Du Génie anglais dans l’Inde

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DU
GENIE ANGLAIS
DANS L'INDE

SIR WILLIAM JONES, GRAND-JUGE DANS L'INDE. - LE TRES REVEREND REGINALD HEBER, LORD EVEQUE DE CALCUTTA.



Depuis six mois, l’attention de l’Europe ne s’est reportée sur l’Inde que pour y démêler confusément un amas de rébellions militaires, de trahisons calculées avec la patience de l’Orient, de soulèvemens partiels étouffés dans le sang, de cruauté barbares, de résistances héroïques, devenues par momens d’étonnantes victoires. Aujourd’hui cette épaisse et sinistre nuit semble en partie se dissiper. On entrevoit dans l’avenir la durée subsistante de la domination des Anglais sur l’Inde : cela résulte de la gravité même du péril qu’elle vient de courir. Puisque, malgré l’insidieuse fureur de l’attaque, malgré ces surprises faites sur tant de points, la supériorité de race s’est maintenue, à nombre si prodigieusement inégal, qui sera-ce quand les forces nouvelles dont dispose la métropole seront présentes et distribuées sur le terrain de la conquête !

Quelques milliers d’Anglais et d’Ecossais, séparés d’abord, coupés dans leurs positions, enfermés dans des villes mal fortifiées, non-seulement n’ont pas succombé sous l’insurrection des troupes indigènes, mais l’ont en partie réprimée ou prévenue, et tiennent encore sous un joug qui n’a pas vacillé la population laborieuse et timide du pays. Quel raffermissement de puissance peut donc se présumer, lorsque, ce péril franchi, l’Angleterre réglera de nouveau sa possession de l’Inde, et que, renonçant à une épreuve sans autre exemple dans l’histoire du monde, elle ne prétendra pas armer à plaisir ses vaincus pour assurer leur obéissance, et maîtriser ce monde lointain de tributaires et de sujets avec une garde prise parmi les opprimés eux-mêmes !

Selon la vraisemblance historique et l’induction à tirer des faits même les plus récens, ce n’est pas la conservation ou la perte de l’Inde qui est en question pour l’avenir, mais la mesure des sacrifices, la surcharge de soins, l’emploi de forces exclusivement anglaises, ou du moins européennes, que coûtera cette conservation complète ou restreinte.

Quoi qu’il en soit à cet égard, les belles et vastes contrées tant de fois ravagées depuis leur déchéance d’une antique civilisation ne semblent point destinées à briser encore de longtemps le joug que le génie du septentrion a mis sur elles. Ces races mêlées et presque toutes énervées qui couvrent la grande presqu’île du Gange, ces cultes hindous et mahométans, ces débris de principautés indigènes, ces castes oppressives ne reprendront pas l’empire de ce vaste pays. Elles ne s’arracheront pas aux mains habiles et tenaces de vainqueurs peu nombreux, mais si supérieurs à ceux qu’ils assujettissent, armés d’une tactique si puissante, et avertis de leurs périls par une si terrible leçon.

Reste donc, ce semble, à se demander, non pas ce que va devenir l’Inde émancipée par une sanglante révolte, qui sans doute l’aurait laissée barbare sous une caste nouvelle, son armée indigène. Cette chance est déjà détournée. Mais que doit attendre l’Inde du complet rétablissement de ses maîtres inexpugnables ? Qu’aura-t-elle à. souffrir de plus, ou que pourra-t-elle gagner, pour elle-même et pour l’humanité, à la situation nouvelle de ses dominateurs et au problème, chaque jour plus avancé, de l’ascendant européen sur le monde asiatique ? Voilà ce que l’avenir verra se développer avec plus ou moins de sacrifices et d’obstacles, et ce qui de longtemps ne laissera pas à l’Angleterre toute sa force disponible en Europe.

La série de ces questions n’est pas nouvelle du reste ; elle ramène d’abord la pensée sur ce qui s’était fait dans l’Inde pour mêler à la conquête, tout oppressive qu’on la vît souvent, quelque chose des institutions et des garanties sociales dont l’Angleterre ne peut jamais se départir tout à fait. Depuis un siècle en effet, parmi ces détrônemens, ces confiscations, ces violences qui ont étendu le joug anglais dans l’Inde, l’ont débarrassé d’abord de la concurrence française, puis rendu si puissant, de singuliers progrès de l’esprit moderne avaient été apportés par les maîtres au milieu de ces masses de nations asservies. Ce n’était pas seulement cette tolérance religieuse tant vantée en Europe et poussée dans l’Inde jusqu’à la tolérance inhumaine des plus sanguinaires superstitions : c’était aussi l’introduction des pratiques de liberté civile les plus chères aux Anglais, puis un soin scrupuleux de mêler à ces bienfaits étrangers le respect des lois locales, et de paraître ainsi gouverner les Hindous par leurs propres coutumes et par eux-mêmes.

Un illustre Anglais, William Jones, un de ces prodiges d’érudition moderne, joignant à la science polyglotte du XVIe siècle l’élévation libérale de l’esprit et des vues, avait été le principal instrument de cette entreprise. Nommé juge à la cour suprême du Bengale et embrassant aussitôt de son infatigable étude la langue et les monumens des principales races soumises à cet empire nouveau, il réunit, traduisit, commenta les anciennes lois des brahmes et, pour une autre partie du peuple, l’ancienne législation des vainqueurs mahométans ; il fit appliquer le droit des indigènes et celui des conquérans intermédiaires par leurs descendans dégénérés, paraissant leur rendre à tous la patrie, ou l’indépendance qu’ils avaient perdue.

