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Du Nouveau système financier de la France

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Du Nouveau système financier de la France
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 514-550).
DU
NOUVEAU SYSTÈME FINANCIER
DE LA FRANCE

On peut résumer en peu de mots et en deux ou trois chiffres le changement survenu dans les obligations et les charges du contribuable à la suite et par l’effet de la déclaration de guerre de 1870 et de la dictature assumée le 4 septembre par les républicains extrêmes. La catastrophe de 1870-1871 a coûté à l’état, aux termes du rapport adressé au maréchal-président le 28 octobre 1873 par M. Magne, 9 milliards 288 millions, dont 8 milliards 268 millions ont été empruntés, savoir 6 milliards 738 millions au public en général, et 1 milliard 530 millions à la Banque de France ; le complément de 1 milliard 20 millions a été puisé à diverses sources, particulièrement à celle des impositions extraordinaires. A la somme ci-dessus, de plus de 9 milliards, il faut joindre ce qu’on a appelé le compte de liquidation, pour éviter le nom, consacré par l’usage, de budget extraordinaire. C’est une dépense à faire successivement, qu’un rapport parlementaire a évaluée à près de 1 milliard 500 millions, sur quoi la moitié environ a été déjà trouvée; mais, avec les additions indispensables, ce qui reste à débourser, après qu’on aura épuisé les fonds en réserve, ne sera pas de moins de 1 milliard.

Avant ces funestes événemens, le budget était de 1,800 millions; aujourd’hui, et pour une période indéfinie, il est et sera de 2 milliards 500 millions à 2 milliards 600 millions, et, d’après la manière dont on s’est engagé, il n’est aucunement démontré qu’il ne montera pas plus haut encore. Et le patient qui doit bon gré mal gré tirer de sa substance propre cet énorme supplément de 700 à 800 millions pour le moins est un pays non-seulement diminué de deux de ses provinces les plus industrieuses et les plus riches, mais encore épuisé par les dépenses et les dévastations d’une guerre à outrance, où il a consumé une grande masse de capitaux, et par cela même anéanti une partie considérable de ses ressources productives. Dans une telle situation, quel était, dès la signature de la paix, et quel est encore le plan de conduite le plus raisonnable en matière de finances?

Ce serait s’abuser que de croire que, pour de tels problèmes, il y ait des solutions mystérieuses au-dessus de la portée du vulgaire, et qu’il faille nécessairement chercher en dehors des indications de l’expérience déjà acquise. Les ministres des finances qui, dans des circonstances très laborieuses, se sont montrés à la hauteur de leur rôle ont été avant tout des hommes de bon sens, et c’est du sens commun qu’ils se sont inspirés. Tels furent Sully et Colbert, tel fut Turgot, à qui on ne reprochera pas cependant d’avoir manqué de hardiesse, tel fut en 1816 M. Corvetto. Parmi les financiers fameux dans l’histoire, celui qui a eu l’insuccès le plus colossal est l’Écossais Jean Law, qui appliqua aux finances françaises une recette quintessenciée, tirée de sa théorie tout imaginaire sur le crédit.

Qu’un simple particulier, commerçant, manufacturier ou agriculteur, éprouve des revers accablans, par quels moyens s’efforcera-t-il de rétablir ses affaires? Il travaillera plus et s’appliquera à travailler mieux en s’appropriant les meilleures méthodes et les meilleurs procédés, que peut-être il avait négligés jusque-là. Il restreindra ses dépenses en répudiant tout ce qui dans son existence pouvait être taxé de luxe. En un mot, il recourra aux deux spécifiques recommandés par l’expérience et par la raison, d’une part son propre travail, accru à la fois en intensité et en qualité, et d’autre part une épargne vigilante. Il réussira ainsi infailliblement à amortir ses dettes et à régénérer graduellement sa fortune. Le travail et l’économie, les deux forces par lesquelles peut se relever l’individu, sont à plus forte raison les seules dont puisse s’assister une nation que l’adversité aura frappée cruellement, dont le capital aura été à demi dévoré par la guerre et la sédition, et qui aura formé, avec la ferme résolution de l’accomplir, le généreux dessein de se redresser sur son lit de détresse et d’humiliation.

Ainsi, au lendemain de cette paix dont les conditions ont été si dures et de cette rébellion de la commune qui a encore augmenté notre fardeau, le gouvernement, qui sentait la nécessité de mettre le pays dans des conditions où il pût, sans y succomber, subir ces nouvelles charges, devait s’appliquer à faire renaitre le travail, et à cet égard la bonne intention ne lui a pas manqué. Il devait s’efforcer de le développer et d’en augmenter la fécondité. Il devait de même déployer toute sa sagacité pour choisir parmi les projets de taxes nouvelles celles qui devaient le moins gêner le travail dans sa liberté et par conséquent le moins le paralyser dans sa puissance productive. Il n’était pas moins tenu de soumettre à une revue sévère les diverses dépenses de l’état pour savoir ce qu’on en pourrait retrancher par la simplification et par le perfectionnement intrinsèque des services publics.

Ce fut seulement lorsque Paris eut été reconquis par le gouvernement légal que les apparences extérieures de l’ordre public furent rétablies dans le pays et qu’il fut possible de procéder à cette tâche multiple. Après cet affreux épisode de la guerre civile, la production prit immédiatement un vif essor sous l’appel des besoins pressans de tout le monde, car, depuis le milieu de 1870, chacun avait cessé de s’approvisionner en quelque genre que ce fût. Pour un moment, le travail fut en pleine résurrection. Il restait à savoir ce qu’il y avait à éviter et à faire pour que cette remarquable activité, si heureusement improvisée, ne se ralentît pas à l’excès, et pour que la nation, travaillant sans relâche, créât d’une matière continue de la richesse, dont une partie irait d’elle-même, par les différens canaux artistement ménagés à cet effet dans tous les sens par nos lois fiscales, se déverser dans le trésor public.

Il est permis de le dire sans mériter d’être accusé d’aimer les chimères : sous la condition, qui est de toute rigueur, qu’au préalable on se soit assuré le moyen de contenir les passions perturbatrices, l’art d’administrer un état de façon à y encourager le travail, à y multiplier la production et à la rendre plus féconde, est dégagé aujourd’hui de beaucoup d’incertitudes et d’obscurités qui en d’autres temps ont pu faire hésiter les gouvernemens. A cet effet, il y a des procédés connus qui ont reçu une sanction souveraine et indiscutable, celle de l’expérience. Sans doute, ce n’est pas sans circonspection que ces procédés doivent être employés. La prudence est toujours et partout opportune et nécessaire; mais à des hommes d’état intelligens et sages, bien au courant de ce qui s’est fait, soit dans leur patrie, soit au dehors, l’application efficace des règles à suivre n’est pas aussi difficile qu’on pourrait le supposer au premier abord, parce qu’une de ces règles, désormais consacrée entre toutes, est de laisser aux intéressés eux-mêmes, aux chefs d’industrie, agriculteurs, manufacturiers et commerçans, la responsabilité de leurs affaires et celle de leurs succès en leur reconnaissant, par le texte et l’interprétation des lois et règlemens, une très grande latitude, une très grande liberté d’action. La liberté du travail, qui elle-même se présente sous tant de formes différentes, est devenue une sorte de dogme pour les peuples avancés en civilisation, ce qui diminue d’autant le labeur et les embarras des hommes placés à la tête des états.

Dans des pays tels que la presque totalité de l’Europe, et nommément la France, l’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne, la Hollande, la Suisse, l’Italie, le problème d’enrichir les peuples avec l’aide du temps, ou d’en rétablir la richesse amoindrie par quelque cataclysme, comme celui dont notre malheureuse patrie est la victime, se résout de la manière suivante : dans de tels pays, on trouve, pour peupler et animer les ateliers et les chantiers des villes et des campagnes, pour s’enfoncer dans les mines, et pour se lancer sur la surface agitée des mers, une population adonnée au travail par goût et par habitude, familière avec la pratique des métiers. Pour diriger les masses populaires, ces contrées offrent des chefs laborieux eux-mêmes et capables, des ingénieurs nombreux, de toutes les spécialités, joignant la pratique aux connaissances scientifiques. Tous, ouvriers, patrons, ingénieurs, contre-maîtres, ont l’esprit rempli constamment d’une pensée, celle d’utiliser leurs facultés, leur science, leur acquis et leurs capitaux à produire honnêtement de la richesse. En présence de ces élémens de production et de ces forces productives, la tâche du gouvernement aujourd’hui n’est pas très ardue ni très complexe. Elle consiste en effet à laisser libres les chefs d’industrie dans l’exercice de plus en plus parfait de leur profession, à supprimer ou tout au moins à diminuer les obstacles législatifs ou réglementaires qui les entraveraient dans leurs efforts progressifs. Il doit réviser les lois qui leur interdiraient de puiser au dehors aussi bien qu’au dedans soit les matières nécessaires à leur fabrication, soit les ustensiles, outils, machines et appareils pouvant y servir. Il doit abolir les droits de douane et les formalités qui gêneraient l’importation des unes et des autres. Il convient qu’il ouvre de plus en plus la porte aux produits définitivement fabriqués ou préparés; c’est la meilleure méthode, la seule efficace pour stimuler incessamment les chefs d’industrie et pour les contraindre à ne négliger aucun des perfectionnemens imaginés par l’étranger, aucun moyen d’accroître leur propre puissance productive, et à en faire partager le bénéfice au consommateur. De cette manière, à une quantité déterminée de labeur humain répond une quantité toujours plus grande de produits, c’est-à-dire de richesse. Chaque jour, pour ainsi dire, ajoutant à la supériorité des procédés et à l’étendue de la production par tête de producteur, c’est ainsi qu’un grand pays peut, sans qu’il y faille à beaucoup près des siècles, réparer les pertes qu’il aurait subies, fussent-elles énormes, ou subvenir par des impôts tolérables à la dépense de vastes entreprises que la nécessité lui imposerait, telles que seraient par exemple celles dont la France sent le besoin de s’occuper aujourd’hui, à savoir un nouvel et vaste développement des voies de communication par terre et par eau, l’acquisition d’un matériel tout neuf de guerre pour de grandes armées, ou l’établissement d’un système de forteresses inexpugnables destinées à arrêter les incursions d’un ennemi audacieux; mais, encore une fois, ce programme ne peut être suivi avec succès qu’autant que la condition politique du pays soit satisfaisante, c’est-à-dire qu’autant que l’ordre public y règne et qu’on y jouisse d’une entière sécurité.


I. — EXEMPLES MODERNES DE LA RÉSURRECTION OU DU DÉVELOPPEMENT RAPIDE DE LA RICHESSE DES ÉTATS.

L’histoire contemporaine offre, en fait de résurrection de la richesse des nations ou de son accroissement très rapide, des exemples très accentués dans chacun desquels se révèlent aisément à tout observateur attentif les moyens immédiats qui ont donné ces résultats salutaires. L’Angleterre en fournit de significatifs; la France aussi a les siens, bien dignes d’attention.

