Du Mouvement moral des Sociétés

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Du Mouvement moral des Sociétés
Revue des Deux Mondes2e période, tome 29 (p. 456-484).
DU
MOUVEMENT MORAL
DES SOCIETES
D'APRES LES DERNIERS RESULTATS DE LA STATISTIQUE

I. Communications de MM. Guerry, Villermé, Moreau de Jonnès, Fayet, dans les Séances et Travaux de l’Académie des Sciences morales et politiques. — II. Communications de MM. W. A. Grey, Robert Everest, Joseph Fletcher, J. Clay, dans le Journal of the Statistical Society of London, 1840-1859. — III. Essai analytique et critique de Statistique mortuaire comparée, par M. Marc d’Espine, Genève 1858. — IV. Lettere mediche sulla America meridionale, par M. P. Mantegazza, Milano 1860. — V. Du Suicide politique en France depuis 1789, par M. A. des Estangs, 1860.

Le monde moral est-il soumis à des lois comme le monde physique, à des lois immuables et nécessaires dont les effets pourraient être calculés à l’avance, s’il nous était possible de reconnaître et d’évaluer les combinaisons infinies suivant lesquelles ces lois s’appliquent et se manifestent ? Le chaos des événemens et la marche capricieuse des sociétés ne sont-ils qu’apparens ? La succession des faits politiques et des déterminations humaines n’obéit-elle point à un ordre constant et régulier qui nous échappe encore, mais que l’étude finira peut-être par démêler ? Grave et difficile question, une des plus importantes qui s’offrent aux méditations de l’historien, et que peu de penseurs ont osé aborder. Il est souvent parlé de la sagesse de la Providence, de ses admirables desseins, de la manière dont elle fait servir les moindres événemens à la réalisation de son but. Bossuet a dit : « L’homme s’agite, Dieu le mène ; » magnifique parole, mais qui, pour être comprise, a besoin de preuves et de commentaires. Et comme toutes les œuvres divines sont empreintes d’un esprit d’enchaînement et d’accord, il faut, pour constater l’intervention de Dieu, découvrir dans l’histoire cette même sagesse, cette même harmonie qui éclatent dans l’univers matériel. On a prononcé plusieurs fois dans ces derniers temps le mot de philosophie de l’histoire : on a bâti des systèmes, essayé de tracer la courbe qui représente la marche de l’humanité ; mais celui-là même qui croit avoir trouvé la formule résumant la suite des événemens passés se garde bien d’en faire usage pour prédire les événemens futurs. On n’a pas assez de confiance dans la méthode et l’on craint de la voir immédiatement prise en défaut, en sorte que la philosophie de l’histoire, qui a servi de thème à tant de théories, nous a enseigné peu de chose sur la marche ultérieure des sociétés. Cette impuissance tient à ce qu’on a prétendu résoudre le problème dans toute sa généralité, alors qu’on ne possédait même pas les élémens propres à éclairer les questions de détail qu’il embrasse. On a oublié que les événemens sont la somme d’une foule d’actes individuels, la résultante d’un nombre prodigieux de volontés qu’il eût fallu préalablement observer dans leurs manifestations périodiques, et dont il était nécessaire de rechercher la loi avant d’ aspirer à découvrir celle de la société tout entière.

Il en est de la vie de l’humanité comme de la météorologie ; elle implique le concours d’une multitude d’actions partielles et de phénomènes spéciaux qu’il faut d’abord étudier avant de prétendre savoir le temps qu’il fera demain. Cette recherche des élémens de l’histoire qu’a négligée la philosophie, impatiente d’arriver à des résultats généraux, la statistique l’a tentée : elle a laborieusement recueilli, classé, compté tous les témoignages de nature à nous faire connaître ce qu’on pourrait appeler les fonctions du corps social ; elle a évalué la fréquence, la rareté relative de certains actes, de certains crimes, de certaines passions, de certains maux ; elle a mis en rapport les chiffres ainsi obtenus les uns avec les autres, afin de découvrir s’il ne se produirait pas des coïncidences régulières où se décèleraient les lois demandées. C’est ainsi que déjà elle est arrivée à noter plusieurs faits constans, à formuler des principes que je voudrais rapidement passer en revue dans cette étude, afin d’apprécier les conséquences qui en découlent.


I

Avant d’entrer dans l’examen des résultats principaux de la statistique civile, morale et médicale, il faut d’abord s’assurer de la légitimité des méthodes dont elle a fait usage. Il y a encore bien des personnes qui professent pour cette science une assez médiocre estime et qui, se défient de ses assertions. On oppose l’incertitude des données sur lesquelles elle opère, la négligence qu’apportent les préposés de l’administration à enregistrer exactement les faits qui doivent servir de base au travail de comparaisons et de rapprochemens ; on allègue l’impossibilité de constater, par conséquent d’évaluer numériquement une multitude d’actes dont la connaissance est cependant indispensable aux recherches que l’on poursuit. La statistique dit ce qu’on veut lui faire dire, affirment les incrédules, et il y a des chiffres à la disposition de tous les systèmes.

On oublie que ces objections pourraient être également adressées aux sciences mathématiques dans lesquelles le calcul est appliqué à des phénomènes pleins d’anomalies et d’irrégularités. Les principes de la géométrie, de l’algèbre et de la mécanique sont des vérités absolues, pourvu qu’on reste dans le domaine de l’abstraction ; mais dès qu’on entre dans les applications, on s’aperçoit qu’il faut tenir compte d’une foule d’accidens et qu’on ne saurait calculer que par approximation les effets des forces et la combinaison des mouvemens dont on a, par le raisonnement, assigné les lois nécessaires. Plus on avance dans la connaissance des faits, plus on reconnaît de perturbations accidentelles et d’élémens d’erreurs. Aussi ne s’agit-il que d’atteindre à une certaine distance du vrai ; du moment que les erreurs dues à l’imperfection de nos moyens d’observation et de nos méthodes ne sont pas de nature à affecter les rapports des faits et à masquer l’ordre régulier des phénomènes, on peut dire que la loi est susceptible d’être formulée. L’énoncé obtenu, sans jamais prétendre à une rigueur absolue, représente suffisamment la façon dont les choses se passent ; l’emploi de procédés de plus en plus délicats permet ensuite des approximations de plus en plus rapprochées. Or ce qui est vrai des sciences mathématiques appliquées l’est également de la statistique. En même temps que l’administration introduit plus d’exactitude dans l’enregistrement des faits sur lesquels travaillent les statisticiens, ceux-ci perfectionnent leurs méthodes, ils éliminent peu à peu les causes d’erreur dont étaient entachés leurs premiers résultats. L’établissement de bureaux de statistique en France, en Angleterre, en Belgique, en Italie, en Hollande, en diverses parties de l’Allemagne et dans les états Scandinaves, a permis de recueillir des données auparavant inconnues et de contrôler les documens numériques. Les tribunaux de différentes nations ont fourni des élémens de statistique morale par les procès-verbaux de leurs instructions et le relevé de leurs arrêts ; ces pièces sont aujourd’hui étiquetées avec un ordre et une ponctualité dont jadis on n’avait guère d’exemples. Les administrations locales se sont montrées plus vigilantes, et les registres de l’état civil sont tenus avec un soin qui devient une très suffisante garantie. La nécessité pour les états de connaître le mouvement de la population, le montant de leurs ressources financières, le nombre d’hommes capables de porter les armes, a fait exiger des agens du pouvoir des habitudes d’ordre et de précision. Enfin des sociétés de statistique se sont fondées, afin de provoquer des travaux d’ensemble.

La statistique a donc fait dans ces dernières années des progrès considérables. Lun des plus importans a été l’habitude de ramener les évaluations numériques à des unités communes et de s’attacher à tenir compte de toutes les circonstances accessoires qui peuvent modifier les chiffres obtenus. Il a fallu d’abord bien s’entendre sur les mots, ne pas ranger dans la même catégorie des faits désignés par le même nom, bien que de nature diverse. S’agit-il, par exemple, de comparer le nombre des crimes entre deux pays, il faut préalablement s’assurer de l’identité d’actes qualifiés d’un nom correspondant. Ce que l’on appelle assassinat en France est-il exactement ce qu’on nomme du nom équivalent en Angleterre ? Range-t-on dans la catégorie des simples délits contre les propriétés dans ce dernier pays ce que notre code a qualifié de la sorte ? Une foule d’autres précautions sont nécessaires pour rendre comparables les résultats de ces relevés. Aussi les évaluations statistiques sont-elles délicates et épineuses ; elles nécessitent des observations répétées pour une longue série d’années. Les erreurs dans un sens sont alors notablement compensées dans l’autre, et les faits qui ne se produisent qu’à des intervalles éloignés peuvent être recueillis en assez grande quantité et durant une succession suffisante de périodes pour que le nombre moyen qu’on en possède présente quelque signification. J’aurai soin d’ailleurs de ne m’adresser qu’aux statisticiens qui ont obtenu un brevet d’exactitude, et dont la méthode nous est elle-même une garantie de la rigueur de leurs chiffres et de leurs déductions. Entre les données qu’ils nous transmettent, j’accepterai uniquement celles qu’ils ont réunies dans les conditions favorables et qu’ils ont pu soumettre à un contrôle satisfaisant.

