Kyra Kyralina/III

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Rieder (Les Récits d’Adrien Zograffi. Ip. 143-241).


III

DRAGOMIR


Quatre ans s’étaient écoulés depuis le jour où Adrien avait écouté, de la bouche de Stavro, l’histoire de Kyra. Malgré ses recherches et ses efforts pour rencontrer le malheureux limonadier et lui prouver son affection et son amitié, celui-ci était resté introuvable. Il le crut mort. Et l’existence, maintenant fort mouvementée, de notre passionné jeune homme, suivit sa destinée.

Mais cette destinée était toute à son service, au moins pour ce qui l’intéressait le plus dans la vie : le besoin de regarder sans cesse dans le gouffre de l’âme humaine. Et quoique ces gouffres soient rares et difficiles à découvrir dans le fourré encombrant de la multitude sans nom, Adrien sut les chercher et les découvrir ; et parfois il les rencontrait par hasard.

Ainsi, un soir d’ennui mortel, il traînait ses pas lourds dans la rue Darb-el-Barabra, au Caire, où il se trouvait depuis un mois, et entra dans un café-restaurant juif-roumain, — lieu cosmopolite fréquenté par des individus de toutes les conditions et de toutes les moralités. Il n’y avait aucune affinité d’esprit entre les clients de M. Goldstein ; ils se méfiaient les uns des autres ; souvent ils se détestaient. Ce qui les réunissait, c’étaient le brochet farci juif et la tzouika[1] roumaine. Adrien faisait comme eux, quand il pouvait se les payer, et ce soir-là, il le pouvait. Mais son dégoût pour cette compagnie était manifeste. Pour éviter une conversation inopportune, il passa, tête basse et sans saluer, jusqu’au fond de la salle, où se rassemblait la clientèle ouvrière la plus effacée, et où les tables n’avaient point de nappes. De là, il écoutait et observait les gens.

« Quelle ressemblance entre cet homme et Stavro ! » se dit-il mentalement, en mangeant son brochet à l’aide de ses doigts, et en jetant des coups d’œil discrets vers un type assis de profil dans le coin opposé au sien. Fort mal mis, avec une barbe d’un mois, avancé en âge, l’homme restait immobile, le menton appuyé dans la paume, et regardait nonchalamment vers la sortie, un verre de tzouika devant son nez. Il avait dans son extérieur tout ce qu’il fallait pour détourner de lui les regards des gens ; et cependant, — quoique loin de croire à l’existence d’un Stavro en Égypte, — Adrien sentit son cœur battre pour ce vieux solitaire, silencieux et impassible. Il aurait voulu le voir de face ; mais l’homme ne bougeait pas, paraissant engourdi. Alors, — utilisant l’habitude orientale qui permet à un inconnu de faire servir une consommation à un autre inconnu de sa condition, ou en dessous, simplement par sympathie, — Adrien appela le garçon et le pria de servir, de sa part, une tzouika à l’homme assis dans le coin ; cela devait entraîner un échange de remerciements et de souhaits. Au lieu de cela, et à sa grande surprise, il vit l’inconnu refuser la consommation qu’il n’avait pas demandée.

« C’est de la part de ce monsieur-là », dit le garçon en indiquant Adrien.

« Ça m’est égal », répondit l’homme, sans regarder du côté qu’on lui montrait.

Mais le timbre de sa voix suffit à Adrien pour reconnaître Stavro, et il alla, tout ému, lui toucher l’épaule. La parole étouffée, il lui souffla à l’oreille, en s’asseyant à côté de lui :

« Est-ce possible ? C’est toi ? Ici ?

— Tu ne le savais pas ? demanda à son tour Stavro, le regardant sans surprise et incrédule.

« Comment ? » s’écria Adrien, dépité.

« Tu m’as vu entrer et tu ne m’as pas sauté au cou ? Et tu refuses un verre de sympathie qui arrive à ta table ? Mais, quoi ? Es-tu devenu un monstre, ces dernières années ?

— C’est comme ça qu’on devient vers le soir d’une vie comme la mienne : les sympathies ne suffisent plus…

— Et je ne suis plus qu’une sympathie pour toi, moi ?

— Je parle à propos de verres sympathiques, ou de la sympathie qui entre dans un verre. Quant à toi…

— Quant à moi ?

— …D’abord il y a ce fait essentiel que tu montes la colline, tandis que moi, je descends l’autre versant, et entre nous il y a le sommet. Et ensuite… »

Stavro regarda avec circonspection autour de lui et se tut.

« N’as-tu pas faim, Stavro ? » demanda Adrien chaudement.

« Oui, j’ai faim.

— Veux-tu manger du brochet farci ? C’est très bien préparé ici.

— Brochet, crapaud ou éléphant, fais venir que ce tu peux… mais quelque chose de plus sympathique qu’un verre de tzouika, que j’aurais pu me payer moi-même », répondit Stavro. Et, l’air fatigué, il se passa la main sur son visage tiraillé.

Une heure plus tard, assis devant un verre de vin dans la petite chambre d’Adrien, qu’éclairait une lampe à pétrole, Stavro, réchauffé par la sincérité du jeune ami, brûlait les dernières gouttes d’huile de la sainte veilleuse qui soutient l’âme des passionnés :

« Maintenant que je t’ai mis au courant de mon ultime et grotesque avatar de « fabricant-de-pipes-crève-la-faim », je sais, mon bon Adrien, que seule la tristesse de mon état t’empêche de me demander la suite de Kyra, ou, mieux dit, l’histoire du petit Dragomir d’alors. Et je veux bien, pour toi, remonter à cette époque éloignée ; mais sache que l’on souffre toujours quand on fouille dans les malles des anciens voyages.

En me sauvant, à Constantinople, du navire de Nazim Effendi, je devais avoir près de quinze ans… J’étais beau, j’étais bête, j’étais habillé et chamarré comme un fils de prince turc. Mes vêtements à eux seuls valaient le prix d’un beau cheval arabe. Mon ravisseur l’avait affirmé… Puis ma montre, commandée pour moi et exécutée par l’horloger du Sultan ; les bagues dont tous mes doigts étaient chargés ; mon fez, entièrement brodé en fil d’or ; enfin, les lourdes poignées de livres turques, dont le poids, dans mes poches, faisait descendre ma culotte ; j’avais de quoi vivre dix ans sans me donner la peine de soulever une paille.

Mais la fortune ne suffit pas pour vivre. J’avais une grosse douleur dans l’âme, et une plus grosse naïveté dans le cœur, deux tyrannies qui finissent toujours par avoir raison de l’être sentimental. La douleur, c’était ma langueur pour Kyra et pour ma mère, les deux êtres perdus, nécessaires à ma vie ; ma naïveté, c’était ma folle croyance qu’une fois libre, les hommes m’aideraient à les retrouver ; et pour les retrouver j’étais prêt à tous les sacrifices. Je l’étais, inconsciemment, même au sacrifice de mon corps, maintenant vicié, maintenant habitué au nouvel état ; car on s’habitue à tout dans la vie, et au vice plus facilement qu’à toute chose d’abord pénible. Cela, c’est si vrai que, prisonnier, je m’étais dit plus d’une fois : « Ah, si Kyra et maman étaient là, je ne demanderais pas mieux que d’y rester ! »

Je fus si heureux, en me voyant miraculeusement évadé de ma prison dorée, que, — (Dieu Seigneur, pardonne-moi !), — j’oubliai un instant et Kyra et ma mère ! — Je ne craignais plus mon tyran. Son voilier levait l’ancre au moment même où, grâce à son imprudence, je mettais pied à terre ; et longtemps, à la pointe de l’aube, je lui criai mes anathèmes, en courant sur le quai qui longe le Bosphore, et en lui lançant des tifla[2] : « Va ! Va-t’en à tous les diables ! Pourriture parfumée ! Et que le Seigneur gracieux soulève une grande tempête autour de ta maudite caravie quand tu seras seul sous le ciel de la mer Noire ! Et que les poissons du fond de l’eau se repaissent de ton cadavre gonflé ! Amen ! »

Dès que ce cauchemar de voilier eut disparu, une joie étourdissante s’empara de moi, et je me mis à courir en tous sens dans les rues sales de Galata, marchant sur les queues d’innombrables chiens galeux, entrant en collision avec les vendeurs de salep, renversant les pèlerins aveugles et les narguilés des fumeurs sur les trottoirs. C’est que j’avais des yeux neufs et une liberté inattendue. Les passants me crurent fou, et un chaouch m’arrêta, sans me toucher, me salua respectueusement, et me dit, avec des mots de politesse qui me firent rire :

« Permettez-moi de vous dire, fils de bey, que c’est indigne de votre père de vous livrer à de tels amusements ! Quel est votre illustre nom ? Où est votre gouverneur ?

— Qu’est-ce que ça veut dire « illustre » et « gouverneur » ? » demandai-je, en ramassant ma culotte qui me descendait sur les genoux.

Et sans plus, je lui tournai le dos. Un homme à cheval allait au trot, et le propriétaire du cheval courait derrière, cramponné à la queue de la bête. Cela m’amusa fort, et je fis comme lui jusqu’à ce que je perdisse le souffle.

Cette première journée de liberté fut la seule de ce temps-là où ma joie fut complète, sans le moindre souci, exempte de toute gêne. J’avais l’envie de faire mille choses à la fois : traverser les ponts, aller à la Corne-d’Or, entrer dans des lupanars où dansaient des femmes au ventre nu, monter les rues obliques qui conduisaient à Péra. Je me décidai plutôt à monter à cheval, et je choisis le plus beau. Le propriétaire en était prévenant et courtois. Il m’aida à monter, et régla les étriers à ma mesure. S’apercevant bientôt que je ne savais pas monter, ni ne paraissais fixé sur le but de ma course, il me donna des instructions sur la façon de tenir les brides et me demanda où je voulais aller.

« Partout ! » répondis-je, me hissant sur les étriers.

« Partout ? » fit-il, étonné ; « mais votre seigneurie ne pourrait pas aller partout à la fois. Il faudrait choisir un chemin.

— Eh bien, conduisez-moi vers ces collines qui se reflètent dans le Bosphore. »

Et sur ses indications, nous nous dirigeâmes vers Yldiz-Kiosk et Dolma-Baktsché, qui éblouirent mes yeux et bercèrent mon esprit dans la plus fantastique irréalité. Pendant de longues et douces heures, caressé par le dandinement du cheval qui allait au pas et par les merveilles qui défilaient sous mes yeux mi-clos, mon corps, mon âme, mon être réel, ne furent plus de ce monde. Mon passé tout entier s’était évanoui… J’oubliais qui j’étais… J’oubliais l’homme qui conduisait l’animal par la bride et qui ne soufflait pas mot, tout de même que moi je ne lui posais pas la moindre question ; je ne desserrai les dents tout le long de cette inoubliable course. Et ce fut comme dans un rêve que je sentis, à un moment donné, le cheval s’arrêter et une voix méconnaissable qui me disait en miaulant :

« Effendi, il est tard. Il va faire bientôt nuit. Et j’ai faim, et la bête aussi. Faut-il vous conduire à la porte de votre demeure ? »

Je compris que je devais descendre, et je descendis, la tête étourdie. Entre les jambes, une sensation douloureuse me fit perdre l’équilibre, et je m’assis tout bonnement sur le sol.

« Vous voulez rester là ? » questionna l’homme. Je fis un signe affirmatif de la tête et je tirai de ma poche une livre d’or que je lui remis. Je savais qu’il fallait payer, mais je n’avais aucune notion de la valeur de l’argent, ni de celle des choses utiles à la vie.

« Ça fait trois tschérèks[3], » dit-il ; « ne les avez-vous pas, par hasard ? »

Machinalement, je voulus lui remettre encore deux livres :

« Mais non, Effendi, je vous dis que vous me donnez trop, et je ne crois pas avoir suffisamment pour vous rendre.

— Eh bien, gardez la pièce, » murmurai-je.

« Ah non !… Cette pièce il me faudrait bien une semaine pour la gagner.

— Ça ne fait rien, gardez…

— Par Allah, non ! » hurla-t-il. « Votre puissant père aurait le droit de me faire couper la tête ! Non, non ! »

Et sortant tout ce qu’il avait dans son kémir, il me versa sur les genoux une quantité de mégdédies, de tschérèks, de bechliks et de météliks, qui me parut énorme ; il me fit des salamalecs, monta sur son cheval et disparut.

Je restai seul, sur la pelouse verdoyante d’une fort propre et fort belle route qui bordait le canal. Mon regard, fixé sur l’eau calme, buvait avidement des images fantaisistes de contes orientaux : les ombres des palais et des conifères que le soleil couchant projetait et allongeait à vue d’œil dans le miroir assombri du Bosphore, — ainsi que, plus loin, toute une gamme de couleurs vives, taches d’or, taches de cuivre, rouge comme le feu, se perdant, tout au fond, contre les collines aux crêtes mauves renversées dans la mer.

Elle était donc si belle, la terre ? Je n’en savais rien jusqu’à ce moment-là. Je la voyais pour la première fois… Le salon de maman et la prison flottante de Nazim Effendi remplissaient toute ma vie passée. Et à tel point mon abandon fut démesuré dans le vertige de cette féerique journée, mais surtout dans la rêverie de sa fin crépusculaire, qu’au moment où une belle et mélancolique chanson s’éleva d’un canot à rames qui passait lentement près de moi, il faisait presque nuit. Où me trouvais-je ? Où manger ? Où dormir ? Et où étaient-elles, Kyra et maman ?… Vers quelle affection devais-je diriger mes pas ?…

Les sanglots gonflèrent ma poitrine, des cris s’échappèrent de ma gorge, et des larmes chaudes inondèrent mon visage.

Le rameur m’entendit, et vira vers moi, mais lorsqu’il fut à deux mètres du quai, il allongea le cou, m’examina une minute, puis s’éloigna en criant fort en langue grecque :

« Oooh !… « mon âme ! »… Tu ne dois pas être si malheureux que ça : tu es tout couvert d’or ! »

Depuis ce soir-là, je ne me fie pas toujours aux hommes qui ont une belle voix.

Ce fut au chemin solitaire qui menait à la ville que je criai ma détresse, toute la douleur d’une tendre adolescence livrée à l’impitoyable vie. Et cet or qui alourdissait ma culotte, ni ces bagues précieuses qui paraient tous mes doigts, ni cette montre princière ne surent me donner un conseil, une consolation. Leur valeur fut à jamais compromise à mes yeux. J’aurais tout offert, jusqu’à ma chemise, à l’homme qui m’aurait mis en présence, non pas de Kyra, non pas de ma mère, mais seulement d’une mèche de leurs cheveux ; elle m’aurait rendu plus fort que tout ce métal maudit. Elle m’aurait fait plus de bien au cœur que toutes ces pierres inestimables.