La France était au dernier degré d’épuisement quand surgit le gouvernement du premier consul. Son industrie manufacturière avait succombé sous les coups que lui avait portés la démagogie de 1791 à 1795, et ce n’était pas le gouvernement du directoire, constamment troublé et menacé par les partis dominant tour à tour, qui avait pu lui restituer la vie et la force. Dans la période qui précéda le 18 brumaire, les jacobins espéraient redevenir les maîtres dans ce pays qu’ils avaient ruiné, souillé de sang, déshonoré, et il semblait que cette domination odieuse fût à la veille de s’imposer de nouveau à la patrie. Avec une pareille perspective, la liberté du travail, de même que toute autre liberté, était une fiction. Le peu de capital qui restait n’osait se risquer dans aucune entreprise de quelque durée; le commerce était à peu près nul. Comment les marchandises auraient-elles circulé? Les routes non-seulement étaient dans un détestable état d’entretien, mais encore elles étaient au pouvoir des voleurs. Les chauffeurs et autres brigands traquaient le peu qui restait de riches dans les campagnes et aux abords des villes. L’agriculture souffrait du mal général qui paralysait la production et les échanges. Tout à coup le général Bonaparte s’empare du pouvoir. Sous sa main ferme, l’ordre public et la sécurité reparaissent comme par enchantement. Traqués à leur tour, les voleurs de grand chemin et les chauffeurs reçoivent enfin le châtiment qu’ils avaient trop mérité, ou se dérobent pleins d’épouvante au fond de leurs tanières. La liberté politique descend, il est vrai, pour un temps dans les limbes; mais la liberté civile, dont on n’avait jamais eu que l’ombre pendant les dix années qui s’étaient écoulées depuis le 14 juillet 1789, s’épanouit sous un gouvernement investi de tous les pouvoirs qu’il fallait pour comprimer les agitateurs et pour réaliser ses intentions civilisatrices. En particulier, la liberté du travail, qui est une des branches principales de la liberté civile, cessa d’être un vain mot. Les charges sous lesquelles pliaient les hommes industrieux avant la révolution étaient définitivement supprimées, de même que la réglementation extravagante que Turgot avait voulu détruire, et que la royauté, dans son fatal aveuglement, avait réintégrée aussitôt après en avoir décrété l’abolition. Le libre exercice des professions, pour l’ouvrier comme pour le patron, pour le commis de magasin comme pour le grand commerçant, recevait de la législation et de l’esprit de l’administration des garanties nouvelles, et engendrait les avantages publics et privés qui en découleront toujours chez un peuple animé du désir de s’élever au bien-être par le travail. Les impôts étaient modérés; la répartition en était faite conformément au principe de l’égalité devant la loi, et ni l’assiette ni la quotité de ces impôts ne faisaient échec à l’activité industrieuse des citoyens. Le système douanier, il est vrai, était étroit, restrictif, exclusif, et ce fut de la part du premier consul une lourde faute que de maintenir dans leur intégrité brutale les rigueurs du régime douanier que lui avait légué le directoire par la loi du 10 brumaire an V. Cette loi, dont chaque ligne se terminait par le mot de prohibition et qui s’appliquait aux marchandises de tous les peuples par la raison qu’elles pourraient bien être anglaises, avait été acceptée avec une sorte de frénésie par le public dans le débordement de sa haine contre l’Angleterre. Elle gênait l’industrie nationale, qu’elle prétendait protéger, en privant les manufactures françaises de produits à demi fabriqués, tels que les filés de coton, qu’on eut élaborés avec avantage, d’une multitude d’outils et d’instrumens en fonte, en fer, en bronze, qui eussent été pour le travail national de précieux auxiliaires, et de la faculté de voir et de manier les produits parachevés qui eussent été des modèles en même temps que des stimulans. Vainement, en 1801, la paix d’Amiens enleva tout prétexte à cette mesure de guerre implacable. Le premier consul, mal conseillé, se refusa non-seulement à la révoquer, mais même à en tempérer la violence, et ce fut une des causes qui excitèrent la défiance et la colère du peuple anglais, et déterminèrent en 1803 la reprise des hostilités avec un redoublement de fureur. Il ne faut pas s’exagérer pourtant les inconvéniens économiques qu’entraîna, sous le consulat et plus tard, la préférence de Napoléon pour le régime ultra-protecteur, À cette époque, les manufactures françaises, en voie de renaissance et qui tâtonnaient encore, ne pouvaient prétendre à occuper une place importante sur le marché général du monde, et le marché national, affranchi des douanes intérieures qui l’interceptaient dans tous les sens sous l’ancien régime, était assez vaste pour suffire à leur succès. Les routes, mieux entretenues et plus multipliées, permettaient d’envoyer les produits plus commodément qu’autrefois dans toutes les parties de la France agrandie. On reprenait l’entreprise de la navigation intérieure, qui devait offrir au commerce des moyens de transport moins coûteux. Sept ou huit ans après le 18 brumaire, la France, par la prospérité qu’elle avait gagnée, n’était plus reconnaissable, tant était grand le changement de mal en bien.

Voilà un premier exemple des progrès de la richesse publique et privée qu’on est fondé à attendre d’un système de gouvernement et d’administration qui garantit à la société l’ordre public, c’est-à-dire la liberté collective, la fait jouir de communications plus faciles et lui procure à un degré qu’elle ne connaissait pas encore la liberté du travail. En voici un second qui met plus particulièrement en relief un autre côté du sujet, c’est-à-dire l’abondance des ressources que peut procurer au trésor public le perfectionnement ou la rénovation des procédés employés par les arts utiles. C’est l’Angleterre qui nous le fournira.

Après l’intermède malheureusement éphémère de la paix d’Amiens, il s’engage entre la France et l’Angleterre un duel à mort, où celle-ci sera dans la nécessité de couvrir les mers de ses flottes et de ses croiseurs, et ses rivages de fortifications et de miliciens, où il lui faudra exciter par des subsides les états du continent pour qu’ils se mettent en guerre contre l’homme de génie qui a concentré dans sa main les forces de la France. Le budget des dépenses de l’Angleterre monte à une somme inouïe. Il faut que la nation paie des impôts exorbitans en comparaison du passé, et qu’elle subvienne encore aux emprunts onéreux que son gouvernement ne cesse d’émettre. Pour comble d’embarras, l’Angleterre éprouve une série de mauvaises récoltes, et il faut acheter à grands frais des blés étrangers pour nourrir une population croissante. Comment supporter sans fléchir le poids de tant de charges accumulées? Des découvertes industrielles en fourniront le moyen en donnant aux ateliers anglais la puissance de fabriquer à plus bas prix que les autres peuples des masses de produits manufacturés que les navires anglais, maîtres absolus des mers, iront offrir sur tous les rivages, et même sur ceux de l’empire français, où ils trouveront la connivence des contrebandiers. Parmi les inventions qui furent alors mieux que des mines d’or pour la nation anglaise, le lecteur a déjà nommé de lui-même le métier à filer le coton, la machine à vapeur, et la méthode économique de fabrication du fer avec le charbon de terre, dont l’Angleterre possédait des mines inépuisables, au lieu du charbon de bois, dont on n’avait que des quantités très restreintes et qui revenait fort cher. Sous cette influence, on vit en peu d’années la production manufacturière changer d’aspect dans toute la Grande-Bretagne. L’industrie anglaise, qui en 1786, quand fut signé le traité de commerce avec la France, n’était aucunement dans l’ensemble supérieure à celle du continent, conquit la suprématie sur toutes les autres. Ayant du fer en quantité indéfinie et à bas prix, elle put fabriquer en tout genre de solides machines, fonctionnant avec régularité et aisées à transporter. Avec la machine à vapeur définitive de Watt, elle eut la faculté d’opérer mécaniquement tous les genres de travail en quelque lieu qu’elle le voulût. Le charbon de terre, exploité en grand à l’aide de la machine primitive de Watt, était devenu une source inépuisable de mouvement en même temps que de chaleur, et par cette double action du combustible minéral, autrefois si dédaigné, il n’y avait plus de prodige manufacturier qu’on ne pût tenter avec succès.

Il s’opéra, surtout dans l’industrie du coton, une révolution dont les conséquences sont successivement devenues immenses. L’Angleterre, qui s’y adonnait par une sorte d’instinct, put la développer indéfiniment. Plus n’était besoin de placer les filatures et autres usines à coton, qui réclamaient beaucoup d’ouvriers, sur les cours d’eau, peu puissans d’ailleurs dans la Grande-Bretagne, et dont, dans la plupart des cas, on ne peut guère tirer sur un point donné qu’une force motrice limitée. Il fut possible de les ériger et de les multiplier dans l’intérieur même des villes, où l’on était assuré de trouver une nombreuse population désireuse de travail. On s’acheminait ainsi vers l’état actuel des choses où l’Angleterre, sans compter ce qu’elle consomme pour son propre usage, exporte, rien qu’en fils de coton, une valeur de 420 millions de francs à l’usage clés manufactures et de la couture, et livre de même à l’étranger, en toiles de coton écrues, ou blanches ou imprimées, une longueur de 3 milliards 200 millions de mètres, qui ferait quatre-vingts fois une ceinture à la planète dans toute sa rotondité. Ces tissus, sans parler des articles autres que les toiles, ont une valeur de 1,455 millions de francs. Le total de l’exportation de l’Angleterre en marchandises dont le coton est la matière première est monté en 1872 à 2 milliards 7 millions de francs. En 1763, le total, non-seulement des exportations en tout genre de l’Angleterre, mais aussi de ses importations, n’excédait guère le tiers de cette somme; il était de 750 millions de francs.

Le progrès industriel eût cependant été pénible et les résultats obtenus fussent restés médiocres, si la viabilité du territoire n’eût reçu de grandes améliorations. Déjà l’Angleterre était en jouissance de bonnes routes, et Mirabeau, qui y trouvait, ce qui était inconnu dans sa patrie, des trottoirs formant la bordure continue des grands chemins, avait été enthousiasmé de cette sollicitude pour le pauvre piéton, en même temps qu’il admirait les services rendus par les chaussées proprement dites au commerce et au voyageur aisé allant en chaise de poste ou en diligence. Mais les routes, eussent-elles été affranchies des péages qui les grevaient, n’auraient pas répondu aux besoins d’un vaste négoce. Dès qu’il s’agit de distances un peu fortes, les routes ordinaires excluent le transport à bas prix de la houille et du minerai de fer, du fer en gueuses ou en barres, toutes substances que la nation anglaise devait consommer de plus en plus dans l’exercice de son industrie même. Si la distance grandit encore, c’est le transport de marchandises moins communes qui devient trop onéreux sur cette sorte de voies; mais à la même époque il était pourvu à la nécessité d’une circulation plus économique par un vaste système de canalisation. Le duc de Bridgewater, avec ses capitaux, et l’ingénieur Brindley, avec son talent et son savoir, unissant leurs efforts, avaient donné, par la construction du célèbre canal de Worseley à Manchester, un exemple hardi qui avait été récompensé par un gros revenu, et ce succès avait déterminé la canalisation des plus industrieuses parties du pays, sans que le gouvernement eût à contribuer à la dépense. Il n’est pas hors de propos de remarquer qu’en même temps le crédit, ressort d’une si grande efficacité pour le commerce et la production en général, était rendu plus accessible aux manufactutiers, aux commerçans, aux propriétaires du sol eux-mêmes et aux simples artisans, par l’ouverture d’un grand nombre de banques locales[1]. Quoiqu’elles n’eussent que des ressources bornées et qu’elles fussent sur un modèle équivoque par rapport à ce qui peut se recommander de nos jours, ces institutions furent très utiles à l’industrie. Voilà comment l’Angleterre a pu, dans sa lutte de géant contre Napoléon Ier, supporter des budgets qui sont allés au-delà de 100 millions sterling, c’est-à-dire à près du triple de la moyenne des budgets de la France.

Je prie le lecteur de me pardonner un troisième exemple, tiré aussi de l’histoire de nos voisins les Anglais. Mon excuse, c’est que je voudrais rendre moins incomplètes et plus concluantes les indications générales tirées de l’expérience qui se rapportent au problème financier imposé à la France par ses désastres de 1870-1871. En 1839 et 1840, la situation des finances anglaises était peu satisfaisante; le produit des impôts était stationnaire, si même il ne décroissait. Le parti whig, porté au pouvoir par le contre-coup de la révolution française de 1830, avait accompli une grande réforme politique commandée par le progrès des temps, celle du système électoral. Il avait fait une réforme humanitaire par l’abolition de l’esclavage des noirs dans les nombreuses colonies de l’Angleterre, et, pour mieux écarter les objections, il n’avait pas hésité à proposer au parlement, qui l’avait accepté, de payer une généreuse indemnité aux propriétaires de ces serviteurs infortunés; il avait même introduit quelques modifications heureuses dans le système commercial du pays. Telle fut la suppression du monopole de la compagnie des Indes dans le commerce de la Chine; telle fut encore la nouvelle législation sur les banques, applicable à l’Angleterre proprement dite et au pays de Galles, législation votée en 1833 à l’occasion du renouvellement de la charte de la Banque d’Angleterre. C’est ce qui a donné naissance aux puissantes sociétés de banques par actions (joint-stock banks), dont les principales ont leur siège dans Londres même, jusque-là déshérité en ce genre, — établissemens dont les opérations, par leur étendue, font l’admiration des théoriciens et des praticiens, et dont les dividendes réguliers dépassent les prévisions des optimistes. Les chemins de fer s’étaient multipliés d’eux-mêmes pendant la domination de ce parti, ce qui avait commencé et allait compléter en peu d’années une heureuse révolution dans le transport soit des voyageurs, soit des marchandises, et imprimer aux échanges intérieurs et extérieurs une activité inconnue et une rapidité que le continent en général, la France en particulier, s’obstinent à ignorer aujourd’hui encore. C’est aussi au gouvernement des whigs de cette époque qu’on fut redevable d’une bienfaisante transformation du service des postes, car ce fut en 1839 que commença le penny postage, recommandé avec une infatigable persévérance par un administrateur éminent, M. Rowland Hill ; l’effet du nouveau régime postal fut d’abaisser subitement à un penny (10 centimes) le port de la lettre simple de 14 grammes dans toute l’étendue des îles britanniques. C’était une remarquable facilité de plus qu’on donnait aux transactions. Il serait donc souverainement injuste de prétendre que les whigs, portés au pouvoir par le mouvement libéral de 1830, se soient montrés indifférens aux intérêts du commerce et de la production en général.