Dans la rude tâche qu’ils se sont imposée, au milieu d’un travail parfois si aride et si vétilleux, les statisticiens ont été nécessairement soutenus par la pensée de vérifier des théories posées à priori, d’arriver même à des lois simples susceptibles d’être formulées, à des moyennes dont le retour ou la progression définie lasse saisir la liaison des causes et des effets ; ils ont espéré porter l’ordre là où il n’y avait que le chaos. On dira peut-être que c’était une idée préconçue, soit ; mais cette idée, subordonnée rigoureusement aux chiffres, devient une sorte d’orientation, car il s’agit de s’assurer si les faits se dirigent dans tel sens ou s’ils’s'en écartent. Cette idée d’ailleurs, elle existe instinctivement chez tous les hommes. Nous avons la conscience de la permanence des faits qui résultent de la nature et de la constitution des choses ; tous nos actes sont réglés en conséquence. Une fois que nous avons constaté les propriétés d’un corps comme le caractère d’un individu, nous conformions notre conduite ou nos mouvemens au principe suivant : tant que des causes nouvelles ne viendront pas modifier les propriétés de l’un et le caractère de l’autre, ils demeureront tous deux les mêmes, et si nous nous apercevons que leur état respectif a changé, nous en concluons forcément que des causes inconnues ont agi sur eux. Nous tâchons alors de découvrir ces causes, afin de savoir de quelle manière elles tendent à les modifier, et dans ces modifications mêmes nous cherchons des effets constans et réguliers.

Humé en a fait la remarque dans ses Essais sur l’entendement humain : ce que nous appelons l’expérience des hommes et des choses est fondé sur ce principe, implicitement reconnu. Si la marche des événemens était aussi capricieuse qu’elle apparaît à des esprits peu attentifs, si les actes humains n’étaient point réglés par les motifs qui les déterminent, comment l’observation servirait-elle à les prévoir et à en assigner les résultats ? Nous avons beau parler de la spontanéité de nos déterminations, nous sommes enchaînés par un inextricable réseau de causes et d’effets, et nous sentons fort bien que plus nous avons tracé de points de ces courbes qui s’enlacent et s’entre-croisent, plus nous avons de chances d’arriver à connaître dans quelle direction se fera leur prolongement ultérieur. Ainsi que l’a remarqué un des plus éminens publicistes de l’Angleterre, sir G. Cornewall Lewis, aujourd’hui membre du cabinet, dans un intéressant ouvrage trop peu connu parmi nous[1] : en entrant dans le domaine des faits particuliers, nous avons plus clairement conscience de la possibilité de prévoir la marche des choses par une étude attentive et réfléchie des causes. Un esprit sagace sait calculer l’influence déterminée d’une mesure législative, l’issue d’une affaire, comme le médecin juge à l’avance de l’action d’un médicament ou assigne la terminaison d’une maladie. En général, une cause morale étant donnée dans un milieu préalablement connu, nous arrivons à en évaluer la puissance et l’étendue ; sans doute, comme l’observe en traitant du même sujet un économiste éminent, M. Mill, ces prédictions ne sauraient être absolues, mais elles suffisent pour nous indiquer sûrement dans quelle direction on devra chercher les effets.

L’idée de lois constantes est donc tout aussi fondée pour le monde moral que pour le monde physique ; d’ailleurs l’existence des unes implique celle des autres. En effet, la plus simple observation nous révèle l’étroite liaison des actes habituels d’un individu et de sa constitution physiologique. Nos actes tiennent le plus souvent à notre caractère, d’où dépend l’impression que produisent sur nous les causes extérieures, et notre caractère est à son tour dans la dépendance de notre tempérament, de l’état plus ou moins sain de notre économie. Le tempérament et le jeu de nos fonctions sont réglés par des influences climatologiques et atmosphériques, soit que ces influences s’exercent directement, soit qu’elles se fassent sentir à la longue, par voie d’hérédité, sous la forme d’une constitution physique locale ou même de race. Or du moment que l’atmosphère est assujettie à des lois régulières et permanentes, bien que très variées dans leurs effets, notre naturel, nos actes, nos pensées mêmes, tombent sous la dépendance des phénomènes généraux de l’univers, dont à certains égards ils reflètent la régularité. S’il nous était permis de connaître l’action combinée et de mesurer tous les effets de ces phénomènes, nous pourrions dans de certaines limites déterminer le caractère et la quantité des actes qu’ils engendrent ; la météorologie deviendrait le point de départ de la statistique médicale, et celle-ci à son tour servirait de guide et fournirait les principaux points de repère pour la statistique morale.

Mais, dira-t-on, l’homme est un être libre qui ne se conduit point, comme les animaux, uniquement d’après ses instincts, et qui n’obéit pas forcément aux influences extérieures ; il a la faculté de réagir contre elles et de combattre ses penchans aussi bien que de diriger ses volontés. Sans doute, mais il faut d’abord reconnaître que, dans l’immense majorité de nos actes, nous ne faisons pas usage de notre liberté. Si l’homme tient de l’ange et de la bête, c’est assurément la bête qui prédomine, et si nous considérons avec impartialité notre conduite et nos actions, nous verrons qu’une foule de nos déterminations sont prises spontanément, c’est-à-dire sous l’influence immédiate des causes physiologiques et même physiques. C’est seulement dans un petit nombre de cas que nous délibérons avec nous-mêmes, que nous refoulons les excitations de la chair, les impulsions du naturel, et que nous combattons l’influence déprimante ou exaltante du sang, de la température et de l’électricité. Et même encore, lorsque nous agissons ainsi, nous le faisons en vertu de croyances et d’idées que nous devons à l’éducation, aux institutions sociales, dont la marche est elle-même assujettie aux influences auxquelles nous croyons alors échapper. Nous sommes sans doute libres de vouloir ce que nous voulons ; mais cette énergie de volonté, cette élévation d’esprit, cette délicatesse de moralité, nous en sommes redevables à la société qui nous a vus naître, au milieu dans lequel nous sommes placés, et cela est si vrai que chacun comprend qu’il faut modifier les institutions, répandre l’instruction, donner l’exemple des bonnes mœurs, diminuer les occasions de mal faire, pour élever le niveau de la moralité d’un peuple et le soustraire aux appétits brutaux. Les causes morales qui viennent contre-balancer les influences purement physiques peuvent donc être réglées à leur tour par des principes permanens qui ne sont en réalité que des lois ; ces lois, en se combinant avec celles du monde matériel, fournissent les élémens qui assignent la marche d’une société, et permettraient, si elles étaient connues, de tirer l’horoscope des individus. La statistique morale tient compte de tous ces élémens ; elle les décompose, elle examine séparément l’action de chacun. C’est par l’étude de ces élémens qu’il lui faut débuter, et c’est à peine si elle commence à entrer dans cet ordre d’observations.

De tous les savans qui se sont voués à l’étude de la statistique dans notre pays, M. Guerry est assurément celui qui a poussé le plus loin la rigueur et la patience des recherches. Il a réuni pour une période de près de trente années, tant en France qu’en Angleterre, un nombre prodigieux de faits que lui ont surtout fournis les registres des tribunaux ; il a représenté par des courbes[2] la marche des différens genres de criminalité dans les deux pays, de façon à rendre sensible aux yeux la nature des variations par lesquelles a pour ainsi dire passé la moralité publique. Prenant pour étalon de mesure le chiffre de 10,000 crimes commis par des individus de l’un ou l’autre pays, il a calculé, en relevant d’innombrables dossiers, pour quelle proportion entre chaque crime d’une nature déterminée, soit en considérant une certaine période d’années, soit en comparant entre elles les diverses parties des mêmes années. Il a cherché entre les variations de criminalité des différentes divisions d’un territoire le chiffre qui peut représenter la moyenne de la criminalité, et il a rapporté à cette moyenne les différens nombres obtenus, de manière à juger de la moralité relative de tel ou tel département, de tel ou tel comté. Toutefois il lui a fallu d’abord établir une nomenclature fixe, une classification générale des infractions qui permît de les ranger selon l’ordre de gravité et sous le rapport de la répression[3]. Cela fait, il a pu ensuite chercher la distribution géographique des crimes et délits, leur répartition pour tout le territoire selon les saisons et la température, leur distribution sous le rapport du sexe et de l’âge. Il est arrivé enfin à des tableaux où sont classés les crimes susceptibles d’être connus et constatés, suivant les motifs qui les ont déterminés : dernière et difficile enquête dans laquelle il s’est aidé des publications de statistique criminelle et judiciaire faites tant en France qu’en Angleterre. En prenant les travaux de M. Guerry et en y joignant un certain nombre de relevés spéciaux dus à d’habiles statisticiens de la France, de l’Angleterre, de la Belgique et de l’Allemagne, on se trouve en possession d’un ensemble suffisans de documens pour apprécier plusieurs des faits les plus importans de la statistique morale.

Les statisticiens dont je rappelle ici les publications n’ont pas la prétention de pénétrer dans la recherche intime des causes ; ce qu’ils ont simplement constaté, ce sont des coïncidences. Ces coïncidences ne sauraient être fortuites ; elles portent avec elles-mêmes la démonstration qu’elles tiennent à des causes fixes, autrement dit à des causes ayant toujours les mêmes effets. Si ces causes s’accroissent, les effets augmentent ; si elles diminuent ou disparaissent, les actions qu’elles engendrent ne se rencontrent plus. Le principe de la causalité apparaît alors dans toute sa force et toute son évidence, et l’utilité qu’on peut retirer des indications statistiques, c’est qu’elles rendent manifeste la permanence de certaines causes que vainement on avait cru conjurer, qu’elles nous montrent parmi les moyens de répression ou d’amélioration ceux qui sont efficaces et ceux dont on n’a pu tirer aucun parti, qu’elles nous font enfin découvrir certaines tendances qui autrement nous auraient échappé.

Les causes qui agissent sur les actes humains sont de trois ordres : les causes physiques, — les causes physiologiques, — les causes purement sociales, c’est-à-dire qui tiennent aux relations des individus entre eux.