Nous ne prétendons pas dissimuler ici tout ce que cette influence d’un esprit généreux, ce système équitable de William Jones devait rencontrer d’exceptions et de démentis dans les procédés inévitables de la conquête, dans l’avare cupidité de quelques chefs, dans les rigueurs obligées de quelques percepteurs aux ordres d’une compagnie de marchands, dans les reprises perpétuelles de guerre enfin, et dans les traditions de tyrannie tour à tour punies et permises de nouveau par les Anglais chez les petits souverains qui servaient leur puissance. Cette contradiction fut grande sans doute, et l’équité, l’humanité de William Jones eurent souvent à gémir, quoique, durant la plus grande partie de sa difficile mission, le ciel lui eût donné dans le gouverneur de l’Inde, lord Teingmouth, l’associé le plus noble et l’appui le plus éclairé.

Que dans cette ville de Calcutta, dans cette Alexandrie de l’Inde qui s’étendait si vite autour de l’ancien fort William, dans cette capitale déjà remplie de palais, entre le luxe du commerce conquérant et la richesse craintive et cachée de quelques héritiers des anciennes tribus souveraines, la pensée se figure deux sages, deux enthousiastes de la science et de la liberté, — le gouverneur et le grand-juge, — veillant sur ce peuple immense qui leur est soumis, rêvant pour lui la paix et le bien-être, et y travaillant par mille efforts trop tôt perdus dans cet océan de vices et de misères !

Arrivé au Bengale en 1783 et promptement familier par l’usage avec des idiomes que lui ouvrait déjà son immense érudition, la première idée de William Jones fut donc d’assurer dans l’empire britannique de l’Inde ce qui manque si souvent dans l’Orient et rend l’existence des hommes précaire et servile. « Nous avons, écrivait-il en 1790[1], vingt millions de sujets indiens, dont je suis maintenant occupé à recueillir et à coordonner les lois dans l’espoir de leur garantir leurs propriétés à eux et à leurs héritiers ; ils sont charmés de ce travail. » Et peu de temps après il écrivait encore, en se félicitant du succès de son œuvre : « C’est maintenant une chose établie ici que les natifs sont propriétaires de leur sol, et que la possession doit en être transmise d’après leurs propres lois. »

Ce nombre de vingt millions de sujets, indiqué sur documens exacts, fait observer William Jones, est aujourd’hui presque décuplé ; mais les lieux que ce peuple occupait alors, les grands établissemens, les foyers de commerce ou de défense désignés par le magistrat de 1790, sont les mêmes qui figurent aujourd’hui dans les récits des troubles actuels, de Calcutta à Delhi, de Bombay à Lucknow, sur tous ces points qu’a parcourus la rébellion sanglante des cipayes.

C’était surtout pour les présidences de Calcutta et de Bombay, pour ce premier fond de l’empire anglais dans l’Inde, que William Jones avait la généreuse et politique pensée de replacer sous la protection des anciennes lois du pays tout ce qui se rapporte aux successions et aux contrats civils, tout le régime de la propriété patrimoniale et des échanges volontaires. Achevé en trois ans par un prodigieux effort, ce travail de William Jones, ce nouveau digeste, comme il l’appelle, fut en quelque sorte l’émancipation civile de l’Inde britannique, et fonda sur le respect de la justice, quant aux droits privés du moins, cette puissance qui allait si rapidement s’accroître de tant d’usurpations et de conquêtes.

Faut-il ajouter qu’à la même époque, dans les courtes distractions de cette immense tâche, l’interprète des vieilles lois hindoues, du code antique de Manou, dévoilait aussi quelques-unes des beautés de la poésie sanscrite. William Jones traduisait du poète Kalidasa, qu’il appelle le Shakspeare de l’Inde, le drame de Sacountala, le fatal anneau, antérieur à peine d’un siècle à notre ère, et où respire encore un souffle si pur de cette civilisation antique et meilleure qu’allaient détruire, quelques siècles après, les invasions du nord asiatique.

Ce goût si vif de la poésie dans un esprit si savant et si grave est le dernier trait de William Jones, et complète pour nous sa grandeur originale. Enthousiaste de la liberté comme du savoir sous toutes les formes, il était parti d’Europe avec le projet d’un poème épique de Brut embrassant, sous un cadre allégorique, dans le lointain des âges, la découverte de l’île d’Albion et l’apothéose de la liberté, dont elle se couronnerait un jour. L’Océan traversé, l’aspect d’une nature nouvelle, les immenses travaux du magistrat anglais sur son tribunal et dans ses veilles[2], ses yeux affaiblis par tant d’études et par l’éclat éblouissant du ciel de l’Inde, rien ne lui fit oublier cette première ambition épique ; il songeait seulement à enrichir la fable de son premier récit par l’intervention de ces dieux de l’Inde dont il semblait, à force de science, avoir abordé les antiques mystères.

L’épuisement fébrile de cet homme infatigable et sa mort bientôt prochaine ne devaient point lui laisser le temps d’achever cette partie de son œuvre, où probablement une érudition même si hardie et si neuve n’aurait pu atteindre ni suppléer le génie ; mais la préoccupation du ciel et de la poésie de l’Inde était si forte en lui, que, nourri, pénétré des anciens hymnes où s’était exhalé le pieux enthousiasme de quelques solitaires pour le Dieu créateur et les symboles personnifiés de sa puissance, il imita lui-même ces accens idolâtres dans des hymnes en vers anglais adressés à ces fantômes d’un autre siècle et d’un autre monde.