Cependant le parti whig avait manqué de perspicacité et de vigueur devant une réforme commerciale dont les. conséquences devaient être des plus fécondes et pour laquelle le temps était enfin venu. Il avait laissé intact le système des douanes, quelque hérissé qu’il fût de dispositions arriérées et barbares. Il avait été saisi d’un sentiment pusillanime quand quelques amis lui avaient conseillé de tenter d’une main ferme l’inauguration de la liberté du commerce. Il avait reculé devant cette tâche que pourtant cent raisons recommandaient. Défaillance inexplicable, car dès 1820 le commerce de la cité de Londres avait signé la célèbre pétition rédigée par Thomas Tooke pour l’adoption de la liberté du commerce; Huskiston en 1825 avait commencé à déblayer le terrain par l’abolition d’un certain nombre de prohibitions, et Manchester ne cessait de s’agiter pour qu’on sortît de l’ornière protectioniste. Une législation restrictive qui ne se gênait pas, même pour prononcer la prohibition absolue, écartait des produits étrangers en grand nombre, de ceux même où l’Angleterre excellait le plus. Il était interdit sous des peines sévères d’exporter spécialement les machines, que les fabriques anglaises auraient pu écouler avec avantage sur le continent; mais on aimait mieux laisser en souffrance les ateliers de construction que de tolérer une exportation dont l’effet eût été de permettre aux autres peuples d’égaler l’Angleterre par le bon marché et la perfection des objets manufacturés. Le système douanier du royaume-uni révoltait les classes populaires et indignait leurs amis sincères par ses dispositions relatives à l’importation des céréales, qui étaient combinées pour accroître le revenu des propriétaires du sol en enchérissant la subsistance des populations. Pour couronner l’œuvre, l’importation de la viande sur pied était prohibée. Le cabinet whig, dont les membres individuellement étaient favorables à la liberté du commerce, sentait bien que l’Angleterre, possédant les moyens de production les plus puissans, ne pouvait les utiliser largement qu’autant que cette liberté des échanges serait entrée dans le domaine de la pratique générale des états. Par ses diplomates et par des émissaires d’élite, il en faisait miroiter les avantages aux yeux des principaux peuples civilisés[2]. Il ne voyait pas que, l’Angleterre ayant acquis manifestement la supériorité dans les arts manufacturiers, il lui appartenait de donner la preuve de sa conviction en s’appliquant à elle-même cette nouvelle politique commerciale dont elle vantait l’excellence. Les whigs n’apercevaient pas que, si l’Angleterre donnait spontanément ce grand exemple, elle en recueillerait le fruit par l’extension de son commerce, et que là précisément résidait le moyen de combler le déficit dont ils étaient justement inquiets. D’ailleurs l’adoption de la liberté du commerce, se traduisant nécessairement par la suppression des droits sur les céréales, devait affermir la paix intérieure, continuellement troublée par d’énergiques réclamations populaires en faveur du pain à bon marché.

Ainsi pendant les dernières années de son existence le gouvernement whig, tout absorbé qu’il était par le souci d’équilibrer le budget, fermait les yeux pour ne pas voir qu’il dépendait de lui de résoudre le problème en donnant une impulsion nouvelle à la production par une réforme libérale des lois qui régissaient le commerce extérieur. Réduit aux abois, il se livrait à des expédiens hasardeux, tels que celui, qu’il est bon de noter parce qu’on nous l’a trop recommandé en France dans ces derniers temps, de grossir de 5 pour 100 le tarif d’un certain nombre d’impôts indirects. Le chancelier de l’échiquier (ministre des finances) était dans le parlement l’objet des sarcasmes de Robert Peel, alors chef de l’opposition, qui le dépeignait comme un infortuné pêcheur jetant vainement sa ligne de tous côtés pour attraper un budget en équilibre. L’opinion publique, si favorable aux whigs lors de l’avènement de lord Grey et les années suivantes, finit par tourner contre les successeurs de cet homme illustre, parce qu’ils furent convaincus de stérilité et d’incapacité dans le rétablissement des finances. En novembre 1841, les tories rentrèrent au pouvoir, Robert Peel en tête.

Avec la résolution qui est propre dans les temps difficiles aux hommes d’état dignes de ce nom, Robert Peel sentit qu’il fallait prendre un grand parti. Pendant les quatre sessions consécutives de 1842 à 1845, il remania profondément le tarif des douanes de manière à le libéraliser, sans cependant prononcer le nom de la liberté du commerce. Il établit la libre entrée des matières premières, supprima les prohibitions à l’entrée et les interdictions à la sortie, laissa par conséquent s’introduire le bétail étranger et sortir les machines anglaises; mais il ajourna toute mesure nouvelle à l’égard des céréales, parce que, sur ce point, le régime protectioniste était une sorte d’article de foi dans son propre parti. Il attendait une occasion qui devait en effet se présenter tôt ou tard, celle d’une mauvaise récolte. Enfin, à l’ouverture de la session de 1846, les circonstances lui ayant paru conformes à la pensée qu’il nourrissait dans son sein, il déclara ses opinions nouvelles dans le discours même de la couronne, et pendant la discussion qui suivit il annonça sans ambages qu’il était converti au grand principe de la liberté du commerce. Il se fit à lui-même un grand honneur en ajoutant que sa conversion était due à Richard Cobden. Tout le monde sait que ce dernier était le principal chef de la ligue organisée en 1838 à Manchester, et devenue ensuite par degrés une institution nationale pour la transformation de la politique commerciale de l’Angleterre et spécialement pour l’abolition des lois sur les céréales. En 1846, Richard Cobden était depuis plusieurs années membre du parlement, et Robert Peel avait toujours prêté à ses discours une attention particulière.

Robert Peel désigna au parlement, pour la tâche à accomplir en 1846, la suppression des droits de douane à la fois sur la plupart des articles manufacturés et sur les grains. Sa proposition fut votée après une discussion solennelle où il supporta avec dignité les injures et les calomnies auxquelles s’abaissèrent vis-à-vis de lui plusieurs des orateurs du parti tory, naguère ses subordonnés et ses suivans. De ce moment, la liberté du commerce international a été officiellement aussi bien qu’effectivement la base de la politique commerciale de l’Angleterre. Les effets heureux de cette grande détermination se sont déroulés d’année en année. Le fameux acte de navigation de Cromwell, considéré naguère comme indispensable au maintien de la marine marchande et comme le palladium de la puissance britannique elle-même, a été complètement aboli, et cette innovation, au lieu d’exercer sur les progrès du pavillon anglais une influence négative, a été un stimulant sous lequel l’effectif de la marine marchande de l’Angleterre a acquis le plus admirable développement. Elle égale aujourd’hui toutes les autres marines du monde réunies. Après Robert Peel, les ministres qui lui ont succédé se sont fait un point d’honneur d’être ses continuateurs fidèles. Parmi eux, on a lieu de citer lord Russell, qui prit courageusement l’initiative de l’abolition de l’acte de navigation, et plus tard M. Gladstone, qui a procédé sur les plus grandes proportions pendant une suite d’années. La prospérité de l’Angleterre, grâce à ce changement de front, a pris un essor inespéré. Tous les ans, on y diminue le tarif des impôts, et tous les ans le revenu public augmente. Toutes les classes de la société participent de plus en plus au bien-être. À cette heure, il ne reste plus de droits de douane que sur un petit nombre de denrées exotiques qu’il est aisé de compter sur ses doigts, le tabac, le thé, le café et son succédané la chicorée, le cacao, le vin. Le sucre même vient d’être affranchi de tous droits et traité intentionnellement comme une denrée de première nécessité. Les spiritueux étrangers paient parce que ceux qui sont produits à l’intérieur sont taxés pareillement.

Le phénomène économique, imposant par ses résultats, qui se manifeste ainsi en Angleterre depuis la rentrée de Robert Peel aux affaires en novembre 1841, peut être ramené aux causes suivantes : avant tout et par-dessus tout le développement de la liberté du travail et le perfectionnement incessant de toutes les industries sous l’aiguillon de cette liberté et moyennant les facilités qu’elle procure. Chacun, agriculteur ou mineur, manufacturier ou commerçant ou entrepreneur de transports, a eu depuis lors ses coudées de plus en plus franches; il a pu faire venir les matières premières ou les instrumens dont il use, ou les articles définitivement fabriqués qu’il offre au consommateur, de quelque point que ce fût du globe, sans avoir à payer aucun droit d’entrée quand cela était tiré de l’étranger. Il emploie pour les importer sur le sol anglais tel navire qu’il lui plaît, le pavillon étranger étant complètement assimilé, même pour le cabotage, au pavillon national. Toute distinction a disparu aux yeux de la douane entre les provenances des entrepôts nationaux ou étrangers et celles des pays d’origine; les unes comme les autres sont complètement exemptes de droits, sauf les rares marchandises qui viennent d’être énumérées. Chaque producteur suit les procédés qu’il veut sans avoir à s’astreindre aux convenances des agens du fisc, car il n’y a plus maintenant d’industrie exercée ; toutes celles qui subissaient cette servitude, et elles étaient nombreuses il y a cinquante ans[3], en ont été dégagées, à l’exception de la fabrication de la drêche et des distilleries. Cette dernière industrie y restera indéfiniment, parce que les esprits sont considérés comme une matière essentiellement imposable et comme devant fournir un très gros revenu dont la perception nécessite une surveillance particulière. Le progrès intrinsèque des industries diverses se combinant avec une facilité toujours croissante pour les échanges, au dedans comme au dehors du pays, multiplie par l’abaissement des prix les consommations et les transactions, et par celles-ci fait croître le revenu public. Le perfectionnement industriel et commercial n’est pas provoqué seulement par la concurrence intérieure, qui est une partie intégrante du régime de la liberté du travail, et qui est extrêmement active, et par la concurrence étrangère. Il ne l’est pas moins par l’action permanente des plus importans des rouages d’une bonne organisation industrielle, à savoir les moyens de communication, les institutions de crédit et l’instruction publique. Les trois grands instrumens dont se servent les hommes pour communiquer entre eux, c’est-à-dire les chemins de fer, la poste aux lettres et le télégraphe, reçoivent chaque année en Angleterre quelque extension, sans parler des canaux et des routes ordinaires, qui ont toujours leur emploi, et de la voie de mer, que fréquentent des bateaux à vapeur perfectionnés sans cesse. Le service postal, déjà si heureusement remanié à la suggestion de sir Rowland Hill, a encore été modifié favorablement pour le public par un abaissement nouveau du port non-seulement des lettres, mais des paquets. Par la télégraphie, outre que ses fils sillonnent les îles britanniques dans tous les sens, l’Angleterre sera sous peu en rapport direct avec tous les points du globe que recommande quelque activité commerciale. Les banques nouvelles (joint-stock-banks), sur le modèle de celle de Londres à Westminster, organisée en 1833 en dépit d’une multitude d’obstacles, par M. Gilbart, agrandissent continuellement leurs opérations. Des soins de plus en plus vigilans et des allocations de fonds de plus en plus considérables par l’état ou par les localités propagent en l’améliorant l’instruction populaire. La grande loi sur ce sujet que le parlement a votée en 1870 est à plusieurs égards un chef-d’œuvre.