Sur chaque arbre de la route obscure j’allai appuyer mon front brûlant, mouiller de mes larmes leur écorce rugueuse. Chaque tronc fut enlacé dans mes bras. À leur sincère indifférence j’ai répété sans cesse :

« Maman !… Maman !… Kyra !… Maman !… Où êtes-vous ? Je suis libre, moi… Et je ne sais pas où aller… Et il fait nuit… Et il y a beaucoup de monde, ici, trop de monde… Mais il n’y a pas de Kyra, pas de maman ! »

Soudain, à un tournant, une forte lumière frappa ma vue… Deux « ouvreurs de chemin », jambes nues et torches flambantes aux mains, passèrent rapidement en criant tous deux d’une seule voix :

« Garez-vous ! »

À peine avais-je eu le temps de me garer devant le riche équipage qui passait, qu’un claquement de fouet retentit en même temps qu’une vive douleur me brûlait le cou et le menton. Je tombai à terre, la face dans le gazon. Depuis les brutalités du père et du frère, je n’avais plus senti de douleur pareille.

Je me soulevai à tâtons, aveuglé. La route était maintenant plus noire qu’avant, et une peur panique s’empara de moi. Je me mis à courir de toute la force de mes jambes, sans souffler mot, m’effrayant de tout et craignant ma propre respiration, le bruit de mes oreilles fouettées par le vent. Puis, des maisons apparurent, des rues propres, des rues sales, du monde, des marchands qui criaient, des chiens qui bougeaient à peine, et, enfin, quelque part, sur un terrain vide, je tombai évanoui…

Je me réveillai sous l’effort qu’un homme faisait pour me mettre sur mon séant ; et, au clair de la lune, je vis une figure pareille à celle d’ibrahim, le pêcheur d’écrevisses de Katagatz. Aussitôt, l’espoir de retrouver ma sœur et ma mère s’éveilla dans mon cœur. J’enlaçai son cou, qui sentait la crasse et le tabac, et je criai en sanglotant :

« J’ai perdu ma sœur et ma mère, et je suis malheureux !… Aidez-moi à les retrouver, et je vous donne tout l’or que j’ai dans mes poches, toutes mes bagues, et ma montre, et mes habits…

— Par Allah, ne criez pas ! » me souffla le vieillard, étouffant ma bouche de sa main humide. Et me soulevant :

« Venez avec moi », dit-il. Je le suivis. Alors je m’aperçus qu’il portait sur le bras un panier de rahatloucoum, qui était son gagne-pain.

Nous marchâmes plus d’une demi-heure ; lui, se taisant, moi, dans un état de complète prostration. Jusqu’à ce soir-là, jamais mes pieds n’avaient pataugé dans autant de boue, jamais mes yeux n’avaient vu de quartiers si sales, ni une misère si affreuse. Enfin, il me traîna dans une espèce d’arrière-boutique où il n’y avait qu’un grabat et une cruche d’eau, l’un et l’autre par terre. C’était tout, absolument tout.

« Racontez-moi, maintenant, votre histoire », me dit-il, posant son panier et s’asseyant à la turque sur le bord du grabat.

En moins d’une heure, je lui racontai toute mon histoire, brièvement, mais toute, sans lui cacher rien, depuis la maison de ma mère jusqu’à mon débarquement. Il m’écouta sans prononcer une seule parole. À la fin, il se leva :

« Couchez-vous, là… », dit-il, me montrant son paillasson. « C’est tout ce que je peux vous dire ce soir. »

Je restai un peu interloqué, mais fermement convaincu qu’il m’aiderait à retrouver mes douces créatures. Je me laissai tomber comme un tronc et m’endormis en regardant mon bienfaiteur blotti dans un coin, les yeux fixés sur moi.

Le lendemain, assez tôt, il me réveilla :

« Il faut partir…

— Pour chercher Kyra ? » demandai-je rapidement.

« Non, mon enfant, pas pour chercher Kyra, mais pour ne plus jamais nous rencontrer, car vous portez des malheurs dans votre or, dans vos bijoux, et dans vos vêtements. Qu’Allah vous vienne en aide ! »

Et fermant sa porte, il me laissa dehors, s’éloignant avec son panier à rahat.

Ce vieillard, ainsi que le chaouch, le canotier et le loueur de chevaux, furent les quatre meilleures personnes, les seules honnêtes que je devais rencontrer avant longtemps ; et ce premier jour de liberté resta l’unique au souvenir duquel j’eus à réchauffer mon cœur.

Dès cet instant, mon premier mouvement me mena droit dans le gouffre.

Abandonné d’une façon si cruelle, ma stupéfaction fut telle que, jugeant le bonhomme fou, je n’eus même pas la force de pleurer, de désespérer. Mon esprit se refusa à croire à une pareille méchanceté ; ma première pensée fut d’aller vite à la recherche d’hommes au cœur moins dur. La vie m’attendait pour me servir à merveille.

Je ne sais pas par quelle enfantine bizarrerie je voulus me persuader que ma mère soignait encore son visage et son œil dans un hôpital ; je me dis que c’était par là que je devais commencer mes investigations. Avec cette idée en tête, je me mis à marcher, en demandant aux passants de quel côté se trouvait le centre de la ville. Tous m’envoyèrent à Péra, où j’arrivai une heure avant midi.

Comme j’avais faim, à ne plus pouvoir me tenir debout, je cherchai quelque chose à manger dans une ruelle latérale d’où venait une bonne odeur de viande de mouton rôtie. Près du coin, devant une petite boutique, un homme éventait une grille à charbons sur laquelle il y avait de petits morceaux de viande enfilés à la broche. Le fez sur la nuque, la chemise entre-ouverte, laissant voir une poitrine bronzée et poilue, le marchand tournait, pirouettait, roulait les yeux et criait aux passants :

« Kébab !.. Kébab !.. »

J’entrai dans la boutique, où il n’y avait personne, et je demandai du pain et du kébab. Sur une table sale en bois, je dévorai environ une demi-livre de pain, trois petites broches de viande, et je bus de l’eau. Puis, sortant une poignée de pièces d’or, d’argent et de cuivre, je lui offris à choisir la monnaie :

« Prenez là-dedans ce que coûte le repas, » dis-je. Le marchand se cabra, me toisa, jeta des coups d’œil furtifs vers la porte et, audacieusement, prit une livre en or et la mit vite dans le kémir. En sortant, je me disais :

« Un des deux : ou un repas coûte beaucoup plus cher que toute une journée de course à cheval, ou bien ce voyou n’a pas peur que mon « puissant père ait le droit » de lui couper la tête ! »

Inquiet et désireux de trouver l’homme aimable qui se mettrait généreusement à mon service, je me dirigeai tout droit vers le plus grand café de la place. Je pensais :

« Il est plus intelligent de s’adresser aux grands, aux nobles : ils n’ont pas besoin de me voler, ils n’ont pas peur de ma parure ni de mon or. »

Mon raisonnement fut exact. Mais avant d’entrer, j’allai poser mon pied sur la boîte d’un cireur de bottines, ainsi que j’avais vu faire à un tas de gens qui avaient les souliers crottés comme les miens. Et, cette fois-ci, je fus malin : je regardai bien quelle pièce jetaient les autres au cireur ; comme eux, je donnai la plus petite, un métélik. Puis, brillant de propreté, j’entrai.

Un vacarme affreux de voix, de dés et de rondelles de jaquet m’abasourdit. Presque point de place libre aux tables, où tout le monde jouait quelque jeu ; en effet, il n’y avait ici que des grands, des nobles, civils et militaires. Je passai parmi les tables, je repassai ; personne ne fit attention à moi et à ma riche tenue ; pas même les garçons.

« Comme c’est agréable, » pensai-je, « de n’avoir à faire qu’aux gens de bonne éducation ! On est bien plus à son aise que parmi les mesquins[4] ».

Et trouvant une place libre près de deux joueurs d’échecs, je la pris et commandai un café-caïmac et un narguilé. De nouveau je fis attention aux pièces que les autres donnaient pour leurs consommations ; à mon grand étonnement, je découvris que dans la seule pièce d’argent du tschérèk il y avait de quoi boire dix cafés et fumer autant de narguilés, pourboire compris.

J’examinai les visages des deux joueurs, mes voisins, un officier et un civil, tous deux encore jeunes, fortement absorbés par leur jeu ; ils le regardaient avec une fixité qui me donnait mal à la tête. Ils me parurent sympathiques, surtout la figure un peu bourrue de l’officier à côté de qui j’étais assis. Ils parlaient fort peu, mais dans un turc exquis, ce qui me plut et, en même temps, me glaça le cœur, car Nazim Effendi parlait également exquis. Mais l’uniforme de l’officier me rassura :

« Ça doit être un brave, » me dis-je, en regardant sa poitrine couverte de décorations. Et sans plus, à brûle-pourpoint, je me penchai vers lui et dis :

« Pardon, monsieur, savez-vous ? »

D’un signe de l’index, sans me regarder, il arrêta net ma parole.

Cet insuccès, dû à un mouvement si familier, me donna, au contraire, de la confiance, et, peu après, je me penchai de nouveau pour l’interroger ; mais avant d’ouvrir la bouche il m’arrêta avec le même signe du doigt, et aussitôt, de l’autre main, il avança une figurine. Alors, hardi, je revins à la charge :

« Pardon, monsieur, savez-vous où se soignent les gens qui ont les yeux crevés ?

— Qui a les yeux crevés ? » hurla-t-il, fonçant sur moi, au point de me faire reculer de peur.

« Mais… ma mère… », balbutiai-je.

« Ta mère a les yeux crevés ? Et qui les lui a crevés ? » fit-il me toisant de la tête aux pieds.

« Pas les deux », dis-je, timide ; « un seul.

— Où ça ? Quand ? Comment ?…

— C’est mon père, en la maltraitant, à Braïla, en Roumanie… Il y a deux ans de ça. »

L’officier parut exaspéré. Se tournant vers son ami, il répéta, avec dépit, ma phrase :

« Une femme qui est battue en Roumanie, il y a deux ans, qui se fait crever un œil et qu’on cherche aujourd’hui à Constantinople !… Comprends-tu quelque chose à ça, Moustapha ?

— Oui, oui… je comprends ! » fit l’autre ; « mais il faudrait examiner cela de près, et pas ici. »

Et caressant ma joue, il ajouta :

« Il faut d’abord mettre cet enfant à son aise ; sortons de ce café. »

Dehors, il héla un fiacre, et nous montâmes tous les trois.

Six mois de douces espérances et de cruelles déceptions, de liberté relative et de vie opulente, suivirent ce second et dernier contact avec la générosité des grands qui parlent un langage exquis.

En descendant à la porte de Moustapha-bey, l’officier prit congé de son ami. Pour moi, il n’eut qu’un regard sévère et méprisant, et je ne revis plus cet homme que plusieurs années plus tard, dans des circonstances qu’on connaîtra. Je le jugeai durement, et dans mon enthousiasme puéril je dis au bey :

« Il est fier, votre ami…

— Oui, il est un peu fier, mais il est bon. »

(Il parlait de bonté, Moustapha-bey !)

La maison était une vaste villa située en dehors et au sud de la ville. Le grand parc qui l’entourait descendait jusqu’au Bosphore. Maison silencieuse, gémissant de richesses et remplie de domestiques invisibles, muets comme les tombes. Mais l’atmosphère d’intimité qui règne dans toute habitation orientale me rendit confiant. L’extrême délicatesse du bey y contribua beaucoup. Il n’avait rien de la sournoiserie de Nazim. Charmant, irrésistible, poli et familier tant que mon espoir dura ; je n’aurais rien à lui reprocher aujourd’hui, — pas même son impuissance à satisfaire mon impossible désir — si, dès que mon espoir fut tombé, il m’avait mis tout simplement à la porte. Mais si tyrannique est la passion des Orientaux, qu’elle falsifie les cœurs les plus généreux et les pousse, — les uns par la malice, les autres par la violence, — aux mêmes scélératesses.

Moustapha-bey connut mon histoire bien plus facilement que d’autres ne l’ont connue depuis. Je suis convaincu que cet homme en fut sincèrement touché, car plus d’une fois il eut les yeux humectés pendant mon récit.

Il me promit de faire tout son possible :

« Si votre mère se trouve à Constantinople, » me dit-il, en me caressant les mains, « je le saurai par les hôpitaux et par la police. Quant à Kyra, j’enverrai des entremetteuses, subtiles comme l’éther et rusées comme le renard, fouiller les harems les plus surveillés. Si on la découvre, je garantis son évasion ; à prix d’or on obtient tout ce qu’on veut en Turquie. »

Là-dessus, il me montra ma chambre et me recommanda aux soins d’un domestique qui devait être attaché à ma personne. Mes bijoux et mes vêtements, d’après lui, « trop fastueux, même indécents », furent remplacés par d’autres plus « dignes ». Et en échange de toutes ces amabilités, une seule condition me fut posée : c’était de ne plus fréquenter les grands cafés, et de ne pas sortir trop souvent en ville :

« C’est dans votre intérêt », ajouta-t-il ; « Nazim ne renoncera pas si facilement à sa proie, et un jour vous pourrez vous voir coiffé d’un capuchon ligoté et embarqué comme un simple sac de yénibahar[5]. »

Cette perspective me jeta dans la terreur. Du coup, je me sentis attaché à lui et à la quasi libre captivité que je voyais s’ouvrir devant ma jeune adolescence.

Il y a plusieurs moyens pour livrer à la perdition une âme passionnée ; le plus facile c’est de parler tendrement. Et comme tout mon cœur, ce temps-là, était Kyra, Moustapha-bey m’en parla et me fit parler de Kyra.

Il le fit d’une façon toute naturelle, car il m’aimait sincèrement ; mais que le diable emporte la sincérité des passionnés ! Le plus souvent, ce n’est qu’un narcotique voluptueux.

Moustapha-bey commença par introduire Kyra dans la maison en donnant son nom à des choses sympathiques. Ainsi, apprenant que narguilé et bracelet sont, en roumain, des noms féminins, il m’apporta, successivement, le plus beau narguilé que j’eusse jamais vu ; puis, un fort précieux bracelet. Sur les deux, il y avait, gravé, le mot : Kyra, que je ne sus pas lire. Et à peine étais-je depuis un mois dans sa maison, qu’un jour, nous trouvant dans le parc, il arriva, conduisant par la bride une superbe jument, jeune, souple, capricieuse et impatiente comme Kyra :

« Tenez, » me dit-il, « voici la plus belle Kyralina que je puisse vous offrir ; elle est à vous ! »

Aussitôt il me fit monter, me familiarisa avec ses mouvements déréglés ; encadré entre lui et mon domestique, tous deux à cheval, nous sortîmes faire un tour d’entraînement dans les environs pittoresques qui s’étendaient au nord de la villa.