Tel fut cet Européen, transplanté sur les bords du Gange pour y consumer douze ans dans de prodigieuses études et la plus active administration de la justice. Il y mourut jeune encore, emportant les regrets des peuples, auxquels il semblait un génie protecteur, une incarnation céleste, qui leur rendait leurs vieilles lois. Nul doute que le savant et généreux Anglais qui, dans son propre pays et sous les souffles avant-coureurs de 1789, avait porté à l’excès la passion de la liberté, ne se soit élevé sur cette terre antique de l’Inde, et dans sa mission de juge suprême, à des pensées plus grandes et plus calmes. En Europe, il semble que l’imagination de William Jones avait plié comme encombrée sous le poids des souvenirs érudits. Jurisconsulte, antiquaire, helléniste, orientaliste, poète dans plusieurs langues, il n’était naturel dans aucune, et n’avait offert qu’un, merveilleux phénomène de mémoire et d’artifice de langage.

Cette impression frappe le lecteur dans les Commentarii poeseos asiaticœ, où de curieux fragmens de poésies arabes et persanes sont traduits par la même main en vers grecs, latins, italiens, français même. L’originalité primitive disparaît, on peut le croire, dans cette œuvre trop académique ; mais, devant la grandeur de l’Inde, la pensée de William Jones se dégagea de ce luxe facile, ou plutôt elle s’absorba dans la contemplation de cette seule antiquité et de cette grande nature qui lui est contemporaine et semblable. Puis, cette fois à l’ardente curiosité de l’étude se joignaient dans le docte étranger la religion du devoir, le sentiment profond de l’humanité, la passion du soulagement de ces peuples, auxquels il s’identifiait par la science. De là, sur une partie de ses écrits se répand la douce sérénité d’une âme vertueuse et satisfaite.

Ainsi même cette singulière illusion de continuer les hymnes des Védas n’est pas sans vérité et sans charme, alors que, sur ces beaux rivages souvent si malheureux, sur cette terre ravagée par tant de violences, où jadis, chez des hommes paisibles, étaient montés vers Dieu quelques accens si purs, un homme de la race des nouveaux dominateurs du pays, un Anglais dans le faste du pouvoir, emploie sa veille laborieuse à murmurer des vers pleins des traditions et des images qui l’entourent. Lui-même, dans un de ses hymnes, fait à cet égard une allusion qui, tout étrange qu’elle peut paraître, a sa grâce poétique. S’adressant au dieu Soleil (Surya)[3], « si les hommes, dit-il, demandent quel mortel élève ainsi la voix, dis, ô dieu (car tes regards embrassent le ciel, la terre et l’océan), dis que du sein de l’île d’argent, là-bas, au loin, de cette terre où les astres sourient d’un éclat plus doux, un homme est venu, et, bégayant notre langue divine, bien qu’il ne soit pas issu de Brahma, a tiré de sa source la plus pure la science orientale à travers des souterrains longtemps fermés et des sentiers longtemps obscurs. »

William Jones, consumé des feux de l’Inde et de la dévorante activité de son esprit, triste de sa solitude, après le départ d’une épouse aimée que la maladie forçait de retourner sous un autre climat, était mort à quarante-sept ans, en 1794. C’était le temps où l’Europe, effrayée de si menaçans spectacles et agitée de convulsions si violentes, ne songeait guère à l’Inde, que la France avait perdue déjà depuis près d’un demi-siècle. L’Angleterre cependant accroissait son empire oriental par une habileté profonde, sans éclat de génie. Les idées généreuses de William Jones continuaient de s’appliquer dans le gouvernement civil, sauf les terribles exceptions qu’y faisaient parfois les nécessités de la conquête et certaines spéculations impitoyables de l’esprit mercantile. À côté de cette équitable intention de laisser aux indigènes leurs lois dans tout ce qu’elles avaient de tutélaire pour la transmission des biens et la durée des familles, à côté du jugement par jury graduellement introduit, et de la liberté de la presse exercée sans obstacle dans les principales langues du pays, se fortifiait et s’étendait l’emploi de troupes indigènes rangées sous des officiers anglais.

De grandes épreuves imposées ailleurs à l’Angleterre lui avaient rendu cette méthode précieuse. Ses combats en Égypte contre le général Bonaparte l’avaient plus d’une fois contrainte d’affaiblir les garnisons mêmes du Bengale, pour donner des auxiliaires aux armées turques sur les bords du Nil, et parfois elle s’était inquiétée des projets qu’un adversaire si hardi, déchaîné dans l’Orient, pouvait tenter pour atteindre un jour l’empire britannique jusqu’aux rives du Gange. Cette pensée, que Napoléon avait eue de bonne heure, et qui sans doute l’avait quitté de 1800 à 1810 pendant les grandes guerres du continent, le reprit, on ne l’ignore pas, en 1812, et lui apparaissait au passage du Niémen et à la lueur des flammes de Smolensk ; mais alors elle alarmait peu les Anglais, si rassurés du côté de la Russie par une intime alliance de périls et de haine.

À cette époque même et dans les années calamiteuses qui suivirent, l’Angleterre, en prenant une part si active aux luttes du continent européen, poursuivait avec une tranquille inflexibilité l’agrandissement de son empire dans l’Inde, transformant les alliés en tributaires, les tributaires en sujets directs, pensionnant les princes détrônés, ajoutant province à province, soumettant le pays par les bras mêmes des indigènes, et avec chaque peuplade nouvellement vaincue en asservissant une autre, souvent la plus civilisée par la plus barbare.