Les premières sont presque toujours supérieures à nos moyens d’action ; nous ne pouvons pas les modifier, et il nous est seulement possible de nous y soustraire, soit par un genre de vie spécial, soit en nous transportant en des lieux où elles n’agissent pas, où elles agissent à un moindre degré. Tels sont par exemple les effets de la température. La chaleur agit moralement sur nous ; elle allumé certaines passions, elle porte à la colère et aux plaisirs des sens. Tout le monde sait que les habitans des contrées méridionales ont le caractère plus bouillant, les sentimens plus impétueux, de même que dans les pays dont l’air est très sec, comme les États-Unis, l’irritabilité devient excessive. La paresse, le goût des liqueurs fortes dépendent également du climat, et comme l’année, par ses variations de température et ses changemens de saison, modifie les conditions climatologiques, on comprend que les passions doivent en moyenne se faire inégalement sentir suivant l’époque de l’année. Quoi qu’on fasse pour les combattre, et quand bien même l’on réussit par l’éducation à en atténuer les effets, la répartition devra toujours obéir aux influences météorologiques, et l’on retrouvera nécessairement pour les pays de climat analogue des variations semblables dans le chiffre de la criminalité.

C’est ce qui ressort de plusieurs des tableaux de M. Guerry. En France comme à Londres, la moyenne du chiffre des crimes pour chaque saison lui donne à peu près les mêmes résultats, et les différences qu’il observe tiennent simplement à celles qui séparent les deux contrées. Au printemps et dans l’été, on voit constamment les attentats contre les mœurs apparaître en grand nombre et prendre pour ainsi dire la tête de la longue série de crimes que nous déroulent les tableaux de M. Guerry. Par exemple, si l’on représente par 100 le nombre de viols commis en un an, on a la répartition suivante : pour l’hiver 16, pour le printemps 26, pour l’été 37, pour l’automne 21. En hiver, ce ne sont plus les actes de débauche qui reçoivent les premiers numéros de la liste de criminalité, mais les crimes qui trouvent dans la longueur des nuits et l’obscurité des jours des conditions favorables de perpétration. En Angleterre ainsi qu’en France, ce sont les vols avec violence, l’introduction dans les maisons habitées, le recel d’objets volés, l’émission ou la fabrication de fausse monnaie. Au contraire les attentats aux mœurs deviennent très rares, et pour la France, par exemple, les violences sur les enfans, qui figuraient pendant l’été au premier rang, passent en hiver au dernier.

L’influence de la marche de la température et de la longueur des jours est surtout manifeste lorsqu’au lieu de prendre les saisons en bloc, on suit mois par mois la marche de la criminalité. En mars, l’infanticide se place au premier rang : sur un total de 10,000 crimes supposés commis pendant l’année, il entre pour 1,193 ; vient ensuite le viol avec violence sur les personnes, représenté par 1,115 ; la supposition et la suppression de part ont la troisième place et le chiffre 1,019. En avril, ce dernier crime passe au premier rang ; il est représenté par le chiffre l,274. Suit l’enlèvement et le détournement de mineures, 1,054 ; au troisième rang sont les menaces par écrit et sous condition, 997. En mai, nous trouvons d’abord le vagabondage et la mendicité, 1,257 ; puis le viol et attentat à la pudeur, 1,150 ; l’empoisonnement, 1,144 ; le viol sur des enfans, 1,106. Notons que ce dernier crime, qui est ici arrivé au quatrième rang, a suivi une marche ascendante depuis mars, où il figure seulement au trente-cinquième. En avril, il est monté au dixième, et au mois de juin il arrive au second avec le chiffre 1,303 ; c’est un crime analogue, le viol et l’attentat à la pudeur sur des adultes, qui est alors au premier rang, avec un chiffre peu différent, 1,313. Le quatrième rang appartient à un autre crime connexe, l’avortement, représenté par le chiffre 1,080 ; quant au troisième rang, c’est le parricide qu’on y voit figurer pour 1,151. En juillet, voilà le viol sur les enfans arrivé au premier rang, avec le chiffre 1,330 ; les autres crimes prédominans sont ou de la même nature, ou de la même classe : enlèvement ou détournement de mineures, 1,118 ; attentats à la pudeur, 1,093 ; le troisième rang appartient à un crime voisin du parricide, les blessures faites aux ascendans, lesquelles présentent le chiffre 1,100. Au mois d’août, le crime de débauche, qui occupait le premier rang le mois précédent, redescend au troisième ; le premier appartient aux incendies d’édifices non habités, meules, granges, etc. Ici ce n’est pas la température qui agit, mais l’occasion qui fait le coupable : c’est l’époque des récoltes et de la rentrée des moissons ; on comprend donc que celui qui veut y porter l’incendie ne puisse agir qu’à ce moment de l’année. Remarquons toutefois qu’il y a là un acte de vengeance, la preuve d’une haine violente à laquelle l’influence de l’été peut n’être pas étrangère. C’est encore en partie ce sentiment qui prédomine dans le faux témoignage, lequel, de concert avec la subornation, prend pendant le même mois la quatrième place. En septembre, les passions brutale commencent à s’amortir. Aussi les attentats contre les enfans sont-ils tombés au quinzième rang, et ceux sur les adultes au vingt-troisième. Les vols et les abus de confiance prennent alors le dessus ; ils occupent le quatrième rang. Les récoltes ne sont pas encore complètement terminées ; aussi les incendies de granges, de meules, etc., continuent d’occuper les hauts numéros. Le plus fort appartient à la concussion et à la corruption, ce qui semble du reste tenir simplement à l’époque des fermages et des redditions de comptes ; le même crime tient encore en octobre le quatrième rang. La supposition et la suppression de part, qu’on trouve au second, paraissent être simplement en relation avec les époques de l’année où les naissances sont plus nombreuses, car, pour apprécier exactement les causes de variation de ces crimes, il serait nécessaire d’avoir dans l’année la distribution mensuelle des accouchemens. L’assassinat et le parricide, les vols sur les chemins publics, se placent, d’octobre à janvier, parmi les crimes prédominans. Nous retrouvons ici l’influence des longues nuits, des jours sombres : les routes et les champs, devenus plus déserts, rendent l’exécution de ces crimes plus facile. En septembre et en octobre, les tribunaux vaquent : en novembre, les affaires se multiplient, les opérations des conseils de révision commencent, une foule de transactions sur les propriétés ont lieu : on s’explique donc que le faux témoignage et la subornation, le faux en matière de recrutement, le faux en écritures authentiques, figurent en tête de la liste. La fausse monnaie, les vols dans les églises, qui sont les deux crimes prédominans de janvier, s’expliquent aussi par le peu de clarté du jour ; en février, nous voyons reparaître la suppression de part et l’infanticide, qui occupent aussi la tête en mars, et dont la prédominance correspond nécessairement, comme il a été remarqué, aux époques des plus nombreuses conceptions. Quant aux crimes contre les mœurs, la décroissance continue : en octobre, l’attentat sur les enfans n’occupe plus que le vingt-huitième rang, et il est représenté par le chiffre 668 ; l’attentant sur les adultes est au vingt-neuvième, avec le chiffre 665 ; ces deux mêmes crimes passent aux trente-quatrième et trente-sixième rangs en novembre. En décembre, les tentatives sur les enfans sont le moins fréquent de tous les crimes ; en janvier et février, ils se tiennent à l’avant-dernier rang. En somme, le nombre des crimes commis contre les personnes est plus grand en été qu’en hiver, et celui des crimes contre les propriétés est plus grand en hiver qu’en été ; le printemps et l’automne présentent sensiblement les mêmes rapports. La statistique criminelle de l’Angleterre conduit à des résultats analogues. Voilà donc la marche annuelle de la criminalité assez nettement établie. L’homme se rend plus ou moins coupable envers la société, envers ses semblables, selon que l’état de la température allume plus ou moins ses passions, et que les circonstances qui se reproduisent périodiquement fournissent des conditions plus favorables au libre essor de ses mauvais penchans.

l’âge est un autre élément qui entre dans la statistique criminelle pour une part également constante, et sur lequel les institutions n’exercent qu’une faible action. Cette constance, de même que la répartition par saisons, tient à ce que nous avons des causes physiologiques sur lesquelles l’éducation et les lois n’ont aucun effet. La mase des crimes pourra diminuer sans doute, si le niveau de la moralité s’élève ; mais le rapport des chiffres fournis par les criminels de chaque âge demeurera à peu près identique. M. Guerry a réuni des documens qui embrassent un espace de vingt-huit ans. En France, nous trouvons de 25 à 30 ans (pour les femmes), l’infanticide au premier rang ; sur 10,000 crimes de toute nature, il est représenté par le chiffre 2,389. De 30 à 35 ans, c’est la bigamie (2,365) qui a la même place. De 35 à 40 ans, ce crime n’occupe plus que le seconde (1,892). La contrefaçon de sceaux, poinçons, etc., c’est-à-dire un crime qui indique la prédominance de la cupidité, monte alors au premier, et un autre crime de caractère semblable, la concussion et la corruption, apparaît au même rang, de 40 à 45 et de 45 à 50. En Angleterre, mêmes résultats. De 30 à 40 ans, c’est la bigamie qui domine, avec le chiffre 4,100 : mais ce crime se maintient avec le même numéro d’ordre dans les deux pays à la période suivante. Un fait digne de remarque et fort triste à confesser, parce qu’il accuse notre dépravation, c’est qu’à mesure qu’on avance dans la vie, à partir de 50 ans, on voit les attentats sur les enfans l’emporter de beaucoup en nombre sur les attentats dirigés contre des adultes, et cela en France comme en Angleterre. Pour 60 ans et au-dessus, ce crime occupe encore le troisième rang avec le chiffre 445 ; mais c’est la concussion et la corruption qui portent le drapeau, ainsi que, dans la période décennale précédente. À partir de 50 ans les vols deviennent de moins en moins nombreux, de même que les attentats contre la sûreté de l’état ; ils sont remplacés par des faux et des détournemens de deniers publics. L’empoisonnement prend alors de plus en plus la place de l’assassinat. L’homme n’a plus la force ni l’audace suffisantes pour dépouiller avec violence ou par quelque coup hardi ; il use de fraude et de ruse.