Fait certain et consolant : à aucun moment de cette courte époque de triste opulence, la griserie ne réussit pas à me faire oublier le désastre de mon enfance trois jours de suite. Il n’en est pas moins vrai que ce pauvre cœur se laissa souvent griser. Comment aurait-on pu résister ? Mes heures, nourries par la parole pleine d’espoirs du bey, s’écoulaient entre mon narguilé et ma jument, délicieux animal dont je ne m’éloignais que pour dormir et prendre mes repas, et qui, par les particularités et les bizarreries de son tempérament, ne tarda pas à me faire croire que quelque chose de l’amour de Kyra me parvenait par son intermédiaire. À son tour, cette noble bête m’aima et s’attacha à moi au point de faire un vrai tapage dans l’écurie aux heures où, au lieu de la sortir, je m’attardais avec le bey en de passionnantes parties de trictrac.

Ainsi, Kyra dans les beaux yeux noirs de la jument ; Kyra dans les objets les plus intimes que je touchais : Kyra dans notre conversation ; l’image de Kyra était à moitié dans la maison.

L’autre moitié fut apportée par les entremetteuses lancées à sa recherche. Ces sorcières vinrent m’assurer, l’une plus convaincue que l’autre, que Kyra se trouvait dans dix harems à la fois.

Sous leurs descriptions d’une étonnante exactitude, dans les détails palpitants qu’elles me donnaient sur la physionomie des cadânas aperçues, mon cœur bondissait dans une danse mortelle. Je gobais leurs paroles avec une naïveté d’enfant de six ans, et nombreuses furent ces maquerelles au cou desquelles je sautai en criant :

« Ce doit être ça !… C’est tout à fait ça ma sœur !… Tâchez de l’approcher et prononcez mon nom : Dragomir. Et faites tout le possible pour obtenir une photographie. »

Mais pour parler aux cadânas et pour obtenir une photographie, il fallait de l’argent, — pour fermer les yeux curieux, boucher les oreilles indiscrètes, ouvrir les portes bien gardées, beaucoup d’argent.

Au milieu de la chambre, les mains dans les poches, les yeux fouilleurs et ironiques, le bey écoutait et souriait. Je tombais à ses pieds, j’implorais. Et généreusement, il distribuait des pièces d’or et des pièces d’argent, selon l’importance.

Et, de nouveau, de longues journées d’attente, de tristes heures vides de tout sentiment vital ; mon désespoir ne trouvait d’autre refuge que l’âme vivante de ma « Kyralina ». Avec elle, souvent accroché à son cou soyeux, je me livrais, — sur des routes interminables, par des matinées radieuses, ou des crépuscules en effervescence, à des abandons où la nostalgie était navrante, le plaisir meurtrier.

À mes côtés, et comme un non-sens encore plus blessant, le domestique à cheval, armé jusqu’aux dents ne me lâchait pas d’un pouce ; par son silence coupable et absent d’intimité, il violentait ma dernière expression d’amour.

De cette façon, le temps s’écoula du printemps jusqu’à l’automne, de mai à septembre, puis mon espoir tomba brusquement.

Les photos apportées ne représentèrent pas Kyra, et le nom de Dragomir, soufflé aux oreilles des malheureuses enfermées, n’eut aucun écho dans le sombre labyrinthe de leur cœur. Je n’écoutai donc plus la voix mielleuse de ces femmes, et, du coup, elles furent mises à la porte.

Mais un malheur ne vient pas seul. Les investigations faites pour trouver une trace de la présence de ma mère à Constantinople ne donnèrent, également, aucun résultat. Pressé de questions par moi, le bey dut me l’avouer ; et pour me prouver sa bonne volonté, il fit venir le chef de la police turque, un colosse avec une figure de jeu de massacre, aux longues moustaches tombantes et aux yeux de bandit, qui frappa de la semelle, salua, et cria, d’une voix qui faillit me renverser :

« Depuis que Stamboul existe, jamais une femme roumaine avec un œil crevé n’est venue y mettre le pied ! »

C’était plus que convaincant.

Le désespoir s’empara de moi aussitôt que le mirage s’évanouit. Mes larmes coulant à flot sur ses mains parfumées, je priai le bey de bien vouloir me laisser partir. Il s’y opposa :

« Qu’allez-vous devenir en sortant d’ici ? Vous êtes bête comme un mouton. En plus, vous avez le malheur d’être jeune et beau, deux qualités qui ne font fortune en Turquie que lorsqu’on est intelligent. Restez ici. Dans cette maison vous avez tout ce qu’il vous faut, et plus que ce que votre naissance vous faisait espérer. »

J’en fus désolé. Ses mots carillonnèrent comme un glas funèbre. Mais le bey redoubla de prévenances. Connaissant ma faiblesse pour l’équitation, il commanda pour moi un costume de chasse, m’acheta un beau fusil à crosse damasquinée qu’on baptisa la terrible Kyra[6] et, ainsi équipés, nous prîmes un matin, suivis de deux domestiques, la grande route d’Andrinople :

« Je vais vous montrer », me dit-il, « les domaines habités par les cerfs et les vautours. Et vous verrez que la vie est belle, même sans femme ; car vous ne savez pas encore que la plus belle femme finit toujours par devenir une salope. »

Cette insulte me frappa comme un coup de poignard et rendit Moustapha-bey odieux à mes yeux. Je cachai de mon mieux mes sentiments, mais sur-le-champ je conçus l’idée de m’évader.

Une merveilleuse occasion s’offrait : nous étions partis pour une grande randonnée de quinze jours vers les Balkans les plus proches et le long de la Maritza, — partie de chasse automnale qui était dans les habitudes du bey.

Mon plan était triple. Ou bien je trompais la vigilance des barbares et m’enfuyais déguisé en paysan turc. Ou bien j’achetais ma liberté. Ou bien, si mes deux tentatives avortaient, il me restait (troisième ressource désespérée) les jambes de « Kyralina » ; aux dires du bey, elle s’était révélée une coursière de premier ordre. Pour m’en convaincre, je demandai qu’on me permît de me mesurer avec le cheval arabe de Moustapha ; lui, content de me voir de bonne humeur, accepta, me donna une avance de trois cents pas et se fit fort de me rattraper au village qu’on apercevait à trois kilomètres environ.

Au coup de pistolet que le bey fit retentir, j’enfonçai les éperons dans les flancs de « Kyralina ». La jument se dressa sur les jambes de derrière, mordit son frein et partit comme le vent. Je lâchai les brides et m’accrochai solidement à la selle. Le vent sifflait dans mes oreilles avec une telle violence que j’essayai en vain d’entendre le galop de mon rival ; ne sachant pas dans quelle mesure je perdais du terrain, je frappais furieusement dans le ventre de la bête. La terre tournait autour de moi. La route grisâtre fuyait comme dans un enchantement.

Bientôt le village apparut, fut atteint, traversé et dépassé, sous le regard épouvanté des habitants. Oies, poules, canards qui par malheur se laissèrent surprendre au milieu du chemin furent foulés sous les sabots des chevaux.

Enfin, je fus rattrapé à un kilomètre de là. Peu après, les domestiques arrivèrent à leur tour, apportant mon fusil que je ne savais même pas avoir perdu.

« Je suis battu ! » me dit le bey, en me serrant la main. « Demandez-moi ce que vous voulez et je paierai.

— Eh bien, » dis-je, « donnez-moi un kilomètre d’avance et la promesse de ne plus me chercher si vous ne me rattrapez pas au village suivant ! »

Il parut navré :

« Vous êtes à ce point dégoûté de moi ? Et que vous manque-t-il ? Des femmes ? Je vous en offre tant que vous voudrez : de mon harem, ou des vierges de quatorze ans. Tous ces pays en pullulent, de tous les teints, de toutes les races, et qui ne demandent pas mieux que d’être nos esclaves, puisque chaque vierge doit rencontrer un jour son imbécile…

— Moustapha-bey ! » m’écriai-je, « ne croyez-vous pas que la liberté est plus chère que l’esclavage, et qu’un « imbécile » que l’on aime vaut davantage qu’un prince que l’on déteste ?

— Ça, c’est juste », répondit-il. « Mais ne vous occupez pas de ce qui est juste… Occupez-vous de ce qui est bon. Nous sommes les maîtres absolus de toutes ces étendues de terres, bêtes comprises. Prenons donc ce qui s’offre bêtement à notre puissance ! »

Ce fut en cet instant que mes yeux s’ouvrirent d’une façon consciente sur la vie. En effet, le bey, dans son cynisme, avait raison : tout s’offrait « bêtement » à sa puissance. On n’avait même pas à obliger.

Pays turc comme pays bulgare, le musulman comme le chrétien, tous, du riche au pauvre, n’étaient que des esclaves dociles ; et si la jeune fille s’éclipsait à notre arrivée, son père, pour entrer dans les grâces du puissant, ne demandait pas mieux que de la sacrifier, avec la même facilité qu’il nous offrait son meilleur lit et son plus beau mouton.

Ce spectacle me fit désirer avec bien plus de force ma liberté. Je me sentis coupable de la vie opulente que je menais ; dans mon jeune cœur naquit le besoin de me créer un métier indépendant qui me permît de gagner honnêtement mon pain. Dès lors, rien ne m’intéressa, sauf l’occasion de m’échapper. Mais cette occasion ne se présentait pas, et le soir me trouvait aussi désolé que la veille.

La surveillance était des plus sévères. Le jour, dans les longues et fatigantes courses de la chasse, j’étais sans cesse flanqué du bey, ou encadré des deux domestiques ; la nuit je dormais dans la chambre de mon triste protecteur, sans espoir de me sauver. Ainsi, le premier de mes trois moyens de salut s’évanouit. Le second, qui était d’acheter ma liberté, avorta à son tour.

Un jour de pluie torrentielle, pendant que le bey jouait aux échecs avec l’hôte, je me trouvais également engagé dans une partie de jaquet avec mon domestique. Nous étions seuls. Pour arriver à ce que je voulais, je fus tendre, sentimental, et je lui exprimai discrètement mon désir de me sauver. Il fit la sourde oreille. Alors je lui promis mon or et mes bijoux. Il s’y refusa.

« Comment, Ahmède, on dit qu’en Turquie on achète tout ce qu’on veut avec de l’or.

— Oui… on achète… », murmura-t-il. « Mais celui qui vend doit obtenir suffisamment d’or pour qu’à son tour il puisse racheter sa tête… Et vous n’en avez pas assez. »


Il ne me restait plus maintenant que de mettre ma vie en jeu dans une fuite désespérée. Je savais que je pourrais être tué comme un chien, et cependant je n’hésitai pas une minute.

Nous nous trouvions dans une région montagneuse, boisée, fort propice à mon dessein. Le lendemain, de très bonne heure, nous nous mîmes à gravir une route difficile, parmi les sapins, escortés de cinq hommes à cheval qui devaient organiser une battue. Pour ne pas laisser le temps au domestique de rapporter à son maître ma proposition de la veille, je décidai de tenter ma chance dès que l’occasion se présenterait, et elle se présenta brillante.

À l’orée d’une grande clairière, au milieu de laquelle dormait un petit lac traversé par un torrent, la troupe s’arrêta.

« C’est ici l’abreuvoir des chamois, » dit calmement le guide. Et il partit avec ses quatre hommes. Les deux domestiques furent postés à deux points stratégiques, avec ordre de faire feu au moment donné pour rabattre le gibier vers le fusil du bey. Ainsi éparpillés, je voyais ma liberté venir ; il était plus facile d’échapper à un seul homme qu’à toute une bande.

Nous étions embusqués dans le creux d’un rocher ; la vue embrassait la contrée par où devait passer le gibier traqué.

« Vous ne tirerez que si la bête m’échappe, ou si elle vous passe sous le nez, » me disait Moustapha-bey, « car la « terrible Kyra » n’est pas trop méchante dans vos mains ! »

En effet, je ne savais pas tirer.

Une heure s’était peut-être écoulée, quand un coup de feu retentit, puis deux ou trois. Le bey, l’arme prête, fouillait des yeux la région, et soudain, comme s’il sortait du sol, un beau cerf surgit droit sur le chemin ; mais, le temps d’une seconde, il disparut à droite, du côté où Ahmède l’attendait.

« Nous l’aurons ! » me cria le bey. « Je cours le prendre de flanc ! Restez ici et gardez le passage, pour lui faire rebrousser chemin !

— Reste, toi, et, tiens, voilà aussi ton fusil ! » lui hurlai-je en le voyant partir au galop. Jetant l’arme et la musette, j’obliquai à pic vers la vallée, quittai le chemin, m’enfonçai dans la futaie dense de sapins ; tombant aussitôt après sur une bonne route, je lançai la jument ventre à terre ; ma liberté ou ma mort dépendait de cette galopade.

« Amour de Kyra, viens à mon aide », implorai-je, collé sur la nuque de l’animal.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je devais avoir fait cinq lieues au moins depuis le lieu de la chasse quand, par une lumière resplendissante d’automne, je fis halte dans un bocage situé sur la Maritza. Je laissai la jument paître et se reposer. Moi, écrasé de fatigue et hébété de bonheur, je m’allongeai sur ma couverture. Un sentiment de crainte, pourtant, me tenaillait : dans ma course, j’avais été vu par les habitants des hameaux et par des bûcherons. Et sans cesse je me demandais : « Suis-je libre, ou non ? »

Je voyais la terre vaste et belle s’offrir à mes yeux, et je ne savais pas si j’étais libre de me lever et de partir, de marcher sur mes jambes. L’ombre d’une main invisible me menaçait ; elle pouvait me saisir au collet et me retenir.

Le sommeil vint me tirer d’embarras. Mes paupières se fermèrent. Lorsqu’elles se rouvrirent, je me vis beaucoup moins embarrassé qu’avant de m’endormir, car, à mon côté, assis à la turque, Moustapha-bey veillait sur mon bonheur. Me montrant un petit sac en peau de biche, il me dit, pendant que je me passais la main sur les yeux pour chasser ce que je prenais pour un cauchemar :

« Tenez, Dragomir, je vous apporte votre déjeuner… Vous devez avoir faim. »

Et un peu plus tard, allant au trot des chevaux :

« Ah ! » s’exclama-t-il ; « vous êtes donc capable de me jouer des tours pareils ? Ne saviez-vous pas que ce que le Musulman attrape, Dieu l’oublie ? »

Quelques jours plus tard, en rentrant à Constantinople, la première parole du bey fut de dire aux deux domestiques, en ma présence :

« Vous accompagnerez M. Dragomir à cheval deux jours par semaine, une promenade d’une heure, et toujours au trot, mais vous répondrez de lui sur vos têtes. Je vous ordonne de décharger vos fusils dans le ventre de sa jument à la première tentative de fuite ! »

S’adressant à moi :

« À l’intérieur, également, vous n’êtes plus libre de circuler que dans votre appartement ! »

Les domestiques n’eurent pas trop de peine à appliquer ces aimables dispositions, car, le jour même je tombai malade et m’alitai. Pendant toute une semaine je fus sans connaissance, en proie à la fièvre et au délire.

