ces corbeilles à pain sont rondes, plates, faites en paille fine, à dessins de couleur, montées sur un pied creux en vannerie, et munies d’un couvercle conique ; leur diamètre est d’environ cinquante centimètres, et leur hauteur d’un décimètre et demi. Elles contiennent de vingt à quarante feuilles de pain et servent aux repas intimes qui n’exigent pas qu’on dresse une table. Les plats sont posés à terre à côté de la corbeille ; le panetier s’agenouille auprès, déchire des feuilles de pain, les imbibe de sauce et les répartit dans la corbeille devant les convives accroupis autour ; puis il retire des plats les mets plus solides et les portionne de la même façon. Le pain est fait de proherbe ; on en délaie la farine jusqu’à la consistance d’une crème, et, après l’avoir laissée fermenter, on en verse une mesure dans un four de campagne, en terre cuite, très-peu profond et dont la sole est de la même dimension que celle de la corbeille à pain. Ce genre de confection donne un pain de forme circulaire, d’un centimètre à peu près d’épaisseur, très léger, spongieux, sans croûte, rempli d’œils et flexible comme une crêpe.

Excepté les jours de grand repas, le Dedjadj Birro préférait être servi à la corbeille. Croyant que ces apprêts étaient pour moi seul, j’alléguai mon peu d’envie de manger, et Birro fit signe de tout enlever. Bientôt après survint un homme dont l’entrée fit sensation : les chefs se levèrent et ne se rassirent qu’après lui ; Birro l’accueillit amicalement et me dit :

— Mikaël, voici mon chef d’avant-garde ; aime-le ; c’est Tiksa-Méred, un de mes meilleurs amis.

Et, s’adressant à son Fit-worari :

— Toi, Méred, aime Mikaël comme un autre moi-même.

C’était la première fois que je voyais ce favori déjà célèbre ; sa physionomie mobile ne me parut que franche à demi.

— Je viens savoir, dit-il, ce qu’a aujourd’hui Monseigneur, qu’il a renvoyé sans y toucher son déjeuner ?

— C’est Mikaël qui l’a ainsi voulu, dit Birro. Je resterai jusqu’au dîner sur un burilé d’hydromel et un bout de grillade que j’ai pris ce matin ; quand il aura faim, nous mangerons tous ensemble.

Comprenant alors la faute que j’avais faite, je m’empressai de mettre mon appétit à sa disposition.

— Vous autres, là-bas ! s’écria-t-il, qu’on nous serve !

Quand il eut mangé, il distribua de sa main aux soldats ce qui restait de la panerée ; et le boire se prolongea au milieu de conversations animées.

Mes gens furent logés chez des notables, et l’on dressa pour moi une tente à côté de la hutte du Prince.

— Fils de ma mère, me dit-il, je sais que tu n’aimes pas dormir comme nous côte à côte avec tes amis ; tu seras seul quand tu le voudras, mais il faut que tu soies assez près pour que je puisse m’assurer que tu dors en paix. Si des rêves omineux viennent te troubler, moi, ton frère, je serai là, auprès de toi ; et quand les soucis chasseront mon sommeil, j’irai me rasséréner à tes côtés.

Je passai ainsi quelques semaines dans l’intimité orageuse de ce Dedjazmatch. La nuit, il m’appelait ou venait me réveiller pour m’entretenir de ses regrets, de ses craintes ou de ses espérances : il me disait qu’il voulait tourner son père contre le Ras, dont il redoutait de devenir captif, et il me demandait mon avis sur la fidélité de tel ou de tel de ses chefs. Il parlait religion, philosophie, guerre, poésie, chasse, médecine ; d’amour fort peu. À deux ou trois heures du matin, il prétendait quelquefois que nous avions faim et il ordonnait d’égorger un mouton gras ; il voulait manger des grillades et il faisait fouetter un page, un soldat ou une femme de service dont les allures à demi endormies lui paraissaient trop lentes. D’autres fois, son chapelet à la main, il venait furtivement s’asseoir sur mon alga et, récitant ses prières, il me réveillait de la main tout en me faisant signe de faire silence. Son chapelet terminé, il me disait :

— Je ne puis te voir dormir quand je veille. Tout ne doit-il pas être commun entre nous ? Nous devrions mourir le même jour. Puis, vois-tu, je me méfie de tous mes hommes ; ma vie n’est qu’un long semblant ; j’ai besoin de parler à cœur ouvert. Attristons-nous sur moi.

Quelquefois il cessait d’égrener son chapelet, son regard devenait méditatif, et, après être resté silencieux, le front dans la main, oubliant ma présence, il se levait soudain, commençait une prière, mais quittant la formule usitée, il s’adressait à Dieu en termes improvisés et poignants ; puis il se tournait vers moi en riant de confusion, mais les yeux encore pleins de larmes.

Dès le lever du soleil, il commençait l’expédition des affaires, présidait le conseil, rendait la justice et envoyait de tous côtés des messagers pour nouer ses intrigues compliquées. La vigilance, l’ordre, le discernement qu’il déployait surprenaient tout le monde. Il formulait ses instructions et ses ordres avec concision et clarté, et possédait le don de commandement ; il avait l’adresse de faire croire à une supériorité plus grande encore que celle dont il était doué ; la moindre parole était dite à intention ; il posait toujours, souvent vis-à-vis de lui-même, et il était comédien consommé. Quelquefois, nous montions à cheval pour jouer au jeu de cannes ; d’autres fois, le déjeuner ou le dîner se prolongeait des heures entières : on buvait, on causait, on écoutait les trouvères. Un dimanche, nous nous rendîmes à l’église de Findja.

Depuis près d’un siècle, Findja servait de capitale aux Polémarques du Dambya, et les libéralités de plusieurs d’entre eux avaient enrichi son église et son clergé. C’était la première fois que le Dedjadj Birro s’y rendait. Il était monté sur une mule superbement caparaçonnée, et, dédaignant d’en tenir les rênes, il les avait confiées à deux piétons qui couraient de chaque côté de sa monture. Un long collier de riches amulettes était passé par dessus sa toge, d’une blancheur éclatante et traînant presque jusqu’à terre ; il était coiffé d’un volumineux turban de mousseline et portait une pélerine blanche de peau de mouton, garnie en vermeil : les mèches de la toison, longues de plus d’une coudée, ondulaient gracieusement à ses moindres mouvements. À quelques pas derrière, se pressaient silencieusement tous ses notables ; pour lui faire honneur, ils allaient bouclier au bras. Devant lui, son cheval Dempto, conduit à la main, se balançait sous la housse écarlate de sa selle. En tête, les timbaliers, gonfanon et parasol déployés, battaient la marche des grands jours. Une centaine de cavaliers, en tenue de combat, ouvraient la marche, fermée par six cents rondeliers d’élite.