La première enfance a aussi ses crimes particuliers. En Angleterre, on trouve, pour ceux qui prédominent à cet âge, le vol d’objets immobiliers par destination, les tentatives de vol, les possessions illicites d’objets mobiliers, les différens genres de vol, l’incendie. En France, l’association de malfaiteurs, l’incendie d’édifices habités ou non habités, le vol dans les églises et le. vol qualifié, les pillages et les dégâts en bandes et à force ouverte représentent la moitié de tous les crimes commis jusqu’à 16 ans. De 21 à 30 ans, nous voyons en Angleterre la prostitution et la suppression de part pour les femmes, — pour les deux sexes, les violences contre les magistrats et les entraves à la police, le braconnage et les vols à force ouverte ou avec violence, — occuper les neuf premiers rangs ; la fabrication de fausse monnaie, le dixième. Au contraire, à la fin de la liste, aux numéros 55 et 56, se placent un des crimes prédominans de la vieillesse, l’attentat aux mœurs sur les enfans, et l’un de ceux qui appartiennent à l’enfance, le vol d’objets devenus immeubles par destination. En France, la répartition est à peu près pareille durant la même période de la vie, sauf cette exception, où apparaît l’influence différente des climats, que les attentats à la pudeur et les enlèvemens de mineures, ont, avec l’infanticide, les plus hauts numéros d’ordre. L’ivresse, qui ne donne malheureusement pas lieu chez nous à des condamnations, se montre en Angleterre comme un des crimes prédominans de la vieillesse ; elle est au sixième rang pour la période ; de 50 à 60 ans, au neuvième.après 60 ans, Le nombre des crimes atteint son maximum pour les deux sexes de 25 à 30 ans. Tandis que les penchans criminels se développent plus tôt chez les hommes, ils s’affaiblissent plus rapidement chez les femmes.

L’influence du sexe tient, comme celle de l’âge, à des causes physiologiques régulières et constantes. Il faut le dire à l’honneur des femmes, en France comme en Angleterre, dans presque tous les crimes contre les personnes et les propriétés, les hommes entrent pour une proportion beaucoup plus forte. Seulement l’on voit constamment la part des femmes augmenter pour les crimes dictés par la cupidité, et dont l’exécution ne réclame pas cette force et cette énergie qui sont le propre des hommes. En Angleterre par exemple, sur 1,000 crimes de vols de nuit, les hommes figurent pour 964 et les femmes pour 36. Dans le vol avec effraction (house-breaking), le chiffre 920 représente les hommes, et le chiffre 80 les femmes, tandis que pour les escroqueries on a 194 femmes contre 806 hommes ; pour les vols au-dessous de 5 livres sterling dans les maisons habitées, 231 femmes contre 769 hommes ; pour les vols domestiques, 275 femmes contre 725 hommes. Pour les engagemens illicites d’objets mobiliers seulement, les femmes l’emportent sur les hommes dans le rapport de 561 à 439.

En France, nous rencontrons des chiffres presque analogues. Les vols sur les chemins publics sans violence donnent 903 hommes contre 97 femmes ; les vols avec circonstances aggravantes, 866 contre 134 ; les incendies, 842 contre 158 ; les vols simples, 729 contre 271 ; les vols domestiques, 621 contre 319, et c’est seulement dans le délit de prêt sur gages que les femmes l’emportent sur les hommes : elles figurent pour le chiffre de 594, et les hommes pour le chiffre de 406. Dans les crimes contre les personnes, la différence de caractère des deux sexes est encore plus manifeste. Je ne parle pas de ces crimes qui ne sont guère de nature à être commis par les femmes, et qui tiennent à des habitudes de débauche liées à notre sexe. Les femmes ont d’ailleurs des crimes correspondans qui leur sont propres, et dont le chiffre dépasse démesurément celui des hommes : l’excitation à la débauche, l’exposition d’enfans, par exemple. L’inégalité va de soi-même. Je ne m’occupe que des crimes qui peuvent être commis par les deux sexes, et je passe par conséquent les attentats à la pudeur, les complots et attentats contre la sûreté de l’état. Nous trouvons, pour le meurtre et la tentative de meurtre, 969 hommes contre 31 femmes ; pour les menaces écrites ou verbales, 933 contre 67 ; pour la bigamie, 903 contre 97 ; pour les coups et blessures volontaires, 872 contre 128 ; pour les outrages publics à la pudeur, 870 contre 130 ; pour les blessures envers un ascendant, 862 contre 138 ; pour le faux témoignage et la subornation, 813 contre 187 ; pour le parricide, 699 contre 301 ; pour l’empoisonnement, 527 contre 473. Les chiffres sont à peu près équivalens pour l’Angleterre. En général, sur 100 crimes commis contre les personnes, 86 le sont par des hommes et 14 par des femmes, et sur 100 attentats contre les propriétés, les premiers figurent pour 79 et les secondes pour 21.

Le suicide, qui peut rentrer dans la catégorie des attentats contre les personnes, est également soumis aux influences de la saison, de l’âge et du sexe. M. Guerry est arrivé à des résultats qui sont en partie confirmés par les recherches de MM. Lisle et Brierre de Boismont. Il a reconnu comme eux que, contrairement à ce qu’on supposait, la vieillesse est l’âge qui présente le plus de suicides. Au-delà de 50 ans, cet attentat occupe constamment le premier rang : aucun autre n’atteint une proportion aussi forte ; au contraire, pour la période de 30 à 35 ans, le suicide est un des crimes proportionnellement les moins communs. Les tableaux dressés par saison nous font voir que le nombre des suicides augmente beaucoup en été, et qu’il suit par conséquent la même loi que les crimes contre les personnes ; mais bien que la mort volontaire soit soumise à l’influence de la température, elle est pour ainsi dire inverse de l’assassinat et des crimes analogues. En effet, plus un département présente un nombre élevé de ceux-ci, plus faible est généralement le chiffre des suicides ; la majorité des départemens qui donnent le maximum dans les crimes contre les personnes, tels que la Corse, la Lozère, l’Ariège, l’Aveyron, occupent les derniers degrés de l’échelle des suicides.

Cette espèce d’antagonisme entre l’assassinat et le suicide n’a rien d’inexplicable. Le premier crime n’est-il pas la conséquence du sentiment de l’égoïsme porté à son plus haut point ? L’homme sacrifie à sa cupidité, à sa haine, à sa jalousie, la vie de son semblable Au contraire, dans la mort volontaire, l’amour de soi s’éteint complètement ; le dégoût de la vie est un sentiment analogue à celui qui émousse l’impression du désir. Le suicide est en général plus Commun chez l’homme que chez la femme, quoique certains suicides, le suicide par amour notamment, prédominent chez celle-ci. Cette différence est d’autant plus remarquable que la statistique médicale montre que le sexe féminin est plus exposé à l’aliénation mentale que le nôtre, et l’on sait quelle cause fréquente de suicides est cette maladie. On doit s’expliquer une pareille inégalité par la plus grande énergie que les femmes ont pour supporter la souffrance morale, grâce à un sentiment religieux plus vif, à des habitudes moins fréquentes de désordre et d’ivresse.

De ces curieuses recherches, il ressort que la saison, l’âge et le sexe exercent sur la production des crimes une influence qui demeure toujours la même et qui établit entre les chiffres de criminalité des proportions constantes. Quoique, durant la période qu’embrassent les relevés de M. Guerry, les peines n’aient pas toujours été les mêmes pour les différens crimes, quoique la législation criminelle de la France et de l’Angleterre soient différentes, et qu’on se montre pour le même cas ici moins sévère, là plus rigoureux, la proportionnalité des attentats n’a pas sensiblement varié ; l’action de la saison, de l’âge et du sexe a été plus forte que celle de la loi. Cependant les institutions, les formes sociales doivent avoir une influence, et si elle existe, elle nous sera révélée par les chiffres absolus qui représentent la somme de criminalité. C’est ce que nous allons maintenant examiner.


II.

Le principal critérium que nous possédions pour juger de l’état d’un pays, c’est le degré de développement de l’instruction ; ce développement est une sorte d’échelle de civilisation qui permet de déterminer les rapports d’accroissement ou de diminution de tel ou tel genre de crime ou de délit, suivant que la société possède plus de lumières. M. Guerry a réparti les prévenus sur lesquels portent ses investigations (celles-ci comprennent une période de 20 ans pour l’Angleterre et 610,000 accusés, une période de 26 ans pour la France et 191,000 accusés) en quatre.catégories. 1° ceux qui ne savent ni lire ni écrire 2° ceux qui ne peuvent lire et écrire qu’imparfaitement, 3° ceux qui savent bien lire et écrire, 4° ceux qui possèdent une instruction supérieure.