Quand je revins à moi, je trouvai ma chambre transformée en une vraie infirmerie. Deux médecins veillaient à tour de rôle à mon chevet. Moustapha-bey, lui, était tout simplement affolé. Oubliant le grand personnage qu’il était, il se roula à mes pieds et me demanda pardon.

« Vous me laissez partir ? » demandai-je.

« Mais cela ne se peut pas, mon âme ! Demandez-moi autre chose, tout ce que vous voudrez !…

— Eh bien, alors je veux mourir ! » dis-je, tournant ma tête vers le mur.

Oui, je voulais mourir. Mais on ne meurt pas comme on veut… Trois semaines plus tard, je quittai le lit pour entrer dans une longue convalescence ; au cours de ce mois, je ne sortais d’une crise de nerfs furieuse que pour tomber dans un hébètement mélancolique.

Tout ce que le bey m’apporta comme cadeau je le piétinai, le brisai, le déchirai. Je jetai contre les barres de la fenêtre mon beau narguilé, et je mis le bracelet en miettes. Enfin, à la seule apparition du tyran dans ma chambre, j’arrachais mes vêtements.

Et cependant, une distraction bien tendre, innocente, et inattendue vint mettre un peu d’ordre dans mon organisme déséquilibré.

C’était en hiver, l’hiver doux et sensuel du Bosphore. Seul dans ma chambre depuis le matin jusqu’au soir, toute ma vie était de regarder le parc par les trois grandes fenêtres du rez-de-chaussée que j’habitais. Pour amener un mouvement de vie de ce côté désertique du parc, je jetais par les fenêtres des débris de mes repas : pain, fruits, viande, dans le but de rassembler des oiseaux. Bientôt, nombre de moineaux et même des corbeaux, vinrent furtivement picoter sous mes yeux.

Un jour, à mon étonnement, un gros chien apparut parmi les arbres. Il se tint à une distance respectueuse des fenêtres, flaira l’air, et, à mon appel, mit la queue entre ses jambes et fila tristement. Je pensai :

« Celui-là doit avoir goûté, lui aussi, de la tendresse des hommes ! »

Les jours suivants il revint et s’approcha un peu plus. Pour ne pas l’effrayer, je me tins caché, et jetai dehors les trois quarts de mes copieux repas. Enfin, petit à petit, il se familiarisa avec moi. À mes paroles d’amitié, il daigna répondre en agitant le bout de sa queue, et s’en alla, me laissant comprendre que je devais me contenter de ça, ce jour-là. Je lui donnai raison, car fort de ma propre expérience, j’étais moi-même décidé à être un peu plus circonspect dans le choix de mes affections si le ciel voulait m’aider à recouvrer un jour ma liberté.

Ce chien était d’âme fort distinguée. Quoique affamé, il mangeait avec délicatesse, semblait vexé de ramasser sa nourriture par terre, mâchait longuement et ne rongeait jamais les os. Sûrement, il devait avoir une grosse rancune sur le cœur. Pourquoi, par exemple, ne se faisait-il pas nourrir par la pitié des gens ? (On sait qu’à Constantinople chaque Musulman a ses chiens publics qui l’accompagnent une fois par jour à la boulangerie où ils reçoivent leur morceau de pain.) Trouvait-il cela déshonorant ? Aimait-il mieux battre la campagne pour chercher une nourriture plus indépendante ? Ou peut-être l’abjecte promiscuité de ses congénères l’écœurait-elle ?

Je le baptisai Loup, nom conforme à sa vie sauvage et digne, et je fis des prodiges de prudence pour obtenir de lui un commencement d’amitié. Il fut avare de ses avances ; mais chacun a sa vie, ses blessures sa propre philosophie ; je respectai sa réserve. Pour lui prouver que je le comprenais, je ne jetais plus la viande directement par terre, mais enveloppée dans du papier. Il le remarqua, probablement, car pour la première fois il se décida à s’asseoir sur ses pattes de derrière et à me regarder en face, tout en se tenant hors de portée d’un bâton.

Loup était entièrement brun, sans race définie et passablement solide. Quant à sa propreté, ma foi, on fait ce qu’on peut lorsqu’on a la vie dure… Ses grands yeux noirs se tenaient un peu trop fermés sur les tristesses de la vie, — certainement, pour mieux voir, — et leur expression échappait à la définition. En tout cas, ils n’étaient ni tendres, ni même indulgents. À son front, je reprochais sa froide sérénité, son calme obstiné :

« Mon pauvre Loup ! » lui disais-je, la main désespérément tendue à travers les barreaux et mendiant un signe de confiance ; « mon pauvre Loup, as-tu, vraiment, tant souffert que ton cœur soit devenu si dur ? Je veux bien croire que ta peau a connu, jadis, le revers de l’affection des grands, et que tu as eu aussi ton beau narguilé, ton bracelet, ton fusil et ta jument, puis, ta maladie et tes médecins, mais enfin, tu es aujourd’hui libre, tandis que je suis enfermé et sans espoir derrière ces grilles. Allons, mon frère Loup, approche-toi, et laisse-toi caresser ! »

Je ne veux pas prétendre qu’en Turquie les chiens parlent le roumain, mais je puis affirmer que mon Loup, après avoir écouté pendant de longues semaines mes plaintes désespérées, vint un jour, bravement, poser sa patte dans ma main, — et c’est ce jour-là que j’ai reçu la plus sincère poignée de main de ma vie.

J’en fus heureux, — ou, si l’on veut, je sentis de nouveau les bienfaits de la joie qui ne visite que les cœurs immortels, quelle que soit la douleur qui les saccage. Mais je me gardai bien de trahir mon amitié avec Loup. Pour que la trahison ne vînt imprudemment de sa part, je l’avais dressé à comprendre qu’il n’y avait rien à manger quand les fenêtres étaient fermées. Il avait si bien compris, que, plus tard, les voyant fermées, il faisait demi-tour de loin et partait. Également, dans nos entretiens, quand je lui disais : « Va, mon ami, maintenant, va !… Et viens demain me voir », il partait aussitôt que je fermais la croisée ; il s’en allait dignement, amicalement, sans se vexer.

Je recevais Moustapha-bey, ainsi que ses domestiques, à des heures régulières, pour me visiter ou me servir. Vu mon état de nervosité, ces réceptions étaient brèves. La présence du bey, tout particulièrement, me mettait hors de moi, et à peine entré, il se sauvait au diable. Son appartement était contigu au mien, mais un grand fumoir nous séparait. Pour plus de sûreté, je fermais ma chambre à clef.

Avec la joie que m’apporta Loup, mon humeur changea. Je devins plus conciliant. Le bey y répondit en me comblant de faveurs. Ainsi, j’eus la permission de me promener tous les jours dans le parc, accompagné de mon domestique, bien entendu.

Mais deux de ses faveurs, surtout, me furent funestes, et eurent des conséquences incalculables sur tout le reste de ma vie.

D’abord, le bey introduisit dans la maison l’alcool, qui m’était presque inconnu. Par malheur, ma langue se sentit agréablement chatouillée par la liqueur doucereuse. Sous l’empire de l’ignoble ivresse, mon cerveau perdit le sens de la triste réalité, ma tête alla à la dérive. Je trouvai cela fort consolant, j’en redemandai. Il m’en servit à volonté et s’en servit lui-même. Nous nous saoulâmes. Et courant tous les deux à quatre pattes sur le tapis du grand fumoir, nous hurlions comme des bêtes. Lui, surtout, était méconnaissable. Sa face n’avait plus rien d’humain, et un soir, comme il voulait me broyer entre ses dents un doigt de mon pied, je lui frappai la figure avec le crochet de la cheminée. Il resta calme sur le sol, laissa le sang couler sur sa bouche et lécha ses lèvres. Je lui crachai au visage. Il lécha encore.

Mais les lendemains de ces débauches étaient atroces pour moi. La tête lourde, la figure livide, le cœur tremblant, je gardais le lit jusqu’à midi en gémissant. La lumière du jour me blessait. Le bey la repoussait derrière de lourdes draperies. Et dès que la chambre était éclairée par de nombreuses bougies et embaumée par le myrrhe, la folie reprenait de plus belle.

Un soir, très tard, au moment où je me trouvais au comble de l’ivresse, quatre jeunes filles munies de tambours de basque et de castagnettes firent irruption dans le fumoir et se lancèrent aussitôt dans une danse étourdissante. Mon cœur bondit de plaisir !… C’étaient vraiment quatre Kyra, parées comme des princesses orientales, mais aux visages légèrement masqués par le voile.

Je sautai de ma place, renversant mon café, mon verre de liqueur et mon narguilé, et je me jetai sous leurs pieds. Allongé au milieu de la chambre, les yeux fermés, je sentis longtemps, longtemps, le frôlement de leurs jupes et maints parfums inconnus s’introduisant violemment dans mes narines, puis…

Puis, je perdis connaissance…

Quand je me réveillai dans mon lit, je ne voulus pas en croire mes yeux, mes sens, l’odieuse réalité !… Quatre putains du dernier lupanar, vieilles, ridées, hideusement nues, me caressaient, m’embrassaient, me tiraillaient en tous sens et me couvraient la face et le corps de leur bave. Je me débattis et criai au secours. Elles me prodiguèrent force tendresses. Alors je m’arrachai de leurs bras, et empoignant les pinces de la cheminée je dévastai toute la chambre, brisant glaces, vases, statuettes, bibelots, tout ce qui tomba sous ma main.

Épouvantées, les dégoûtantes amoureuses se sauvèrent, allant rapporter à Moustapha-bey que je me refusais à voir les quatre belles jeunes filles de tout à l’heure dans ces « salopes » aux visages de hibou.

Après cette nuit d’orgie, je m’enfermai pendant vingt-quatre heures dans ma chambre et refusai de recevoir qui que ce fût. La nourriture me donna des nausées ; je l’offris toute à Loup, à qui j’avouai ma bassesse.

Enfin, écœuré jusqu’au fond des entrailles par l’abjection où le bey voulait me jeter, je décidai de me pendre, et je demandai mon maître pour lui dire que s’il ne consentait pas à me lâcher, je mettrai mon plan à exécution par n’importe quel moyen. On me répondit que le bey était parti pour un voyage de dix jours. Cette nouvelle inattendue fut pour moi une grande surprise et un immense soulagement ; du coup, ma tête se prit à l’idée de m’évader.

Nous étions au mois de mars. Le lendemain du départ du bey, je me promenais dans le parc, escorté par mon domestique, quand, soudain, une question se posa à mon esprit : « Par où le chien entrait-il dans le parc ? » Celui-ci était entouré de vieilles et hautes murailles, impossibles à escalader, et la grande porte d’entrée était constamment fermée. Il devait donc exister quelque part une brèche. Discrètement, je me mis à observer, et en effet, tout en longeant le mur couvert de lierre et de broussailles, je remarquai un endroit où les feuilles étaient piétinées. Prétextant un besoin urgent, je laissai mon vilain compagnon sur le sentier, pénétrai dans les buissons, et découvris qu’à la base du mur s’était produit un éboulement récent qui ouvrait un large passage vers le côté le moins fréquenté de la campagne. Je repérai le lieu : il se trouvait en face de mes fenêtres.

Le soir même, prisonnier dans cette vraie forteresse, mon cerveau s’embrasa. Le salut était là, à deux cents pas de ma chambre. Comment passer à travers ces grilles fixées dans un solide cadre en bois de chêne ?

Jusqu’à minuit, lumière éteinte, j’essayai ; je m’épuisai, d’abord en voulant écarter les barreaux, puis en entaillant, avec mon canif, la base du cadre pour tenter d’en arracher le fer. Peine perdue ! Je m’affolai. Dehors : pleine lune, nature calme, espace, liberté… Ici : prison, débauche, tyrannie… Je voyais l’arrivée du bey et le recommencement de la sarabande avec tout son cortège. Je me sentais englouti. La chambre me parut une cage infernale saccagée par les démons. Un frisson glacial traversa mon dos, des sueurs froides inondèrent mon visage, un tremblement furieux saisit mon corps et le secoua au point que je me mordis la langue au sang.

La montre marquait deux heures du matin. Silence sépulcral dans toute la maison.

Vivement, je pris de petits bois d’allumage et du papier, je fis un foyer sur l’embrasure de la fenêtre et j’y mis le feu. Peu après, tremblant de tous mes membres, épouvanté par mon acte, je regardai le cadre se dévorer de flammes, la chambre se remplir de fumée et le parc s’éclairer. Je serrai les mâchoires avec mes deux mains pour ne pas crier aux secours ; dans un effort suprême je saisis un crochet, j’arrachai deux barreaux, qui tombèrent à l’intérieur avec des charbons ardents. Puis, fébrilement, je ramassai mon trésor et sautai dans le parc, où je me mis à courir à toutes jambes vers le mur !…

Mais dans mon affolement, et empêché par l’obscurité, je ne réussis pas à trouver la brèche du premier coup. Alors, pris de terreur panique, je perdis la tête, courus en avant, en arrière, bouleversai les branches, m’ensanglantai la face et les mains ; enfin, avec un cri de joie, je retrouvai le passage et bondis dehors !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux heures plus tard, moyennant de belles pièces d’or, je me trouvais sur la côte asiatique, et de là, à la faveur du petit jour, je contemplais le sommet droit de Péra où d’immenses langues de flammes se levaient, vengeresses, vers le ciel !… C’était un incendie de plus dans ce Constantinople dévoré d’incendies…

Le soir de ce matin libérateur, une diligence me déposait à la porte d’une auberge, dans une petite commune turque ; deux soirs plus tard, je couchais à Smyrne, et huit jours après je fumais un bon narguilé sur la terrasse d’un grand café de Beyrouth.

Mais ce n’est pas fini…

Maintenant je me considérais comme apte à voir clair dans la vie et à ne plus me laisser duper. J’avais seize ans et une expérience à moi. Cette expérience partageait toute la société en trois catégories. « D’abord, des êtres doux et aimants comme Kyra et comme maman ; ensuite, des brutes comme mon père ; enfin, d’autres qui sont généreux à la manière de Moustapha-bey. Il faut faire attention. »

Et sur ma terrasse je fis attention de ne pas me trouver trop près de quelques joueurs d’échecs aux allures sympathiques. Je pensais à mon pauvre Loup, qui fut si long à accepter mes caresses, et je fis comme lui, je me garai à tout moment contre les mains qui s’allongeaient pour caresser mes joues d’adolescent.

Hélas ! Je me garai si bien, si bien, que, sans m’en apercevoir, j’allai tomber dans une autre fosse ; car la vie n’entrait pas toute dans mes trois catégories.