Tout le clergé de Findja vint à sa rencontre avec croix et images. À la porte de l’église, le Dedjazmatch mit lestement pied à terre, jeta sa pélerine à un soldat, et, se découvrant la poitrine, il se prosterna jusqu’à terre, avant même d’entrer dans la première enceinte, où stationnait une foule considérable. Là, drapant sa toge à la façon respectueuse, il s’adossa à un mur et reçut des mains du prieur un long bâton, en forme de béquille, qu’on trouve dans les principales églises et dont se servent les moines pour se soutenir debout durant leurs longues oraisons.

Quand il entrait dans une église, c’était avec des marques exagérées de respect ; mais si l’intérieur était désert, il se dépouillait de ses allures fastueuses, congédiait sa suite, à l’exception d’un ou deux favoris, et il semblait alors prier avec ferveur.

L’office terminé, tout le clergé lui chanta un hymne en guez composé en son honneur. Ces démonstrations courtisanesques lui déplaisaient ; mais, dans l’incertitude de ses affaires, il avait intérêt à se concilier les prêtres de cette paroisse influente. Il leur dit qu’il ne voulait gouverner que pour le bonheur du pays, et qu’ils eussent à le faire comprendre à tous. Le plus âgé s’avança, le bénit, et, conformément à l’usage, termina en récitant avec tout le monde un Pater et un Ave à son intention.

Rentré ensuite au camp, au milieu des acclamations des habitants échelonnés sur notre route, et dans tout l’orgueil d’un haut pouvoir, Birro réunit ses chefs dans un long festin.

Chaque jour, quelque ancien officier de Conefo ou de ses fils venait prendre service chez Birro, qui s’appliquait à se faire accepter par les notables du Dambya et à donner de lui une opinion plus favorable que celle qu’il avait laissée à la cour du Bégamdir ; car, bien que brillante, la position que lui faisait notre victoire à Konzoula était encore précaire. Le Ras Ali, satisfait de la défaite de l’armée des fils de Conefo, ne voyait plus dans Birro qu’un instrument bon à briser désormais. Dans l’espoir de s’emparer de sa personne, il l’invitait à venir le trouver à Dabra-Tabor pour reprendre la Waïzoro Oubdar et s’entendre avec lui sur un plan de campagne contre Oubié, dont la vassalité nominale le fatiguait, disait-il. Birro, averti par des familiers du Ras, demandait encore quelques jours de délai, afin d’en finir avec les rebelles du Dambya, à la réduction desquels il procédait en effet, mais avec des ménagements calculés ; et, d’intelligence avec la Waïzoro Manann, il suppliait qu’en attendant on lui envoyât sa jeune femme. Le Ras lui envoyait des cadeaux, et il les lui rendait avec usure ; et, afin d’entretenir le dévouement de ses soldats, il fermait les yeux sur leur licence, leur donnait festins sur festins, pendant lesquels il dictait à ses trouvères des bouts-rimés relatifs à sa prochaine entrée en campagne contre Oubié, l’ennemi cauteleux de son gracieux suzerain le Ras Ali. De son côté, le Ras faisait chanter par ses poëtes des vers à la louange de Birro, son plus fidèle vassal, son beau-frère, le mari d’Oubdar, sa sœur de prédilection.

La Waïzoro Manann, tiraillée par son attachement pour son fils, par son faible pour son gendre et par son amour pour sa fille, n’osait agir, dans la crainte de précipiter la catastrophe qu’elle cherchait à conjurer. Birro achevait de la désespérer en lui faisant dire qu’il se mourait d’amour pour sa fille, qu’il désirait ne point altérer ce sentiment, mais qu’il ne pouvait plus vivre de la sorte et qu’il ne lui restait plus qu’elle pour sauver son bonheur domestique.

Prétextant le voisinage de rebelles, il tenait ses troupes agglomérées et échelonnait des vedettes déguisées depuis Furka-Beur (col qui donnait accès à son pays du côté du Bégamdir) jusqu’à son camp. Nuit et jour, ces sentinelles étaient prêtes à donner l’alarme dans le cas d’une irruption du Ras, qui, de son côté, avait réuni à petit bruit près de Dabra-Tabor plus de quatre mille de ses meilleurs cavaliers. Mais ces deux Polémarques essayaient en vain de cacher leurs intentions, elles transparaissaient chaque jour davantage ; la pacification du Dambya s’en ressentait. Les marchés étaient mal pourvus, les caravanes n’osaient s’aventurer, la défiance arrêtait toute transaction, chacun se préparait à de nouveaux troubles.

Quelques favoris du Ras, mécontents de leur position, désertèrent et vinrent chez Birro ; celui-ci leur fit excellent accueil, donna des grades à quelques-uns et obtint du Ras la rentrée en grâce des autres, avec une position plus avantageuse. Aussi, beaucoup de notables d’Ali étaient-ils prêts à passer au service de son adroit vassal. Parmi eux se présenta un cavalier nommé Syoum, destiné à une célébrité précoce. D’une famille noble, mais déchue, Syoum était entré comme page chez le Ras Imam, un des prédécesseurs d’Ali ; une réponse spirituelle le fit remarquer de son maître, qui, avant de mourir, le promut au grade d’échanson pour ses veillées intimes. Le jeune Syoum, devenu bon cavalier et fort lutteur, avait de plus pris cette énergie de caractère commune à tous ceux qui, comme lui, avaient fait leur éducation militaire dans la rude intimité d’Imam. Admis au nombre des compains du Ras Ali, l’ambition le rendit inquiet ; trouvant son avancement trop lent, il venait chez Birro. Celui-ci lui donna l’investiture d’un fief, auquel était attaché le titre de Balambaras ou chef des écuries impériales, et il le revêtit publiquement d’une cotte-d’armes en soie, comme il est d’usage pour ce titulaire.

Syoum était âgé d’environ vingt-huit ans, grand, bien fait, gracieux, d’une force musculaire peu commune et le teint sombre et velouté que les Éthiopiens comparent à la couleur d’une grappe de raisin noir ; il avait une grande distinction de manières, le visage séduisant, des façons à la fois modestes et hautes qui semblaient annoncer sa confiance dans sa fortune. Élevé dans les cours, son tact le guidait sûrement au milieu des dédales des intrigues ; son élocution facile, son amabilité, son entrain et son intelligence, plus sérieuse que ne le comportait son âge, captivèrent promptement Birro, et en quelques jours, quoique faisant pressentir un concurrent redoutable à la faveur de son nouveau maître, il s’était concilié les favoris, les notables et jusqu’aux pages.