II. — DES RÈGLES GÉNÉRALES A SUIVRE. — COMMENT ON S’EN ÉCARTE.

En somme, d’après les diverses grandes expériences que nous venons de rapporter, les moyens généraux à employer pour donner une vigoureuse impulsion au revenu d’un état, même sans recourir à l’élévation des tarifs d’impôts, et par le seul reflet de l’augmentation de la richesse dans le sein de la nation, se présentent ainsi :

1° Un moyen politique, consistant dans le rétablissement et l’affermissement de l’ordre public s’il était auparavant troublé ou incertain, dans la sécurité de la propriété si elle était auparavant menacée.

2° Des facilités plus grandes données à la liberté du travail, soit par une révision libérale des règlemens auxquels est soumis l’exercice des professions diverses, soit spécialement par une plus grande liberté du commerce international. A l’égard de ce dernier, il convient de commencer non-seulement par l’affranchissement complet des matières premières, mais encore par celui des outils, machines et appareils analogues, car, en l’absence du meilleur outillage et du meilleur matériel, il est impossible à une nation d’atteindre dans la fabrication le niveau des peuples les plus avancés, de soutenir leur concurrence sur les marchés extérieurs et de procurer au même degré à l’intérieur les commodités élémentaires de la vie au commun des hommes.

3" La multiplication, le perfectionnement et le bon marché des différens moyens de communication, les routes, les canaux, les chemins de fer, la poste aux lettres et le télégraphe. A cet ordre de faits se rattachent naturellement une révision intelligente des lois et règlemens sur la navigation et un certain développement des travaux publics dans les ports de mer, afin d’y rendre aisés et rapides l’entrée et la sortie des navires, ainsi que leur chargement et déchargement.

4° Le développement des institutions de crédit.

5° Un système d’éducation publique qui cultive les esprits d’une manière générale et d’une manière spéciale, et qui tende à rendre les individus plus aptes au bon gouvernement de soi-même et à la pratique des professions agricoles, manufacturières et commerciales.

Telles sont les règles qui ressortent de la pratique même, des enseignemens historiques les plus incontestables. Il n’est pas nécessaire d’ajouter, tant c’est évident, que, dans les circonstances financières prodigieusement difficiles au milieu desquelles la France se trouva en 1871 quand elle eut constitué un gouvernement légal, et où elle est encore, il était et il reste impossible de se passer d’impôts nouveaux par-delà ceux qui existaient au commencement de 1870. Le contribuable ne pouvait se dispenser de subir des taxes supplémentaires, résultant soit de l’aggravation des anciennes, soit de l’établissement d’impositions additionnelles. Le gouvernement se serait bercé d’un fol espoir, s’il avait cru possible de s’en passer; il eût manqué à son devoir, s’il ne les eût proposées immédiatement; mais en traçant le système financier qui devait faire entrer annuellement, dans le trésor public de la France, sous la forme d’impositions accrues ou sous celle d’impositions nouvelles, les 700 à 800 millions de plus dont il y avait à se pourvoir, il était nécessaire de se pénétrer des règles salutaires rappelées plus haut qui ressortent des leçons avérées de l’histoire. Jusqu’à quel point a-t-on eu cette préoccupation dans les lois fiscales et industrielles votées à partir de 1871 et dans la confection des budgets soit des recettes, soit des dépenses ?

Nous ne ferons qu’indiquer la question de savoir si, au lendemain de la signature de la paix avec la Prusse, on adopta résolument et franchement la politique la plus propre à rendre la sécurité aux intérêts, la confiance aux esprits, et par conséquent à ranimer l’industrie et la production de la richesse dans le pays. Il ne faut pas un long examen de ce qui s’est passé, une longue étude du spectacle qui se déroule sous nos yeux pour justifier une réponse négative. Malheureusement M. Thiers, aux mains duquel l’assemblée nationale réunie à Bordeaux en février 1871 avait confié le gouvernail, ne comprit pas ou cessa de comprendre après très peu de temps, malgré le lugubre enseignement de la commune, les conditions du solide rétablissement de l’ordre public et de la sécurité, si bien que le 24 mai 1873 l’assemblée, fortement émue, substitua au gouvernement de M. Thiers celui du maréchal de Mac-Mahon.

Le premier gouvernement issu de l’assemblée nationale compensa-t-il par la sagesse, l’à-propos et la fécondité de ses mesures économiques et financières la politique par laquelle il semblait rendre des chances au parti révolutionnaire? Ses projets financiers ont-ils été de nature à développer la liberté du travail en général, la liberté des échanges internationaux en particulier? Ont-ils énergiquement tendu à perfectionner les instrumens de toute sorte à l’usage de l’industrie nationale, agricole, manufacturière et commerciale, qui ont été énumérés plus haut? S’est-il hautement proposé d’augmenter la puissance productive de la nation par les moyens généraux dont l’histoire lui garantissait l’efficacité par d’éclatans exemples ?

Le grand orateur, le chef et l’âme de ce gouvernement, eut le mérite de comprendre que la France périrait, si l’on ne restaurait ses finances, profondément bouleversées. Il s’appliqua résolument à cette tâche patriotique, qui se divisait nettement en deux parties. D’une part, il fallait achever de solder les comptes de la guerre, y compris la somme de plus de 1 milliard 1/2 prise à la Banque de France, ainsi que les dépenses courantes de l’armée d’occupation que les Allemands avaient laissée chez nous, et se débarrasser de ces hôtes incommodes en leur payant les 5 milliards dont ils avaient fait une des stipulations absolues du traité de paix. D’autre part, il fallait dresser un budget dans lequel les dépenses ordinaires ou réputées telles, forcément accrues d’une somme énorme, fussent balancées par des recettes correspondantes. A la première partie de l’œuvre, M. Thiers consacra des efforts bien conçus qui furent couronnés d’un succès brillant. L’époque convenue dans le traité de Francfort pour le versement des 5 milliards fut notablement devancée. Dès le mois de mars 1873, les voies et moyens de cette opération souhaitée avec impatience par un public frémissant étaient assurés.

Des hommes très compétens, des esprits réfléchis, familiers avec les principes et la pratique, ont émis des critiques au sujet de la méthode suivant laquelle on s’est procuré la somme voulue pour cette grande opération de la libération du territoire. Ils ont signalé des défauts dans le mécanisme mis en usage pour la négociation de l’emprunt; on a dit que le procédé fixé pour la souscription laissait à désirer, qu’il avait fait payer trop cher au trésor les ressources obtenues, que les frais mêmes de la négociation avaient été excessifs, qu’il eût été possible d’émettre une partie de l’emprunt sous une forme qui eût davantage alléché le public souscripteur et lui eût fait rabattre quelque chose de ses prétentions. On a représenté encore qu’il n’eût pas été impossible de trouver une partie des fonds nécessaires autrement que par l’emprunt, qu’à cet effet on aurait pu exiger des contribuables une imposition extraordinaire et exceptionnelle à verser une fois pour toutes, qu’elle eût été apportée avec empressement, et que le public s’y attendait. Ces observations ne sont pas dénuées de fondement, et il sera bon, le cas échéant, qu’on s’en souvienne; mais dans d’aussi grandes affaires ce sont les effets généraux et d’ensemble qu’il convient d’envisager. Or ici ils ont été considérables et excellens.

Un plan aussi simple que sûr fut adopté, sur la recommandation de M. Thiers, pour le remboursement de la somme due à la Banque de France, somme qu’il importait de lui restituer, car c’était la condition du rétablissement du système monétaire de la France sur la seule base qui soit acceptable, celle des espèces métalliques sans immixtion obligatoire de la monnaie de papier. Il fut expressément inscrit dans la loi que ce remboursement aurait lieu à raison de 200 millions de francs par an, disposition qui était une obligation pour l’état, et à laquelle cependant l’assemblée vient de déroger.

L’impartialité nous oblige à dire que dans la seconde partie du plan général des finances, celle qui avait pour objet l’établissement d’un budget en équilibre, M. Thiers n’avait pas mérité le même éloge que dans la première. M. Thiers avait été pendant les six ou sept dernières années de l’empire membre du corps législatif. Il était rangé dans l’opposition et avait fait contre les actes du gouvernement des discours pleins d’éloquence, c’est un don qu’il possède et qui le suit invariablement. Un des sujets qu’il avait abordés avec prédilection était le traité de commerce du 23 janvier 1860 entre la France et l’Angleterre, traité qui avait été étendu successivement, avec quelques remaniemens avantageux et conformes aux principes, à beaucoup de nations autres que notre voisine d’outre-Manche. Ce traité avait fait passer la France, dans ses rapports avec les autres états, du système douanier le plus prohibitif qu’il y eût dans les cinq parties du monde à un régime de liberté commerciale relative, très éloigné encore du libre échange absolu, tel que les Anglais l’ont maintenant en vigueur. Les négociateurs français, par une circonspection et un esprit de ménagement qu’on ne peut qu’approuver, avaient cru devoir maintenir dans les éditions successives du traité des restrictions multipliées et dans quelques cas rigoureuses. Le traité de commerce est aujourd’hui jugé en dernier ressort. Ce fut une des inspirations les meilleures et les plus utiles du second empire; il marquera à son crédit et à son honneur dans l’histoire de la France.

Mais M. Thiers n’en a jamais jugé ainsi, et à l’heure actuelle il persiste à peu près seul en France dans une opinion hostile au traité. M. Thiers est libéral en principe, il l’est avec ampleur quand il n’est pas le maître du gouvernement; mais son libéralisme plane toujours dans les régions de la politique sans s’abaisser jusqu’à la sphère où se débattent les intérêts et les transactions des diverses industries. C’est là pourtant que se passe la majeure partie de la vie des peuples ; c’est ce qui absorbe la plus grande masse de leurs efforts et fait l’objet de leur activité infatigable. M. Thiers ne fait pas à la liberté du travail en général l’honneur de s’en préoccuper. Lui, qui sait tant de choses, il ignore le rôle que joue l’échange dans la création de la richesse pour les individus et pour les états. Il professe le plus profond dédain pour la liberté du commerce international, qui pourtant n’est pas la forme la moins importante de la liberté du travail. Il la considère comme un péril pour l’état et comme une bévue impardonnable chez les écrivains et chez les administrateurs qui ont la faiblesse d’y croire. C’est ainsi qu’il fut sous l’empire l’adversaire impitoyable et implacable du traité de commerce. Il l’accabla de ses anathèmes. Il soutenait imperturbablement que le traité avait ruiné plusieurs de nos industries et appauvri la France. Heureusement il trouva à qui parler : il fut victorieusement réfuté à chacune de ses attaques par M. Rouher, M. Baroche, M. de Forcade et quelques autres, au point d’embarrasser plusieurs de ses amis que fatiguaient ses tableaux fantastiques et le déluge de ses chiffres incorrects.

La passion de l’illustre orateur à cet égard était restée dans toute son ardeur après le !i septembre, et fit explosion dès qu’il fut devenu l’arbitre de la France. Ayant, en sa qualité de chef de l’état, à dresser le plan de finances par lequel on ferait équilibre au budget des dépenses si énormément accru, il lui apparut qu’il pouvait, moyennant quelques arrangemens habiles, combiner cette vaste opération de façon à anéantir le traité de commerce du même coup. Des deux choses qu’il détestait le plus, l’une, l’empire, était démolie, et lui-même remplaçait l’empereur avec une autorité personnelle plus grande peut-être. L’autre, le traité de commerce, devait succomber sous l’habileté de ses combinaisons. Rien ne manquerait à son bonheur, si le bonheur de l’homme se mesure à la satisfaction de ses antipathies.

Pour mieux accomplir son dessein contre le traité de commerce, M. Thiers commença par se donner pour collaborateur, à titre de ministre des finances, un membre de l’assemblée qui avait siégé aussi dans le corps législatif, homme souvent éloquent, bouillant toujours, qui s’était fait remarquer par sa pétulance contre le traité de commerce, quoique, en cela probablement, il eût obéi moins à la violence de son propre sentiment qu’au désir de plaire à ses compatriotes de la Normandie, alors très prohibitionistes. M. Thiers se flattait de trouver en lui une vaillante épée pour mettre le traité en pièces.

