Du Juste (trad. Cousin)

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome treizième
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DU JUSTE.


SOCRATE ET SON AMI.


Socr. Veux-tu me dire ce que c’est que le juste ? Ou crois-tu que ce sujet soit indigne de nous occuper ?

L’ami. Non vraiment, parlons-en.

Socr. Qu’est-ce donc que le juste ?

L’ami. Est-ce que cela peut être autre chose que ce qu’on croit juste ?

Socr. Tu me réponds mal. Si, par exemple, tu me demandais ce que c’est que l’œil, je te répondrais que c’est ce qui nous fait voir : et si tu en voulais une démonstration, je te la donnerais ; si tu me demandais qu’est-ce que l’on appelle âme, je te dirais que c’est ce qui nous fait connaître ; si tu me demandais ce que c’est que la voix, je te répondrais ce qui nous sert à parler entre nous. Dis-moi, à ton tour, ce que c’est que le juste et à quoi il sert ?

L’ami. Je ne puis répondre à cette question.

Socr. Puisque tu ne peux pas me répondre de cette façon, peut-être arriverons-nous plus aisément au but par un autre chemin : dis-moi, qu’est-ce qui nous fait discerner le plus petit et le plus grand ? N’est-ce pas la mesure ?

L’ami. Oui.

Socr. Et avec la mesure, ne faut-il pas un art, l’art de mesurer ?

L’ami. Oui.

Socr. Pour juger les choses légères et les lourdes, il faut une balance ?

L’ami. Oui.

Socr. Et avec la balance un art ; n’est-ce pas l’art de peser ?

L’ami. Sans doute.

Socr. Comment discernons-nous le plus et le moins ? N’est-ce pas par le nombre ?

L’ami. Oui.

Socr. Et avec le nombre ne faut-il pas un art, et cet art n’est-il pas l’arithmétique ?

L’ami. Sans contredit.

Socr. Eh bien ! quel est le moyen de discerner le juste et l’injuste, et quel art faut-il posséder pour se servir de ce moyen ? Ces exemples ne suffisent-ils pas pour t’éclairer ?

L’ami. Non.

Socr. Continuons donc : quand nous disputons sur le plus grand et le plus petit, qui prenons-nous pour juges ? N’est-ce pas les arpenteurs ?

L’ami. Oui.

Socr. Quand il s’agit du plus ou du moins, n’avons-nous pas recours aux arithméticiens ?

L’ami. Comment ferait-on autrement ?

Socr. Eh bien ! quand nous disputons entre nous sur le juste et l’injuste, vers qui allons-nous ? Qui sont ceux qui décident entre nous ? Dis-moi ?

L’ami. Est-ce que tu veux parler des juges, Socrate ?

Socr. Tu l’as dit : tâche encore de me répondre à ceci : comment les arpenteurs discernent-ils le grand et le petit ? N’est-ce pas en mesurant ?

L’ami. Oui.

Socr. Ne décide-t-on pas sur le lourd et le léger en pesant ?

L’ami. Oui.

Socr. Et sur le plus ou le moins, en comptant ?

L’ami. Oui.

Socr. Et comment les juges décident-ils sur le juste et l’injuste, dis-moi ?

L’ami. Je ne sais.

Socr. N’est-ce pas en parlant, dis-moi ?

L’ami. Oui.

Socr. C’est donc en parlant que les juges décident entre nous sur le juste et l’injuste.

L’ami. Oui.

Socr. C’est en mesurant que les arpenteurs décident sur le plus petit et le plus grand, car c’est la mesure qui leur sert pour décider.

L’ami. Oui.

Socr. C’est en pesant que les peseurs décident sur le léger et le pesant ; car ils se servent de balance pour décider.

L’ami. Oui.

Socr. Et pour décider sur le plus ou le moins, les arithméticiens comptent, car ils se servent du nombre pour décider.

L’ami. Oui.