Le montfort de Tchilga, le plus considérable du Dambya, où s’étaient réfugiés avec leurs richesses, des partisans influents d’Ilma, défiait l’autorité de Birro.

Celui-ci, comptant se servir du jeune prince pour hâter la soumission du pays, avait obtenu de son père la remise de sa personne. Il somma les partisans de son prisonnier de lui rendre le montfort, les menaçant, s’ils persistaient dans leur refus, de faire couper le poignet de leur ancien maître ; et pour qu’ils ne doutassent pas de sa résolution, il fit mettre le malheureux prisonnier à la torture, en faisant resserrer l’anneau de fer qui fixait la chaîne à son poignet.

— Dépecez-le et jetez ses membres aux chiens, répondirent les assiégés ; vous en aurez l’odieux ; nous ne nous rendrons pas !

En apprenant la conduite cruelle de son fils, le Dedjadj Guoscho lui envoya un message des plus sévères, et la torture d’Ilma cessa. Quelques jours après mon arrivée, Birro porta de nouveau son camp auprès de Tchilga pour dévaster le koualla qui l’entoure, enlever ainsi des ressources aux assiégés et ravitailler ses soldats. Nous revînmes chargés de vivres au camp de Kobla.

Peu après, des chefs de partisans qui tenaient isolément la campagne, se concertèrent pour surprendre notre camp : c’était après minuit ; nous dormions tous, jusqu’aux fusiliers qui étaient de garde devant la tente du Dedjazmatch. Réveillé par les cris, j’entendis Birro qui maugréait en s’armant à la hâte ; il s’élança hors de sa tente en faisant retentir sur son passage le refrain bien connu de son thème de guerre. Le camp, attaqué de deux côtés opposés, était dans une confusion inexprimable. Birro courut au camp de droite, où l’attaque était la plus vive ; des soldats mirent le feu à quelques huttes et de rougeâtres lueurs éclairèrent la scène. Les assaillants, au nombre d’environ 700, avaient fait une large irruption, et s’avançaient de plus en plus au milieu de nos huttes en combattant avec fureur ; mais nos gens affluaient, et, encouragés par la voix de Birro, se jetaient tête baissée dans la mêlée ; Birro lui-même en fit autant. Pendant trois ou quatre minutes, les cris cessèrent ; on n’entendit que le fer et les coups. Une clameur victorieuse s’éleva parmi les nôtres : le brave Guolemdatch et une poignée de rondeliers faisaient une trouée dans les rangs de l’ennemi, qui recula en désordre et disparut dans l’obscurité, laissant quelques morts et une trentaine de prisonniers. Des cavaliers, déjà en selle, poursuivirent les fuyards, mais sans oser les entamer. Nos timballiers battaient à tout hasard la charge au centre du camp. La crainte d’avoir le Dedjazmatch sur les bras décontenança l’attaque faite contre notre camp de gauche, où les assaillants étaient pourtant en plus grand nombre ; ils se retirèrent précipitamment sans grande perte. Nous eûmes une vingtaine d’hommes tués et un nombre moindre de blessés ; on nous tua aussi deux femmes et on nous en blessa une trentaine.

Au point du jour, Birro fit couper le poignet droit à quelques-uns des prisonniers, et ordonna aux autres d’emmener les mutilés afin qu’ils servissent d’exemple aux rebelles ; et, le même jour, nous quittâmes le terrain incommode où nous campions pour aller nous établir un peu plus loin. Au moment de monter à cheval, Birro me fit cadeau de sa belle pèlerine blanche que depuis quelques jours ses principaux seigneurs lui demandaient à l’envi. Peu après, manquant encore de vivres, le Dedjazmatch fit publier un ban engageant les habitants de certains districts à mettre à couvert leurs personnes, leur bétail et leurs objets précieux, afin qu’il envoyât ses soldats se ravitailler sur leurs terres ; il leur accordait en même temps l’exemption d’une année d’impôts. Les habitants se prémunirent en conséquence ; mais ils s’apostèrent, laissèrent s’effectuer le pillage, et attaquèrent nos gens sur plusieurs points à la fois, lorsqu’ils revenaient en désordre chargés de vivres. Notre arrière-garde eut fort à faire pour les dégager : nous y laissâmes une soixantaine de morts ; nous fîmes prisonniers une trentaine d’hommes et plus de 200 femmes.

Birro ayant perdu dans cette affaire un parent douteux, ou, pour le moins, très-éloigné, saisit ce prétexte pour sévir cruellement. On annonça aux prisonniers rassemblés sur la place la mort du parent du Dedjazmatch, qui leur fit demander ce qu’ils avaient à dire pour se justifier. Les femmes répondirent par des sanglots ; un des prisonniers s’avança devant la tente et dit :

— Ô monseigneur, à toi la force ! Tu es l’étoile de ton matin, et tu annonces les splendeurs de ta propre journée. Que Dieu fasse luire à tes yeux la vérité de mes paroles. Au commencement de son règne, Conefo aussi nous laissa maltraiter ; nous prîmes les armes et nous fûmes vaincus. Mais, reconnaissant la justice de notre résistance, il nous gouverna avec mesure, et nous lui avons été de fidèles sujets pendant tout son règne. Nous avons refusé obéissance à ses fils, parce qu’ils ont été durs envers nous, et qu’ils ont méconnu l’héritage de leur père ; aussi, n’étions-nous pas représentés à la bataille de Konzoula. Par obéissance à ton ban, nous avons laissé tes soldats se ravitailler sur nos terres ; mais ils ont attenté à nos personnes ; et où convient-il que le laboureur affronte la mort, si ce n’est sur son sillon ? Nous espérions qu’il en serait avec toi comme avec Conefo, et que tu apprécierais notre résistance. Nous voici prêts à être asservis par ton pardon. Que ta javeline soit toujours victorieuse, et que Dieu t’inspire notre arrêt !

— Créature du jeudi ! (c’est du jeudi que date la création des animaux, dans la Genèse) s’écria Birro. Puisqu’ils ont eu recours aux armes, ils en subiront la loi. Ils ont tué mon parent, tout meurtrier doit son sang ; je leur laisse la vie, mais qu’on leur coupe à chacun le pied et la main !

La tente fut refermée. Celui qui avait pris la parole s’offrit le premier au rasoir du bourreau, avec ce stoïcisme si commun parmi les Éthiopiens.