Alors même se formait dans l’Inde l’habile et puissant général, l’homme d’état militaire, qui, des champs de bataille orientaux du grand Albuquerque, devait revenir en Europe animer la résistance de la nation portugaise, humilier la fortune des lieutenans de Napoléon au pied des hauteurs fortifiées de Cintra, la poursuivre et la blesser en Espagne, lutter contre elle encore dans la France envahie, et s’élever, pour dernier terme, à l’attaque et à la défaite de Napoléon lui-même. Ainsi l’Inde.préparait des guerriers pour l’Europe. Wellesley ne fut pas remplacé dans l’Inde ; mais il n’en était pas besoin, et après comme durant la chute de l’empire en Europe, la grandeur britannique sur le Gange allait s’accroissant d’elle-même par une impulsion que hâtaient les obstacles.

C’est à ce moment même d’une domination incontestée, sans gloire éclatante, qu’on aime à considérer, dans cette histoire de tant de peuples si facilement soumis, le spectacle des vertus d’un homme, la pure élévation d’une âme bienfaisante et le charme poétique dont elle fut inspirée. Il y a là des choses dignes des premiers siècles de l’église, un enthousiasme d’imagination comme de foi qui rappelle les chants lyriques de Grégoire de Nazianze, et il s’agit d’un temps auquel nous touchons encore.

C’est en 1823 qu’un jeune ministre anglican, brillant élève de Cambridge et déjà célèbre par quelques poésies grecques, latines, anglaises, était envoyé à Calcutta pour diriger, à titre d’évêque, les établissemens religieux du Bengale. C’était un ministre protestant qui avait l’âme de Fénelon et ce même goût d’antiquité, ce même attrait de culture élégante et d’imagination émue. Sa jeune femme, le petit enfant qu’elle amenait d’Europe, le luxe officiel dont sa charité même ne pouvait le délivrer, tout cela ne choque pas plus dans les mémoires de sa vie que ne nous blessent dans l’histoire ecclésiastique les équipages de chasse et les études mondaines de l’évêque de Ptolémaïs, le platonicien Synésius.

Réginald Heber n’a pas moins d’élévation philosophique et de douceur chrétienne. Il n’est pas époux moins tendre, poète moins gracieux, et ce qu’il y a d’immense dans cette puissance anglaise dont il est un des modérateurs, cet empire absolu sur tant de millions d’hommes aussi opiniâtres dans leurs cultes indigènes que résignés dans leur obéissance, cette visite pastorale de Calcutta jusqu’à Bombay à travers les souverainetés détruites, les idoles tolérées dans les temples et les anciens sultans reclus dans leurs palais, tout ce spectacle sans exemple dans le monde donne au pieux et charitable évêque une grandeur singulière. Européens, mahométans, Hindous de castes diverses, il est pour tous un être supérieur en sagesse et en bonté.

Au loin et pour le lecteur, il intéresse surtout comme témoin historique et comme pur et noble génie, ayant trouvé dans le ciel de l’Inde, dans sa vie d’apôtre, dans sa foi, dans son ambition évangélique, une grandeur et une nouveauté de poésie désormais bien rares. À part cette inspiration, le récit de son voyage, ses lettres durant son séjour abondent en précieux détails, dont quelques-uns jettent beaucoup de lumière sur des événemens mêmes qui semblaient imprévus. « L’Inde britannique, écrit Réginald Heber dans une lettre de janvier 1824, comprenant aujourd’hui directement ou indirectement les trois quarts de la grande péninsule, paraissait jusqu’à cette heure en complète sécurité. Les Mahrattes sont totalement vaincus et découragés : les rois d’Oude et de Hyderabad tiennent leurs trônes sous notre agrément et bon plaisir, et leurs sujets ne désirent rien tant que de nous voir prendre dans nos mains le gouvernement de ces deux pays. La Russie, d’autre part, est considérée comme un danger si éloigné, que pendant les dernières années de l’administration de lord Hastings, et jusqu’au moment actuel, l’armée de l’Inde a été laissée dans une décroissance continue, et qu’elle est maintenant, on me l’assure, le moins nombreux établissement militaire que, par comparaison à la population, à l’étendue et aux revenus des contrées qui la recrutent ou l’entretiennent, aucun empire civilisé puisse offrir dans le monde. »

« Il semble cependant, ajoutait Réginald Heber, qu’une guerre avec un nouvel ennemi nullement à mépriser est maintenant inévitable. Le roi d’Ava, dont vous verrez les territoires, sous le nom d’empire birman, indiqués dans toutes les cartes récentes, a longtemps joué dans ce qui est appelé l’Inde au-delà du Gange, bien que reculé à plusieurs centaines de milles de ce fleuve, le même jeu napoléonien que nous ayons joué dans l’Hindoustan. Ses domaines avaient été jusqu’à présent séparés des nôtres par une ligne de montagnes et de forêts qui prévenait presque toute communication pacifique ou hostile ; mais, par la récente conquête du pays d’Assam et de quelques autres rajahs de la montagne, il s’est avancé dans le voisinage du Bengale, et il a commencé à tenir, touchant les frontières, les terrains neutres et les anciens droits de l’empire doré, un langage que les Anglais dans l’Inde ne sont nullement accoutumés à entendre, et qu’il serait inconvenant de supporter une seule minute. »