Socr. Enfin, comme nous l’avons dit, c’est en parlant que les juges prononcent sur le juste et l’injuste ; car la parole leur sert à décider.

L’ami. Tu as raison, Socrate.

Socr. Si cela est vrai, c’est la parole qui sert à discerner le juste et l’injuste.

L’ami. C’est évident.

Socr. Mais qu’est-ce que le juste et l’injuste ? Si on nous demandait : puisque c’est la mesure, l’art de mesurer, et les arpenteurs qui décident sur le plus grand et le plus petit ; qu’est-ce que le plus grand, qu’est-ce que le plus petit ? Nous répondrions que le plus grand est ce qui surpasse, le plus petit ce qui est surpassé. Si on ajoutait : puisque la balance, l’art de peser et les peseurs, décident sur le léger et le pesant, dites-moi ce que c’est que le léger et le pesant ; nous répondrions que le léger est ce qui monte avec le plateau de la balance et le pesant ce qui descend. Enfin, si on nous disait : puisque c’est la parole, l’art de juger et les juges, qui prononcent sur le juste et l’injuste, qu’est-ce que le juste et l’injuste ? Que pourrions-nous répondre ou n’aurions-nous rien à dire ?

L’ami. Non, rien.

Socr. Crois-tu que l’injuste s’attache aux hommes de leur plein gré ou malgré eux ; ou pour mieux dire, crois-tu que les hommes injustes le sont volontairement ou involontairement ?

L’ami. Volontairement, je crois, Socrate ; car ce sont des méchants.

Socr. Tu crois donc que les méchants et les injustes le sont volontairement ?

L’ami. Oui ; ne le crois-tu pas ?

Socr. Non ; s’il faut ajouter foi au poète.

L’ami. Quel poète ?

Socr. Celui qui a dit :


Nul n’est volontairement méchant ni involontairement heureux.

L’ami. Il a donc bien raison, Socrate, ce vieux proverbe qui dit que les poètes sont de grands menteurs.

Socr. Je serais bien étonné que le poète eut fait ici un mensonge. Mais cherchons ensemble s’il a menti ou dit la vérité. En as-tu le temps ?

L’ami. J’ai tout le temps nécessaire.

Socr. Eh bien ! crois-tu qu’il est juste de mentir ou de dire la vérité ?

L’ami. De dire la vérité.

Socr. Il est donc injuste de mentir.

L’ami. Oui.

Socr. Est-il juste de tromper ou de ne pas tromper ?

L’ami. De ne pas tromper.

Socr. Est-il juste de nuire ou d’être utile ?

L’ami.. D’être utile.

Socr. Il est donc injuste de nuire.

L’ami. Oui.

Socr. Il est donc juste de dire la vérité, de ne pas tromper et d’être utile, et injuste de mentir, de tromper et de nuire.

L’ami. Oui, par Jupiter, et très injuste.

Socr. Même à l’égard des ennemis ?

L’ami. Non vraiment.

Socr. Il est donc juste de nuire aux ennemis et injuste de leur être utile.

L’ami. Oui.

Socr. N’est-il pas juste aussi de leur nuire en les trompant ?

L’ami. Certainement.

Socr. Et mentir pour les tromper et leur nuire, n’est-ce pas juste ?

L’ami. Je le crois.

Socr. Eh quoi ! ne dis-tu pas qu’il est juste d’être utile à ses amis ?

L’ami. Oui.

Socr. En ne les trompant pas, ou en les trompant à leur avantage ?

L’ami. Même en les trompant, par Jupiter !

Socr. Il est donc juste d’être utile en trompant ; l’est-il aussi d’être utile en mentant ?

L’ami. Oui, même en mentant.

Socr. Il paraît donc qu’il est également juste et injuste de mentir et de dire la vérité.

L’ami. Il paraît.

Socr. De tromper et de ne pas tromper.

L’ami. Mais oui.

Socr. De nuire et d’être utile.

L’ami. Oui.

Socr. En un mot, tout cela paraît être à la fois juste et injuste.