Si l’on considère tout d’abord le suicide en se fondant sur les chiffres fournis par les relevés dressés en Angleterre pour les tentatives de mort volontaire, on trouvera que, dans l’ordre des crûmes, il tient le 35e rang dans la première catégorie, le 34e dans la seconde, le 15e dans la troisième, le 16e dans la quatrième. Les départemens de France qui occupent les premiers rangs dans la carte des suicides sont précisément les plus éclairés, ceux qui avoisinent Paris. Voici par exemple les dix premiers : Seine, Seine-et-Oise, Oise, Seine-et-Marne, Marne, Seine-Inférieure, Aube, Loiret, Aisne, Bouches-du-Rhône. Ils représentent une moyenne d’instruction fort supérieure à celle des six départemens qui offrent le moins de morts volontaires, tels que la Corse, Haute-Loire, Lozère, Hautes-Pyrénées, Ariège, Aveyron. Ces résultats, sans être tout à fait concluans, paraissent cependant annoncer que la tendance au suicide augmente avec l’instruction, ce qui ressort également du fait signalé plus haut, que le nombre des morts volontaires est en raison inverse de celui des crimes contre les personnes, lesquels diminuent avec l’instruction. MM. Lisle et Brierre de Boismont ont constaté de leur côté l’accroissement considérable des suicides en France et le rapport de ces attentats avec le développement de l’instruction, les progrès des sciences et de l’industrie. Les formes plus raffinées de la société exercent sur le système nerveux une influence à certains égards dangereuse et qui se manifeste aussi dans l’accroissement notable du chiffre des aliénés. Les causes d’émotions fortes se multiplient en même temps que s’affaiblit l’énergie morale. Dans les pays peu avancés, où des préjugés particuliers, une démoralisation profonde, ne tendent pas, comme au Japon et en Chine, à pousser l’homme à se donner la mort, les suicides sont rares. Tel est notamment le cas pour la Russie[4]. Le suicide a été d’ailleurs parmi nous le contre-coup des révolutions, des crises qui ont atteint tant de fortunes et si cruellement dissipé tant d’espérances. C’est ce que nous a fait voir récemment M. A. des Estangs dans un curieux ouvrage intitulé Du Suicide politique en France depuis 1789 jusqu’à nos jours. Le savant médecin, qui a entrepris depuis plusieurs années des études statistiques et morales sur la mort volontaire, et qui s’est livré à des investigations fort étendues, a tracé l’historique de tous les événemens qui ont pu conduire au suicide les individus dont ils ont détruit la position, amené la ruine, anéanti les illusions ; il a cherché à saisir le caractère présenté par le suicide aux différente, époques. Après avoir reconnu les influences permanentes où le suicide se montre comme la conséquence d’un état morbide, il a énuméré les diverses circonstances accidentelles tenant au milieu social qui en ont accéléré ou atténué la fréquence. On ne saurait titrer des faits recueillis par M. des Estangs, et qu’il retrace avec une grande vivacité de pinceau, une conclusion véritablement statistique. Ce qui apparaît clairement dans son livre, c’est que les doctrines chimériques dont tant d’esprits se sont nourris depuis 1789 ont eu une influence fatale, et ont singulièrement contribué à augmenter le nombre des morts volontaires. Ces suicides, qu’on peut appeler politiques, eurent pour cause la peur éprouvée par les vaincus d’être frappés par les vainqueurs ; elle est venue presque toujours se joindre au chagrin de l’insuccès pour pousser l’homme au désespoir. La liberté, en laissant à nos idées toute carrière et en permettant aux imaginations faibles et enthousiastes de rêver un progrès irréalisable, place en apparence les esprits dans des conditions meilleures. L’homme espère et attend ; mais vienne le jour sur lequel il a compté pour la réalisation de ces rêves, la déception n’est que plus cruelle, et alors le nombre des suicides politiques qui avait diminué se multiplie. C’est là ce que montre surtout M. des Estangs. Pour apprécier la véritable part qui revient aux événemens politiques dans la marche générale du suicide, il faudrait, comme pour les maladies mentales, déterminer avant tout si c’est seulement le caractère de cet attentat qui change aux époques de libre essor, et si le chiffre total des morts volontaires est indépendant de l’action compressive. Suivant les temps, la folie se porte sur tel ou tel ordre d’idées ; celui qui est déjà prédisposé à perdre la raison n’attend pour ainsi dire qu’une occasion d’ébranlement : que cet ébranlement soit dû à des crises politiques, les aliénés manifestent surtout dans leur délire la pré occupation qu’elles leur ont causée ; si elle est due au contraire à l’exaltation des croyances religieuses, à des chagrins de famille, à un désastre de fortune, à un désordre de conduite, le trouble mental prendra une autre forme. Rien n’est plus mobile que le sujet qui préoccupe les aliénés. C’est plus par le nombre total de ceux-ci que par le caractère qu’affecte leur délire que l’on peut juger de la tendance à la folie. Il en est de même du suicide, si étroitement lié au trouble de l’intelligence. Il faut se rappeler que dans les temps d’agitations politiques les événemens extérieurs prennent dans nos préoccupations le dessus sur nos affaires privées, en sorte que la folie et le suicide doivent alors avoir un caractère politique. Toutefois il n’en est pas moins vrai que le suicide politique appartient à cet ordre de crimes dont les fluctuations contrastent avec la régularité de la majorité des autres. M. Guerry a très bien montré par ses tableaux qu’il y a certains ordres de crimes qui ont pour causes des circonstances exceptionnelles, les commotions politiques, les luttes des partis, la cherté des subsistances, l’exaltation des opinions politiques et religieuses, et ces crimes, on les voit tour à tour s’accroître ou disparaître suivant que le désordre entre dans la société ou en sort. À cette catégorie se rapportent les brisemens de ponts, les entraves à la libre circulation des grains, les pillages de maisons, les violences contre les agens de l’autorité, et jusqu’à un certain point les incendies et les associations de malfaiteurs. Ici encore est applicable l’observation qui vient d’être consignée à propos de la folie et du suicide. Si l’on veut mesurer exactement la proportion pour laquelle ces crimes entrent dans la criminalité générale, il faudra constater le nombre des autres crimes de catégorie analogue dans les années durant lesquelles ils se produisent, et voir si le nombre des premiers ne tend pas à diminuer proportionnellement le nombre des seconds, car, dans ce cas, nos mauvais penchans se seraient simplement déplacés ; ils se seraient portés sur d’autres objets sans cesser pour cela de se manifester. En temps de troubles, le voleur, le brigand se fait émeutier, et celui qui, à une autre époque, eût pénétré dans une habitation privée pour la dépouiller trouve alors plus d’avantages et d’impunité à prendre part aux pillages et aux désordres nés de la sédition populaire. Ces fluctuations accidentelles ne doivent donc pas altérer la marche générale de la criminalité, et l’on peut n’en pas tenir compte dans les conséquences à tirer de l’ensemble des chiffres.

J’ai dit que le développement de l’instruction semble, sauf certaines exceptions, tendre à diminuer le nombre des attentats contre les personnes. Ainsi, sur 100 accusés passés en cours d’assises pour crimes contre les personnes, on en trouve 53 ne sachant ni lire ni écrire, autrement dit plus de la moitié, 34 ne sachant que lire et é crire imparfaitement, 10 sachant bien lire et écrire, 3 d’une instruction supérieure. En Angleterre, les quatre mêmes catégories sont représentées par les chiffres 29, 54, 15 et 2. La différence entre les personnes d’une instruction supérieure et celles des deux catégories ignorantes est telle que le doute n’est pas possible. Observons, au même point de vue, les attentats contre les propriétés. En France, sur 100 coupables de ce genre de crimes, 55 sont totalement illettrés, 31 ne savent lire et écrire qu’imparfaitement, 11 savent bien lire et écrire, 3 possèdent une instruction supérieure. En Angleterre, une semblable moyenne donne pour la première catégorie 33, pour la seconde 57, pour la troisième 9, et pour la quatrième 1. Nous retrouvons donc ici les mêmes résultats que pour les crimes contre les personnes, et, à en juger par ce tableau, il semble que la criminalité soit en raison inverse de l’instruction ; mais pour que ces chiffres deviennent tout à fait concluans, il faut tenir compte du rapport dans les deux pays entre le nombre des illettrés et celui des personnes instruites, car il est clair que si les ignorans sont de beaucoup les plus nombreux, ils doivent dans la criminalité générale entrer pour une part sensiblement plus forte. Toutefois les chiffres que nous fournit l’Angleterre, où l’instruction est plus répandue que dans notre pays, prouvent que l’inégalité de criminalité des quatre catégories n’est pas proportionnelle au nombre absolu des individus que chacune d’elles embrasse. Il ne s’agit cependant ici que des crimes pris en bloc, et les recherches de M. Guerry, aussi bien que celles de MM. d’Angeville et Fayet, montrent que l’influence de l’instruction primaire n’est pas généralement aussi bienfaisante qu’on aurait dû le supposer. En effet, si la répartition géographique de la criminalité dans les attentats contre les personnes place aux premiers degrés des départemens tels que la Corse, l’Ariège, les Basses-Alpes, où l’instruction est peu développée, il en est d’autres classés entre les plus criminels, comme le Haut et le Bas-Rhin, qui occupent un échelon élevé sous le rapport de l’instruction ; réciproquement, à la fin de la liste, nous rencontrons des départemens où l’instruction primaire est fort peu répandue, l’Ain, le Cher, la Creuse, Saône-et-Loire. Dans les attentats contre les propriétés, la plus grande criminalité appartient incontestablement en moyenne à la catégorie des départemens les mieux classés sur l’échelle de l’instruction.

Pour évaluer l’état de l’instruction primaire dans un département, on ne s’est pas fié à la statistique des écoles, qui ne mérite, ainsi que l’ont fait remarquer MM. Cousin et Moreau de Jonnès, qu’une médiocre confiance. M. Fayet, statisticien fort zélé, s’est appuyé sur les données que lui fournit l’état d’instruction des conscrits de chaque département, exactement constaté par le ministère de la guerre, et les chiffres auxquels il a été ainsi conduit achèvent de nous démontrer que les progrès de l’instruction primaire ne sont point en rapport avec la décroissance du nombre des crimes. Cependant il est important de remarquer qu’on prend ici tous les habitans en masse, et qu’on leur attribue hypothétiquement la moyenne d’instruction de leur département. Il se peut que la majorité des criminels d’un département dit instruit soit précisément composée de la minorité ignorante. Aussi la proportion d’instruction chez les condamnés ou les prévenus semble-t-elle fournir une meilleure preuve.