Quelques jours après que Paris eut été reconquis sur la commune, le 12 juin, le plan financier préparé par M. Thiers avec l’assistance plus ou moins active de M. Pouyer-Quertier fut révélé à la tribune. L’idée-mère de ce programme était la destruction du traité de commerce. On supposait alors que pour équilibrer le budget il fallait immédiatement des impôts nouveaux ou des accroissemens d’impôts pour 500 millions environ. On proposait donc des taxes nouvelles ou supplémentaires pour 488 millions. Dans la première édition du projet, on demandait juste la moitié, 244 millions, à la douane. Le reste devait provenir en majeure partie de l’enregistrement et du timbre, de la poste et des boissons. Les droits de douane sur les matières premières devaient fournir 180 millions; des droits de compensation sur les produits manufacturés de l’étranger auraient rendu une somme importante, en déduction de laquelle seraient venus les drawbacks, ou restitutions de droits, à l’exportation des produits français. Il y aurait eu des droits de douane à la sortie pour 15 millions et 5 millions de droits de navigation, c’est-à-dire de protection pour la marine marchande.

La partie qui concerne les douanes de l’exposé des motifs de cette loi de finances est curieuse à lire aujourd’hui. Le lecteur est stupéfait d’y trouver la réhabilitation naïve de ce qui semblait déjà et aujourd’hui semble plus encore condamné sans retour : les droits sur les matières premières, les drawbacks, les droits de sortie. Sous le charme de son avènement subit au pouvoir suprême, M. Thiers se berçait d’illusions toutes plus surprenantes les unes que les autres. Parce qu’en 1859 un grand nombre de manufacturiers français avaient été ardens contre le traité, M. Thiers croyait qu’en 1871, après que les faits avaient parlé, cette hostilité restait aussi générale et aussi vivace. Il s’attendait donc à ce que son projet de loi excitât une approbation enthousiaste parmi nos chefs d’industrie. Il se flattait que les puissances étrangères envers lesquelles on était lié par les traités de commerce ne verraient dans sa conception qu’un plan financier indispensable pour procurer au trésor français les ressources dont il ne pouvait se passer. Il était donc convaincu, et il le disait, que, par sympathie pour la France malheureuse et abattue, elles donneraient leur acquiescement à son projet. Sur l’un et l’autre point, M. Thiers était profondément dans l’erreur.

Nos manufacturiers s’étaient montrés très mécontens en janvier 1860. Ils avaient considéré le traité du 23 janvier comme une surprise, comme un acte arbitraire qui tombait sur eux sans aucun avertissement préalable[4]. Alors ils se méfiaient mal à propos de leur propre capacité et s’imaginaient qu’ils seraient dévorés par les manufacturiers anglais dès qu’ils n’auraient plus pour s’en défendre le bouclier de la prohibition. Alors enfin ils trouvaient très déplaisant d’avoir à dépenser de fortes sommes pour mettre leur outillage arriéré à la hauteur de celui de ces nouveaux compétiteurs. Mais en 1871 leur situation d’esprit était bien changée. L’expérience les avait éclairés, et c’est une autorité devant laquelle les hommes d’affaires ont la sagesse de s’incliner. Ils avaient reconnu que les Anglais n’étaient pas des concurrens aussi terribles qu’ils se l’étaient laissé dire. Ils avaient fait la dépense du renouvellement de leur matériel, et ils s’en trouvaient bien, car ils en étaient amplement rémunérés par la diminution de leurs frais de production et l’accroissement de leurs bénéfices. La plupart avaient agrandi leurs affaires, et les profits avaient suivi la même progression. D’ailleurs le projet d’un gros impôt sur les matières premières ne pouvait que leur être antipathique : il devait les astreindre à avoir pour une même étendue d’affaires un supplément de capital malaisé à trouver toujours, plus difficile dans les pénibles circonstances de 1871. Non-seulement les droits sur les matières premières étaient une entrave à la liberté du travail, aux facilités dont tout chef d’industrie a besoin surtout s’il s’occupe d’exportation, mais les droits de sortie et les droits de navigation devaient leur paraître et leur parurent en effet empreints de ce même caractère fâcheux. Quelques-uns de nos manufacturiers auraient vu sans déplaisir élever les droits de douane sur les produits fabriqués; mais tous se félicitaient de ce que le gouvernement du second empire, lorsqu’il avait établi la liberté très tempérée du commerce extérieur, qui fait le fond du traité, avait, pour rendre la transition plus facile et la position meilleure à nos manufacturiers, commencé par l’abolition des droits de douane sur les matières premières, sur les textiles particulièrement. M. Thiers, en prenant dans sa loi de finances de juin 1871 le contre-pied de cette mesure, ne pouvait que les mécontenter. L’avantage très problématique qu’ils pouvaient attendre d’une augmentation des droits de douane déjà élevés qui étaient stipulés par le traité de commerce ne pouvait balancer l’inconvénient très positif de l’établissement de gros droits sur les matières premières. Tous ceux qui avaient quelque habileté avaient constaté que sous les droits portés au traité l’importation des marchandises étrangères ne les empêchait pas de bien écouler leurs produits sur le marché français. En un mot, la partie fondamentale du programme financier de M. Thiers, celle que cet homme d’état avait le plus à cœur, la démolition du traité de commerce par le moyen d’un droit sur les matières premières, déplut extrêmement aux manufacturiers français, qu’il avait espéré séduire.

Du côté des puissances étrangères, la déception du chef de l’état ne devait pas être moindre. Il ne pouvait convenir à des gouvernemens placés tous sous le contrôle d’assemblées délibérantes de renoncer à des stipulations favorables à leurs populations propres, dans le dessein d’obliger le gouvernement français. Bien plus, il ne pouvait s’agir, dans l’opinion de ces gouvernemens, de rendre service à la France; convertis qu’ils étaient à la doctrine du libre échange, il était inévitable qu’ils considérassent le retour médité par M. Thiers au système protectioniste et restrictif comme destiné à nuire à la France même, au lieu de lui être utile. La question pour eux était de savoir s’ils sacrifieraient les intérêts de leurs nationaux aux préjugés personnels de M. Thiers, et ils n’avaient aucune raison pour condescendre à ce sacrifice.

M. Thiers n’en a pas moins suivi son projet avec une persévérance digne d’une meilleure cause. La mauvaise volonté de l’assemblée fut visible dès le premier jour; on mit beaucoup d’empressement à voter divers impôts dont la pensée se trouvait dans son projet de loi du mois de juin, mais on se refusa à admettre l’impôt des matières premières parce qu’on le jugeait dommageable pour l’industrie, et parce qu’il devenait clair qu’il était impraticable à cause de la résistance qui se manifestait de plus en plus chez les étrangers vis-à-vis desquels nous étions engagés. Il n’en tint compte. Le 19 janvier 1872, après une longue discussion où M. Thiers avait payé de sa personne, l’assemblée repoussa poliment l’impôt sur les matières premières. M. Thiers, irrité, lui envoya sa démission pour la forcer de se rétracter. L’assemblée, prise au dépourvu et plus qu’embarrassée, n’eut de ressource que dans la soumission et s’y résigna. On alla chez lui dans l’attitude de supplians lui demander pardon. A partir de ce moment, usant et abusant des avantages de sa situation, M. Thiers fit voter la dénonciation des traités de commerce avec l’Angleterre et la Belgique; il fit abolir la loi de 1866 qui émancipait partiellement le commerce dans ses rapports avec la marine marchande. Il exigea qu’on inscrivît au budget des recettes le droit des matières premières pour 93 millions : tant qu’a duré sa présidence, les ministres des finances se sont respectueusement inclinés devant cette fantaisie ; les rapporteurs du budget ont montré la même docilité; mais jamais le droit sur les matières premières n’a été bien spécifié et n’a pu être perçu, parce que l’attitude des étrangers, forts des engagemens que les traités portaient, l’interdisait absolument. On a ménagé ce qu’on regardait comme l’idée fixe d’un homme indispensable; mais on s’est arrangé de façon que son obstination fût sans effet, et on s’est montré sur ce point tout aussi obstiné que lui-même. A peine M. Thiers fut-il renversé le 24 mai 1873 que les 93 chimériques millions disparaissaient du budget. En même temps le traité de commerce avec l’Angleterre et la Belgique était renoué; la loi de 1866 sur la marine marchande sortait viTante du tombeau où il avait cru la sceller ; diverses atteintes de détail au traité de commerce, que les étrangers se montraient peu disposés à tolérer, et qui étaient contraires aux conventions, étaient répudiées.

Mais, par l’effet des prétentions de M. Thiers, la question financière avait dégénéré en un débat pour ou contre l’impôt des matières premières. Dans le dédale où l’on avait été entraîné par le chef de l’état, on avait perdu de vue les règles fondamentales relatives aux impôts; de plus en plus on avait incliné vers les expédiens. Toute pensée générale avait disparu; une foule de membres de l’assemblée, ayant chacun son spécifique financier, se flattaient de l’espérance de le faire triompher. A l’instar de M. Thiers, qui se refusait à toute transaction et maintenait imperturbablement son idée favorite, chacun s’érigeait en intransigeant pour faire prévaloir sa propre conception. Le morcellement croissant des partis dans l’assemblée favorisait ces tendances particularistes. Des propositions conformes aux principes et aux précédons, qui eussent réuni une grande majorité si elles avaient été présentées avec résolution par le gouvernement de M. Thiers du temps de sa lune de miel avec l’assemblée, avaient perdu leurs chances. Enfin la crainte des électeurs s’en était mêlée, et, à mesure qu’on s’approchait du renouvellement de l’assemblée, elle dévoyait davantage les esprits, et achevait de les détourner des impôts qui méritaient la préférence pour les rendre favorables à d’autres qu’il aurait convenu d’écarter : on en verra bientôt quelques exemples. Ces diverses raisons expliquent pourquoi l’édifice financier qui a été érigé depuis 1871 offre de nombreuses imperfections et de nombreux inconvéniens.


III. — EXAMEN SOMMAIRE DES IMPÔTS NOUVEAUX.

Si l’on examine le tableau des impôts votés depuis la réunion de l’assemblée nationale en 1871, on reconnaît qu’ils peuvent se répartir sous diverses têtes de chapitre que nous allons spécifier successivement. Quelques-uns s’attaquent directement au luxe et au plaisir; ainsi les chevaux et voitures procurèrent d’abord 6 millions 1/2 et donnent aujourd’hui 9 millions; les cercles et les billards dépassent 2 millions; les cartes avec les licences, qui ne sont guère du luxe, 6,300,000 francs. L’usage du tabac est un luxe à l’usage de toutes les classes sans exception, et le trésor en retire 40 millions de plus qu’auparavant. Il convient d’y joindre le droit de garantie sur les articles d’or et d’argent, auquel on a demandé une modique somme en sus. On a ainsi pour le contingent du luxe proprement dit une soixantaine de millions.

L’impôt du revenu, analogue à l’income-tax des Anglais, a été proposé avec une ferme conviction par divers députés et par des financiers en dehors de l’assemblée. Avec un tarif très modéré, il eût été suffisamment à l’abri du reproche d’arbitraire sous lequel il a succombé. On y a substitué une taxe sur certains revenus mobiliers, ceux qui proviennent des actions et des obligations, si multipliées de nos jours. Cette taxe est de 3 pour 100 du revenu. Dans cette limite, elle est très acceptable; elle aurait pu même être portée un peu plus haut. Le produit à peu près certain désormais est de 36 millions.

Un lot beaucoup plus considérable est fourni par les consommations dans plusieurs desquelles le luxe a une part, mais inséparable de celle de la nécessité. Les boissons, depuis le vin bleu des gargotiers de la barrière jusques aux crus les plus raffinés de Bordeaux et de Bourgogne, depuis le cognac jusqu’au grossier rogomme, ont été surtaxées à outrance. On s’était flatté de leur faire produire 152 millions de plus; mais sur ce point le chiffre présumé était excessif. Le sucre a été surmené presque autant : on a ajouté une moitié à des droits déjà élevés, de façon à en tirer encore 64 millions! Le café, le cacao, le thé, le poivre, la vanille et quelques moindres denrées coloniales ont été, avec la chicorée, imposés de 67 millions de plus. À ces impôts principaux se joignent d’autres d’un produit moindre. Sur les huiles végétales et les huiles minérales, on a levé environ 8 millions, sur les viandes salées étrangères 1 million. En supposant que ces taxes eussent le plein effet qu’on en a espéré, ce serait un revenu nouveau de 290 à 300 millions. A la plupart de ces taxes et à un certain nombre d’autres, la loi du 30 décembre 1873 ajoute tantôt 5, tantôt 4 pour 100, de manière à produire au trésor un supplément de 35 millions. La plupart de ces impôts de consommation sont durs et pénibles pour le consommateur; mais c’est que les temps sont très durs, et que la situation du trésor est infiniment laborieuse. On est donc forcé de s’y résigner, pourvu qu’il soit démontré qu’on n’obtiendrait pas le même revenu avec des tarifs moindres, et c’est un point sur lequel il reste à apprendre; tout au moins on peut soutenir dès à présent que ces taxes ont été portées à leur dernière limite. A l’égard des boissons, on s’y est remis à sept fois; on a accompagné les impôts multipliés qui les concernent de règlemens qui ont pour objet d’en assurer la perception, mais dont quelques-uns sont fort gênans pour le commerce honnête. On nous a cité des personnes très honorables qui, en présence de ces règlemens, ont dû renoncer à cette sorte d’affaires. Une pareille réglementation est donc un obstacle au travail, et il est nécessaire qu’elle soit révisée par des hommes à ce connaissant.