Seize malheureux subirent la mutilation, pendant qu’au milieu de ses familiers consternés, Birro cherchait, par des discours animés, à donner le change à son émotion. Je pus enfin l’interrompre et l’engager à gracier le reste des condamnés. Malheureusement pour eux, les assistants, malgré Tiksa-Méred qui leur faisait signe de s’abstenir, appuyèrent mes instances, et, à cette apparence de pression, Birro éclata :

— On ne les a donc pas tous ébranchés ? s’écria-t-il. Qu’on mande mes bûcherons pour abattre ceux qui restent à coup de hache ! Je ne pourrai donc pas venger le sang de mon parent et celui de mes soldats ?

Deux infortunés furent tués à coup de hache. On vint lui dire que tout était fini, et il sembla respirer plus à l’aise. Des soldats compatissants avaient fait évader une dizaine des condamnés. Birro l’apprit quelques jours après et dit :

« Tant mieux ! mais c’était mon devoir de faire un grand exemple. »

À partir de ces exécutions, ses soldats, même isolés, purent circuler avec sécurité dans toute la province.

Cependant, un prétendant nommé Woldé Teklé augmentait le nombre de ses troupes, et Birro s’en préoccupait. Sur le rapport de nos espions, nous partîmes de nuit avec près de 2,000 hommes pour le surprendre. Après environ quatre heures de marche, nous arrivâmes près de l’endroit désigné une soixantaine de cavaliers seulement et une quinzaine de fantassins, les meilleurs coureurs. Nous eûmes à peine mis pied à terre pour attendre nos gens, que, dans une plaine boisée qui s’étendait à nos pieds, nous crûmes apercevoir environ 800 fantassins précédés par des éclaireurs et marchant droit sur nous en soulevant la poussière. Birro se remit en selle, poussa vers l’ennemi, mais la rapidité de Dempto lui donna bientôt une avance telle, qu’il crut prudent d’attendre ses cavaliers. L’un d’eux, doué d’une meilleure vue que les autres, nous cria :

— Tout doux ! frères ; nous avons bien le temps ; laissons souffler nos chevaux ; les vaches doivent être à sec à cette heure, et ne redonnent de lait que dans la soirée.

Une folle hilarité s’empara de nous : le nuage de poussière n’était soulevé que par un beau troupeau de bestiaux. Pour compléter notre désappointement, les vachers, nous apprirent que Woldé Teklé avait décampé depuis longtemps.

Malgré ses qualités militaires incontestées, ce chef ne pouvait rien mener à effet ; brave, généreux, affable et instruit, il excitait partout des sympathies, mais sans profit pour sa cause. Élevé à la cour de son parent, le célèbre Dedjadj Maro, gouverneur du Dambya, de l’Agaw-Médir, du Metcha, du Kouara et de l’Armatcho, il devait naturellement hériter de sa puissance. Conefo, fils de sa propre sœur, qu’il avait dotée et mariée à un de ses vassaux, le supplanta par surprise. Woldé Teklé se maintint quelque temps en rébellion, mais après plusieurs combats malheureux, il tomba entre les mains de son neveu Conefo, qui, après l’avoir tenu captif plusieurs années, le lia à lui par serment, le remit en liberté et lui donna un fief important. À la mort de son frère, le Dedjadj Gabrou, Conefo sentit se réveiller des doutes sur la fidélité de son oncle ; les devins lui prédisaient à lui-même une fin prochaine ; son intrépide frère ne serait plus là pour protéger ses deux fils, Ilma et Mokouannen, contre l’ambition légitime de leur grand-oncle ; enfin, sa maladie s’aggravant, sans provocation de la part de Woldé Teklé, il ordonna qu’on lui crevât les yeux. Soit maladresse, soit connivence du bourreau, cette terrible exécution fut mal faite : Conefo mourut quelques jours après, et Woldé Teklé guérit ; ses paupières seules restèrent mutilées. Il se rebella contre ses petits-neveux ; mais avant la bataille de Konzoula, il se joignit à eux, disant qu’après tout, ces enfants étaient siens, et que, dût-il éprouver leur ingratitude, il lui convenait de les défendre contre un prince étranger. Échappé de leur défaite, il parcourait le Dambya, ou il était très-populaire, mais sans pouvoir faire prendre sa cause au sérieux.

À quelques jours de là, nous apprîmes en soupant qu’il venait de s’arrêter à un village près de Gondar, et nous fûmes en selle immédiatement. Au point du jour, nous atteignîmes ses traînards ; il avait encore déguerpi et s’était réfugié sur les terres du Wogara, province de la mouvance d’Oubié. En revenant de cette course, nos soldats harassés obliquèrent vers Gondar, où ils espéraient que Birro leur permettrait de se faire héberger une nuit ; mais il envoya des cavaliers pour garder les avenues de la ville et passa outre. Il m’accorda un congé de quelques jours pour revoir le Lik Atskou.

Quoique je n’eusse avec moi que deux cavaliers et six fantassins, les habitants de Gondar, déjà alarmés par le voisinage de Birro s’émurent à mon approche : le harnais en vermeil et la housse écarlate de mon cheval me firent prendre pour quelque haut personnage qui serait bientôt suivi de soldats turbulents et affamés. Mais on se rassura en me reconnaissant, et je regagnai sans incident mon ancienne demeure, où j’avais vécu en moine et où je rentrais en soldat.

Le bon Lik Atskou me reçut avec effusion, mais, après m’avoir considéré, il hocha tristement la tête en disant :

— Mon fils, tu as bien fait parler de toi depuis que tu m’as quitté. On ne réfléchit guère à cheval. As-tu assez songé aux conséquences de ta conduite ? Tes deux princes ont reçu de leurs ancêtres une lourde dette à acquitter devant Dieu et devant les hommes ; n’as-tu pas craint d’en devenir solidaire, toi qui es sans racine dans notre pays et de passage seulement ? Car tu ne peux avoir renoncé à ta patrie, terre de vérité, de justice et de science. Un fait futile en apparence se présente à nous autres, vieillards, avec toutes ses conséquences ; aussi suis-je peiné des changements que je vois dans ton costume : ta poitrine n’est plus recouverte d’une tunique, tu te contentes de notre toge, tes jambes sont nues, tu marches sans chaussure, tu n’as plus dans le vêtement cette retenue qui te distinguait de nous, tu as quitté pour le nôtre le costume de tes pères. Ce changement m’en fait craindre bien d’autres dans tes idées. Prends garde, mon fils, en te détournant des traditions qui ont étayé ta première jeunesse, de nuire à ton âge mûr.

Je m’efforçai de rassurer mon austère et bienveillant conseiller ; mais sa défiance était en éveil ; mes protestations ne parurent l’apaiser qu’à demi.