La répartition des différentes classes de crimes dans chaque catégorie d’état d’instruction permet du reste de juger de l’influence dès lumières. Si l’on classe dans chacune des quatre catégories mentionnées ci-dessus les crimes placés par ordre de fréquence, on trouve que pour la quatrième, c’est-à-dire celle qui représente les individus d’instruction.supérieure, l’attentat aux mœurs à l’égard des adultes occupe en France le vingt-cinquième rang, et l’attentat sur les enfans le seizième ; que dans la troisième catégorie, le premier crime se maintient au même numéro, et que le second descend au contraire au vingt-deuxième ; que pour la seconde catégorie, le premier crime occupe le quinzième, et le second le quatorzième ; enfin, pour la classe la plus illettrée, le premier crime est au vingt-deuxième, et le second au trentième : d’où il résulte que l’extrême ignorance est plus incompatible avec ces actes qui dénotent une profonde dépravation qu’une instruction plus développée. D’un autre côté, si l’on remarque que l’instruction s’est répandue en France et en Angleterre surtout à partir de l’année 1833, on sera frappé de voir que ce progrès est loin de suivre une marche inverse de tous les crimes qui tiennent à la dépravation des mœurs ; bien au contraire, dans les deux pays, on trouve, en comparant les chiffres annuels que fournissent les tribunaux pour les diverses classes de crimes relatifs à la débauche ou au désordre dans le mariage, une augmentation assez effrayante. Que l’on suive les courbes dessinées par M. Guerry, et l’on verra que les attentats à la pudeur sur les adultes ou les enfans, l’excitation à la débauche et surtout l’adultère sont dans une progression constante depuis 1835. L’infanticide et la suppression de part ont suivi une marche parallèle ; le premier crime atteignait en France son maximum en 1854. Le chiffre de l’adultère y était arrivé au triple de ce qu’il était vingt ans plus tôt[5].

Ces chiffres si tristes sont confirmés par les cartes de criminalité où un certain nombre de départemens sont plus ou moins teintés suivant la fréquence du genre de crime qu’il s’agit de représenter. L’inspection de celles de ces cartes qui se rapportent aux crimes contre les mœurs révèle la double influence du climat et de l’instruction. On y voit figurer parmi les départemens où prédomine l’attentat à la pudeur le Vaucluse, les Pyrénées-Orientales, Seine-et-Oise, le Gard, le Var, la Marne, les Basses-Alpes et la Seine, et, dans ceux qui viennent immédiatement après, on rencontre de même tour à tour des départemens qui occupent un degré élevé sur l’échelle de l’instruction, ou qui appartiennent aux régions les plus chaudes de notre pays. Au contraire, on trouve au bas de l’échelle de la criminalité la Nièvre, le Cher, les Landes, la Corrèze, le Cantal, les Hautes-Pyrénées, la Haute-Loire ; les Basses-Pyrénées, la Creuse, c’est-à-dire des départemens pauvres, généralement montagneux, où l’instruction est peu avancée. Pour ne rien exagérer, il est nécessaire de noter que la population de ces départemens si moraux, du moins en apparence, émigre durant plusieurs mois, et verse dans les grands centres, surtout au nord de la France, une partie de son contingent de criminalité. L’influence fâcheuse des fortes agglomérations d’individus n’a échappé à personne ; elle apparaît dans le chiffre élevé que fournissent la Seine et le Middlesex pour presque tous les genres de crimes. Les grandes villes rendent plus facile l’exécution d’une foule d’attentats ; elles fournissent à des individus mal famés dans leur pays un refuge dont ils profitent pour se livrer sans crainte à leurs mauvais penchans.

On peut donc dire que chaque classe de la société a ses crimes propres et ses dispositions vicieuses particulières. M. Guerry le fait bien voir par les tableaux dans lesquels il a réparti, pour chaque catégorie d’instruction, les crimes et délits suivant l’ordre de fréquence, en prenant soin de les représenter par un chiffre qui exprime le rapport à la criminalité totale de cette même catégorie, et cela tant pour la France que pour l’Angleterre. On trouve dans la première, celle des individus complètement illettrés, l’infanticide, la supposition et la suppression de part, les associations de malfaiteurs, les vols sur les chemins publics à force ouverte, les pillages de grains et de farines, les incendies, représentés par les chiffres les plus élevés. Pour la seconde catégorie commencent à se montrer au haut de l’échelle des crimes qui impliquent un certain degré d’instruction, tels que l’extorsion de lettres de change, les menaces par écrit et sous conditions, lesquels figurent à côté de crimes indiquant encore l’absence d’éducation, le pillage et le dégât de propriétés, les blessures et les coups. Dans la troisième catégorie, les crimes de violence ont cessé d’occuper la tête de la liste ; c’est l’improbité qui prédomine : la concussion et la corruption, le faux en écritures de commerce et en écritures privées, la banqueroute frauduleuse, la contrefaçon de sceaux, poinçons et marques, les menaces par écrit et sous conditions. Enfin, dans la catégorie des individus d’instruction supérieure, les actes dénotent plus d’intelligence et de ruse pour s’approprier le bien d’autrui, car à côté des faux en écritures de commerce figurent les détournemens de fonds par des dépositaires publics, les faux en écritures authentiques, les soustractions d’actes et de pièces dans un dépôt. On voit aussi apparaître un genre d’attentat intimement lié au développement de l’instruction, les complots contre la sûreté de l’état.

Dans ces appréciations, qui, pour être tout fait définitives, auraient besoin d’être étendues à de plus longues périodes, on devra tenir compte d’une foule de circonstances accessoires qu’on a jusqu’à présent négligé de consigner. Nous avons parlé de l’influence de l’instruction combinée avec celle du climat ; il faudrait aussi prendre en considération celle de la race, ranger les prévenus par catégories de patrie et vérifier de la sorte le penchant relatif de criminalité que chaque individu doit aux conditions et au lieu dans lequel il a pris naissance. Il est incontestable que les hommes tiennent de leur sang une disposition plus ou moins prononcée à telle ou telle passion, à tel ou tel vice, et même, transportés dans d’autres climats que ceux où ils ont pris le jour, ils gardent, eux et leurs descendans, au moins pendant un certain nombre d’années, leurs penchans natifs. Comme vient encore de le montrer M. P. Mantegazza, l’influence de la race l’emporte sur les actions climatologiques pour la première génération d’émigrés sur une terre étrangère, d’où il faut conclure que la vie morale procède plus en certains cas des penchans dont on a hérité que des influences ambiantes. En certaines contrées, le fait a été déjà clairement mis au jour. Aux États-Unis, le révérend R. Everest a trouvé, par des évaluations contrôlées avec grand soin, que la proportion des criminels hommes de couleur libres, même en faisant la part de l’inégalité d’instruction et du degré de pénalité, était beaucoup plus forte que celle des criminels blancs.

Les cartes de criminalité par départemens qu’a dressées M. Guerry ne sont sans doute pas tout à fait concluantes, mais elles fournissent cependant un élément propre à déterminer l’influence des races comme celle des climats. Quand on voit qu’il a été commis dans la région du sud de la France un nombre de crimes double de celui qu’a présenté la région du centre, il est difficile de ne pas reconnaître un effet du genre de vie et des habitudes sociales. Quoi de plus frappant, par exemple, que le contraste qu’on remarque entre le département de la Corse, qui donne 1 accusé sur 2, 199 habitans, et le département de la Creuse, qui n’en présente que 1 sur 37,014 ? Au contraire, la plus grande somme de crimes contre les propriétés nous est fournie par la région du nord. Ici les passions changent ; le désir effréné du lucre l’emporte sur la violence des sentimens, et l’homme vole ou détourne, tandis qu’au sud il frappe ou assassine. En Angleterre, dans les crimes contre les personnes et contre les propriétés, le pays de Galles offre les chiffres les plus bas, et pour le reste du royaume la répartition géographique est à peu près la même, car des différences moins profondes d’habitudes séparent les divers comtés. Londres, les comtés environnans et une bande qui part du Somerset pour côtoyer le pays de Galles jusqu’au Lancashire sont marqués sur la carte, pour l’une et l’autre catégorie de crimes, des teintes les plus foncées.

Entre les principales causes qui tendent à accroître la criminalité dans les diverses régions, il faut incontestablement placer la nature des occupations. La vie des champs est plus favorable à la moralité générale que celle des fabriques. En Angleterre, les comtés manufacturiers donnent d’ordinaire une plus forte proportion de criminalité totale que les comtés agricoles ; les comtés où l’on s’occupe surtout du travail des mines se placent au milieu. L’abus des spiritueux y est aussi une cause dissolvante des plus actives, et l’on voit, tous les comtés dont les habitans sont le plus enclins à l’ivrognerie présenter le plus grand nombre d’attentats. L’Ecosse fournit un chiffre de criminalité supérieur à celui de l’Angleterre, surtout pour les femmes ; c’est là qu’on voit figurer en majorité les délits où intervient la violence, et il est à noter que la consommation des liqueurs fortes y est près de cinq fois plus grande qu’en Angleterre. L’Irlande, contrée tout agricole, qui devrait à ce titre n’occuper que les derniers échelons du vice, offre un quart de criminels en plus que l’Angleterre, et cela tient également à l’ivrognerie.

J’ai signalé dans une de mes précédentes études[6] les effets désastreux de l’ivrognerie ; elle n’a pas seulement pour conséquence d’engendrer la paresse et le désordre, de dégrader l’intelligence, de pousser les individus sur la pente du crime. Elle a de plus terribles effets : elle détériore l’espèce et agit, par voie de transmission héréditaire, sur le moral des populations ; elle produit une foule de maladies, dont plusieurs ont elles-mêmes leur part dans l’accroissement de la criminalité générale. La maladie est une cause, sinon immédiate, au moins indirecte de crime. Elle amène la misère et le désespoir, elle altère ou affaiblit nos facultés, elle se lie parfois à une surexcitation du système nerveux qui imprime plus d’énergie à nos penchans mauvais ; on ne saurait donc complètement apprécier la marche de la criminalité sans tenir compte de la statistique médicale. Cette, statistique, tout imparfaite qu’elle soit encore, a été cependant l’objet de travaux très sérieux, surtout depuis les belles recherches de M. Louis. Les maladies ont leur apparition régulière et leurs lois comme les phénomènes météorologique, dont elles sont le plus souvent l’effet. Si les unes, de même que ces attentats qui tiennent exclusivement aux agitations politiques ou à la cherté des subsistances, ne sévissent qu’à de longs intervalles et ne déterminent que des troubles accidentels, les autres se produisent périodiquement, se distribuent toujours de la même façon dans l’année pour un même pays, et, comme l’a montré un médecin anglais, M. William a Guy, correspondent dans leurs fluctuations aux causes physiques et aux conditions sociales qui les font naître. Il en est de même de la mortalité. Le docteur Marc d’Espine prouve, dans un livre qui est le fruit de nombreuses études et de comparaisons attentives, qu’il est possible d’arriver à formuler la loi d’après laquelle les individus périssent ; les statistiques des naissances conduisent à des résultats analogues. Dans toute l’Europe et jusqu’en Amérique, des médecins ont recueilli les élémens qui permettront de saisir les principes auxquels obéit ce qu’on pourrait appeler le renouvellement de l’humanité. Ces oscillations des phénomènes morbides ont été trouvées pour l’Angleterre plus grandes que celles de la criminalité, d’où l’on peut conclure que les faits moraux se présentent avec une plus grande régularité que les phénomènes physiques.