En fait d’impôts sur les consommations, il faut en noter à part une catégorie particulière, celle des industries qu’on a cru devoir soumettre à l’exercice ou ériger en monopoles de l’état. Ce sont les savons, la stéarine et les bougies qui en sont faites, le papier, et enfin les allumettes, dont l’état d’abord s’était borné à se faire réserver la fabrication. Plus tard, il a demandé et obtenu de transférer son monopole à une compagnie fermière. Le tout ensemble doit donner 42 millions, dont 16 proviendraient des allumettes. La résurrection de l’exercice appliqué à plusieurs industries est une regrettable réminiscence d’un passé peu recommandable. Il n’y a que deux industries pour lesquelles l’exercice soit justifiable, c’est la fabrication de la bière et celle des esprits. Pour l’une et l’autre, il est passé dans les mœurs, et l’importance du revenu motive l’exception. Quant à faire sortir de sa tombe l’institution des fermiers des revenus de l’état pour un article d’un usage aussi général que les allumettes, c’est purement et simplement une aberration. Dans le mode d’exécution même, on s’est lourdement mépris. On s’est embarrassé dans des procès d’expropriation avec les anciens fabricans d’allumettes. Ce sont des difficultés qui semblent inextricables, car on n’en finit pas. Une chose paraît claire : l’état, qui doit payer les indemnités, éprouvera un pénible mécompte. Le marché avec la compagnie adjudicataire ne doit commencer qu’après que l’expropriation sera accomplie, et rien n’indique qu’il en doive être ainsi bientôt. De là pour la compagnie et pour l’état une situation fausse où la compagnie ne gagne pas, mais où l’état perd gros, parce que la perception même de la taxe est mal faite. Le produit aurait dû être pendant le premier semestre de 1874 de 7,581,000 francs; il n’a été que de 4,798,000 francs.

Une classe très importante parmi les nouvelles taxes est celle qui affecte directement les transactions. On doit y comprendre les droits d’enregistrement, qui pour la plupart ont été accrus d’un dixième depuis 1871; un premier dixième avait déjà été établi sous l’empire. On a porté ainsi ces droits à un taux excessif. On a en outre institué des droits d’enregistrement sur des actes qui jusqu’alors n’en subissaient pas, tels que les baux, les contrats d’assurances. Dans cette même classe, il faut ranger aussi les droits de timbre, qu’on a augmentés depuis 1871 dans la plupart des cas et qu’on a généralisés de façon à les étendre à des transactions qui en étaient exemptes.

La taxation de l’enregistrement date de frimaire an vu, époque où le commerce était anéanti. Le trésor se trouvant à sec et ne sachant où prendre, on frappa directement et lourdement les mutations de la propriété foncière, à titre onéreux comme à titre gratuit, c’est-à-dire par héritage ou donation. Depuis trente ou quarante ans, il eût été de bonne administration de dégrever ces actes, car dans beaucoup de cas l’élévation du droit simple, sans décime additionnel, est déjà telle avec les frais accessoires que le revenu de plusieurs années en est absorbé. Dans ce cas, l’impôt détruit une partie du capital, ce qui est déplorable pour l’intérêt privé et pour l’intérêt public. Il est notoire que dans le cas des petits héritages, alors qu’il y a des mineurs, ou quand il faut procéder à l’expropriation, les frais d’enregistrement cumulés avec les frais de timbre montent à peu près au niveau de la valeur de la propriété même. Sous l’empire, un projet de loi avait été présenté pour prévenir désormais cette ruine des petits propriétaires accomplie par les mains du fisc. Le projet n’avait pas encore abouti quand survint la révolution du 4 septembre, quoiqu’il fût au corps législatif depuis trois ans. L’exagération nouvelle que viennent d’éprouver les droits d’enregistrement et de timbre aggravera ces maux déjà bien graves.

Le timbre fixe d’un décime sur les quittances est au contraire un impôt qui se défend très bien : il ne s’y attache aucuns frais de perception, il ne fait pas perdre une minute aux contractans, et dans chaque cas particulier il est insensible. Il rend 10 millions.

Les impôts nouveaux du chef de l’enregistrement et du timbre, tels qu’ils furent votés dès l’abord, montaient à 113 millions. Il a été ajouté depuis un demi-décime sur les actes extra-judiciaires, qui n’est pas sans inconvénient, et dont on attend 5 millions. On retirera 13 millions de l’augmentation du timbre sur les effets de commerce et 1 million des chèques; cette dernière disposition n’est pas heureuse, car il importait de donner toute facilité à l’extension de l’emploi du chèque; l’entraver pour se procurer 1 million est une mesure peu réfléchie. On a ainsi pour l’enregistrement et le timbre un accroissement de 132 millions sur quelques parties duquel il y a fort à redire. On peut assimiler à ces impôts le droit dit de statistique qui grève les transactions en s’ajoutant aux droits de douane; par sa modicité et par la rapidité de la perception, il est à l’abri de toute critique. Il rend 6 millions, ce qui ferait pour cette catégorie un total de 138.

Parmi les nouveaux impôts qui ont affecté le commerce et les diverses professions manufacturières, il en est peu qui aient causé autant de mécontentement et provoqué autant de plaintes que l’aggravation des patentes. Cette mesure, regrettée aujourd’hui de beaucoup de ceux qui l’ont votée, est un dérivé du projet de juin 1871 contre les matières premières. Après le vote du 19 janvier 1872, qui barra le chemin à ce dessein malencontreux, les opposans à l’impôt des matières premières furent attaqués avec virulence. On prétendit que les manufacturiers et les commerçans n’avaient repoussé l’impôt que par égoïsme, et qu’ils prétendaient ne pas avoir leur part des charges nouvelles. Ils répliquèrent qu’on les accusait injustement, qu’ils étaient atteints comme les contribuables en général par l’accroissement des impôts de consommation, qu’ils l’étaient en particulier par le nouveau régime du timbre, et qu’ils étaient prêts à accepter un impôt spécial, pourvu qu’il ne fût pas désastreux comme celui des matières premières. On se mit donc en quête d’un impôt nouveau à asseoir sur les manufacturiers et les commerçans. Il surgit trois ou quatre idées, entre autres celle d’imposer le chiffre des affaires ou les livres de comptabilité; la discussion fit écarter une à une ces propositions. L’on se rappela qu’en 1816 on avait eu recours à une taxe très temporaire sur les patentes. On partit de là : on résolut d’ajouter aux patentes 60 centimes du principal et de refaire la législation sur la matière de façon à rendre cet impôt beaucoup plus productif. On procéda dans cette circonstance avec fougue et emportement.

Pour Paris en particulier, la surcharge fut excessive. Il y eut des cas où le contribuable fut taxé pour la patente quatre ou cinq fois autant qu’auparavant. De là des réclamations véhémentes. Le régime des patentes fut remis sur le chantier; l’augmentation de 60 centimes par franc du principal fut abaissée à 43, ce qui est encore exagéré; quelques-unes des dispositions par lesquelles on avait tant aggravé les patentes furent adoucies; mais, tel qu’il est, l’impôt des patentes change profondément la position d’une foule de patentés. Sur le budget de 1870, tel qu’il avait été voté en 1869, l’impôt des patentes était en principal et en centimes additionnels de 106,150,000 francs, ce qui, déduction faite de la part afférente à l’Alsace et à la Lorraine, ferait 99 millions; sur celui de 1875, tel qu’il a été présenté, il est de 168,489,000 francs; c’est 69 millions de plus qu’en 1870 et à peu de chose près le principal de la contribution foncière; eu égard à l’état peu prospère du commerce, la charge est au-delà de ce qui peut être maintenu.

Passons aux impôts qui grèvent les différentes communications. Celles-ci se partagent en trois : en premier lieu les routes, les canaux et rivières et les chemins de fer, secondement la poste aux lettres, troisièmement la télégraphie. Parmi les voies de transport proprement dites, seuls les chemins de fer doivent nous occuper, les autres étant à peu près exemptes d’impôts.

Dès 1871, on a frappé d’un nouveau décime le prix des places des voyageurs et le service de la grande vitesse en général. Le décime était primitivement d’un rendement de 30 millions, aujourd’hui on le porte à 35. La somme provient en majeure partie des voyageurs. Le prix des places étant modique en France, cet impôt n’est pas lourd à supporter, et il gêne médiocrement les affaires. Il est au contraire peu d’impôts plus regrettables par la tendance qu’il semble révéler que celui auquel on a soumis le transport des marchandises en petite vitesse. Il a été voté in extremis, il y a peu de semaines, malgré une opposition fort vive. On en attend 25 millions 1/2. La quotité en est encore faible, d’un demi-décime pour franc; mais ceux qui ont étudié la physiologie des impôts savent qu’en général les taxes pour s’introduire se font petites; lorsqu’elles ont pénétré dans la place, il est de leur nature de s’arrondir. Les chemins de fer ont été inventés pour diminuer les frais de transport; il ne faut pas en fausser la destination par des taxes qui augmentent directement ces frais.

Il n’est pas possible de se mettre en présence des chemins de fer sans que la pensée se porte aussitôt sur la puissance de ce merveilleux instrument pour augmenter la richesse de la société. Il est naturel de se demander jusqu’à quel point depuis la guerre le gouvernement a cherché à en tirer parti pour parer dans une certaine mesure à l’accroissement de ses charges financières, non pas en les soumettant directement à des impôts, mais en les rendant plus efficaces pour l’accroissement de la richesse nationale, c’est-à-dire l’agrandissement du réservoir où il puise à chaque instant pour la satisfaction des besoins de l’état.

Les chemins de fer peuvent intervenir ici de deux manières très différentes, et dont la diversité cependant n’exclut pas la simultanéité. Pour tirer des chemins de fer des services plus grands que par le passé, on peut les multiplier, c’est-à-dire construire les lignes nouvelles dont la nécessité s’est fait sentir; on peut aussi se mieux servir des lignes déjà construites, de sorte qu’elles facilitent davantage les opérations des arts utiles, et par conséquent la création de la richesse. A aucun de ces points de vue, le gouvernement ne paraît s’être bien rendu compte de sa tâche. Au lieu de multiplier les chemins de fer ou d’en favoriser la multiplication en faisant appel aux ressources de l’industrie privée et des localités, il y a dans beaucoup de cas suscité des obstacles. Quant au mode d’exploitation des chemins de fer déjà établis, il n’a pas daigné en faire l’objet de son attention. Il semble professer sans réserve à cet égard la philosophie du docteur Pangloss, que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

En dehors des chemins qui s’exécutent sous la dénomination d’intérêt général et qui ressortissent à l’état, une loi sage, votée en 1865 et confirmée par la loi sur les conseils-généraux du 10 août 1871, en a créé une autre catégorie à laquelle on a donné la qualification d’intérêt local. Ce sont des lignes rendant les mêmes services que les autres, mais qui en diffèrent en ce qu’elles sont concédées par les départemens, représentés par leurs conseils-généraux, au lieu de l’être par le gouvernement et le parlement, et placées sous le contrôle non de l’administration supérieure résidant à Paris, mais des préfets et des assemblées départementales. A ce titre, elles excitent le déplaisir et l’hostilité des ultras de la centralisation, et l’animadversion des six grandes compagnies entre lesquelles on avait partagé le territoire. La plupart de celles-ci ne s’accommodent pas du contact de ces petites compagnies indépendantes, à peu près comme les seigneurs féodaux ne supportaient pas que, sur la vaste étendue de leurs fiefs, il se constituât des communes ayant leurs droits propres et leur autonomie. Les grandes compagnies seraient mieux inspirées en se prêtant à la construction des lignes d’intérêt local dans les cas nombreux où celles-ci ne cherchent pas à les supplanter. Par la force des choses, les lignes d’intérêt local doivent de plus être des affluens des réseaux des grandes compagnies, leur procurer directement ou indirectement des voyageurs et des marchandises.