Le roi d’Ava, voilà un Napoléon oriental dont la gloire était fort peu connue en Europe ; mais l’évêque de Calcutta pressent ici le côté faible qui vient de se révéler dans la puissance actuelle de l’Inde britannique. Seulement de bien autres pensées l’occupaient, lorsqu’il allait à Delhi visiter l’ancien souverain en retraite, quelque bisaïeul des princes qu’on fusille aujourd’hui, et qu’il en recevait une humble offrande de shawls, débris d’une antique opulence. Le vertueux évêque souffrait surtout de sa douloureuse indignation à la vue des crimes religieux qu’il ne pouvait prévenir. Il était obligé d’entendre les raisonnemens de légistes et même de missionnaires anglais qui croyaient nécessaire de permettre encore les immolations volontaires des veuves, pour ne pas rendre plus fréquens ces affreux sacrifices. Chrétien fervent et convaincu, il invoque parfois le simple déisme comme un port plus facile contre tant de vices, dont il voudrait à tout prix retirer les âmes. Sectaire tolérant, il embrasse dans sa pieuse fraternité toutes les formes de christianisme, tous les genres d’apostolat.

Ce beau caractère de prosélytisme, allié dans Réginald Heber à toute l’étendue du savoir, à toute la délicatesse du goût le plus exquis, ne pouvait que l’inspirer heureusement pour la poésie comme pour l’éloquence. Cette poésie eut deux formes, tantôt l’hymne religieux, tantôt l’ode descriptive et passionnée. L’hymne religieux peut naître dans tous les pays, et à ce titre la plupart des chants chrétiens d’Heber, inspirés par ses études, sa vocation simple, ses contemplations de la foi, avaient précédé son séjour dans l’Inde. Il y continua les mêmes accens sous un ciel plus favorable et dans l’ardeur d’un apostolat plus impérieux ; mais en même temps il y fut poète de la nature et de la vie privée : il y fut poète inspiré par les lieux comme par les souvenirs, mêlant ses joies de famille à ses épreuves de missionnaire, son amour humain à ses espérances célestes. Tel est le charme de ces stances à la femme qui portait son nom, et qui d’Europe le suivit en Orient, où elle resta seulement séparée de lui durant quelques missions plus périlleuses[4] :


« Si tu étais à mon côté, ô mon amour ! combien, sous le bosquet de palmiers du Bengale, la soirée passerait vite à écouter le rossignol !

« Si toi, ô mon amour ! tu étais à mon côté, mes petits enfans sur mes genoux, combien notre barque glisserait joyeuse sur cette mer du Gange !

« Je te cherche à l’aube naissante, lorsque, penché sur le tillac, j’étends mon corps dans un oublieux repos et que j’aspire à la fraîcheur de la brise.

« Je te cherche lorsque sur le vaste sein du fleuve je dirige ma course dans le crépuscule ; mais plus encore sous le pâle rayon de la lune je m’aperçois que tu manques à mon côté.

« Je dispose mes livres, j’essaie mon pinceau, pour charmer les heures languissantes du midi ; mais il me manque ton œil doucement approbateur, ton oreille attentive avec indulgence.

« Seulement lorsque l’étoile du matin et celle du soir me voient m’agenouiller, je sens que, malgré la grande distance qui nous sépare, tes prières, à la même heure, montent aux cieux pour moi.

« En avant donc, en avant ! Où le devoir m’appelle, que là se précipitent mes pas, sur les brûlantes prairies de l’Hindoustan, sur les froides hauteurs d’Armoral

« Que ni les portes royales de Delhi, ni la terre sauvage des Malais ne me retiennent, car le suprême bonheur nous attend tous deux, là-bas près de l’Océan occidental !

« Tes tours, ô Bombay, s’élèvent resplendissantes au-dessus de la bleuâtre obscurité de la mer ; mais il n’exista jamais cœurs si contens et si heureux qu’il s’en rencontrera bientôt dans tes murs. »

N’y a-t-il pas ici pour nous, sinon l’évêque, le chrétien du moins dans le poète ? Et quand on pense que l’objet de cette passion, la courageuse compagne de cette vie si dévouée, si charitable et terminée si vite, partageait la science comme les vertus du généreux apôtre, qu’elle rassembla les feuilles échappées de sa main mourante, que souvent elle les éclaircit, les acheva, voudrait-on se défendre d’un affectueux respect, même pour ce qui peut causer l’étonnement ou le sourire dans l’intimité d’une si tendre union ? Ne craignons pas d’en recueillir encore le pur et gracieux témoignage dans d’autres vers où le même amour est entouré et comme pénétré de cette douce et brûlante vapeur de l’Inde. Cette fois les deux époux ne sont pas séparés, et ils respirent d’une même haleine ce délicieux climat où Réginald Heber devait bientôt laisser sa vie. Hâtez-vous, assistez un moment à son repos du soir.

« Notre tâche du jour est achevée[5]. Sur le sein du Gange, le soleil incliné s’abaisse pour le repos. Amarrée sous les bouquets de tamarin, notre barque a trouvé son asile aujourd’hui. Avec sa voile repliée et ses flancs décorés de peintures, vois s’avancer la petite frégate : sur sa poupe, aux clartés du charbon, le souper savoureux du musulman bouillonne, tandis qu’à l’écart, dans l’ombre du bois, l’Hindou prépare sa nourriture plus simple.