Pour rendre ses recherches plus complètes, M. Guerry a essayé de ranger par ordre les motifs excitateurs de tous les attentats justiciables des tribunaux (le rapport de ces crimes à un nombre supposé de 10,000 crimes étant toujours admis). On voit dans ces nouvelles tables que la cupidité et l’intérêt sont la cause prépondérante des crimes, que sur 10,000 cette cause en a déterminé 2, 139 ; ici la proportion des femmes est à peu près la même que celle des hommes. Les relations illégitimes occupent le chiffre de 1,263. Prenons-nous une classification moins générale, où figurent séparément des motifs groupés ensemble dans le premier tableau : nous trouvons pour la cupidité seule, sur 10,000 crimes, 1, 474 ; ici la proportion des hommes est beaucoup plus forte que celle des femmes. La jalousie entre époux ou amans donne 84, proportion à peu près la même pour les hommes et les femmes ; l’adultère 681, proportion presque doublé pour les hommes que pour les femmes ; la séduction 140, le concubinage 131, la débauche 185, les dissensions et haines de famille 1,244, proportion presque quadruple pour les hommes ; les rapports entre maîtres et serviteurs 57, l’avarice et la cruauté 50, l’ignorance et la perte de la raison 99. Du tableau dans lequel la cupidité et l’intérêt sont décomposés en leurs différentes manifestations, j’extrais encore les chiffres suivans : crimes commis pour faciliter le vol ou s’y rapportant, 1,074, proportion des hommes près de dix fois plus grande que celle des femmes ; crimes ayant pour motifs des affaires de successions, de donations, de testamens, de rentes viagères, etc., 399 : ici la proportion des femmes augmente sensiblement ; intérêts pécuniaires 382, intérêts de propriété 282. Le même tableau nous montre que dans l’adultère l’outrage au mari a fait commettre plus du double de crimes que l’outrage fait à la femme.

Une catégorie particulière de motifs permet de juger l’influence la plus immédiate qu’à l’ignorance dans la criminalité. M. Guerry trouve que les crimes suggérés par la superstition figurent pour 27 (dans la proportion de 923 hommes sur 77 femmes), et en les décomposant, il a pour les crimes inspirés par la foi aux empiriques 9, pour les crimes résultant de la croyance à la sorcellerie 18 ; cette proportion bien minime, ne saurait toutefois nous donner une idée de l’influence de la superstition dans les attentats, puisque le statisticien français n’a pas relevé les délits de police correctionnelle auxquels conduisent surtout ces idées chimériques.

Les résultats recueillis par M. Guerry, quoiqu’ils portent sur un nombre déjà considérable d’années et se fondent sur les moyennes d’une masse prodigieuse de chiffres, ne sauraient en tous points être regardés comme définitifs ; ils indiquent simplement dans quelle direction d’idées les faits tendent à nous conduire, les traits généraux des causes qui entretiennent la criminalité. L’étude qu’il a poursuivie aurait besoin d’être reprise séparément pour chacun de nos départemens, dont on arriverait ainsi à déterminer la caractéristique morale.


III

L’ensemble des faits qui viennent d’être exposés fournit un premier aperçu de la marche des phénomènes moraux dans notre pays. Quelle est la conséquence qu’on en peut tirer dès ce jour ? Avons-nous gagné en moralité, avons-nous perdu, ou demeurons-nous stationnaires ? Pour répondre d’une manière catégorique, il faudrait sans doute tenir compte de certaines causes secondaires qu’il est bien difficile aux statisticiens d’évaluer, par exemple de la plus grande vigilance de l’autorité, et, quand on compare deux pays comme la France et l’Angleterre, de la différence de sévérité dans les tribunaux, de l’inégalité d’appréciation des faits. M. Guerry a cherché d’ailleurs à nous donner une idée de la marche de l’une de ces causes accidentelles en représentant sur une même feuille par des courbes les différences successives entre le nombre des préventions et celui des condamnations, entre ce dernier et celui des acquittemens. De pareils tableaux, établis pour la France et l’Angleterre, prouvent que dans les deux pays l’expérience a fait reconnaître la nécessité d’une répression plus énergique, et que la peine de mort n’est pas une menace sans effet. Toutefois on ne saurait supposer que des causes d’un ordre aussi inférieur affectent beaucoup l’ensemble des résultats, et voilà pourquoi il faut admettre que les recherches de M. Guerry et des statisticiens qui sont entrés dans la même voie font déjà connaître d’une manière assez exacte les lois de la criminalité.

Ce qui frappe tout d’abord, c’est la grande régularité des résultats généraux, les progressions régulières que l’on rencontre et le peu d’amplitude d’oscillation des chiffres totaux dans les deux pays[7]. Durant une période de six années, la plus grande variation qu’ait éprouvée le nombre de crimes commis annuellement contre les personnes dans chaque région n’a pas dépassé 1/25e, et pour les crimes contre les propriétés l/50e : conclusion remarquable, que n’altèrent d’ailleurs ni l’âge, ni le sexe des accusés, ni les saisons pendant lesquelles les crimes ont été commis. Le nombre moyen de crimes que l’on commet chaque année en France contre les personnes s’élève à 1, 900 ; le nombre moyen de crimes contre les propriétés entre lesquels les diverses espèces de vol entrent pour la plus grande partie, est de 5, 300. Aussi, lorsqu’on jette les yeux sur les divers tableaux qui représentent les variations annuelles des crimes depuis près de trente ans pour la France et plus de vingt pour l’Angleterre, on remarque que la grande majorité, dans le chiffre total annuel, n’est soumise qu’à d’insignifiantes fluctuations. En France, l’empoisonnement, l’assassinat, la diffamation et l’injure, le vol domestique, le parricide, restent très sensiblement stationnaires ; en Angleterre, il en est de même du vol simple et de l’assassinat suivi de mort. Si l’on prend en France l’ensemble des crimes contre les propriétés, on trouve qu’ils demeurent chaque année à peu près permanens ; quant aux crimes contre les personnes, le nombre tend au contraire à augmenter, quoique d’une manière peu sensible, et cela tient visiblement à la progression des crimes qui se lient au désordre des mœurs, progression constatée pour notre patrie comme pour l’Angleterre. Par contre, ainsi que je l’ai dit précédemment, il y a une tendance à la diminution dans les deux contrées pour un certain nombre d’actes de violence : en Angleterre, pour les blessures et coups avec incapacité de travail ; en France, pour tous ceux qui se rattachent au vol. Toutefois, si le crime perd quelque peu de sa brutalité dans l’emploi des moyens, si une bonne police rend moins communs les vols de grands chemins, les vols avec circonstances aggravantes, les voleurs ne s’amendent pas et cherchent à commettre d’autres actes qui échappent plus facilement à la surveillance de l’autorité. En France, l’abus de confiance justiciable des cours d’assises et de la police correctionnelle, le vol simple, le faux en écriture de commerce, l’escroquerie, sont dans une progression qu’on ne saurait méconnaître. En Angleterre, la même marche ascendante se remarque pour l’abus de confiance et l’escroquerie, le vol domestique, le faux témoignage et la subornation. Il faut ajouter, et c’est là une preuve de l’excellence de notre administration française, que la concision et la corruption des fonctionnaires ont été en décroissant jusqu’en 1854, sauf en 1840, où le chiffre annuel s’éleva exceptionnellement presque à celui des années de maximum 1827 et 1828.

Cette permanence de la criminalité, tout affligeante qu’elle soit, n’a rien cependant qui doive nous surprendre : elle résulte de la constance même de la constitution du cœur humain. Les chiffres, dont les témoignages sont plus forts que les théories, nous révèlent sans l’influence des conditions sociales, l’efficacité contre certains rimes et délits des moyens de surveillance et de répression ; mais ils montrent aussi que la perversité de notre nature emploie toutes les voies qui lui restent ouvertes, et que, lorsque la grande route est fermée, elle se glisse par des chemins détournés. Comme le prétend le dicton populaire, le diable n’y perd rien, nous changeons de peau, non de nature, et si notre écorce est moins raboteuse et moins rude, elle cache dans son tissu des aiguillons qui ne blessent pas moins mortellement que les fortes épines d’un bois plus noueux ; notre âme, en dépit des formes adoucies dont elle se pare, ne se montre au fond ni plus pure ni plus désintéressée. La constance de ces penchans criminels qui se métamorphosent, mais ne se suppriment pas, n’est que le reflet d’autres lois de la société, que la statistique a également mises en lumière. Ainsi que l’écrivait dernièrement un de nos statisticiens les plus consciencieux et les plus exercés, M. Villermé, il suffit de comparer les chiffres qui indiquent le mouvement des mariages, le rapport de l’âge et de la condition des conjoints en des pays placés dans une situation à peu près identique, tels que la France et la Belgique, pour se convaincre qu’ils sont régis par de véritables lois, « lois tacites si l’on veut, mais qui ne tombent point en désuétude et qui gouvernent la société bien plus sûrement que les lois écrites dans nos codes. » On est frappé surtout de voiries mêmes faits se présenter partout et toujours aux mêmes époques de la vie, avec les mêmes tendances et pour ainsi dire la même intensité. Sans doute une foule de circonstances spéciales ou passagères altèrent de temps en temps la constance des résultats ; mais ces fluctuations sont légères, et le plus souvent elles révèlent l’intervention de nouvelles causes qui n’agissent pas moins régulièrement que les premières. C’est ainsi que, depuis trente ans, le mouvement des populations prouve avec évidence que, dans toute l’Europe, les mariages deviennent de plus en plus nombreux et que la quantité moyenne des naissances tend à diminuer, sans que pour cela le chiffre de la population décroisse, car la statistique démontre que la mortalité est d’autant moins grande que les familles sont moins nombreuses, l’accroissement de l’humanité, comme l’a prouvé Malthus, étant toujours réglé par la proportion des subsistances.