J’avais loué une chambre au-dessus même de la belle terrasse du Grand Concert-Variétés, sur la seule place publique de Beyrouth. Le café était rempli, depuis le matin jusqu’au soir, du monde le plus cosmopolite ; mais à part les élégances du pays, que j’évitais, ce qui faisait le charme de cet endroit, c’était la troupe d’artistes engagés aux Variétés. Hommes ou femmes, jeunes ou vieux, beaux ou laids, ils étaient tous pleins de vie. Partout des rires communicatifs, partout des plaisanteries joyeuses. Ils avaient, pour chacun des habitués, un petit mot complaisant, et chacun y trouvait son compte. Comme j’étais un de ces habitués, j’eus, moi aussi, mon petit mot. Et mon compte fut joli…

Ces artistes étaient des Italiens, des Grecs et des Français. Ils habitaient le même hôtel que moi. Sur un couloir étroit, en face de ma chambre, logeait un jeune couple grec qui chantait fort bien. L’homme me déplaisait, mais la femme était à gober dans un verre d’eau ! Et je la gobais de mon mieux, en cachette. Elle s’en aperçut. Seule et presque déshabillée à sa toilette, sa porte se trouvait toujours ouverte aux heures où je sortais. Cela me gênait fort, et je fermais les yeux tant que je pouvais ; mais quelqu’un de plus fort que moi me les ouvrait.

Et voilà qu’un jour, nous croisant dans l’obscurité du couloir, elle me prit dans ses bras, me donna un baiser assez bon, et dit :

« Il est trop timide ce jeune homme ! Faut l’encourager ! »

Étourdi de cette aventure, je me dis dans ma chambre : « Eh bien ! Quel mal peut-il résulter d’un baiser qu’une femme donne à un jeune homme ? » Car j’étais maintenant un « jeune homme ». Elle l’avait dit ; mes vêtements, mon indépendance, mes apéritifs coûteux le prouvaient. Seule ma raison ne le prouvait pas, car je perdis la tête. Mais qui, dans la vie, se trouve embarrassé par la raison ?

Un après-midi, je contemplais de ma fenêtre la multitude qui fourmillait sur la place ; je pensais au jeu, à la voix et à la mimique de l’actrice, me rappelant douloureusement les ingénuités de Kyra, — quand la porte s’ouvrit et la chanteuse entra. J’eus peur.

« Ne crains rien, mon petit : il est en bas, engagé dans un gros jeu d’argent. »

Elle m’enlaça le cou. Je protestai :

« Je ne veux pas que vous restiez ici !

— Comment ? Tu me chasses ? Et moi qui t’aime… et me croyais aimée ! » fit-elle, tendrement, en m’embrassant. Je restai près d’elle, sur le lit, ne me trouvant pas trop mal. Et je ne sais pas comment, tout en me caressant, elle ouvrit la porte et attrapa vivement un plateau sur lequel il y avait une bouteille de vin étranger et des gâteaux secs. Je les trouvai délicieux ! Elle en fit venir d’autres. Je lui tins tête, un peu par gourmandise et davantage par bravade. Et des caresses ! Et des baisers !

Mais je m’aperçus qu’elle me tripotait un peu trop et je rougis.

« Tu sais, mon poulot ? » dit-elle. « Tu n’es bon à rien ! À ton âge ! »

Et pour me mettre à l’aise, elle changea de question :

« Tu es raïa ?[7]

— Je ne sais pas…

— Cependant ! Quels papiers as-tu ?

— Je n’ai pas de papiers.

— Comment ? Tu voyages en Turquie sans papiers ? Mais ça c’est très imprudent, mon ami : tu pourrais te faire arrêter ! »

Je fus terrifié. On m’aurait dit que la police de Moustapha-bey était à la porte, je ne l’aurais pas été davantage.

Je la priai de se taire. Elle me promit sa protection. De nouveau une protection ! Quel blasphème ! Il n’y avait donc pas moyen, nulle part, de vivre librement, sans protection ?…

Et les idées noires me reprirent. Elle caressait mes doigts :

« Comme tu as de jolies bagues ! Tu ne m’en offres pas une ? »

Je ne pus, naturellement, pas refuser une bague à ma protectrice.

Ma vie se gâta. Et il n’y avait pas même quinze jours que je la goûtais librement. Une main invisible, longue de Constantinople à Beyrouth, menaçait de nouveau ma liberté.

Mais une main bien visible et plus proche m’intima, le soir de ce tête-à-tête, une note de vins étrangers et de gâteaux secs équivalant au coût d’un mois de pension. En payant cette note, je pensais : « Avec ça et ma bague, j’apprends que ma liberté est malade. »

Quelques jours après, j’appris jusqu’à quel point elle l’était.

Inséparables à l’apéritif, la chanteuse et son époux devinrent bientôt mes commensaux et presque mes pensionnaires. Un jour, pendant que nous étions à une partie de jaquet, un officier de police s’approcha et me dit :

« Vous habitez ici, Monsieur ?

— Oui, Monsieur », dis-je, étouffé.

« Eh bien, soyez assez bon pour aller demain dans la matinée faire viser vos papiers au bureau de police. »

Et saluant gracieusement mes compagnons, il s’en alla. Moi, je me sentis enfoncer sous terre.

« Ne vous en faites pas ! » me dit ma protectrice. « Mon mari ira tout à l’heure dire au Mamour de vous laisser tranquille. Ils sont des amis. »

Avec quelle effusion je les remerciai !

En effet, je ne fus plus dérangé par la police. Très reconnaissant, je pensais même un jour trouver quelque autre moyen de lui prouver ma gratitude qu’en leur offrant des déjeûners, quand il vint lui-même m’en donner l’occasion :

« Je n’ai pas de chance au jeu, mon ami, » me dit-il à brûle-pourpoint ; « pouvez-vous me prêter deux livres turques ?

— Volontiers. »

Le lendemain il fut aussi peu chanceux que la veille et m’en redemanda deux autres. Le surlendemain, encore autant. Au bout d’une semaine, sa malchance me fit réfléchir, car, de ce train-là, ma fortune eût sombré avant trois mois. Le soir même de cette saine réflexion, je prenais le chemin de Damas en compagnie de deux gros marchands de tapis.

Cahoté dans un coin de la harabia, je songeais à la complexité de l’existence :

« Maintenant », me disais-je, « il faut que je fasse attention aux femmes qui donnent des baisers dans les couloirs obscurs. »

Damas fut pour moi un vrai chemin de Damas ; ma vie y changea de fond en comble.

Sur cette ville, Dieu paraît avoir tamisé toute la poussière grise et ouatée des quatre coins du monde ; en y descendant je crus que j’y laisserais mon âme.

Je m’étais habillé en costume de citadin grec pauvre, pour passer inaperçu. Les autres effets, enveloppés dans un gros mouchoir, je les portais sous le bras, tandis que mes bijoux et les livres turques, je les avais dans le Kémir[8], à même la peau du ventre. Ainsi déguisé, je me sentis à l’abri de toute « protection » non désirée ; et j’allai, par les ruelles qui sont de vrais tunnels traversant les maisons, demander une chambre bon marché du côté de la ville appelé Cadèm. L’aubergiste grec me répondit que, pour coucher à bas prix, il fallait prendre une chambre à deux occupants. J’acceptai. Allant la voir et poser mon baluchon, je demandai qui était le compagnon qui couchait dans l’autre lit.

« Un homme comme toi ! » fit-il, bourru. L’angoisse me prenait à la gorge. Mon pays, Kyra, maman, s’enfonçaient dans un lointain ténébreux à jamais disparu pour moi ; et moi, à jamais transplanté, que cherchais-je dans cette sinistre ville ? Par quel moyen espérais-je encore retrouver ma sœur ? Et comment ferais-je pour gagner ma vie, le jour où mon argent serait dépensé ?

En outre, je n’avais pas de papiers. Autre histoire grave. Je pouvais me faire arrêter. Qui me tirerait de prison ?

Dans la cour de l’auberge, autour d’une fontaine fleurie, du monde bavardait assis à la turque, fumait, buvait une eau-de-vie laiteuse et semblait heureux. Ces gens étaient chez eux. Ils se connaissaient, s’entr’aidaient, avaient des joies et des douleurs communes. Et moi ? Qu’étais-je pour eux ? Un inconnu. Qui entre dans la chambre où un inconnu meurt, (meurt de maladie ou de tristesse), pour lui demander si son cœur désire quelque chose ?

Instinctivement, je portai la main au Kémir, où j’avais mon or, mon seul ami ! Mais l’or est un ami qui s’en va sans regret, sans peine, traîtreusement, et je ne savais pas par quel moyen on le fait rentrer dans le Kémir. Autre chose était une Kyra ! Elle ne m’aurait quitté pour rien au monde. Nous étions inséparables. Y avait-il une autre Kyra dans tout ce monde qui remplit les villes et les villages ? Peut-être. Mais elles avaient leurs Dragomir, et, pour elles, j’étais un inconnu qui passe, que l’on regarde par curiosité et que l’on oublie.

Pour me consoler, je demandai un verre d’eau-de-vie, puis un autre. L’heure du dîner arriva. Je pris un repas sommaire et bus un verre de vin, puis un autre. Et le cœur gros d’incertitude, je montai dans ma chambre.

Là, un homme dans la trentaine, à moitié déshabillé, restait assis sur le bord de son lit. Une lampe à pétrole brûlait sur la table. Deux chaises. Les lits d’une propreté douteuse. Une glace fumée. Point de lavabo.

Je lui souhaitai bonsoir, en grec, et j’examinai mon lit.

« Il faut l’éloigner du mur, » me dit-il, comme à une vieille connaissance. « Il y a des punaises. Et nous devons laisser la lampe brûler toute la nuit : les punaises, comme les hibous, craignent la lumière.

— Des punaises ? » demandai-je ; j’ignorais totalement ces bêtes-là. « Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Tu ne sais pas ce que c’est que des punaises ? Eh bien, tu l’apprendras cette nuit. Mais, dis donc, où as-tu couché jusqu’à présent pour ignorer cela ? Moi, je ne sais pas ce que c’est qu’un lit sans punaises !

— Ça fait mal, les punaises ? » questionnai-je, effrayé de ce nouvel ennemi.

« Un peu », répondit-il, avec indifférence.

Fatigué, je voulus me déshabiller et me coucher, mais une gêne encore inconnue m’empêcha de le faire sous les yeux de cet étranger. Il le comprit, car il alla baisser la flamme ; lorsque je me fus glissé sous la couverture dans la semi-obscurité, il se releva et la remonta.

« On dirait que tu es une jeune fille ! » dit-il en riant. Cette gentillesse me donna confiance, et je m’endormis ce soir-là, pas trop malheureux, en serrant mon Kémir sous le coussin.

Le lendemain matin, je ne savais pas davantage que la veille ce que c’était qu’une piqûre de punaise, mais mon compagnon me montra une tache de sang sur l’oreiller. Presque joyeux, je m’habillai gaillardement devant lui.

Des éclats de voix et des gros rires montaient de la cour. Je regardai par la fenêtre ; je vis des hommes groupés autour de la fontaine, fumant de gros tschibouks et absorbant bruyamment le café. La cour était arrosée et balayée. Un air frais entrait dans les poumons, une lumière jaunâtre, mystérieuse, tout orientale, flottait sur les choses et sur les êtres.

Aussitôt je m’emballai. Le tendre ennemi qui dormait dans mon cœur se réveilla :

« Voulez-vous prendre le café avec moi ? » dis-je à l’inconnu.

En bas, nous causâmes, aspirant nos tschibouks comme des cheminées. Et lui, le premier, me raconta ses peines : sans travail, sans argent, endetté. Alors, je lui dis que moi aussi j’avais un chagrin :

« J’ai perdu mes papiers. Si vous savez comment je pourrais m’en procurer d’autres, je vous donnerai une livre turque pour la commission. »

Il s’alluma :

« Oui, cela se peut ! » fit-il tout bas. « Il y a ici un « écrivain public » qui en procure, mais il demande beaucoup d’argent.

— Combien ? » m’écriai-je, heureux.

« Quatre livres.

— Je les donne ! Et à vous, la livre promise ! »

Une heure plus tard, un scribe à grosse barbe blanche jura sur ses yeux, devant un fonctionnaire, qu’il m’avait vu naître à Stamboul, l’an tel de l’Hégire, que je m’appelais Stavro, que j’étais donc « raïa, sujet soumis du Sultan, notre maître ».

Le fonctionnaire écouta, en souriant ; puis, prenant une plume, couvrit un long papier d’une belle écriture arabe, signa, fit signer le vieux, y appliqua le sceau impérial et m’offrit le précieux talisman.

« Il faut lui donner un bakchiche », me souffla le scribe. Je mis sur la table une livre.

« C’est pas assez », fit le vieux. J’y ajoutai encore une, toujours allant dans un coin fouiller dans mon Kémir. Dehors, je payai le faux témoin de ma naissance. Puis, seul avec mon compagnon, nous allâmes par toute la ville manger, boire et nous promener.

Le soir, tous les deux gris et joyeux, nous regagnâmes nos couchettes, où, me moquant des punaises, je dormis comme un tronc, ayant soin, quand même, de bien cacher mon Kémir sous ma tête.

Au réveil, je fus étonné de me trouver seul dans la chambre ! Mais ce fut autre chose que de l’étonnement, quand je m’aperçus que mon Kémir, mon ami traître et sans cœur, m’avait quitté également, me laissant avec trois mégdédies[9] dans la poche et le maudit talisman !…

Il ne s’agissait plus de pleurer ! Maintenant il fallait mourir…

Je garde encore aujourd’hui, ici, au-dessus de mon estomac, le nœud, le vide qui se forma dans ma poitrine ce matin-là et faillit me tuer.

En chemise et en caleçons, je pirouettai autour de moi-même, et, sans savoir pourquoi, je me penchai par la fenêtre. Dans la cour, comme le jour d’avant, les mêmes gens fumaient autour de la fontaine : ils me semblèrent des fossoyeurs gardant un cercueil. Et, machinalement, voulant descendre l’escalier, je me jetai dans le vide ; je me relevai aussitôt, la figure ensanglantée, étouffant ; à l’arrivée du patron et des clients, je dis :

« Le… Kémir… »

Ils m’interrogèrent, tous à la fois et sur tout. Je ne pus dire autre chose que :

« Le Kémir

— Eh bien, qu’est-ce qu’il a, avec son Kémir ?…

— Le Kémir… »

On me versa de l’eau sur la tête, on me lava la face pleine de sang, on me força à avaler de l’alcool.

« Parle maintenant ! » cria l’aubergiste en me secouant par l’épaule.

« Le Kémir… » gémissais-je sans arrêt.

« Sûrement, » conclut-il, « le voyou qui dormait dans l’autre lit lui aura volé son Kémir en guise de remerciement pour avoir bamboché hier ! »

Et comme je voulais tout le temps me tenir debout et marcher, il m’obligea à rester assis sur une chaise, crucifié par ma douleur, les mains ballantes ; il essaya de me consoler :

« Bon… c’est un malheur… On t’a volé tes sous. Mais il ne faut pas te tuer pour cela ! Tu ne seras pas plus avancé… Combien de tschérèks avais-tu ?