Le lendemain, il me conduisit à son église de prédilection pour remercier Dieu, disait-il, de mon heureux retour.

La forme des églises en Éthiopie est presque toujours celle d’un périptère circulaire ; les murs, en pierre brute et en bousillage, sont enduits d’une couche de terre blanche ou jaune ; les embrasures sont en menuiserie, les colonnes en bois et le toit en chaume. Au centre, une énorme colonne tronquée et creuse renferme le sanctuaire ; de sa base formée de quatre murs à hauteur d’épaule, orientés aux quatre points cardinaux, se dégage un fût carré, rond quelquefois, qui monte jusqu’à la partie centrale du toit auquel il sert d’appui ; au milieu de chaque face s’ouvre dans l’intérieur de la colonne une porte dont la partie supérieure est dans le fût et dont le seuil s’appuie sur des marches de bois dans la base. À quelques mètres de ce sanctuaire court un mur qui l’enclave de façon à former une enceinte circulaire ; ce mur n’a d’autre ouverture que quatre portes établies en face de celles du sanctuaire, et il est enclavé à son tour par une espèce de péridrome ou galerie extérieure formée de colonnes ordinairement en bois. La portion inférieure des entre-colonnements est souvent garnie d’un treillage en roseaux. Ces trois enceintes sont couvertes par un vaste toit en chaume, très-épais, de forme conique, dont le centre s’appuie sur le fût tronqué du sanctuaire, et le pourtour sur les linteaux de la colonnade. Ordinairement une grande croix grecque se dresse sur le sommet de ce toit, et des œufs d’autruche sont embrochés à quelques-uns de ses croisillons ; sur les églises riches, cette croix est en cuivre doré et scintille au loin. Des troupes de tourterelles nichent dans les boulins du mur de l’église ; pendant les offices même, elles circulent impunément dans l’intérieur, et personne n’oserait les molester, soit dans le cimetière, soit même au dehors. Les quatre faces externes du sanctuaire et le mur de l’enceinte qui court autour sont couverts du haut en bas de peintures à la colle représentant des sujets historiques ou religieux. Ces peintures, vives de couleurs, sont d’un dessin très-incorrect et primitif ; les règles de la perspective y sont inconnues, et leur caractère rappelle un peu celui des peintures chinoises. Autour de l’église court un terrain enclos d’un mur et toujours planté de grands arbres dont la plupart sont des cèdres ; c’est le cimetière. Un bâtiment à part, derrière l’église, sert de sacristie. On entre dans le cimetière par un porche quadrangulaire, bâti comme les murs de l’église, en pierre brute et bousillage. Au-dessus du porche se trouve ordinairement une chambre qui, lorsque l’église possède une cloche, soutient un beffroi, de façon à ce que la corde de la cloche descende sous le porche à hauteur de la main ; à défaut de cet instrument on se sert de phonolithe, d’un sémantron ou de pièces de bois sonores. Lorsque les ecclésiastiques chantent les offices, ils se groupent en face de la porte principale du sanctuaire dans l’enceinte qui le contourne ; le reste de cette enceinte est laissée aux fidèles. Comme on ne prononce pas de sermons, il n’y a pas de chaire. Pendant la messe, les portes du sanctuaire sont tantôt ouvertes, tantôt fermées, selon le rite éthiopien, mais un voile empêche de voir l’autel ; le prêtre officiant et ceux qui le servent ont seuls le droit d’y entrer ; ils se présentent sur le seuil pour la lecture de l’évangile, comme aussi pour donner la communion, et ils se retirent à chaque fois derrière le voile. Ceux qui ne sont point nets, d’après les règles mosaïques du pur et de l’impur, n’ont point le droit de pénétrer dans cette enceinte qu’on regarde comme l’enceinte d’Israël ; ils doivent s’arrêter dans le péridrome, espèce d’enceinte des Gentils, ou bien dans le cimetière. Ceux qui sont nets depuis sept jours vont d’abord à la porte principale du sanctuaire, et ils en baisent le seuil, ou un des montants, avant et après leurs prières ; les gens dévots font le tour du sanctuaire en stationnant à chacune de ses quatre faces et baisant successivement les quatre portes. En Amarigna et en Tegrigna, on ne dit pas visiter les églises, mais baiser les églises. On ne s’agenouille que durant la semaine sainte ; les prières se font debout ou assis par terre ; il n’y a aucune espèce de siége ; çà et là se trouvent des béquilles isolées dont on se sert comme d’appui lorsqu’on est fatigué de rester debout. Ceux qui veulent prier sans être dérangés, ou lire leurs prières, s’adossent ordinairement aux arbres du cimetière ou s’asseyent sur l’herbe entre les tombes. Par un reste d’obéissance à la loi du Lévitique, ceux qui peuvent posséder deux toges, en réservent une spécialement pour se présenter à l’église. Des sistres et des tambours à main sont les seuls instruments dont il soit fait usage pour accompagner les chants religieux.

Dans la plupart des églises, il est défendu de se présenter avec une arme à feu, un bouclier ou une javeline : on les laisse à l’entrée du porche ; dans quelques-unes, il est même défendu d’entrer le sabre au côté, et, comme le fourreau est retenu aux flancs par plusieurs tours de ceinture, il est d’usage de dégainer et de laisser l’arme sous le porche. C’est sous le porche, qui sert aussi de porterie, que se réfugient les mendiants, les lépreux, les voyageurs ou les étudiants sans asile ; c’est là qu’on dépose les étrangers malades ainsi que les enfants abandonnés, qui heureusement sont très-rares dans le pays. Les voyageurs sans asile couchent aussi dans le péridrome de l’église, mais comme la saillie du toit est fort courte et que les colonnes sont assez hautes, ils n’y sont guère plus abrités que s’ils étaient dehors.

Lorsque l’église jouit du droit d’asile, celui qui veut invoquer ce droit s’empresse, en arrivant sous le porche, de sonner la cloche : il déclare à haute voix et par trois fois son intention de prendre refuge ; dès ce moment sa personne est inviolable. Le porche se nomme en amarigna : porte du salut. Si les réfugiés sont nombreux, ils dressent des tentes ou des huttes dans le cimetière. C’est parfois un spectacle curieux qu’un millier d’hommes et plus campés de la sorte, les chevaux broutant l’herbe des tombes ; des selles, des boucliers suspendus aux branches des arbres, des harnais, des housses, des armes de tous côtés ; des femmes préparant la nourriture au milieu des agaceries des soldats ; plus loin, des chefs, la figure mi-couverte de leur toge, causant avec anxiété des événements du dehors ; des blessés couchés sur des herbes sèches et entourés de leurs amis ; ailleurs, des compagnons absorbés dans une partie d’échecs ; d’autres occupés à fourbir leurs armes, à réparer leurs vêtements ; des pages déguenillés courant de tous côtés, provoquant le rire par leurs espiégleries, ou fuyant devant les imprécations de quelque cuisinière à qui ils ont voulu dérober des provisions ; enfin toute une population se livrant activement aux occupations et aux gaietés de la vie, au-dessus d’une autre population endormie dans la mort.