Quoique tout procède dans la société selon une marche régulière, qui résulte de la constance des effets amenés par les mêmes causes, on ne saurait admettre cependant une permanence absolue, une immuabilité désespérante qui nous enfermerait éternellement dans le même cercle. Les forces qui sollicitent la société sont irrésistibles et nécessaires ; mais nous pouvons en mieux combiner le jeu, en tirer de meilleurs résultats. C’est en cela que le progrès s’accomplit.

Certains esprits se sont fait de fausses idées sur les conséquence, à tirer des études de M. Guerry. Ils ont supposé que le chiffre des, crimes demeure indépendant des moyens préventifs, des institutions sociales ; ils ont été jusqu’à réclamer logiquement la suppression de toute pénalité, tenant pour impuissant tout ce qui prétend combattre une loi fatale et nécessaire. Les hommes entraînés au crime par des motifs qui tiennent à la constitution même de l’humanité ne doivent pas, disent-ils, être regardés comme responsables. Juger ainsi, c’est oublier que le principe de la responsabilité est la base même de la société et le régulateur de nos actes, et que l’expérience journalière nous démontre qu’on corrige les mœurs par l’éducation individuelle et sociale. Les tableaux de M. Guerry ne conduisent nullement à des résultats si opposés au sens commun ; ils démontrent seulement que l’on a prêté à certains moyens une puissance dont ils sont dépourvus, que tant qu’une forme donnée de société subsiste, une proportion déterminée des mêmes crimes, des mêmes délits, se produit constamment. Les travaux du savant statisticien ouvrent une voie de recherches qui peuvent devenir singulièrement fécondes, si elles trouvent les encouragemens et l’appui des gouvernemens, si ceux-ci comprennent l’importance qu’il y aurait à leur donner plus d’ensemble et d’étendue. Que l’on poursuive en divers pays, pendant un demi-siècle et davantage, les études dont je viens d’exposer les premières tentatives, et l’on sera en mesure alors de prononcer sur la valeur de certaines institutions établies dans l’intérêt des mœurs, de constater les maux qui tendent à s’accroître et ceux qui disparaissent. Les hommes d’état seront ainsi en possession de méthodes plus sûres pour arriver à agir sur la société, parce qu’au lieu d’être fondées sur une observation individuelle, nécessairement incomplète, elles reposeront sur l’autorité des faits. La politique est une sorte d’hygiène sociale qui doit, comme la médecine, se fonder sur la connaissance des phénomènes de la vie ; mais, sous prétexte de lui imprimer un caractère vraiment scientifique, il ne faut pas commencer par poser à priori des faits qui n’ont point encore été suffisamment constatés.

De même que la connaissance des lois physiques nous fournit les moyens de nous approprier les phénomènes pour les appliquer à un but utile, de même, les lois morales une fois connues, il sera possible de diriger la société dans des voies où nos passions et nos penchans trouvent leur satisfaction légitime, en échappant davantage aux influences qui les pervertissent. Jusqu’à présent on a, comme les médecins qui ne s’appuyaient pas sur la physiologie, procédé empiriquement ; on a cherché le remède sans s’être assuré de la marche du mal, et attribué à certaines formes de gouvernement et d’institutions une force morale dont elles sont dépourvues. La société, qui a fait tant de progrès matériels, n’est encore en possession que des moyens d’établir un ordre apparent. Quant au perfectionnement des individus, il faut reconnaître qu’il a été peu sensible : nos mœurs se sont adoucies à certaines époques ; mais tandis que la brutalité sortait par une porte, le vice rentrait par l’autre. La statistique montre que l’instruction n’est pas tout, et que, pour avoir un véritable thermomètre du progrès moral, il faudrait encore trouver des moyens de mesurer l’éducation. Trop souvent ces mots ont été confondus, quoiqu’ils expriment deux idées distinctes. On peut avoir un grand cœur avec une intelligence faible, et une forte intelligence avec une âme débile. Sans doute l’éducation implique toujours un certain degré d’instruction, car on ne saurait remplir ses devoirs sans les connaître ; mais la connaissance ne suffit pas en soi-même pour accomplir le bien : si elle est appliquée au mal, au lieu d’améliorer, elle corrompt. L’adoucissement des mœurs n’est pas non plus la conséquence nécessaire du progrès moral ; il peut n’être qu’un affaiblissement de l’énergie du caractère, et ce que nous prenons alors pour de la vertu n’est que de la faiblesse. Quand la civilisation ne fait que multiplier nos désirs au-delà des limites où il nous devient difficile de les satisfaire honnêtement, elle ne produit point un progrès, mais une sorte de décadence.

La statistique prouve que l’état moral de la société naît du concours d’un certain nombre de causes principales dont elle doit calculer séparément les effets ; ce sera au législateur de trouver les moyens de les combiner en vue du meilleur résultat possible. Les unes, toutes physiques ou physiologiques, sont du ressort de l’hygiène et de la médecine ; les autres sont plus exclusivement sociales ou politiques : c’est à celles-ci que doit s’attacher le publiciste. Toutefois on ne saurait séparer l’action de ces causes principales et prétendre combattre le mal sans tenir compte de leur intervention collective. Malgré les services que la statistique est appelée à rendre, il faut cependant reconnaître qu’elle ne pourra jamais nous donner des vertus, qui seront toujours une exception dans l’espèce humaine, et nous garantir contre la fragilité, qui est le propre de notre nature. D’ailleurs c’est moins par les institutions que par l’opinion que l’on atteint les mœurs ; sa sévérité à l’égard de ceux qui manquent au devoir est plus efficace que la loi même. Les simples mesures préventives, au lieu de purifier les cœurs, ont souvent pour effet de les rendre hypocrites ; un calme, une vertu apparente, se produisent tant que la compression dure. Dès que celle-ci vient à cesser, le mal fait explosion avec d’autant plus de violence qu’il avait couvé plus profondément. Les vices cachés sont ceux dont la société a le plus à redouter l’action dissolvante, et ces vices-là échappent presque constamment au grand jour des tribunaux. Le formalisme de vertu et de religion donne le change : la statistique pourra découvrir plus tard les maux qu’il aura produits, mais elle mettra difficilement sur la voie des causes secrètes qui les ont engendrés. Il y a chez l’homme une tendance malheureuse à ne faire consister l’accomplissement du devoir que dans l’acte qui en est l’apparence. En religion, la majorité attache plus d’importance aux formes et aux pratiques extérieures qu’à l’observation des principes moraux que ces formes ont uniquement pour but de sanctionner ; dans la vie civile, on tient plus à obtenir la réputation d’un mérite qu’à posséder le mérite même. Ce faux semblant de vertu abuse les observateurs superficiels, et lorsqu’il est facile de constater le mal, ce mal est déjà bien ancien. L’histoire est remplie de pareils faits. Le moraliste aura donc toujours sa place à côté du statisticien ; il vérifiera ses comptes, il s’assurera si ses chiffres ne sont pas quelquefois une simple fantasmagorie. Quant à ces passions violentes, à ces manifestations qui agitent le corps social et menacent son existence, les données numériques sont très suffisantes pour nous en faire découvrir la marche et les causes. Ces longues comparaisons et ces proportions multipliées ont l’incontestable avantage de nous conduire au point du corps social où sont les blessures les plus saignantes et les cicatrices les plus fraîches, et nous ne saurions désormais prétendre à les guérir, sinon à les soigner, sans nous être assurés des influences qui les agrandissent ou les ravivent.


ALFRED MAURY.

  1. Essai sur l’Influence de l’autorité en matière d’opinion
  2. Ces courbes, dont l’emploi est emprunté aux mathématiques, sont les lignes qui réunissent la suite des points correspondant à la succession des années ; la hauteur à laquelle les points sont respectivement placés est proportionnelle au chiffre de criminalité de chaque année.
  3. M. Guerry a pris comme base de ses calculs, non le chiffre des condamnations, mais celui des accusés, parce que, s’il peut y avoir quelque doute sur la culpabilité des prévenus, il n’y en a aucun sur la réalité des crimes.
  4. Le docteur P. Mantegazza nous dit, dans ses Lettres médicales sur l’Amérique, qu’il n’a rencontré aucun aliéné chez les Indiens, et il a constaté la rareté de la folie dans la république argentine
  5. L’Angleterre présente à cet égard un aussi fâcheux tableau que la France. Il y a cependant quelques légères différences à noter. Dans notre pays, la bigamie tend à diminuer : elle suit en Angleterre une marche progressive remarquable ; par contre, l’outrage public à la pudeur, qui décroît sensiblement chez nos voisins, s’est accru parmi nous. La prostitution se maintient en Angleterre à peu près au même niveau.
  6. Voyez, sur les Dégénérescences de l’espèce humaine, la Revue du 1er janvier 1860.
  7. Il est curieux de voir qu’en France et en Angleterre le minimum des crimes contre les personnes tombe en 1830 et le maximum en 1849, que le maximum des crimes contre les propriétés tombe en 1847 et le minimum en 1840. Cette dernière année est aussi celle du minimum des vols domestiques, dont le maximum est en 1837. Le travail de M. Guerry s’arrête à 1855.