Du Camp - La Locomotive
Voici le soir de la journée !
Puisque j’ai fini ma tournée
Et que ma tâche est terminée,
Je vais aller jusqu’à demain
Dans ma large remise en fonte,
Reposer, moi que rien ne dompte,
Mes grands membres de mastodonte,
Mes membres de fer et d’airain.
J’ai bien couru depuis l’aurore,
J’ai galopé jusqu’à la nuit ;
De mes rudes flancs, chauds encore
De tout le feu que je dévore,
J’entends la vapeur qui s’enfuit
Et qui s’éparpille à grand bruit.
Qu’elle parte en légers nuages
Pour continuer ses voyages,
Et qu’elle se mêle aux orages
Qui s’amassent à l’horizon ;
Ou bien, par l’air frais condensée,
Et sur la brise balancée,
Comme une rosée empressée
Qu’elle aille emperler le gazon.
Je voudrais m’en aller comme elle
Et prendre ma course sans fin ;
À tout repos je suis rebelle ;
Je demande que l’on m’attèle
À mes wagons ! Quand donc, enfin,
Me lancerai-je en mon chemin ?
Lorsque je cours, rien ne m’arrête,
Que ce soit calme ou bien tempête,
Que le ciel crève sur ma tête
Ou bien qu’il soit tranquille et bleu ;
Je vais toujours, rien ne m’étonne,
Qu’il pleuve, qu’il grêle ou qu’il tonne,
Je fais, dans mon corps qui bouillonne,
Plus de bruit que le ciel en feu !
J’éclate plus que les tonnerres,
Et je pousse par mes naseaux
Plus de flammes que les cratères !
Lorsque je suis dans mes colères,
Arbres, maisons, hommes, monceaux,
Je brise tout comme roseaux !
Quand je passe dans une plaine
Auprès de ces bêtes à laine
Et de ces chevaux sans haleine,
Je ris en voyant leur jarret !
Il n’est rien que je ne dépasse ;
Je défie à suivre ma trace
Et les meilleurs chevaux de race
Et l’Alborak de Mahomet !
Pauvres animaux sans courage,
Accomplissez votre devoir ;
Pour un rien mettez-vous en nage,
Broutez, broutez votre fourrage !
Moi, je mange du charbon noir,
Et je cours du matin au soir !
J’enjambe coteaux et vallées ;
Mes chemins ? Ce sont des allées
Qu’avec du fer on a dallées ;
On éventre pour moi les monts ;
On a jeté sur les rivières
De gigantesques ponts de pierres
Où nous passons vives et fières,
Et qui sont franchis en trois bonds !
Tout poids n’est qu’un enfantillage
Que j’emporte toujours courant ;
Mon souffle courbe le feuillage ;
Derrière moi, comme un sillage,
Je laisse un sentier fulgurant,
Et je mugis en respirant !
Voyez ces chevaux aux cœurs fades,
Qui bien vite tombent malades
Pour de minces estafilades,
Et qui se trouvent tout transis
S’ils n’ont des docteurs débonnaires
Qui leur donnent des vulnéraires !
Moi, moi ! J’ai pour vétérinaires
Des forgerons aux bras noircis !
Quand dans mes flancs j’ai des entailles
Et que je rentre tristement
Comme revenant des batailles,
Avec de grands trous aux entrailles,
À coups de marteau, lestement,
On me fait un bon pansement !
Pas d’effroi que l’on ne ressente
En me voyant aussi puissante ;
Pourtant, je suis obéissante ;
Devant l’homme mon cœur s’émeut ;
De mes vigueurs il est le maître,
Sur mon dos il n’a qu’à paraître,
Et, comme un dévot à son prêtre,
J’obéis à tout ce qu’il veut.
Je suis le corps dont il est l’âme ;
J’ai beau faire tous mes fracas
Et j’ai beau vomir de la flamme,
Je suis faible comme une femme
Quand il me touche de son bras,
Et je suis humblement ses pas !
Car je suis l’instrument qu’il aime,
Car je suis sa force suprême ;
Tant pis pour le poltron tout blême
Qui me croit un épouvantail !
Sainte, un jour, je serai nommée ;
Ma puante et sombre fumée
Vaut plus que la brise embaumée,
Car c’est le parfum du travail !
Le parfum qui près de Dieu monte
Et qui lui dit : « Je viens à toi !
« L’homme veut que je te raconte
« Que de ton amour il tient compte,
« Qu’il cherche à vivre dans ta loi,
« Et qu’il travaille et qu’il a foi !
« L’homme sait bien, ô notre père,
« Que tout ce qui pense, aime, espère,
« Vivra dans l’avenir prospère,
« Près de toi qui souffres en nous !
« Tu portes avec nous la tâche ;
« Il vaut mieux, pour qui n’est pas lâche,
« Travailler toujours sans relâche,
« Que de te prier à genoux !
« Car le travail vaut la prière ;
« Tout œuvre te prie, ô Seigneur !
« L’outil est un bon bréviaire ;
« C’est le meilleur auxiliaire
« Pour t’approcher ; et la vapeur
« Est l’encens qui plaît à ton cœur ! »
Ainsi parlent mes flots agiles !
Pourtant, de pauvres imbéciles,
Tremblants dans leurs peaux inutiles,
Ont découvert, un beau matin,
Que c’était l’esprit des ténèbres
Qui, pour quelques œuvres funèbres,
Avait agencé mes vertèbres
Et soufflé la vie en mon sein !
Non ! Non ! Je suis la délivrance ;
Je porte les rédemptions !
Mes flancs sont remplis d’espérance,
C’est moi qui tûrai la souffrance
Parmi les générations,
Et j’unirai les nations !
Je démolirai les barrières
Qu’on élève sur les frontières,
Et je comblerai les ornières
Où chaque peuple dort encore ;
Les progrès me servent d’escortes,
Et quand je veux ouvrir les portes
Les plus solides, les plus fortes,
Mieux qu’un Dieu je fais pleuvoir l’or !
De moi jaillira l’étincelle
Qui doit éclairer l’avenir ;
Il faut que de mes flancs ruissèle,
Comme un fleuve que rien ne cèle,
La paix que chacun doit bénir,
La paix qui ne doit plus finir !
Dans son pays nul n’est prophète ;
Je le sais, aussi je m’apprête
À ne voir célébrer ma fête
Que dans longtemps, dans bien longtemps !
Car, hélas ! vos âmes têtues
Par tout progrès sont abattues !
— Vous me dresseriez des statues,
Si j’avais quatre ou cinq mille ans !