La jolie église de Notre-Dame où nous conduisit le Lik Atskou, est attenante à l’enceinte du Palais-Impérial à Gondar ; par exception elle est bâtie à la chaux. Malgré son style éthiopien, ses matériaux, la juste proportion de ses parties, indiquent qu’elle est l’œuvre d’ouvriers expérimentés. On dit qu’un empereur la fit bâtir par des ouvriers portugais et l’enrichit d’ornements en profusion telle, qu’on lui donna le nom, resté populaire, de Maison de soie. Sa splendeur a disparu depuis la chute de l’empire ; on y voit encore, parfaitement conservées, les peintures de l’intérieur, représentant tous les épisodes de la guerre parricide que Rougoum (maudit) Tékla-Haïmanote fit à son père Yassous-le-Grand, qu’il fit tuer par un de ses oncles d’un coup de carabine, dans une île du lac Tsana, on y voit aussi la mort de ce parricide, assassiné à la chasse peu après être monté sur le trône. Le quartier voisin composant la paroisse est presque entièrement détruit. Son cimetière ombreux et recouvert d’une herbe vivace qui dissimulait les tertres effondrés des tombes, attirait des oiseaux en grand nombre ; leur gazouillement incessant et le roucoulement des tourterelles étaient les seuls bruits qu’on y entendît. Le palais délabré, vide et silencieux, debout au milieu de ses cours désertes, semblait étendre sur cette église son ombre mélancolique ; aussi la foule portait-elle ses dévotions dans des lieux plus souriants. Les offices s’y célébraient à petit bruit, et l’on n’y voyait que de rares fidèles, la figure émaciée de quelque timide anachorète de passage, ou bien à demi caché derrière un arbre quelque soldat, la tête basse et la pose affaissée, s’humiliant devant Dieu.

En sortant de cette église, je fus accosté par une femme reconnaissable à son costume pour une servante de bonne maison. Elle me dit que sa maîtresse était dans la peine, et que, sachant que j’avais mes entrées auprès du Dedjadj Birro, de qui dépendait son sort, elle me demandait quand je pourrais la recevoir et prendre connaissance de sa situation : et, comme j’hésitais, elle ajouta que sa dame était la Waïzoro Bir-Waha (eau d’argent), fille du Dedjadj Conefo et femme du Balambaras Aschebber, que Birro retenait dans les fers depuis la bataille de Konzoula, où le prisonnier avait été blessé. Elle me montra la Waïzoro, assise toute seule au pied d’un arbre et enveloppée d’une toge grossière, unique vêtement qu’elle voulût porter, dit-elle, depuis les malheurs qui l’accablaient. Je lui fis dire que c’était à moi à me rendre chez elle, et que je m’emploierais en faveur de sa cause, si elle était juste, et je m’éloignai, laissant mes gens pour se tenir à ses ordres et lui faire escorte de ma part jusqu’à sa demeure.

Le Lik Atskou m’apprit que le Dedjadj Conefo, durant sa dernière maladie, avait recommandé ses deux fils à Aschebber, ainsi qu’à quelques autres de ses fidèles. Aschebber avait énergiquement servi les intérêts d’Ilma jusqu’à la bataille de Konzoula, mais il était accusé d’avoir détourné des valeurs de la succession de Conefo, et le Dedjadj Birro menaçait de le faire mutiler s’il ne les lui livrait.

Je promis à la Waïzoro Bir-Waha de partir deux jours après pour le camp ; mais le lendemain, à mon grand regret, il m’arriva un Chalaka et une compagnie de la garde de Birro, conduisant Aschebber enchaîné. Le Chalaka avait ordre de s’arrêter chez moi, d’y recevoir les objets qu’Aschebber avait promis de restituer, de les soumettre à mon inspection, et, dans le cas où la restitution serait insuffisante, de le remettre à la torture en resserrant l’anneau qui fixait la chaîne à son poignet. Le malheureux me fit observer que cet anneau le serrait encore trop pour lui permettre de dormir : j’obtiens du Chalaka qu’on le fit aaiser.

Grâce à des cadeaux en comestibles qui m’arrivaient de tous côtés, je pus faire festiner mes hôtes ; le prisonnier mangea, but et fut joyeux avec nous : le Chalaka noya complétement sa raison dans l’hydromel, et plusieurs de ses soldats l’imitèrent. Le Lik Atskou, sachant qu’on faisait grande chère chez moi, me fit dire que des vassaux d’Aschebber rôdaient par la ville, et que, pour éviter toute surprise, j’eusse à faire bonne garde de nuit ; il ne dormit point lui-même et m’envoya d’heure en heure son esclave pour s’assurer de la vigilance de mes gens.

Le lendemain, la famille d’Aschebber produisit une partie de la rançon demandée : c’étaient surtout des carabines, de vieux tapis et des étoffes en soie dont les dessins rappelaient le goût qui régnait jadis dans l’Inde et dans l’Yemen, des pièces d’orfévrerie, des poignards et des sabres aux montures indiennes enrichies de pierres de couleur et d’un travail exquis. La magnificence de ces objets, provenant sans doute de quelque empereur, me confirma une partie de ce que m’ont raconté les vieillards sur la richesse des costumes de leurs aïeux. Mais tout cela était loin de représenter le chiffre de la rançon imposée. L’ordre vint de remettre le prisonnier à la torture. J’obtins un délai, et je me rendis auprès du Dedjadj Birro, qui voulut bien permettre de relâcher Aschebber moyennant un appoint insignifiant en argent.

En rentrant à Gondar, je trouvai le Chalaka gardé à vue par ses propres soldats et son prisonnier. Je lui avais laissé trop grosse provision d’hydromel et d’eau-de-vie, et une insolation après boire l’avait privé de la raison depuis quatre jours. Je fis libérer Aschebber, et je repartis pour le camp avec les soldats de la garde. Quant au Chalaka, toujours en proie au délire, ses suivants personnels, trop peu nombreux pour le bien garder dans ma maison isolée, se réfugièrent avec lui sous le porche d’une église.