« Viens errer avec moi à travers la forêt. Si le chasseur de là-bas nous a dit vrai, au loin, dans le désert marécageux et sauvage, le tigre a établi sa solitude, et averti, à son récent dommage, d’éviter la foudre des fusils anglais, hôte formidable, mais rare, il ne revient plus déchirer le verdoyant hameau. Avance hardiment. Le venimeux serpent ne s’abrite pas sous un si frais bocage. Fils du soleil, il aime à reposer sur une couche de feu allumé par la nature, un sol sec et brûlant, entre quelques débris de tours écroulées, au-dessus desquels le pepel étend son ombre, ou bien autour d’une tombe il enlace ses écailles, gardien naturel des portes de la mort. Avance encore ; non, arrête-toi. Regarde maintenant sous les rameaux courbés en arc du bambou, où, semant d’étincelles cette obscurité sainte, la fleur écarlate du géranium resplendit aux yeux, et où notre sentier s’égare entre maints berceaux d’arbres odorans et de fleurs géantes, tandis que l’éclat rougissant du ceiba se déploie au-dessus de l’ombrage plus modeste du plantain aux larges feuilles et sur les rangées de l’ananas rugueux. Tandis que sur le bocage, le bétel si sauvage et si beau agite sa cime dans l’air, avec sa queue traînante et ses ailes étendues, le faisan magnifique s’élance d’un rapide essor, ainsi que le volatile aux cent couleurs, dont les dames d’Ava prisent tant le plumage. »


Peut-être, lecteur français, ces noms étrangers, cet amas de vives couleurs vous semblent-ils monotones comme les deux qu’ils rappellent ? Mais l’âme du poète va reparaître dans quelques vers tout anglais de sentiment et de paysage :


« Jamais si riches ombrages et pelouses si verdoyantes n’ont tressailli sous les pas de nos danses britanniques, et cependant qui de nous s’est arrêté sous les berceaux indiens, et n’a pas aussitôt songé aux vertes forêts de l’Angleterre, et sous l’ombre des palmiers n’a pas béni les noisetiers de la terre natale, sa clairière d’aubépine, et soupiré la prière, tant de fois inutile, de pouvoir encore contempler les chênes de ses bois ?

« Mais trêve à cette pensée. Le cri du chacal retentit comme l’écho d’une orgie sauvage, et à travers les arbres le rayon là-bas pâlissant prête un faible secours à guider notre marche. Regarde cependant : à mesure que s’efface l’éclat des astres d’en haut, chaque bouquet de bois ouvre sur nous des milliers de regards, en face, à nos côtés, sur nos têtes ; la mouche de feu promène sa flamme d’amour, et, dans sa fuite, sa poursuite, son vol en bas, en haut, explore l’obscurité du bois, tandis que, sous un souffle plus frais, le datura,se dévoilant, ouvre son large sein d’une senteur embaumée et d’une virginale blancheur, tel qu’une perle suspendue alentour des boucles de la nuit.

« Comme nous marchons encore, au milieu des bourdonnemens affaiblis, nous arrivent le long des avenues agitées par la brise la chanson du village, le bruit des cors et des tambours. Comme nous marchons encore, du buisson et de la bruyère, la grêle cigale fait crier son luth. Et quelle est cette autre voix dont le son clair vibre au loin dans la moisson de cannes à sucre ? Je reconnais cet accent qui monte et qui pénètre l’âme : c’est, ce doit être Philomèle.

« Assez, assez ! Déjà le bruissement des arbres annonce une pluie à la suite de la brise ; les flammèches d’un ciel d’été ont pris une teinte plus profonde et plus rouge : la lampe qui là-bas tremblote sur le fleuve projette de notre cabine son rayon vers nous, et il nous faut reposer de bonne heure pour trouver au réveil le vent salubre du matin. Oh ! mais nous devons avouer que même ici peut se trouver le bonheur, et que celui qui est le maître bienfaisant nous adonné sa paix sur la terre, et son espérance pour le ciel. »


Le pieux ministre qui, même dans les effusions de sa tendresse domestique, avait toujours la sévère douceur de la pensée chrétienne, ne la perdait guère, on peut le croire, dans ses travaux et ses études. Les poésies de sa jeunesse nous offrent en vers élégans quelques versions des hymnes de Pindare, des bardes du Nord, ou des poètes d’Asie ; mais les grands souvenirs de la Bible et les fêtes de l’église chrétiennes sont sa plus touchante inspiration.

À quinze siècles de distance, la tendresse chrétienne qui inspira l’hymne délicieux SaIvete, flores mariyrum, reparaît dans ces vers pour le jour des Saints-Innocens :


« Oh ! ne pleure pas sur la tombe de tes enfans, Rachel ; ne pleure pas. Le bourgeon naissant est cueilli par le martyre : la fleur s’épanouira dans les cieux.

« Prémices de la foi, le couteau du meurtrier a perdu sur vous sa plus mortelle atteinte ! Le Dieu pour lequel ils ont donné leur vie est venu souffrir pour eux.

« Bien que leurs jours aient été courts et faibles, baptisés dans le sang et la souffrance, il les connaît, ce Dieu qu’ils n’ont jamais connu, et ils sont assurés de revivre.

« Ne pleure donc pas sur la tombe de tes enfans, ô Rachel ; le bourgeon naissant est cueilli par le martyre ; la fleur s’épanouira dans les cieux. »


C’est ainsi que presque tous les pieux souvenirs du christianisme, les mystères de la foi, les fêtes du culte, les noms des saints consacrés furent célébrés par l’évêque-poète. Correct et gracieux génie, tantôt il a pour nous, dans une langue du Nord, l’élégante douceur de Grégoire de Nazianze, tantôt la simplicité naïve de quelques anciens chants de l’église. L’un et l’autre caractère respirent dans cette hymne pour le jour de Saint-Étienne :


« Le fils de Dieu[6] s’avance à la guerre, pour gagner une royale couronne. Sa bannière rouge de sang flotte au loin dans les airs. Quel suivant figure dans son cortège ?