— Le Kémir… » répétai-je.

« Ça y est ! Ce garçon ne saura plus prononcer autre chose que « le Kémir ». »

En disant cela, l’aubergiste monta dans ma chambre et revint avec mes vêtements :

« Allons, habille-toi ! »

Je me laissai faire comme un paralytique, et il m’habilla des pieds à la tête. Puis, me fouillant les poches, il en tira le papier d’identité et l’argent :

« Tiens ! » s’écria-t-il ; « tu n’es pas si pauvre que ça ! Tu as trois mégdédies… Et tu t’appelles Stavro. Eh bien, Stavro, on ne meurt pas de faim avec cet argent. Quel travail sais-tu faire ? »

— Le Kémir

— Oôô !… Sacré Kémir !… » hurla-t-il, fâché. Et remettant le tout dans mes poches, il s’en alla, disant :

« Tout de même : tu n’avais pas, dans ce Kémir, de quoi t’acheter un chameau, car, dans ce cas, tu ne serais pas venu coucher chez moi ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’avais dans le Kémir de quoi m’acheter beaucoup plus qu’un chameau. J’avais quatre-vingt-trois livres turques en or, neuf bagues avec pierres, et la montre ! Et avec cette fortune sur moi, si, j’étais venu coucher chez lui !…

Ce n’est pas vrai du tout, que l’être humain soit une créature qui comprenne la vie. Son intelligence ne lui sert pas à grand’chose ; par le fait qu’il parle, il n’en est pas moins bête. Mais là où sa bêtise dépasse celle des animaux, c’est quand il s’agit de deviner et de sentir la détresse de son semblable.

Il nous arrive, parfois, de voir dans la rue un homme à la face blême et au regard perdu, ou bien une femme en pleurs. Si nous étions des êtres supérieurs, nous devrions arrêter cet homme ou cette femme, et leur offrir promptement notre assistance. C’est là toute la supériorité que j’attribuerais à l’être humain sur la bête. Il n’en est rien !

Je ne me souviens plus très bien, — car il s’est passé cinquante ans depuis, — comment j’ai quitté ma chaise et la cour de l’auberge, par où j’ai passé, avec ma tête vide, pour traverser toute la ville. Mais je sais que pas une seule main n’est venue se poser sur l’épaule de cet adolescent aux yeux hagards, qui marchait comme un automate ; pas une voix, pas une face humaine ne s’est présentée pour s’intéresser à moi ; et c’est dans cet état d’inconscience que je me suis trouvé, par ce beau matin d’avril, sur les allées de la promenade damascène appelée Baptouma.

Je fus ramené à moi par la rage et les jurons d’un cocher arabe qui avait failli me renverser. Alors je me tâtai la ceinture, où il n’y avait plus de Kémir ; je sentis mon cœur se débattre comme un oiseau dans la main, en même temps qu’une boule montait de l’estomac et me coupait la respiration. Ce mouvement devint un tic atroce. Chaque fois que je portais la main à la ceinture, mon cœur était traversé par une frayeur qui m’étouffait, et j’avais sans cesse besoin de me convaincre que c’était vrai, que j’étais bel et bien la victime de ce forfait, que je n’avais plus mon Kémir. Dans les grandes détresses qui frappent les cœurs émotifs, ils s’habituent difficilement à l’idée que le malheur a eu lieu, et qu’il n’y a plus rien à faire.

Des promeneurs passaient à mes côtés ; des couples heureux, des femmes avec des enfants, de gros messieurs calmes et contents. Ils me regardaient en face et passaient. Ils ne voyaient rien. Ils ne comprenaient rien. Et moi, je mourais. Moi, j’étais seul à supporter un malheur insupportable pour mon âge, pour mon cœur et mon inexpérience.

Je marchais toujours. Je sortis du bois. La campagne syrienne, avec ses routes boueuses et les taudis des Bédouins, me parut vide de toute vie, pareille à mon corps. Avant de fixer mon regard sur quelque chose, ma main se portait à la ceinture, mon esprit répétait : « Je n’ai plus mon Kémir… » Et de nouveau l’asphyxie me prenait à la gorge.

Un enfant arabe, à califourchon sur un âne, passa lentement tout près de moi, traînant par la corde un chameau chargé de deux grosses balles qui oscillaient. La laideur de cette bête, aux yeux plats de gros serpent, me fit peur. Un peu plus loin, un Bédouin à la barbe noire, sauvage, au visage cuivré, arriva au galop de son cheval, stoppa et me posa une question en arabe. Je ne sus que lui répondre ; il disparut, me laissant une impression agréable, car il me rappelait la belle tête de Cosma.

Bientôt je pénétrai dans un village aux habitations primitives, où des hommes, assis par terre, tournaient le bois en se servant de leurs pieds nus aussi adroitement que de leurs mains. Des femmes vêtues de loques noires, sales et à la face voilée, — vrais épouvantails, — portaient des cruches ovales sur la tête, tandis que des enfants crasseux et maigriots jouaient et criaient comme de petits diables. Devant un four construit de boue et à moitié enfoncé dans la terre, un homme sortait des petits pains chauds, plats comme des assiettes à dessert. Une odeur de pâte crue me frappa l’odorat.

J’allais sortir du village, quand je m’aperçus qu’un chien me suivait docilement à un pas de mes talons. Je m’arrêtai. Il s’arrêta ; nous nous regardâmes dans les yeux. C’était un chien aux poils gris foncé, grand comme Loup ; mais, le pauvre, il n’avait rien de la dignité, de l’allure indépendante, du calme conscient de l’autre. Il baissa la tête avec humilité et se tapit de peur. L’expression de ses yeux était incertaine, humble et troublée. J’eus pitié et lui caressai la tête. Il me lécha la main. Il n’était pas difficile.

Je retournai au four et achetai, pour deux météliks, quatre de ces petits pains plats. Il les dévora tous les quatre sans mâcher. J’en rachetai encore autant, les mis dans mes poches et repris ma marche sans but. Il me suivit comme auparavant.

Une petite montagne sablonneuse, entièrement stérile et désertique, apparut devant mes yeux. Je l’atteignis en peu de temps et me mis à gravir la pente ; mais bientôt je m’essoufflai et m’assis à côté du chien. Sous mes yeux, Damas, parsemée de coupoles et de minarets qui surplombaient la vaste étendue des terrasses, me parut un immense cimetière enseveli sous sa poussière blanche.

Pas un bruit ne me parvenait. Derrière mes oreilles, les pulsations violentes de mon cœur meurtri. Mes yeux se voilèrent. Damas et le monde disparurent. Regardant dans le passé, je revis lumineusement la maison de ma mère. La douce existence de ce temps si éloigné s’insinua sous mes paupières fermées. Je vécus à nouveau tous les jours heureux d’autrefois et dans les moindres détails, depuis l’instant le plus obscur de mes souvenirs jusqu’à la nuit terrible du meurtre, jusqu’au ravissement.

Et soudain, l’idée s’empara de moi que mon malheur et le malheur de Kyra étaient des souffrances expiatoires pour avoir voulu, provoqué ce crime et servi d’instruments pour l’accomplir. Nous avions désiré la mort du père et du frère. Cela ne pouvait être qu’un péché mortel. Maintenant, Dieu nous punissait, Kyra et moi, elle, par l’esclavage, moi, par une désastreuse liberté…

J’ouvris les yeux, je fus épouvanté. Le ciel, au couchant, était rouge comme le sang. Des nuages bas, atteignant presque la terre, et de la couleur du sang caillé, se mouvaient lentement, prenant toutes sortes de formes fantastiques, l’une plus effrayante que l’autre.

Devant la petite grotte où j’étais blotti, je me laissai crouler, la face à terre, cachée dans mes mains ; je priai longuement, je demandai pardon à Dieu, à mon père, à l’âme de mon frère assassiné.

Et la nuit engloutit dans ses ténèbres le corps d’un adolescent repenti, cherchant consolation dans la détresse d’un chien envoyé par le hasard.

Les prières et les pénitences apportent du soulagement aux âmes croyantes. Je connus quelques heures paisibles. Mais l’approche de l’aube, dans les régions sablonneuses, amène un froid glacial. Quand le soleil surgit à l’horizon du Levant, je grelottais de tous mes membres, je crus contracter un refroidissement qui me coûterait la vie. Je me disais : « Si je meurs dans ce repentir, Dieu me pardonnera, mon âme n’ira pas dans l’enfer éternel. »

Je me levai et repris le chemin de retour. En route je mangeai un petit pain ; les trois autres, je les donnai au chien, qui était plus affamé que moi.

En peu de temps, le soleil commença à me chauffer le dos ; alors je sentis une paix bienfaisante germer en moi. J’arrivai au village. Il me parut moins laid. Là, le chien me quitta. Cela me causa quelque peine ; lui caressant la tête, je me séparai de lui comme d’une connaissance aimable faite dans un court voyage.

Seul, maintenant, et toujours serré à la gorge par l’idée de mon Kémir, je pris la route du bois de Baptouma et de Damas. Une longue caravane de chameaux me croisa en chemin, sans m’effrayer. Je rentrai dans les allées de Baptouma un peu avant midi et par un temps resplendissant ; je fus étonné du mouvement. En voiture ou à pied, des hommes en beaux vêtements turcs, des femmes jeunes et belles, — la plupart n’ayant que le bas du visage légèrement caché par un fin voile de tissu blanc, — circulaient en tous sens. Des voix sonores, des éclats de rires rappelant le tintement des verres de cristal touchés par une baguette, des conversations joyeuses montaient de partout. Je fus ébloui du charme des voix comme du pittoresque des costumes ; je me souvins que c’était vendredi, le dimanche musulman. Les salutations entre les femmes étaient rares, gracieuses et discrètes ; mais entre les hommes, les effusions sentimentales, les salamalecs et les poignées de mains à répétition occasionnaient de longs arrêts aux piétons. On parlait beaucoup le turc ; néanmoins, l’arabe dominait.

Je restai longtemps à admirer ce va-et-vient. Puis, les voitures et les piétons se raréfièrent. Songeur, troublé, le cœur harcelé entre le désir de vivre, la soif de joie, mon malheur, ma ruine, je continuai ma route. Bientôt je me trouvai seul, seul et triste. Une belle voiture à deux chevaux venait au trot, en sens contraire. Lorsqu’elle fut prête à me croiser, ma respiration s’arrêta, mon cœur cessa de battre…

Kyra était dans la voiture…

Oui, je crois encore en ce moment que c’était ma sœur douce et aimée ! C’était Kyra, telle que Nazim Effendi l’avait parée, dans son voilier, en superbe costume d’odalisque, de cadâna de harem, ressemblant aux portraits accrochés sur les murs !…

Je chancelai, battis des mains et criai en roumain ;

« Kyra ! Kyralina !… C’est moi, Dragomir ! »

La jeune femme sourit sous son voile transparent et me salua de sa main gantée, mais le cocher claqua du fouet ; l’eunuque qui était à côté de lui me foudroya du regard, et les chevaux volèrent.

Je crus mourir !… Oui, c’était Kyra ; elle m’avait fait signe !… Et, sans plus, je me mis à sauter comme une autruche à la poursuite de la voiture, en me disant en moi-même :

« Seigneur tout puissant !… À peine ai-je avoué mon péché et fait mon repentir, que ta grâce m’envoie déjà la sœurette perdue !… »

La voiture, malgré ma course, s’éloignait visiblement ; à bout de souffle, je craignais de la perdre de vue. Pour mon bonheur, je la vis, à la sortie du bois, se diriger tout droit vers une somptueuse villa dont la grande porte s’ouvrit à deux battants, avala l’équipage, et se referma sur lui.

Je criai de joie ! De toutes mes forces défaillantes, je m’élançai vers la porte, et j’y cognais rageusement des poings et des pieds à la fois. Aussitôt, une petite porte s’ouvrit à côté de la grande, et un cavas en uniforme apparut.

« Kyra ! » hurlai-je, essoufflé, en turc, « c’est ma sœur… je veux parler…

— Quoi ? Que veux-tu ? » demanda le cavas dans la même langue, en m’arrêtant.

« La dame… qui vient d’entrer en voiture, c’est… ma sœur… Kyra.

— Quoi « Kyra », bré ? Tu es fou ? »

En effet, j’étais fou, car je fonçai sur le cavas, me glissai à côté de lui, et pénétrai dans la cour ; mais je n’eus pas le temps d’aller loin ; deux hommes surgirent, en même temps que d’une fenêtre une voix de vieillard enroué cria :

« Ou’est-ce que veut dire ce désordre ? Cravachez-moi, un peu, ce ghiaour[10], ainsi que le cavas qui l’a laissé entrer ! »

Je fus traîné hors de la cour, étendu par terre, et frappé avec un nerf de bœuf qui me fit crever le pantalon et les fesses. Puis, les bourreaux verrouillèrent la porte, me laissant à moitié évanoui de douleur.

C’est ici le point culminant de mon calvaire… Ici trouvent leur fin les tristesses de plus de trois années d’enfance tourmentée… Car, si Dieu fut cruel avec moi et me refusa Kyra, il y eut tout de même une Providence. Cette Providence m’envoya un ami.

Ramassant mon corps meurtri, j’eus à peine la force de me traîner de l’autre côté du chemin, je me jetai à terre, épuisé. À ce moment, un homme entre quarante et cinquante ans, pauvrement habillé en costume grec, et portant, dans une main, son récipient à salep, dans l’autre, le panier avec les tasses, s’approcha de moi, posa ses outils et, croisant les bras, arracha une exclamation du fond de ses entrailles :

« Ah, mon pauvre garçon ! » fit-il en grec, « J’ai été témoin de ta flagellation, j’y ai assisté impuissant ! Quelle offense as-tu commise à ces païens pour te faire maltraiter de la sorte ? »

Je regardai sa figure imprégnée de sincérité, sa barbe chiffonnée et grisonnante, ses yeux bons et endoloris sous un front tout plissé ; et pris de rage, je lui criai, révolté contre mes propres sentiments :

« Allez au diable ! Fichez-moi la paix ! »

Et j’éclatai en pleurs. Sa bonté rebondit :

« Pourquoi m’envoies-tu au diable, mon enfant ?… J’ai vraiment pitié de toi, je veux te secourir dans ton malheur !…

— Laissez-moi tranquille, vous tous, les hommes, avec votre pitié et votre cœur !.. J’en ai assez goûté !… Je veux mourir seul !…

— Oh, le malheureux ! Si jeune, et déjà dégoûté de la vie !… Mais, tout de même, bois cette tasse de salep chaud… Cela te remontera un peu. »

J’acceptai la tasse de salep, mais je ne savais plus que croire. Quelle règle, quelle compréhension fallait-il tirer de ma courte expérience, quand tant d’hommes, qui avaient commencé par se montrer bons et généreux, avaient fini par devenir bas et criminels ? Oui, à seize ans, je connaissais cette bassesse de l’âme humaine. Et je ne savais pas tout.

