Du Guesclin armé chevalier

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DU GUESCLIN ARMÉ CHEVALIER


Les lettres du 6 décembre 1357, par lesquelles le dauphin Charles accorde à Bertrand du Guesclin une rente de deux cents livres tournois pour les services par lui rendus au siège de Rennes[1], sont le premier acte authentique connu jusqu’ici où le futur connétable de Charles V soit qualifié de chevalier. Le peu de renseignements positifs que nous possédons sur la partie antérieure de sa carrière laisse donc un vaste champ ouvert aux hypothèses, quand il s’agit de déterminer la date exacte et les circonstances dans lesquelles il fut promu dans la chevalerie. Dans le volume qu’il a consacré à la Jeunesse de Bertrand[2], M. Luce, s’appuyant sur une tradition rapportée par un historien breton du xvie siècle, d’Argentré[3], a cru devoir fixer cette date au 10 avril 1354. Ce jour-là, Bertrand aurait contribué à repousser une attaque dirigée contre le château de Montmuran[4] par le capitaine anglais de Bécherel, Hugh de Caverly, et, en récompense de son courage, aurait été armé chevalier sur le champ de bataille par un capitaine de Caen, Eslatre des Marés, venu en Bretagne avec le maréchal Arnoul d’Audrehem. Nous sera-t-il permis d’exposer en quelques mots les raisons qui semblent contredire la solution adoptée par l’éminent historien de du Guesclin ?

Le fait, M. Luce l’a lui-même reconnu, nous est raconté pour la première fois par un auteur du xvie siècle, c’est-à-dire plus de deux siècles après qu’il s’est produit, et l’on peut s’étonner qu’il n’ait été mentionné par aucun historien antérieur, ni par Cuvelier, le narrateur consciencieux et abondant des gestes du connétable, ni par Pierre Le Baud, dans ses vastes recherches sur les antiquités bretonnes. D’ailleurs, si d’Argentré, ayant puisé à des sources aujourd’hui perdues, nous rapporte parfois des événements exacts quant au fond et qu’on ne retrouve pas ailleurs, il faut aussi reconnaître qu’il manque souvent de critique dans le choix des traditions qu’il reproduit et garde la plus grande liberté quant à la date et aux circonstances de ces événements[5]. L’épisode du combat de Montmuran est, il est vrai, raconté par un auteur contemporain[6], mais, chose étrange, la Chronique normande, qui connaît déjà à cette époque du Guesclin, qui parle de la part qu’il prit peu de temps auparavant aux joutes de Pontorson, ne mentionne pas sa présence à Montmuran. Il semble donc que, loin de considérer ce témoignage comme une preuve en faveur de la chevalerie de Bertrand, il faille y voir un argument négatif d’une réelle importance[7].

Un fait plus grave encore restait à expliquer : le silence de Cuvelier. M. Luce a supposé que ce dernier, qui écrivait pendant les premières années du règne de Charles VI, avait voulu, en taisant cet incident, éviter la colère des oncles du roi. Montmuran appartenait en effet à la famille de Laval, et celle-ci avait, dans les dernières guerres de Bretagne, pris parti en faveur du duc Jean IV contre Charles V. Il semble possible de donner de ce silence une autre explication. Si Cuvelier ne raconte pas que du Guesclin a été fait chevalier à Montmuran, c’est que pour lui du Guesclin n’a été fait chevalier que beaucoup plus tard et dans de tout autres circonstances sur lesquelles il s’explique à deux reprises différentes avec la plus grande netteté. La première fois c’est, plus de deux ans après l’affaire de Montmuran, au moment du siège de Rennes, commencé dans les premiers jours d’octobre de l’année 1356. Le duc de Lancastre, qui a déjà eu plus d’une fois à souffrir des attaques et des ruses de du Guesclin et qui ne peut s’empêcher d’admirer son courage, s’efforce de l’attirer dans son parti. Or, entre autres promesses qu’il lui fait, il lui propose de le faire chevalier :

« Bertran, se demourer volez avec mi,
Bien vous porriez vanter, pour certain le vous di,
Qu’en moi ariez trouvé.i. bon loial ami ;
Chevalier vous ferai et vous donrai ausi
Terres et grant avoir du tout a vostre otri[8]. »

Ainsi donc, à la fin de 1356 ou au commencement de 1357, du Guesclin n’était pas encore chevalier. Il ne devait pas tarder toutefois à le devenir. C’est encore Cuvelier qui va nous apprendre dans quelle circonstance. Le duc de Lancastre avait dû lever le siège de Rennes au commencement de juillet 1357, et ce résultat était dû pour une bonne part aux efforts de Bertrand. Charles de Blois, qui suivait avec un vif intérêt les péripéties de la lutte, mais ne pouvait y prendre part à cause de ses engagements avec le roi d’Angleterre, vint à Rennes peu de temps après le départ du duc de Lancastre et, pour témoigner à Bertrand sa reconnaissance, lui confia la garde de la Roche-Derrien et le fit chevalier.