« Celui qui savoure le mieux sa coupe d’amertume et qui triomphe de l’affliction, celui qui porte avec patience la croix ici-bas, celui-là est du cortège du Christ.

« C’est là le premier martyr dont l’œil sut pénétrer au-delà du tombeau, qui aperçut son maître dans les cieux et l’invoqua pour être sauvé.

« Comme lui, le pardon sur les lèvres, au milieu des souffrances d’une angoisse mortelle, il pria pour ses bourreaux. Quel suivant marche après lui ?

« Une troupe glorieuse, ce petit nombre d’élus sur lesquels est descendu l’esprit de Dieu, douze saints courageux, sûrs de leur espérance et bravant la croix et le bûcher.

« Ils virent en face le glaive du tyran, la crinière ensanglantée du lion ; ils inclinèrent leurs têtes pour recevoir la mort. Quels suivans marchent après eux ?

« Une noble armée, hommes et enfans, la mère et la jeune fille, entourant le trône du Seigneur, triomphent parés de vêtemens de lumière.

« Ils ont gravi la rude montée des cieux à travers le péril, le labeur et la peine. O Dieu, puisse nous être accordée la grâce de venir à leur suite ! »


N’est-ce pas ici, au milieu des splendeurs de la conquête britannique, la voix charitable, la douce ferveur du missionnaire anglais des premiers temps, de ce Winfried, le prédicateur venu d’Irlande dans la Germanie sauvage ? L’état du monde, la science de l’apôtre, le lieu de sa mission, la forme de son sacrifice, tout est bien changé, bien divers : ce sont les horizons de feu, les diamans de Golconde, le luxe de Calcutta, les palais des princes déchus, au lieu des huttes éparses sur les bords du Rhin et dans les forêts de la Thuringe ; mais l’âme du charitable apôtre est la même. On le sent aux cris de douleur qui lui échappent sur les vices inhumains mêlés à l’idolâtrie des Hindous, et sur tous les maux dont il faudrait les guérir pour les élever jusqu’à la foi. Le spectacle et le désespoir d’une telle mission détruisirent bientôt les forces d’Heber. Ni la grandeur, ni la politique du pouvoir anglais dans l’Inde ne permettaient qu’il y eût un péril de martyre pour l’évêque, dont le zèle curieux parcourut même les contrées les moins soumises encore de ce vaste empire ; mais le sacrifice était dans cet effort même, dans les tristesses et l’activité dévorante de ce zèle trop faible encore pour tant de misères humaines.

La vie de Réginald Heher s’épuisa vite sous le ciel brûlant de l’Inde. Cet aimable et vertueux génie fut enlevé au monde, à ses compatriotes, dont il adoucissait la puissance, à ces millions d’hommes qui, dans leur abaissement.et leur ignorance, avaient appris à prononcer son nom, et supposaient vaguement quelque sainteté dans une religion dont il était l’apôtre. Mais ce zèle même si consumant pour la faiblesse du corps, cette ferveur ingénue qui semblait un don de l’église primitive, s’alliaient en lui aux vues les plus hautes sur le mouvement de la race humaine ici-bas et le progrès nécessaire de l’Évangile. Tous les peuples du monde étaient présens à sa charité, et ce pieux enthousiasme anticipait, à ses yeux, de quelques siècles le travail des, peuples civilisés, ce travail de salut spirituel incessamment servi par les guerres, le commerce, les arts, l’ambition de puissance et de gain des nations de l’Europe. Un simple prélude qu’on lui avait demandé pour une quête en faveur de missions évangéliques devient un hymne sur la future conversion du monde :

« Des montagnes glacées du Groenland, des rivages de corail de l’Inde jusqu’aux lieux de l’Afrique où des sources brûlantes roulent leur sable d’or, de la rive des fleuves, du fond des plaines ombreuses, les hommes nous appellent pour les délivrer des chaînes de l’erreur.

« Bien que des brises parfumées passent avec douceur sur l’Ile de Ceylan, bien que chaque horizon y charme les yeux, et que l’homme seul y soit dégradé, en vain les dons de Dieu sont là répandus avec une prodigue bonté : l’idolâtrie dans son aveuglement s’agenouille devant le bois et la pierre.

« Pouvons-nous, lorsque nos âmes sont éclairées de la sagesse d’en haut, pouvons-nous, à ces hommes demeurés dans les ténèbres, refuser la lampe de vie, le salut ?

« Oh le salut ! faites retentir ce mot d’allégresse jusqu’au jour, jusqu’au lieu où le peuple le plus lointain aura reçu le nom du Christ.

« O vous, souffles des vents, portez ce souvenir, et vous, vagues roulantes, entraînez-le dans votre cours, de sorte qu’il s’étende, comme une surface lumineuse, d’un pôle à l’autre, jusqu’au jour où l’agneau immolé pour les pécheurs, le rédempteur, le roi, le Créateur rétablira sur notre nature sauvée son règne béni. »


Ce pieux élan et bien d’autres affections du même cœur n’étaient pas, comme on l’a dit quelquefois, le langage d’un politique théiste servant de ses vertus la domination anglaise dans l’Inde. vomme chez Fénelon, il y avait dans Réginald Heber, à côté du charme des lettres, de la persuasion habile et gracieuse, de la prévoyance et de la sagacité mondaine, le don naturel de l’enthousiasme, le goût de l’élévation spéculative, l’amour de Dieu et de l’humanité, et par là le génie du poète dans son plus noble essor. Ce caractère, marqué dans les essais mêmes de sa jeunesse, dans un poème sur la Palestine et dans presque tous ses hymnes, animait toute sa vie, comme il sanctifia sa mort. Consumé par les fatigues de son zèle et par le regret de ses stériles efforts, Héber succomba de bonne heure à l’épreuve dévorante du ciel de l’Inde. Il mourut à trente-sept ans. Sa jeune femme, initiée aux même études, rapporta en Angleterre ses ouvrages, qu’elle a publiés en y joignant sa vie.