Je ne savais surtout pas que les œuvres de la Création sont infiniment complexes et variées, que mille ignominies souffertes ne nous donnent pas le droit de cracher sur l’humanité tout entière. Dieu lui-même a compris cela lorsque, fâché contre une humanité pécheresse, il décida de la punir sans l’exterminer, puisqu’il sauva du désastre un patriarche juste et sa famille. Il est vrai que l’humanité qui a suivi le Déluge n’a pas valu mieux que la précédente ; mais ce n’est pas de sa faute, à elle. C’est que Dieu (comme moi à seize ans) connaissait mal le monde et n’a pas su ce qu’il faisait.

J’ai su, moi, depuis le jour où le destin m’a envoyé un Barba Yani, vendeur de salep et âme divine, j’ai su qu’il doit se considérer comme heureux, l’homme qui a eu la chance de rencontrer dans sa vie un Barba Yani. Je n’en ai jamais rencontré qu’un seul, lui. Mais il m’a suffi pour supporter la vie, et, souvent, la bénir, chanter ses louanges. Car la bonté d’un seul homme est plus puissante que la méchanceté de mille ; le mal meurt en même temps que celui qui l’a exercé ; le bien continue à rayonner après la disparition du juste.

Comme le soleil qui disperse les nuages et ramène la joie sur la terre, Barba Yani foudroya le mal qui rongeait mon âme et remplit mon cœur de santé. Ce ne fut pas sans résistance de ma part ; ce ne fut pas sans opposition vexante ; mais quel est le cœur qui, tant meurtri soit-il par la vie, est capable de tenir tête à l’explosive bonté ?

J’ai dû céder, et le providentiel vendeur de salep apprit tout le drame. Son remède fut rapide comme l’éclair.

« Stavraki ! » me dit-il, en adoptant prudemment mon faux nom et lui créant un diminutif. « Tu dois, d’abord, renoncer à chercher ta sœur d’une façon si peu sage. Sache qu’on arrache plus facilement une biche de la gueule du tigre, qu’une femme enfermée dans un harem. Et si tu arrives à maîtriser cette faiblesse de ton cœur, pour le reste c’est facile comme bonjour : tu possèdes trois mégdédies ; eh bien, cet argent suffit pour t’acheter un ibrik à salep et des tasses, c’est-à-dire ce que tu vois dans mes mains et qui me fait vivre librement depuis vingt ans. Après quoi, l’ibrik sur un bras, le panier sur l’autre, Barba Yani à côté de toi, on ira gaillardement battre les rues, les places, les fêtes, les foires, et crier joyeusement : « Salep !… Salep !… Salep !… Voilà le salepgdi ! » La bonne terre du Levant s’ouvrira grande et libre devant toi, oui, libre, car quoiqu’on dise de ce pays turc absolutiste, il n’y en a pas un où on puisse vivre plus librement ; mais à une condition : c’est de t’effacer, de disparaître dans la masse, de ne te faire remarquer par rien, d’être sourd et muet… Alors, et seulement alors, tu pourras entrer partout, invisible ; les portes bien fermées ne s’ouvrent pas en les forçant. »

Pas plus tard que le lendemain, les bras chargés de mon ibrik et du panier à tasses, je criais, vaillamment, à côté de Barba Yani : « Salep !… Salepgdi !… » Et je vis alors de quelle façon on faisait rentrer dans son kémir l’ami traître et sans cœur qui l’a quitté. Les sous tombaient de tous côtés, la liberté entrait dans ma bourse, et, le soir tombant, je goûtais le bonheur de l’homme qui peut vivre sans avoir les poches remplies d’or. En fumant nos narguilés sur une terrasse, je me pénétrai de la bonté qui rayonnait sur toute la personne de Barba Yani. Je lui fus reconnaissant, je l’ai aimé comme on aime un bon père et un ami. Je logeais chez lui, je travaillais avec lui ; les repas, nous les prenions ensemble, les heures de flâneries, nous les goûtions en commun, et ainsi nous devînmes inséparables. Une forte amitié ne tarda pas à nous lier, greffant la jeune pousse sur le tronc de l’arbre mûr.

Barba Yani alla même au-devant de ma curiosité en me dévoilant son passé. Ce passé n’était pas sans reproche ni amertume.

Daskalos (instituteur) dans une petite ville de la Grèce, il avait commis une erreur passionnelle qui lui avait valu deux années de prison et la perte de son titre. Au sortir de la prison, il avait dû quitter la ville, errer dans plusieurs autres, faire du commerce, connaître des revers, lier des amitiés, se saigner le cœur. Une autre aventure amoureuse faillit lui coûter la vie. Alors il passa en Asie Mineure et vécut dans la solitude, dans l’indépendance, presque dans la sagesse.

C’était un homme qui savait parler et savait se taire, exerçait la bonté sans devenir bonasse, et lorsqu’une tête ne lui allait pas, il était inutile d’insister. Il connaissait tous les dialectes du Proche Orient et partageait tout son temps libre à lire, à flâner, à laver son linge. Il ne me poussait à rien, mais me montrait seulement ce qu’il était bien, utile, intelligent de faire. C’est de lui que je tiens de savoir écrire et lire en grec. Me voyant si fidèlement attaché à sa vie, il ne me marchanda pas son affection. Au commencement, je l’appelais « monsieur » ; il me demanda de lui dire « Barba »[11]. Bientôt, oubliant la perte de mon Kémir avec son précieux trésor, j’allais devenir son disciple, son unique ami, et la consolation de ses vieux jours.

Mais auparavant, il me restait encore une dure côte à monter. Nous la montâmes ensemble.

J’avais oublié la perte de mon Kémir, je ne pus m’accommoder de celle de ma sœur. J’aimais Barba Yani, mais j’adorais Kyra. Et comme j’étais certain de la savoir derrière la porte où j’avais reçu la râclée, le démon me conseilla d’y retourner.

Nous étions en plein été, trois mois après la triste promenade à Baptouma. En cachette de Barba Yani, je fis plusieurs visites à la villa maudite, je rôdai de loin, guettai, espionnai. Rien. D’autres femmes sortaient en voiture, mais pas Kyra.

Encouragé par la prudence que j’y mettais, je me décidai, un soir, à être un peu plus audacieux. Je me procurai une échelle droite ; favorisé par une nuit obscure, j’allai l’appuyer contre le haut mur qui entourait la cour. Je voulais trouver le moyen de regarder à l’intérieur du harem, où je savais que les femmes circulent sans voile. Mais je ne trouvai que des persiennes fermées ; je persévérai, fis le tour du mur, finis par trouver une fenêtre éclairée. Ce n’était qu’une grande chambre, richement meublée, où il n’y avait personne… J’attendis, le cœur battant, sur le haut de l’échelle, espérant toujours voir des femmes passer sous mon regard.

Soudain, la marche sur laquelle j’étais assis craqua et je faillis tomber. Glacé de peur, je restai accroché tant bien que mal, quand une brusque et violente secousse vint me mettre à l’aise… L’échelle me fut arrachée, je tombai dans les bras d’un cavas, qui, sans dire un mot, m’assomma de coups de poings !

Je fus ligoté, mis dans une charrette à âne et conduit, sur-le-champ, à Damas, où je fus jeté en prison préventive.

Les prisons préventives, dans la Turquie de ce temps-là, étaient de vraies oubliettes pour les sujets ottomans. Le malheureux qui y entrait, surtout pour des délits aussi graves que le mien, ne savait jamais quand il serait jugé, à moins qu’une personne influente ne courût, avec des cadeaux, implorer la grâce d’un potentat. Mais ce dont il avait le plus à souffrir, ce n’était pas tant de la perte de sa liberté que de l’horrible existence qu’il menait dedans, tout particulièrement quand le prisonnier était un homme jeune.

Dans ma cellule, nous étions une dizaine. Le lit commun, une longue rangée de planches nues, occupait les trois quarts de la chambre. Dans un coin, un gros baquet en bois, avec un couvercle, où chacun allait faire ses besoins, dégageait une puanteur asphyxiante. Les poux de corps, les poux de tête, les punaises sans nombre et les rats, se promenaient par régiments. On ne se donnait plus la peine de les tuer ; il y aurait fallu une existence.

Les pratiques les plus odieuses s’accomplissaient sous les yeux de tous. Turcs, Grecs, Arméniens ou Arabes, ils n’étaient plus des hommes. L’abjection humaine était telle qu’on ne pourrait la comparer, qu’à elle-même, car seul le genre humain, de toutes les créatures de la terre, peut se dégrader à ce point.

C’est dans cet enfer terrestre, au milieu de ces monstres que je tombai. Quelle aubaine pour eux !

Aucun ne prit ma défense, aucun ne me protégea, musulmans, pas plus que chrétiens. Bien mieux, ils se battirent pour la proie fraîche, s’arrachèrent les barbes, s’ensanglantèrent ; armés, ils se seraient tués !… Ainsi, pendant un mois, je connus les plus atroces offenses que l’on puisse concevoir…

Aujourd’hui, je ne regrette pas d’avoir passé par là ; c’est ainsi que j’ai connu l’être humain à fond. Si je suis resté bon en dépit de tout ce que j’ai vu, de tout ce que j’ai souffert, c’est simplement pour rendre hommage à celui qui a créé la Bonté, l’a rendue rare, et l’a placée parmi les brutes, — seule justification de la Vie.

Je me considérais comme enterré vivant ; je pensais à la mort. On racontait que des prisonniers, ne pouvant plus supporter leur torture, s’étaient pendus aux barres des soupiraux avec des lambeaux de leurs effets, pendant que tout dormait, la nuit. J’étais décidé à faire comme ces martyrs-là.

Cependant, une voix intérieure me poussait à l’espoir. Je savais que je n’étais plus seul au monde, comme avant. Un homme de cœur, un ami rare, était dehors. Il était pauvre et sans protecteurs, mais il était bon et intelligent. Il devait penser à moi, travailler à ma libération.

Je fus dans le vrai. Un jour, la porte de la cellule s’ouvrit, le gardien entra, et, derrière lui, Barba Yani !… Quel immense bonheur !… Seule l’apparition de Kyra eût pu me rendre aussi heureux. Mais, en même temps quelle tristesse ! Ce mois, avait blanchi les cheveux du pauvre homme ! Je me jetai sur sa poitrine en pleurant. Pour toute miséricorde, devant cette scène douloureuse, un Grec, allongé sur le lit, cria : « Ah, petit vieux ! C’est à toi le garçon ?… Bonne marchandise pour l’endroit ! On s’en est régalé ! C’est toi qui l’as écrémé ? »

Blanc comme la cire blanche, Barba Yani me serra dans ses bras, et me dit d’une voix tremblante et étouffée :

« Sois fort ! Sois fort !… Demain tu sortiras d’ici pour être déporté !…

— Déporté ? » m’écriai-je. « Me séparer de toi ?…

— C’est la peine la plus douce que j’aie pu obtenir. Ta faute est grave : tu as voulu t’introduire, la nuit, dans un harem. D’ailleurs, console-toi, je t’accompagnerai. Le monde est grand, nous serons libres, et, à condition de m’écouter à l’avenir, tu seras heureux sur la terre turque… Allons, au revoir… Tiens-toi prêt pour demain à l’aube. »

Je n’ai pas pu dormir de toute la nuit. À la pointe de l’aube, on me sortit. Deux gendarmes à cheval, armés de fusils et de yatagans, étaient à la porte, avec une charrette. Alors je vis que nous étions trois condamnés à la déportation. Barba Yani était là, avec nos effets. On chargea le tout, et le convoi s’ébranla pour Diarbékir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une vie d’homme ne se raconte ni ne s’écrit. Une vie d’homme qui a aimé la terre et l’a parcourue est encore moins susceptible de narration. Mais quand cet homme a été un passionné, qu’il a connu tous les degrés du bonheur et de la misère en courant le monde, alors, essayer de donner une image vivante de ce que fut sa vie, c’est presque impossible. Impossible, pour lui-même d’abord ; ensuite, pour ceux qui doivent l’écouter.

Le charme, le pittoresque, l’intéressant de la vie d’un homme à l’âme puissante, tumultueuse, et en même temps aventureuse, n’est pas toujours dans les faits saillants de cette vie. Dans le détail réside le plus souvent la beauté. Mais qui écouterait le détail ? Qui le goûterait ? Qui le comprendrait, surtout ?…

Voilà pourquoi je fus toujours l’ennemi du : Racontez-nous quelque chose de votre vie !…

Il y a encore une difficulté : quand on aime, on ne vit pas seul. On ne vit pas seul même lorsqu’on ne veut plus être aimé, comme c’est mon cas aujourd’hui. Cela est tout au moins vrai pour les passionnés qui n’ont pas cessé de vivre du souvenir, car il n’y a pas de souvenir sans présent. On a beau vouloir mourir. Je l’ai voulu, sincèrement, plusieurs fois dans ma vie. Mais les belles figures de mon passé se sont présentées vivantes, m’ont adouci le cœur, ont remplacé l’amertume par la joie, et m’ont obligé encore et de nouveau à chercher le baume éternel sur le visage des gens. Une de ces belles figures fut Barba Yani.

Je ne peux rien, ou presque rien raconter de lui : huit années de ma vie furent soudées à la sienne… Diarbékir, Alep, Angora, Sivas, Erzéroum, cent autres petites villes et villages furent parcourus par nos deux ombres. Nous ne vendîmes pas rien que du salep. Tapis, mouchoirs, coutellerie, baumes, drogues, parfums, chevaux, chiens, chats, tout passa par nos mains, mais ce fut toujours le brave salep qui nous tira de la misère. Lorsqu’une mauvaise affaire nous jetait sur la paille, on allait vivement chercher les ibriks, les pauvres ibriks rouillés. Et alors : « Salep ! Salep ! Voilà les salepgdis ! » On se regardait et on riait…

On riait, oui, parce que Barba Yani était un ami incomparable ; mais la cause du désastre c’était toujours moi, l’incomparable gaffeur. Entre maintes autres gaffes, je me souviens d’une qui fut solide.

Nous venions de mettre tout notre argent dans deux beaux chevaux, achetés à une grande foire, à environ quinze kilomètres d’Angora. On était content, on avait fait une bonne affaire. En route, de retour — un peu par contentement, un peu à cause de la fatigue, — l’envie me prit de faire halte devant un cabaret solitaire. Il faisait nuit. Barba Yani s’y opposa.

« Laisse ça, Stavraki ! Poussons jusqu’à la maison. Là, on se paiera un verre.