« En Bretaigne regna Bertran li posteiz
Tant pour Charles de Bloiz à qui il fu subgiz
Qui le fist chevalier, ce nous dit li escrips[9]. »

Nous avons donc à enregistrer un double témoignage de Cuvelier, attestant de la façon la plus expresse que du Guesclin n’a pas été fait chevalier avant 1357. L’incontestable autorité du trouvère picard, sur laquelle d’ailleurs repose en somme toute l’histoire des premières années de Bertrand, ne saurait permettre de traiter ce témoignage à la légère ; on le pourrait d’autant moins en cette circonstance qu’à propos d’un fait un peu antérieur, M. Luce lui-même n’a pas hésité à avancer de plusieurs années la prise du château de Fougeray, surtout parce que Cuvelier ne donne jamais à cette date à son héros que le titre d’écuyer[10]. Mais nous avons mieux que le récit d’un trouvère. Une chronique latine inédite, composée à Saint-Denis pendant la première partie du règne de Charles VI, et qui nous donne sur l’histoire de du Guesclin jusqu’à 1364 des renseignements aussi nombreux que précis, présente sur la question qui nous intéresse une concordance frappante avec l’exposé de Cuvelier[11], et termine ainsi le récit du siège de Rennes : « Comes vero Blesensis, audiens que facta fuerant et Bertrannum multis laudibus commendans, eidem concessit custodiam Rupis Deriani et eum accinxit noviter baltheo militari[12]. »

Une circonstance vient encore fortifier la version de ces deux auteurs. Tous deux s’accordent à prétendre que Charles de Blois, en même temps qu’il arma du Guesclin chevalier, lui donna la châtellenie de la Roche-Derrien. Or, plusieurs actes postérieurs nous montrent effectivement du Guesclin exerçant des droits en cette ville, sans qu’il semble possible d’assigner à ces droits d’autre origine que la donation de Charles de Blois. C’est ainsi que, le 25 décembre 1371, Bertrand de Saint-Pern, capitaine du château et de la ville de la Roche-Derrien pour Bertrand du Guesclin, consent que le duc Jean IV y fasse lever par ses officiers les fouages, gabelles et autres subsides accoutumés[13].

Qu’on nous permette enfin de citer un autre témoignage qui a lui aussi son importance, celui de Pierre Le Baud, qui, plus ancien que d’Argentré, a comme lui eu entre les mains de précieux documents aujourd’hui disparus. Or, pour lui comme pour Cuvelier et pour le Religieux de Saint-Denis, du Guesclin n’était pas encore chevalier au moment du siège de Rennes ; après avoir parlé des efforts du duc de Lancastre pour entrer dans la ville, il ajoute qu’il n’y put réussir, « car dedans estoient le vicomte de Rohan, le sire de Laval, messire Charles de Dinan et plusieurs aultres seigneurs et soudoyers, entre lesquels estoit Bertran du Guesquin, jeune escuyer, lequel se combatit devant la cité à un nommé messire Nicolas Dagorne[14]. »

Bien plus, il n’y a pas jusqu’à d’Argentré lui-même qui, par une contradiction étrange, après avoir dit que du Guesclin fut fait chevalier à Montmuran, ne reproduise le récit de Cuvelier au sujet du siège de Rennes et des tentatives du duc de Lancastre pour gagner Bertrand à la cause de Montfort : « Le duc se prist à rire et luy dist : « Ecoute, Bertrand, si tu veux prendre ce party, je te feray chevalier[15]. » D’ailleurs, s’il fallait absolument fournir une explication de la légende à laquelle d’Argentré a prêté l’autorité de son nom, on la trouverait peut-être dans ce fait que, du Guesclin ayant plus tard épousé Jeanne de Laval, héritière de Montmuran, la famille de Laval aurait trouvé flatteur de rattacher à ce château l’entrée de Bertrand dans la chevalerie. D’Argentré se serait trouvé en présence de cette tradition intéressée en possession d’une ancienneté déjà respectable et, de bonne foi ou non, l’aurait reproduite d’autant plus facilement qu’elle pouvait se greffer à un événement très vraisemblable, l’attaque de Hugh de Caverly contre Montmuran dont parle la Chronique normande.