L’ami. Évidemment.

Socr. Écoute-donc. J’ai un œil droit et un œil gauche, comme tout le monde.

L’ami. Oui.

Socr. J’ai aussi une narine droite et une gauche.

L’ami. Sans doute.

Socr. Une main droite et une gauche.

L’ami. Eh bien ?

Socr. Or, si tu appelles les mêmes organes, les uns droits, les autres gauches, quand je te demanderai lesquels d’entre eux sont droits et lesquels gauches, tu me répondras que les droits sont d’un côté, les gauches de l’autre.

L’ami. Oui.

Socr. Appliquons cela à notre question. Puisque tu appelles les mêmes choses justes et injustes, dis-nous quelles sont les justes et quelles sont les injustes.

L’ami. Je crois que toutes ces choses sont justes si on les fait à propos et quand il faut les faire, et qu’elles sont injustes dans le cas contraire.

Socr. Tu as raison. Celui qui les fait à propos fait ce qui est juste, et celui qui les fait mal à propos fait ce qui est injuste.

L’ami. Oui.

Socr. Celui qui fait ce qui est juste n’est-il pas juste, et celui qui fait ce qui n’est pas juste, injuste ?

L’ami. C’est vrai.

Socr. Qui est-ce qui coupe, brûle et amaigrit less hommes quand il faut ?

L’ami. Le médecin.

Socr. Est-ce parce qu’il le sait, ou par quelque autre motif ?

L’ami. Parce qu’il le sait.

Socr. Et qui est capable de bêcher, de labourer et d’ensemencer la terre quand il faut et à propos ?

L’ami. L’agriculteur.

Socr. Parce qu’il le sait, ou parce qu’il ne le sait pas ?

L’ami. Parce qu’il le sait.

Socr. N’en est-il pas de même pour le reste ? Celui qui sait peut faire les choses à propos, celui qui ne sait pas ne le peut pas.

L’ami. Fort bien.

Socr. Ainsi donc, celui qui sait est aussi capable de mentir, de tromper et d’être utile à propos, mais non celui qui ne sait pas.

L’ami. Tu as raison.

Socr. Et celui qui fait tout cela quand il faut le faire est-il juste ?

L’ami. Oui.

Socr. Et il le fait au moyen de la science ?

L’ami. Sans contredit.

Socr. Le juste est donc juste par la science.

L’ami. Oui.

Socr. Et l’injuste n’est-il pas injuste par le contraire de ce qui fait que le juste est juste ?

L’ami. Évidemment.

Socr. Or, le juste était juste par la science.

L’ami. Oui.

Socr. Donc, l’injuste est injuste par ignorance.

L’ami. Cela est clair.

Socr. Il semble donc que ce que nos ancêtres nous ont laissé sous le nom de science est la justice, et sous le nom d’ignorance l’injustice.

L’ami. Il semble.

Socr. Est-on ignorant volontairement ou involontairement ?

L’ami. Assurément.

Socr. On est donc injuste involontairement.

L’ami. Cela est certain.

Socr. Mais les injustes sont méchants.

L’ami. Oui.

Socr. On est donc involontairement méchant et injuste.

L’ami. Sans contredit.

Socr. Et les injustes, ils font ce qui est injuste parce qu’ils sont injustes.

L’ami. Oui.

Socr. Ils le font donc par quelque chose d’involontaire.

L’ami. Tout-à-fait.

Socr. Or, ce qui est volontaire ne se fait pas par ce qui est involontaire.

L’ami. C’est impossible.

Socr. Mais c’est parce qu’on est injuste que l’on fait ce qui est injuste.

L’ami. Oui.

Socr. Et l’injuste est involontaire.

L’ami. Involontaire.

Socr. C’est donc involontairement qu’on fait ce qui est injuste et qu’on est injuste et méchant.

L’ami. Involontairement, à ce qu’il paraît.

Socr. Le poète n’avait donc pas menti.

L’ami. Il paraît que non.