— Non, Barba Yani, ici !… Une minute, seulement. C’est pour honorer notre chance. »

Le pauvre homme céda. Nous attachâmes les bêtes à un poteau dehors. Et, les yeux à la fenêtre, nous nous honorâmes d’un verre. Puis d’un autre. La faim nous tenaillait. Nous mangeâmes sur le pouce. Et une carafe, qui fut suivie d’une autre, car Barba Yani ne crachait pas, lui non plus, sur la bonne vie. Les cœurs se mirent en branle. Nous chantâmes :

De nouveau tu t’es saoûlé !…
De nouveau tu casses les verres !…
Ô, la vilaine bête que tu fais !…

Mais au milieu de la chanson, Barba Yani s’arrêta. Calme, le regard sur les carreaux noirs, il dit :

« Eh oui, Stavraki, je comprends que tu es une « vilaine bête », parce que les belles bêtes qui étaient dehors, elles n’y sont plus, ou j’y vois mal ! »

D’un bond, je fus sorti, mais je ne pus saisir que le bruit d’un galop furieux résonnant dans la nuit.

Une heure plus tard, titubant dans l’obscurité et tombant dans tous les trous, Barba Yani me criait, en guise de remontrance :

« Tu as voulu « honorer notre chance ! » Eh bien, marche maintenant à pied, sacré enfant têtu que tu es ! Et pour te consoler, chante-moi : De nouveau tu t’es saoulé ! »

Bonheur de sentir son cœur palpiter dans la bonne terre humaine, dans cette terre de qualité supérieure qui vous transmet sa sève vivifiante ! Malheur à qui ignore cela !…

Pendant des années, durant lesquelles ma vie n’en forma qu’une seule avec celle de Barba Yani, la nature elle-même eut un aspect accueillant, fraternel, poétique. Tout me paraissait beau et digne d’être vécu. La laideur perdait sa répulsion, la sottise se heurtait à nos railleries, la roublardise était démasquée, la violence des forts me semblait supportable. Quand le contact avec le vulgaire nous suffoquait, nous nous sauvions dans la vie sans paroles, dans la vie où la nature seule parle aux yeux et au cœur.

Barba Yani était capable de marcher une journée entière sans prononcer un mot. Du regard, seulement, il me montrait ce qui était digne d’attention. Il appelait cela « prendre un bain désinfectant ». C’était bien ça. L’œuvre muette de la Création purifie et rend à lui-même l’homme humilié par la bassesse et il n’y a pas d’homme, si puissant soit-il, qui pourrait passer par la vermine sans se sentir infecté.

Mais ce grand compagnon de mon adolescence était, en plus, un connaisseur de l’antiquité et de ses philosophes. Toutes ses dissertations sur la vie, — son plus grand plaisir aux heures de repos, — étaient illustrées par des exemples tirés de la sagesse. Il n’était pas un sage, mais il aimait le calme conscient du cœur :

« Tôt ou tard, l’homme intelligent arrive à comprendre l’inanité du vacarme sentimental qui trouble la paix et brûle la vie », me disait-il. « Heureux celui qui arrive à le comprendre tôt : il n’en jouira que mieux de l’existence. »

Un jour froid d’automne, nous nous trouvions sur un champ de manœuvres près d’Alep. Notre boisson chaude fut prise d’assaut par les soldats, (c’est le cas de le dire). Les officiers vinrent eux-mêmes s’en régaler ; et comme nous avions des charbons ardents sous nos ibriks, ils restèrent à se chauffer et à converser. Un officier supérieur racontait à son subalterne l’anecdote où un général, ami d’Alexandre le Grand, opina en faveur de l’offre de paix proposée par Darius :

« J’accepterais, si j’étais Alexandre, avait dit le premier. À quoi, le grand conquérant avait répondu :

— Et moi aussi, si j’étais… si j’étais…

L’officier turc s’embrouilla :

« Ah ! » fit-il, » comment s’appelait cet ami d’Alexandre ?

— Parménion ! »
répondit Barba Yani, qui écoutait leur conversation.

« Bravo, vieux ! « s’exclama l’officier. « Comment sais-tu cela ? En vendant du salep on ne se rencontre pas avec Alexandre le Grand !…

— Mais oui ! » répliqua mon ami. « Tout le monde a besoin de se chauffer, comme vous voyez ! »

Cette allusion à double sens plut à l’officier. Il daigna causer avec nous ; mais, à ce moment, mon regard croisa le sien :

« Je t’ai vu quelque part ; ta figure m’est connue, » dit-il.

— Oui », répondis-je, en rougissant. « Nous avons été dans la même voiture que Moustapha-bey, à Constantinople, il y a cinq ans.

— Par Allah, c’est vrai ! Tu es le garçon qui cherchait sa mère qui avait un œil crevé ! Eh bien, malheureux, tu dois en avoir vu avec ce sacré satyre.

— Beaucoup… Je ne le connaissais pas.

— Mais peut-on se fier, comme ça, au premier inconnu qui se met à caresser les joues d’un enfant ? »

L’officier resta longtemps à nous parler et me dévoila les gros méfaits qui étaient à l’actif de Moustapha-bey. Puis, il s’intéressa à Barba Yani, se passionna pour son savoir ; en nous quittant, il nous serra affectueusement les mains et nous pria d’accepter chacun une livre turque en or :

« Ce n’est pas un pourboire, » dit-il. « C’est pour estimer la sagesse du vieux et la souffrance du jeune ! »

En rentrant à la maison, Barba Yani concluait :

« Vois-tu, Stavro ? Il y a partout des égarés, mais l’intelligence fait tomber les barrières même lorsqu’elle est habillée d’un uniforme militaire ! »

Avec ça, Barba Yani vieillissait. Une maladie de cœur le rendait d’année en année plus inapte à gagner sa vie. La fatigue l’accablait. Les mélancolies devenaient de plus en plus fréquentes. Moi, j’avais vingt-deux ans, j’étais fort, courageux et débrouillard. Quelques petites économies que nous avions pu faire me décidèrent à le convier à prendre du repos ; pour que ce repos lui fût agréable, je choisis, comme séjour, un pays encore inexploré par nous : le mont Liban.

Ô, le beau et triste mont Liban ! Rien que de penser à ce séjour d’un an, mon cœur se grise et saigne en même temps !… Ghazir !… Ghazir !… Et toi Dlepta !… Et toi Harmon !… Et toi Malmetein !… Et vous, cèdres aux longs bras fraternels, qui paraissez vouloir embrasser toute la terre !… Et vous, grenadiers, qui vous contentez de trois poignées de mousse ramassée dans la fente d’un rocher, pour offrir au voyageur errant votre fruit juteux !… Et toi, Méditerranée, qui t’abandonnes, voluptueuse, aux caresses de ton Dieu brûlant, et qui étales ton immensité sans tache aux pauvres fenêtres des maisonnettes libanaises, superposées face à l’infini !… À tous et à toutes, je dis adieu !… Je ne vous reverrai plus, mais mes yeux garderont à jamais votre unique et douce lumière !… Cette lumière est ternie dans mon souvenir… La vie n’a pas voulu que ma joie soit complète… Mais, mon Dieu, où et quand la vie nous gratifie-t-elle de joies complètes ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous nous établîmes à Ghazir, village pittoresque comme l’est presque tout le Liban, et assis sur un sommet abrité. Nous étions seuls locataires d’une femme âgée et arthritique, qui vivait dans la solitude, Set Amra, arabe chrétienne comme tous les Libanais. Chrétiens, nous fûmes bien reçus, quoique orthodoxes, et, elle, catholique. Et voici encore une histoire ; car mon existence est riche en histoires.

Tout en gagnant ma vie, et Barba Yanï en se promenant avec sa canne, cherchant des grenades et tuant des petits serpents, nous apprîmes que Set Amra, avec laquelle nous avions de longs entretiens en fumant nos narguilés, nous apprîmes, dis-je, qu’elle aussi avait un chagrin. Elle était trop seule, et cette solitude lui rongeait l’âme. Son unique enfant, une jeune fille de vingt ans, était au Vénézuela, où elle avait accompagné son père pour faire fortune, ainsi que c’est l’habitude chez les habitants du Liban. Mais le père était mort, il y avait de cela un an, et depuis sa disparition les lettres d’Amérique étaient devenues rares. Sélina, la jeune fille, n’était pas pauvre. Elle dirigeait une belle affaire de bijouterie. Cependant, son cœur ne se gaspillait pas trop en attentions pour la mère. Elle l’oubliait, et Set Amra se voyait obligée de vivre de longs jours avec du pain sec.

Nous nous apitoyâmes. Dès lors, nos repas furent pris en commun. Set Amra fut notre sœur et notre mère. Elle se régala de bons morceaux de viande de mouton frite, et son narguilé fut bien bourré de toumbak. C’était tout ce qu’il fallait. Elle loua Dieu de nous avoir envoyés chez elle, et écrivit des lettres d’une attendrissante reconnaissance à sa fille. Sélina répondit avec des remerciements pour les deux inconnus aux cœurs de frères.

Et le temps s’écoula dans la félicité.

Mais voilà que, gagnant peu, nos économies diminuaient à vue d’œil. L’automne arriva, et, avec lui, un refroidissement pour Barba Yani. J’allai chercher un médecin à Beyrouth, puis des médicaments ; les soins apportés améliorèrent l’état du cher ami, l’argent s’en alla.

L’hiver fut rigoureux pour un pays comme le Liban. Péniblement, j’arrivais à faire le nécessaire pour que nous ne crevions pas de faim. Nous nous privâmes de viande. Le pain sec trôna dans notre foyer trois jours par semaine ; pour tout économiser, nous n’allumâmes plus qu’un seul narguilé, dont le tchibouk passa d’une main à l’autre, d’une bouche à l’autre. C’était dur, mais nous arrivions quand même en mars, quand une nouvelle nous remplit de joie : Sélina annonçait son départ du Vénézuela et son retour, à trois ou quatre semaines de là.

Hauts cris !… Effusions débordantes !…

« Savez-vous quelque chose ? » nous dit un jour Set Amra, mystérieusement. « Stavro est beau garçon. Sûrement Sélina s’amourachera de lui, et alors votre générosité envers moi sera largement compensée. Eh ? Qu’en dis-tu, Stavro ? »

Qu’en disait Stavro ? Eh bien, il perdit la tête, comme d’habitude !… Il la perdit si bien, qu’il fit tourner celle de Barba Yani, et tous les trois, l’arthritique avec, nous nous mîmes à danser en rond pour célébrer mon prochain mariage avec Sélina, qui ne se doutait de rien !…

J’allai droit devant moi, comme le cheval sourd ; considérant la maison comme ma propriété future, je m’aperçus que le gravier de la terrasse laissait s’égoutter l’eau des pluies dans les chambres. Alors, suivant l’exemple des Libanais, je grimpai sur le toit avec le rouleau compresseur et au milieu de l’hilarité débordante des habitants je m’éreintai à courir en long et en large sur la terrasse, traînant derrière moi le lourd cylindre qui me heurtait les talons et me faisait tomber sur le nez.

Ah, sacré cœur, tu m’en as fait des misères !

J’allai plus loin. En montrant, un jour à Barba Yani, les lèvres encore rouges et charnues de Set Amra, qui suçait voluptueusement du tchibouk, je lui dis :

« Eh, Barba Yani ! Ces lèvres-là… Qui sait ? Peut-être qu’elles savent encore baiser autre chose que l’ambre du narguilé ! Et il se pourrait bien que nous célébrions deux mariages à la fois ! »

Oui, deux mariages, voyez-vous ?… Car le mien avec Sélina était sûr et certain comme notre pauvreté…

« Ah, Stavraki ! » s’exclama le pauvre ami. « Tu as encore beaucoup à courir avant de connaître la vie ! »

Il fut bon prophète.

Sélina arriva. Belle brune aux yeux de diable et aux cheveux abondants, grande, solide, vive comme le mercure, mais âme de commerçante et intelligence de cocotte. Elle nous intimida tous, dès le premier jour. Ses remerciements furent brefs et secs. Elle trouva que notre vie était écœurante ; pour un peu, elle nous aurait reproché la misère de sa mère. Elle afficha son dédain, en se louant une maison pour soi seule, vint nous faire une visite journalière d’un quart d’heure et versa à Set Amra une somme d’argent ridicule, qui nous fut remise pour nous « dédommager ». Parée de toilettes exotiques et de bijoux précieux, elle s’étala comme une marchandise aux yeux jaloux du village.

Un jour, une voisine vint nous dire qu’un beau rastaquouère montait en voiture de Beyrouth, visiter Sélina. Sélina, ma promise, ma fiancée !…

« Ah, Barba Yani, que la vie est pleine de déceptions » hurlai-je, tombant sur l’épaule du seul ami sincère que j’eusse.

« Tu ne le savais pas, Stavraki ?… Eh bien, apprends-le de nouveau. Et en attendant, prends ton ibrik, cherche le mien, ramassons nos frusques et partons ! Partons : la terre reste belle ! »

Nous partîmes, laissant en pleurs la pauvre Set Amra. Et, trois mois de suite, nous parcourûmes les superbes contrées du mont Liban, nous abreuvant à ses sources limpides et abreuvant les Libanais de notre éternel salep.

« Salep ! Salep ! Voilà les salepgdis !…

— N’est-ce pas, Stavraki, que la terre reste belle ?…

— Ah, Barba Yani ! Comme vous avez raison !… »

La terre est belle ?… Mais non, c’est un mensonge !… Toute la beauté vient de notre cœur, tant que ce cœur est plein de joie. Le jour où cette joie s’envole, la terre n’est plus qu’un cimetière. Et la belle terre du Liban fut un cimetière pour mon cœur et pour le corps de Barba Yani.

Un jour, près de Dlepta, une attaque brusque et inattendue le jeta contre terre, la tête en avant ; il heurta un rocher et se blessa.

« Barba Yani ! Aman, Barba Yani ! Que faites-vous ? Vous avez mal ? »

Non, Barba Yani n’avait plus mal Le mal resta pour moi…

Ce fut le ver rongeur de ma vie d’après. La nostalgie de cette amitié perdue et le désir de chercher, malgré tout, une affection me décidèrent, quelques années plus tard, à retourner dans mon pays, à m’approcher d’un être humain, à l’aimer comme j’aimais Kyra et ma mère, comme j’aimais Barba Yani.

Mais ceci a été, vous vous le rappelez, l’histoire de Stavro le Forain…



  1. Eau-de-vie de prunes.
  2. Geste du bras, connu uniquement en Orient, fort offensant, qui consiste à lancer à la figure de quelqu’un sa main aux doigts écartés.
  3. Monnaie turque, en argent et en cuivre.
  4. Pauvre, en arabe.
  5. Avoine.
  6. Fusil est également féminin en roumain.
  7. Sujet turc.
  8. Large ceinture porte-trésor, commune en Orient.
  9. Une mégdédie : 4 fr. 20.
  10. Chrétien, en turc.
  11. Barba, oncle, en grec, mot qui s’applique familièrement à tout homme âgé avec qui on sympathise ; ainsi : Barba Yani.