Si l’on en croit les raisons que nous venons d’exposer, on est donc amené à reculer jusqu’au mois de juillet 1357, c’est-à-dire à la fin du siège de Rennes, la date à laquelle du Guesclin fut fait chevalier, et à rapporter à Charles de Blois lui-même l’honneur d’avoir ceint l’épée au futur connétable de Charles V. Il ne faut pas trop s’étonner de cette promotion tardive : « De pure forme ou à peu près pour les princes du sang et les grands feudataires, le titre de chevalier était au contraire fort difficile à obtenir pour les nobles d’un rang inférieur, surtout quand ils étaient peu favorisés de la fortune[16]. » Le fameux chef de bandes Robert Knolles, qui, dès 1352, enlevait Fougeray à du Guesclin et prenait, quelques années plus tard, une part importante au siège de Rennes, ne fut fait chevalier qu’au sac d’Auxerre, le 10 mars 1359 ; d’ailleurs, du Guesclin lui-même dut attendre jusqu’en 1362 pour abandonner le pennon de simple chevalier et devenir banneret. On nous pardonnera donc d’avoir autant insisté sur les véritables circonstances de la promotion de Bertrand du Guesclin dans la chevalerie, puisque cette promotion « fut le point de départ indispensable de ses hautes destinées. »


J. Lemoine.
  1. Cf. Bibl. de l’École des chartes, année 1891, p. 615.
  2. Siméon Luce, Histoire de Bertrand du Guesclin et de son époque. La jeunesse de Bertrand, p. 107-119.
  3. Histoire de Bretagne, liv. IV, ch. xxx, p. 397.
  4. Montmuran, Ille-et-Vilaine, arrondissement de Montfort, canton de Bécherel, commune des Ifs.
  5. Nous n’en pouvons donner de meilleur exemple que les détails fantaisistes dont il accompagne le récit de l’expédition de du Guesclin à Jersey en 1373. Voir Revue historique, 1895.
  6. Chronique normande, p. 107.
  7. Un témoignage du xive siècle, il est vrai, semblerait indiquer, sinon que du Guesclin fut fait chevalier à Montmuran, du moins qu’il était chevalier au moment du siège de Rennes. Froissart, en effet, le qualifie à cette époque de « jones bacelers » (édit. Luce, t. V, p. 86), mais Froissart, qui d’ailleurs ne vise pas à la précision des termes, veut surtout indiquer par là que Bertrand était alors un tout petit personnage, et son témoignage est si peu probant que M. Luce a cru devoir le réfuter ou au moins l’expliquer, pour le faire concorder avec celui de d’Argentré (Histoire de Bertrand du Guesclin, p. 188).
  8. Cuvelier, Chronique rimée de du Guesclin, édit. par Charrière, t. I, vers 1648-1652.
  9. Ibid., vers 2091-2094.
  10. « Il faut remarquer que Cuvelier, dans le récit de la prise de Fougeray, ne donne jamais à son héros que la qualification d’écuyer » (S. Luce, Histoire de Bertrand du Guesclin, p. 87).
  11. Ces ressemblances entre le poème de Cuvelier et cette chronique qui sera prochainement publiée se répètent en beaucoup d’autres passages ; nous nous proposons d’ailleurs de montrer bientôt que cette chronique a été une des sources dont Cuvelier s’est le plus abondamment servi pour une notable partie de l’histoire du connétable.
  12. Bibl. nat., lat. 5005c, fol. 167 vo. Quant à l’expression de noviter, qui peut sembler bizarre ici, on ne saurait dans tous les cas l’entendre dans le sens : une seconde fois, non seulement parce qu’elle n’a jamais eu ce sens et que notre auteur, qui l’emploie à plusieurs autres reprises, ne le lui donne point, mais encore parce qu’elle laisserait supposer un fait sans exemple et absolument contraire à toutes les lois de la chevalerie.
  13. Inventaire du Trésor des chartes des ducs de Bretagne, en 1579, arm. F, cass. E, no  2. Voir aussi Archives de la Loire-Inférieure, E 183, anc. arm. V, cass. D, no  21, et Bibl. de l’École des chartes, t. VIII, p. 237.
  14. Le Baud, Histoire de Bretagne, édit. de 1638, p. 314.
  15. D’Argentré, Histoire de Bretagne, p. 331. — D’Argentré ajoute, il est vrai, entre parenthèse : « Et lors n’estoit-il encores que bachelier ; » mais, tout bachelier étant nécessairement chevalier, on voit que la contradiction n’en subsiste pas moins.
  16. S. Luce, Histoire de Bertrand du Guesclin, p. 106.