Après quelques jours passés au camp, j’étais revenu à Gondar, lorsqu’un matin la ville fut réveillée par les soldats de Birro, qui arrivait encore de la poursuite de l’insaisissable Woldé Téklé. Birro m’envoya prévenir, et j’allai le trouver dans une église où il se reposait. Il me dit que Gondar n’était qu’un ramassis de vils marchands, de grandes dames au rabais, d’ecclésiastiques faux savants et de clercs séditieux, et que je devais en avoir assez. « Pendant que les soldats se rafraîchissent, ajouta-t-il, allons respirer un air moins impur. » Et, suivis de quelques cavaliers seulement, nous partîmes au galop, laissant la ville sens dessus dessous. Il m’emmena à l’ancienne habitation de son aïeule, l’Itiégué Mentewab, femme et mère d’empereur.

Cette habitation, située à un kilomètre environ de Gondar, au pied des montagnes qui entourent la ville, consiste en un joli pavillon flanqué d’une tour carrée, bâti à la chaux et à l’européenne, tout auprès d’une église bâtie également par l’Itiégué et dédiée à Notre-Dame, sous la vocable de Koskouam, nom donné par les Éthiopiens au lieu de refuge choisi par la mère du Sauveur durant son exil en Égypte. Quelques misérables huttes de paysans groupés autour forment seules aujourd’hui la paroisse. Cachées au milieu d’un bouquet de grands arbres toujours verts, l’église et l’habitation, qui se décèle par sa haute tour, offrent un des points les plus pittoresques des environs de la ville.

L’Itiégué Mentewab, qui vivait encore au temps du voyageur Bruce, représente une des physionomies les plus attrayantes du déclin de l’Empire. Native de la province de Kouara, elle fut amenée à Gondar dans son enfance par sa mère, qui, ayant perdu son mari, dut suivre elle-même un procès en Cour suprême ; et les pages impériaux, frappés de la beauté de l’enfant, en parlèrent devant l’Empereur comme d’une merveille. La mère obtint justice, et l’Empereur retint l’enfant, qu’il confia à ses femmes et qu’on surnomma Mentewab (Que tu es jolie !), nom que les pages lui avaient donné en la voyant. Elle grandit dans le palais, oubliée durant quatre années. Un soir à souper, un des familiers parla d’elle, et l’Empereur désira la voir ; mais il s’endormit sans y plus penser, et s’étant réveillé avant le jour, il aperçut debout, au pied de sa couche, la belle et gracieuse Mentewab, qui seule veillait sur lui, un flambeau de cire à la main.

Mentewab, devenue Itiégué (Impératrice), confirma sa haute position par la sagesse et la retenue de sa conduite, ne cessant de protester par son exemple au moins contre les vices de la cour de son mari et de celle de son fils, qui succéda à son père sous le nom de Yassous. Elle savait vivre le jour en princesse et la nuit, dit-on, elle se soumettait aux plus dures austérités de la pénitence. Durant quarante années elle exerça par son mari, son fils et sa famille une puissance souveraine, suffisamment interrompue par des vicissitudes pour rendre manifestes la force et la bonté de son caractère. En tout pays, on voit de ces êtres que la fortune semble se complaire à élever, à abaisser et à retourner dans sa main, comme des joyaux dont elle veut faire briller toutes les faces.

C’était la première fois que Birro visitait l’église et l’habitation de son aïeule. Le clergé n’avait pas eu le temps de s’y réunir, mais un vieux religieux que nous trouvâmes à la porterie nous servit de cicerone. Birro devint mélancolique en voyant le domaine délabré où, il y a un siècle, sa famille florissait à l’abri du trône impérial. Il me proposa de monter au haut de la tour, afin d’y jouir du point de vue, quoique le cicerone prétendît que l’ascension était périlleuse : de l’escalier, en plusieurs endroits, il ne restait que la cale. Nous atteignîmes néanmoins la plate-forme ; Birro s’épanouit. Les factionnaires laissés au pied de la tour cherchaient à éloigner une troupe d’environ deux cents marchands musulmans.

— Ces trafiquants, dit-il, viennent sans doute réclamer contre mes soldats.

Un corbeau vint se poser sur le faîte d’un arbre en face de nous. (On dit vulgairement que quand un corbeau apparaît seul, c’est un mauvais présage). Birro se saisit du pistolet que j’avais à la ceinture et laissa errer sa main armée dans la direction des Musulmans, tout en détournant la tête pour parler avec moi ; les Musulmans, épouvantés, se dispersèrent sous les arbres.

— Si je tue ce corbeau, dit Birro, c’est que je devrai un jour rentrer dans les possessions de mes ancêtres : je régnerai ; tu feras venir de ton pays des gens qui bâtissent à la chaux, nous nous élèverons de belles demeures, nous les léguerons à nos neveux, et notre amitié aura ainsi un signe dans l’avenir.

J’arrêtai son bras, en lui représentant que le corbeau perchait un peu loin et qu’il ne devait point risquer de manquer son coup devant tant de gens.

— C’est juste, c’est juste, dit-il.

Et le bras sur mon cou, il m’entraîna jusqu’au rebord de la tour, pour faire juger à tout le monde, disait-il, du degré d’amitié qu’il avait pour moi.

— Par la mort de Guoscho ! ajouta-t-il, ne suis-je pas un homme fortuné de pouvoir réclamer de pareils palais comme ayant appartenu à mes aïeux ? Les faucons hésiteraient avant de se poser ici, et tu viens de Jérusalem pour y monter avec moi ! Je suis jeune, et Dieu m’a décoré de la victoire ! Cependant je crois pressentir quelque revers. Mais Notre-Dame y pourvoira, en souvenir des mérites de mon aïeule, et toi, fils de ma mère, tu seras à mes côtés.

Peu à peu son étreinte cessa, son bras se retira de moi, son regard changea d’expression et il descendit en silence. En bas, il me dit à l’oreille :

— Comme c’est bon de vivre haut et loin de terre !

Il fit approcher les Musulmans ; l’un d’eux prit la parole pour dire que leur quartier était mis à sac par ses soldats, et qu’ils venaient se réfugier auprès de lui. Il appuya sa supplique d’un cadeau de deux burilés pleins de poivre noir et d’une pèlerine de guerre en drap rouge, ajoutant que ce qu’il y avait d’imprévu dans leur démarche et le désordre dans lequel ils étaient devaient faire excuser la modicité de leur offrande.

— Que Dieu vous le rende ! leur dit Birro.

Et il monta précipitamment à cheval et partit au galop pour le Salamgué ou quartier musulman.