Aux yeux du gouvernement, à partir de 1871 encore plus qu’auparavant, les chemins de fer d’intérêt local semblaient devoir se recommander par de nombreux avantages. En premier lieu ils devaient, ce qui semble considérable, ne rien coûter à l’état, les subsides qui leur seraient nécessaires devant être fournis désormais à peu près exclusivement par les départemens. Ils plaçaient près des grandes compagnies des émules procédant d’une manière différente, et pouvant leur offrir, à l’occasion, des modèles en plus d’un genre. C’était une tentative très rationnelle de décentralisation, qui en réalité ne privait l’autorité supérieure d’aucun pouvoir auquel elle eût lieu de tenir, qui la dégageait d’une responsabilité souvent minutieuse et incommode, et qui devait être très populaire dans les départemens, parce que les chemins de fer d’intérêt local, placés sous le contrôle des préfets et la surveillance des conseils-généraux, ne peuvent manquer de se montrer plus maniables pour le commerce local que les grandes compagnies relevant de l’état, ayant leur siège à Paris, et disposées à regarder du haut de leur grandeur et à traiter comme de petites gens les représentans même officiels de l’industrie, tels que les chambres de commerce.

Au lieu de se rendre à ces raisons, qui sont les grandes, l’administration supérieure s’est laissé influencer par d’autres qui sont les petites. Ces compagnies, qui échappaient à sa juridiction, lui ont semblé des révoltés. On a organisé et déployé un système de dénigrement et de veto à l’égard des chemins de fer d’intérêt local. C’était un parti pris d’empêcher de grandir ces intrus, ces bâtards. On en a immolé un bon nombre. On a fulminé contre eux une circulaire ministérielle adressée aux préfets au moment de la réunion des conseils-généraux en 1873, pièce qu’assurément le ministre qui l’a signée, homme éclairé, a acceptée de confiance sans la lire.

Ainsi pour ce qui est de l’indispensable développement de notre réseau de voies ferrées, l’administration supérieure a fait fausse route. A-t-elle été mieux inspirée au sujet des améliorations que comporte le mode d’exploitation des chemins de fer ouverts au public? Nous sommes obligés de dire que non. L’exploitation de nos lignes ferrées est stationnaire ; le progrès ne s’y introduit qu’avec une extrême lenteur. Dans la grande enquête qui a eu lieu en Angleterre de mars à juillet 1872, un des principaux témoins entendus, sir E. Watkin, président de deux chemins de fer (le South-Eastern, et le chemin de Manchester, Sheffield et Lincolnshire), a fait une déposition qu’on peut résumer ainsi : Voilà quinze ou seize ans que je suis dans les chemins de fer, et j’ai eu lieu d’étudier ceux de la France. Chacune des grandes compagnies de chemins de fer français ayant été soigneusement tenue par le gouvernement à l’abri de la concurrence, qui est pourtant le grand promoteur du progrès, l’exploitation des chemins de fer français est restée à peu près immobile, et aujourd’hui elle est fort en arrière. Nos compagnies au contraire, ayant senti l’aiguillon de la concurrence, ont tout amélioré, la rapidité et le bon marché du service, la fréquence des trains. En conséquence leur clientèle s’est développée considérablement. Aujourd’hui, entre Manchester et Londres, il y a par jour, les deux sens réunis, quarante-six trains de voyageurs. — A l’égard des marchandises, les résultats généraux de l’enquête et l’étude des tarifs anglais montrent que, la concurrence stimulant l’intelligence des compagnies, on a obtenu en Angleterre des résultats que les continentaux et les Français particulièrement ne peuvent envisager sans un sentiment pénible. Sous plusieurs rapports, le service des marchandises sur les chemins de fer français, pour ne parler que de celui-là, est grossier en comparaison de celui qui est à la disposition permanente des Anglais. Dans le mode français, on fait abstraction de la vitesse; on la traite comme une superfluité, comme si le temps n’était pas de l’argent et comme s’il n’était pas de l’essence même des chemins de fer de doter les opérations commerciales de l’avantage de la vitesse. Je pourrais citer un tarif spécial existant entre une cité populeuse et un port de mer important, en vertu duquel le chemin de fer peut mettre neuf jours pour faire 28 kilomètres; 3 kilomètres et un neuvième par vingt-quatre heures !

Derrière la pensée systématique qui a organisé ce système si bien nommé de la petite vitesse, il y a eu probablement le calcul de déterminer une certaine masse de marchandises à prendre la grande; mais celle-ci est si coûteuse que la spéculation a avorté, et ceux qui avaient ourdi cette profonde combinaison ont manqué le but. C’est qu’avec la grande vitesse il faudrait payer pour le parcours kilométrique d’une tonne (1,000 kilogrammes) de 30 à 36 centimes, sans compter l’impôt de 2 décimes par franc que s’est attribué l’état. Et pourtant la vitesse que nous qualifions de grande ne mérite pas ce nom, et c’est de la vanterie que de le lui donner, car elle est inférieure à la vitesse ordinaire des Anglais. En Angleterre, pour une distance d’environ 500 kilomètres, comme celle qui sépare Lyon de Paris, la livraison à domicile d’une marchandise partie dans l’après-midi se ferait le lendemain soir. Tel est le régime constant des chemins de fer anglais, le pain quotidien du commerce en Angleterre. En France,-par la grande vitesse, pour un même trajet, il faut trente-six ou quarante heures. Les ballots d’étoffes de coton apportés à la gare de Manchester à sept ou huit heures du soir sont le lendemain matin, de dix heures à midi, dans Londres, à la porte du commerçant de la Cité. Il y a 304 kilomètres. En France, par la petite vitesse, le trajet durerait quatre ou cinq jours et le transport coûterait tout autant. Pour nos villes du midi, le trajet des marchandises qu’elles ont à envoyer à Paris dure dix ou douze jours, ce qui fait manquer aux manufacturiers de ces contrées des marchés importans, par la raison qu’il leur est impossible de satisfaire l’acheteur, qui souvent veut être servi dans la quinzaine. Pour le commerce des fruits et des légumes, qui ne peuvent, sous peine de se gâter, demeurer longtemps en route, nos délais de la petite vitesse sont des obstacles absolus. Dès que la distance devient grande, impossible d’expédier ces articles par la petite vitesse, puisqu’ils n’arriveraient qu’avariés; impossible aussi dans la plupart des cas de se servir de la grande, à cause de la cherté. La conséquence forcée, c’est que le commerce ne se fait pas.

Si, sous la pression de la concurrence, ou par l’effort des règlemens administratifs ou législatifs, on introduisait en France le régime de la vitesse habituelle aux Anglais, il n’en faudrait pas davantage pour donner une nouvelle et forte impulsion aux affaires. Une grande quantité de transactions se feraient qui sont impraticables aujourd’hui. Ce serait pour les chemins de fer l’occasion de profits nouveaux, et aussi le moyen de diminuer leurs frais généraux, puisque, avec le même personnel et avec le même nombre de wagons, ils transporteraient une bien plus forte quantité de marchandises. Le rendement des impôts s’améliorerait notablement, car plus il y a de transactions dans le pays, plus le fisc reçoit : il est à côté de chacun de nous imperturbablement comme notre ombre, et il se fait payer un tribut à chacun de nos mouvemens.

La poste aux lettres a été rudement atteinte par l’impôt. Elle l’a été dans chacune de ses branches. Le port de la lettre circulant de bureau à bureau a été porté de 20 centimes à 25, dans la circonscription du même bureau de 10 à 15. Le poids de la lettre simple est resté de 10 grammes. Les imprimés de toute espèce, les avis du commerce, circulaires, prospectus, ont été bien plus maltraités que les lettres. Les épreuves d’imprimerie ont été l’objet d’une sévérité exceptionnelle. Il semble que quelqu’un qui n’est pas encore réconcilié avec l’imprimerie, et qui maudit l’invention de Gutenberg, soit passé par là. Les échantillons du commerce, sous le nom desquels se faisait un petit commerce utile à tout le monde, ont été tellement surchargés qu’on a pris l’habitude de n’en plus expédier par la poste.

Déjà avant la guerre on avait lieu de dire que le tarif de la poste, pour la correspondance, était excessif. Il dépassait celui de l’Angleterre, des États-Unis, de l’Allemagne, où l’on paie 10 centimes, 15 cent., 12 cent. 1/2 pour une lettre de 14 à 15 grammes, et dans le cas des deux derniers pays pour un parcours plus long. Ce fut donc une mauvaise idée d’élever le port de lettre en 1871. On nuisait aux affaires, et en retour on n’avait pas la satisfaction d’un accroissement important de recette. Sur la plupart des autres articles, on n’a obtenu qu’une diminution de revenu au lieu de l’augmentation annoncée, et il a fallu en 1873 revenir sur quelques-unes des aggravations.

A peu de chose près, tout ce qui a été fait au sujet des postes depuis la paix est regrettable. C’est juste au rebours de ce qu’il aurait fallu. Plusieurs des taxes sur les lettres destinées à l’étranger étaient déjà exagérées, celles qui vont dans le Levant par exemple; on aurait dû les abaisser dans l’intérêt du commerce, on les a élevées. La France devait plus que jamais s’efforcer de donner du développement à ses exportations; pour cela, il était nécessaire que l’échange de la correspondance avec l’étranger devînt très économique, qu’il en fût de même de l’échange des prospectus, des circulaires, des prix-courans, des journaux en général, puisqu’ils contiennent des nouvelles commerciales, des échantillons, des articles d’argent. On a fermé les yeux afin de ne pas apercevoir cette convenance, et on a eu lieu de s’en repentir.

On a été amené par la force des choses à admettre la circulation des cartes postales. M. Wolowski avait fait à la tribune un exposé si complet et si concluant des services qu’elles pouvaient rendre, de l’innocuité des cartes relativement aux recettes provenant des lettres proprement dites, qu’il parut impossible de ne pas accueillir cette innovation, couronnée d’un si beau succès ailleurs; mais on s’est arrangé de manière à paralyser la circulation des cartes postales, on les a taxées à 10 centimes dans la circonscription d’un bureau, à 15 centimes au-delà. Elles ne pouvaient devenir d’un usage fréquent que si les prix respectifs étaient de 5 et de 10 centimes.

À ce sujet, qu’il nous soit permis de dire que l’administration des postes laisse beaucoup à désirer. Le service est mauvais même à Paris. Ce n’est pas que les hauts fonctionnaires placés à la tête manquent de bonne volonté ou d’aptitude. Plusieurs des directeurs-généraux qui se sont succédé depuis le commencement du siècle ont été des hommes remarquables. M. Conte, qui remplit ces fonctions pendant la majeure partie du règne de Louis-Philippe, était un homme d’une énergie intelligente et infatigable. Sous l’empire, M. Stourm entre autres fut un esprit éclairé, désireux du progrès, et le directeur-général actuel passe pour un excellent administrateur. Mais il y a dans la situation politique de cette administration un vice radical qui de plus en plus y rend les améliorations difficiles et lentes. L’administration des postes est englobée dans le ministère des finances, ce qui a fait prendre l’habitude de la considérer comme fiscale avant tout et de vouloir qu’elle produise du revenu; quant à bien servir le commerce, ce n’est que secondaire. Le directeur-général des postes est vis-à-vis du ministre des finances comme un subordonné sans pouvoir propre. Dans d’autres pays où l’on tient grand compte des besoins des commerçans et des producteurs en général, aux États-Unis et en Angleterre par exemple, la doctrine dominante, avouée, proclamée, est que la poste n’est pas une institution fiscale, et que tout ce qu’on doit lui demander, c’est de se suffire à elle-même. Pour que cette règle libérale, si conforme à l’intérêt des affaires, soit respectée, le chef du service est indépendant des ministres. Il est ministre lui-même ou il en a le rang et la prérogative. Aux États-Unis, le postmaster-general est un des dignitaires du gouvernement au même degré que le ministre des finances ou de l’intérieur, ou de la marine. En Angleterre, où il porte le même nom, il est un fonctionnaire politique autonome, changeant quand le cabinet change, et le plus souvent il est membre du cabinet; c’est le cas au moment actuel. Tant qu’on n’aura pas reconnu en France les avantages de ce système et qu’on ne se le sera pas approprié, l’administration des postes sera impuissante. Elle n’obtiendra pas les fonds qui seraient nécessaires à l’extension ou au perfectionnement du service. On la traitera comme une vache à lait qu’il est permis de traire sans pitié. Le travail national en souffrira.