Son nom est demeuré célèbre et surtout aimé dans toutes les communions protestantes. L’Amérique du Nord réimprime ses vers, et dans un des états unis de formation récente, près des chutes du Niagara, deux églises ont été bâties avec des inscriptions dédiées à sa mémoire. Voilà les honneurs rendus à ce noble et gracieux génie, qui, dans la foi romaine, aurait mérité d’être un saint, et qui a laissé chez les dominateurs de l’Inde la renommée d’un sage et d’un poète. Puisse sous un autre ciel, et parmi d’autres descendans de ses compatriotes, l’invocation religieuse de son nom adoucir un peu la rudesse de l’extrême démocratie ! Puisse le pieux souvenir et la vertu chrétienne d’un tel homme, d’accord avec d’autres voix évangéliques, inspirer quelque honte à ces barbares civilisés des états du sud, qui fondent la liberté républicaine sur l’esclavage, et l’inviolabilité de l’esclavage sur l’oppression et l’assassinat des contradicteurs !

Puisse enfin le nom et l’exemple de Réginald Heber revenir aujourd’hui sans cesse à la mémoire de ses compatriotes dans l’Inde, pour calmer leur esprit de vengeance, pour humaniser leur incomplète victoire ! Ce ne sont pas en effet les cruautés superstitieuses, les immolations indigènes, les rites sanglans de pauvres idolâtres, dont s’indignait Réginald Heber, qu’il faut aujourd’hui déplorer : c’est l’immolation politique, l’épouvantail du meurtre systématiquement multiplié ; c’est la mort infligée avec excès pour pacifier un pays[7] ; c’est la conquête replacée sous les auspices du dieu Moloch, et le petit nombre des conquérans couvert et compensé par la réduction la plus grande et la plus prompte qu’il se puisse de la race vaincue. Mais cela même est impossible ; l’abondance de la vie dans l’Inde, la puissance de la nature y résistent. On ne peut jamais là faire, la solitude, ni tuer assez pour n’avoir plus à craindre. Qu’un officier anglais, se faisant juge par son droit d’être bourreau, fusille lui-même de sa carabine trois captifs de guerre, sans autre formalité que de leur faire quitter d’abord leurs riches vêtemens, pour ne pas gâter cette part de butin ; que vingt autres lieutenans fassent mitrailler à leur gré des milliers d’hommes nus et tremblans ; que les vainqueurs ne sachent où placer leurs tentes pour n’être pas trop empestés de la masse des morts qu’ils ensevelissent autour d’eux : oh ! c’est là sans doute un spectacle d’horreur que n’eût pas supporté l’âme de Réginald Heber, et qui eût brisé de remords chrétiens et d’effroi cette frêle et noble vie.

Que dit, que fait aujourd’hui son successeur dans Calcutta ? Quelle voix religieuse s’élève dans l’Inde pour demander quelque trêve de Dieu, quelque modération dans les supplices, quelque rémission à la fureur des représailles et aux vengeances de la peur, plus impitoyable encore ? Nous l’ignorons ; mais nous espérons que ce cri de l’Evangile, que ce cri d’alarme de l’humanité se fait entendre dans les diverses missions protestantes de l’Inde. Nous voulons croire au zèle de ces missions comme à leur puissance, et nous croyons aussi que la saine politique des agens civils et militaires d’une grande nation saura comprendre que la charité chrétienne est ici prudence mondaine, que les exterminateurs ne fondent pas d’empire.


VILLEMAIN.

  1. The Works of sir William Jones, vol. 1.
  2. The Works of William Jones, vol. I, p. 125.
  3. And, if they ask what mortal pours the strain ?
    Say (for thou seest earth, air, and main),
    Say, from the bosom of yon-silver isle,
    Where skies more softly smile,
    He came ’and lisping our celestial tongue,
    Though not from Brahma sprung,
    Draws Orient knowledge, from its fountains pure,
    Through caves obstructed long, and paths too long obscure.

  4. If thou wert by my side, my love
    How fast would evening fail
    In green Bengal’s palmy grove,
    Listening the nightingale !
    If thou, my love, wert by my side,
    My babies at my knee,
    How gaily would our pinnace glide
    O’er Gunga’s mimick sea !
    Etc…

  5. Our task is done ! on Gunga’s breast
    The sun is sinking down to rest ;
    And moor’d, beneath the Tamarind bough,
    Our bark bas found his harbour now, etc.
    Etc…
    Come walk with me, the jungle through,
    If yonder hunter told-us true
    Far off in desert dank and rude,
    The tiger hold’s its solitude.

  6. The son of God goes forth to war,
    A Kingly crown to gain :
    His Mood-red bamer streams afar !
    Who follows in his train ?
    Who best can drink his cup of woe
    Triomphant over pain,
    Who patient bears his cross below
    He follows in his train !
    Etc…

  7. « Rapere, auferre, trucidare falsis nomimbus imperium, atque ubi solitudinem. faciunt, pacem appellant. » (Tacit., Agricol.)