J’arrivai sur la place du marché quelques instants après lui ; ses soldats fuyaient de toutes parts, en lâchant leur butin. L’un d’eux fixa sa poursuite : le malheureux, pour alléger sa course, abandonna jusqu’à son bouclier et sa javeline. Encore quelques bonds et, il était à l’abri derrière des rochers, lorsque le javelot de Birro l’atteignit ; il tomba percé d’outre en outre. La population musulmane poussa des cris de joie, tandis que le servant d’armes du Prince ramassait le javelot sanglant de son maître. Tous les pillards fuyaient dans la campagne et reprenaient la route du camp. Birro demanda sa mule, ordonna de balayer les traînards hors de la ville haute et donna lui-même l’exemple du départ pour le camp. Avant mon arrivée sur la place du marché, il avait déjà tué un autre de ses soldats, qui, les mains pleines, sortait d’une maison.

Birro avait défendu à ses gens de descendre dans le quartier musulman, et en sévissant comme il venait de le faire d’une façon si conforme à la fougue de son caractère, il ravivait cette terreur qu’il aimait à inspirer, et il affichait du même coup sa déférence pour les intentions de son suzerain Ali, qui protégeait les musulmans de Gondar d’une façon spéciale. Nous sortions à peine du Salamgué, qu’un musulman, traînant après lui un jeune soldat, arrêta le Prince par ses cris.

— Parle donc, lui dit Birro.

Le musulman accusa le soldat d’avoir pillé sa maison de fond en comble et d’avoir maltraité sa femme.

— Holà ! qu’on lui coupe pieds et mains, dit Birro.

— Par Allah ! mon Seigneur, dit le plaignant, que ferais-je de ses membres ? Qu’il les garde pour s’en aller le plus loin possible, mais qu’il me rende ce qu’il m’a pris.

Le soldat terrifié protesta par serment qu’il n’avait pris qu’une vieille ceinture, et qu’encore, un de ses camarades la lui avait enlevée sur le champ ; il offrait d’ailleurs de donner celle qu’il portait. Birro lui dit en se remettant en marche :

— Roncin que tu es ! s’il en est ainsi, que ne lui frottes-tu les oreilles à ce mécréant ?

Et il laissa le musulman composer comme il put avec le soldat.

Cependant il me tardait d’aller au-devant de mon frère, et le Dedjadj Birro remettait de jour en jour de me donner mon congé, lorsqu’il conclut avec le Dedjadj Oubié une alliance secrète, dont le but était de marcher prochainement contre le Ras Ali, leur suzerain commun. Je représentai à Birro que cette circonstance me permettrait d’aller et de revenir de Moussawa avec promptitude et commodité, puisque le Dedjadj Oubié tenait tout le pays depuis Gondar jusqu’à la mer Rouge.

Après beaucoup d’objections, il consentit à mon départ, et afin, disait-il, que je pusse figurer convenablement à la cour de son allié, il voulut me donner un bouclier richement garni en vermeil, un fort beau sabre et une belle mule caparaçonnée comme la sienne. Je refusai ces présents, et il en prit de l’humeur :

— Celui qui reçoit s’engage, me dit-il ; tu veux partir sans pensée de retour.

Enfin, après beaucoup d’instances, il m’accorda deux mois pour faire mon voyage, en me recommandant toutefois de me joindre à l’armée d’Oubié, si avant cette époque cet allié opérait sa jonction avec lui pour marcher contre le Ras.

— Car, si Dieu le permet, dit-il, nous ferons parler de nous grandement. Mais avant de nous séparer, je veux que nous nous engagions, par serments réciproques, toi à revenir, moi à te traiter toujours comme un frère.

Malgré ma répugnance à me lier de cette façon, je crus devoir céder.

— Je ne sais, me dit-il, quelles sont les formules de serment usitées dans ton pays, mais que m’importe ! tout serment recèle le principe vengeur de son inobservance. Pose ta main sur ma cuisse, et engage-toi, par la mort de Monseigneur Guoscho et par la mienne, à revenir auprès de moi ou de mon père, sauf la volonté contraire de Dieu.

Je promis.

— Et si tes projets venaient à changer, ajouta-t-il, dis que le pain se tourne pour toi en venin et te corrode les entrailles, et que tout ce que tes lèvres pourront boire ne serve qu’à enflammer ta soif ; dis que les hommes n’éprouvent pour toi que de la haine ; dis que les désirs que tu formeras s’accomplissent pour d’autres et sous tes yeux ; dis que ton passage sur la terre, comme dans le cœur de ceux que tu aimes, ne laisse pas plus de trace que n’en laisse le serpent maudit qui rampe sur un rocher nu !

Je répétai ces paroles après lui.

— Quant à moi, mon frère, reprit-il, dicte-moi le serment que tu voudras.

Comme je refusais :

— Si je trahis le premier notre amitié, dit-il, que mes chairs se déchirent et flottent en lambeaux le long de mes ossements, avant que mon âme ait quitté la terre ; que tous ceux en qui je me confie se tournent contre moi et m’imputent ma confiance à crime ; que mon cheval, mes armes et jusqu’à l’herbe des champs, que tout se dresse contre moi ; que Dieu fasse un exemple hideux de mon corps sur la terre et de mon âme dans l’éternité ! Maintenant, mon frère, dit-il en fermant les yeux, clos mes paupières de ta main, avec la pensée que c’est la mort qui me les scelle, si tu trahis ton serment.

Je lui obéis. Et à son tour, il me ferma les yeux de sa main, en disant :

— Que mon frère meure, si je n’accomplis pas ce que je dis !

Il me fit quelques recommandations relativement à Oubié, m’offrit un sachet contenant de l’or natif, que je refusai, et nous nous quittâmes après une accolade.

Après une journée de route, j’arrivai à Gondar. Le Lik Atskou parut peu satisfait lorsque je lui racontai comment je venais de quitter le Dedjadj Birro. La nature droite, judicieuse et toute magistrale de mon hôte s’accommodait mal des allures impétueuses de ce jeune prince, et il ne se gênait nullement pour rappeler publiquement sa descendance équivoque du Dedjadj Guoscho et pour improuver sa conduite.

— On peut bien conduire les hommes à coups de hache, disait-il, et échafauder ainsi un semblant de puissance, mais un jour tout cela croule sous le souffle de Dieu. Si j’étais plus jeune, ajouta-t-il, c’est en France que je t’engagerais à retourner, afin d’y aller avec toi ; mais je suis trop vieux, et puisque tu dois revenir à Gondar, tu pourras au moins me fermer les yeux. Triste temps que le nôtre !

Il m’engagea à resserrer ma confiance à la cour d’Oubié ; et, selon son habitude, il me congédia sur le seuil de sa maison, en me donnant sa bénédiction.


  1. Les Engerras Assallafis ont seuls le droit de mettre la main au plat et en répartissent le contenu.