Pour la télégraphie, qui est séparée de la poste et n’est pas comme elle sous la loi de l’administration des finances, le tarif d’avant la guerre était très modéré, très favorable aux affaires : 50 centimes quand on ne sortait pas du département, 1 franc pour la France entière. En outre, les bureaux se multipliaient rapidement. Depuis 1871, pour avoir du revenu, on a modifié les taxes. Celle de 50 centimes a été portée à 60, ce qui est insensible au public ; celle de 1 franc a été accrue un peu plus fortement, elle a été mise à 1 fr. 40 cent.; il eût été mieux de s’arrêter plus bas. A 1 franc, les dépêches de département à département se fussent multipliées plus vite.

IV. — ADDITIONS AU BUDGET DES DÉPENSES.

Supposons que l’on modifie les impôts nouveaux par une réduction qui s’appliquerait principalement 1° aux patentes, pour lesquelles il ne faudrait pas beaucoup s’écarter du taux de 1869, 2° aux droits d’enregistrement par la suppression du second décime, 3° à la poste, où aucune des augmentations de tarif ne mérite d’être maintenue, car c’est un tissu de maladresses, et qu’à cette réduction l’on joigne l’adoption infiniment désirable d’une loi pareille à celle qui a été proposée en 1867 ou à celle qui existe en Angleterre, afin que les petits héritages expropriés ou dévolus à des mineurs ne soient pas dévorés par le fisc, loi qui ferait une brèche dans les produits de l’enregistrement et du timbre[5] : il faudra d’autres impôts pour remplacer le revenu supprimé. Comment s’y prendre?

Si à l’origine, en février 1871, au moment où l’assemblée se réunit, ou en juin de la même année, quand la commune eut été vaincue, le chef du gouvernement eût résolument proposé d’augmenter les quatre contributions directes et l’impôt du sel, au lieu de son idée rétrograde sur les matières premières, il est permis de croire que le succès eût été immédiat et complet, comme il l’a été pour l’accroissement du tarif à l’égard des denrées coloniales et des alcools[6]. L’assemblée alors accueillait avec empressement des inspirations patriotiques, et les nécessités publiques étaient des lois pour elle. Au bout de huit jours, la commission du budget eût fait un rapport approbatif, au bout de quinze le vote de la loi eût été un fait accompli. Je n’ai pas à répéter ici ce qui a été si bien dit tant de fois pour justifier le relèvement de l’impôt du sel dans des circonstances telles que celles où se trouve la France. Il serait superflu aussi de rappeler ce qui a été signalé avec beaucoup d’autorité par nombre d’orateurs et de publicistes sur les motifs de bonne justice distributive qui recommanderaient d’ajouter quelque chose aujourd’hui à l’impôt foncier. Il suffira de citer ce fait notoire que depuis 1790 le principal de cet impôt a été successivement diminué de moitié environ pendant que le revenu territorial triplait en moyenne et dans certains cas décuplait. Très probablement on aurait de même consenti alors à doubler l’impôt sur les successions en ligne directe, qui est très faible. La somme correspondante eût été considérable : 20 centimes sur les quatre (contributions directes donneraient à l’heure actuelle à peu près 65 millions[7]; 2 décimes sur le sel rendraient pareille somme. Vu la gravité des circonstances, on eût pu même rétablir sur le sel la tarification de 1813, en se fondant sur ce que, la valeur de l’argent ayant baissé, 4 décimes aujourd’hui ne sont pas un fardeau plus lourd que 3 il y a soixante ans : on aurait eu ainsi 95 millions à peu près sans frais de perception. Par l’aggravation du droit sur les successions en ligne directe, on aurait obtenu aisément 30 millions. Moyennant ces trois additions au budget, il serait versé annuellement au trésor une somme de 160 millions ou même de 190, qui non-seulement parerait à la diminution des recettes causée par les réductions dont il vient d’être parlé, mais encore laisserait disponible une somme très considérable qui manque au budget des dépenses, car ce budget n’est pas en rapport avec la situation du pays ni avec les convenances mêmes du budget des recettes.

Pour que le revenu public se développe davantage, il faut, nous l’avons peut-être répété trop souvent, que le travail national reçoive des facilités dont il reste dépourvu. Nous en avons signalé un certain nombre, parmi lesquelles quelques-unes n’imposeraient pas au trésor des sacrifices importans. Telle serait la révision de quelques articles du tarif des douanes pour rendre plus aisé à nos manufacturiers et à nos agriculteurs le renouvellement de leur outillage. Il s’agirait de la suppression des droits sur les outils, machines, ustensiles et appareils de toute sorte. On pourrait de même à peu de frais rendre un grand service au travail national en augmentant la liste des matières premières exemptes de droits ou très modérément taxées. Le droit sur les filés de coton est excessif et gênant pour plusieurs de nos industries, surtout depuis que nous avons perdu les excellentes filatures de l’Alsace.

Mais il y a des améliorations d’un autre genre qui seraient des bienfaits pour le travail national et en accroîtraient la fécondité, et qui ne peuvent s’obtenir qu’au moyen d’une forte mise de fonds. Ce sont celles qui consistent en travaux publics. Ce sont aussi celles que réclament nos établissemens divers d’instruction publique, fort arriérés par rapport aux besoins de la société en général, des arts utiles en particulier, et fort inférieurs à ce qu’on rencontre dans différens pays dont nous nous plaisons à répéter, dans notre incorrigible vanité, que nous sommes pour le moins les égaux sur tous les points.

En ce qui concerne les travaux publics, il reste beaucoup à faire pour les chemins de fer. La substitution d’un mode d’exploitation plus avantageux à l’agriculture, aux manufactures et au commerce n’est pas une affaire d’argent; ce sont des règlemens à changer, de nouvelles habitudes à imprimer, et les compagnies elles-mêmes s’en trouveraient bien. Pour ce qui est de l’extension du réseau des chemins de fer, dont nous sommes loin d’avoir ce qu’il nous faut[8], on doit s’en remettre aux grandes compagnies agissant dans leur liberté, aux compagnies indépendantes trop dédaignées et aux compagnies d’intérêt local qu’on opprime. Les localités se chargeraient volontiers d’aider ces dernières. L’état semble ne devoir supporter qu’une faible partie du débours total; mais, le bloc étant très gros, son concours se traduirait encore par une forte somme.

Pour la navigation intérieure et pour les ports maritimes, c’est l’état au contraire qui devra supporter la presque totalité de la dépense. La canalisation du territoire a absorbé déjà de très grands capitaux et elle est loin d’avoir rendu des résultats proportionnés. Le développement de notre puissance productive exige que cette œuvre, qui est à peu près suspendue, soit reprise activement, avec une idée d’ensemble qui n’existe plus, si jamais elle a existé. Un ouvrage magistral sur cette question compliquée a paru récemment sous la forme de rapports à l’assemblée nationale; il est de l’honorable M. Krantz. On y voit ce qui reste à faire pour tirer bon parti de ce qui est déjà fait, et pour rendre au pays de nouveaux et grands services qu’il réclame justement. On y apprend qu’il serait possible, avec 7 millions seulement, de rendre la Seine praticable de Paris à la mer pour des navires tirant 3 mètres. D’autres entreprises également utiles seraient plus coûteuses. Notre climat tempéré, où les chômages dus à la gelée sont de très courte durée, aurait dû nous porter davantage aux travaux de canalisation.

Nos ports maritimes, même les plus fréquentés, sont loin d’être aménagés et outillés aussi bien que ceux de l’Angleterre, de la Belgique, de la Hollande. La différence est grande entre Marseille et Liverpool, entre Le Havre et Anvers, entre Bordeaux et Glasgow, entre Cette ou Dunkerque et Amsterdam. Notre infériorité sous ce rapport est affligeante. Nous avons besoin de construire de nouveaux bassins à flot, des cales de radoub, des docks bien disposés, dans certains cas des digues à la mer. Nos procédés d’embarquement et de débarquement sont défectueux. Nos moyens de dragage sont vieillis. Ces lacunes, pour être comblées, exigent une étude approfondie de ce qui existe ailleurs; mais il y faudrait beaucoup d’argent. Il n’est pas possible que, soit pour les travaux maritimes, soit pour la navigation intérieure, c’est-à-dire pour les canaux et pour le perfectionnement des fleuves, soit pour la participation de l’état aux chemins de fer, l’administration des travaux publics suffise même médiocrement à sa tâche à moins d’un supplément de 70 à 75 millions par an ; mais, si cette somme était bien dépensée, elle rapporterait de gros intérêts au trésor lui-même par l’influence qu’elle exercerait sur notre puissance productive.

La réédification de notre système d’enseignement, œuvre urgente s’il en est, ne se réalisera pas non plus sans dépense. Sous peine d’un abaissement irrévocable, il nous est commandé de modifier profondément notre système d’éducation et nos programmes d’études. Les locaux de plusieurs de nos grandes écoles, des principaux établissemens d’instruction publique, à Paris même, ne répondent plus à leur destination. Dans les lycées de Paris qui reçoivent des internes, les prescriptions de l’hygiène sont impossibles à suivre. Le matériel de l’enseignement, depuis les collections et les laboratoires jusqu’aux bibliothèques, est insuffisant ou suranné. Pour l’enseignement supérieur, pour l’enseignement secondaire, pour l’enseignement primaire, nous avons des modèles tout trouvés dans l’Amérique du Nord, en Allemagne, en Suisse, en Angleterre ; mais l’argent manque, et peut-être bien aussi la bonne volonté n’est pas à la hauteur qu’il faudrait. La première pierre de l’édifice nouveau de la Sorbonne a été posée en 1853, elle attend encore la seconde. Nous ne pouvons tarder davantage à aborder l’œuvre générale de la réorganisation de l’instruction publique. Si ce n’est pas pour l’honneur de l’esprit français, pour sauver notre réputation littéraire qui déjà s’éclipse, que ce soit pour le développement de notre commerce et de notre richesse. De ce chef, le moins que nous ayons à dépenser dans l’intervalle d’une dizaine d’années serait de 200 à 300 millions à la charge de l’état, sans compter ce que fourniraient les départemens et les communes, et outre un accroissement des dépenses courantes inscrites au budget. La somme disponible que nous prévoyions il y a un instant pourrait servir aussi à remplir cet objet.

Je termine en reconnaissant ce dont le lecteur n’aura pas été long à" s’apercevoir, que dans cet essai j’ai à peine effleuré le sujet. Les développemens que comporte la question des finances françaises sont indéfinis. Le gouvernement lui-même, continuellement dérangé par les tiraillemens de la politique, a grandement besoin d’y réfléchir, et sans doute il y consacrera une partie des loisirs que vont lui donner les vacances de l’assemblée. Il n’a pas encore de thème dont lui-même puisse être satisfait. Je m’estimerais heureux si quelqu’une des observations présentées ici l’aidait à se mettre sur la voie de la solution qu’il n’a pas trouvée encore.


MICHEL CHEVALIER.

  1. Dans l’Angleterre proprement dite et le pays de Galles, — ce qui constitue le plus important de beaucoup des trois royaumes, — les associations destinées à faire la banque ne pouvaient avoir plus de six membres. Cette disposition, inscrite dans la loi pour favoriser la Banque d’Angleterre, empêchait les banques par actions, qui eussent pu réunir de grands capitaux. C’est en Écosse surtout que les banques ont été à l’usage des artisans industrieux et des propriétaires.
  2. Dès les premières années de la monarchie de juillet, le gouvernement anglais avait envoyé sur le continent, et particulièrement en France, deux hommes distingués, jeunes alors, pour répandre et accréditer l’idée de la liberté commerciale. C’étaient le docteur John Bowring, qui a occupé ensuite des postes importans, et M. George Villiers, devenu plus tard lord Clarendon. En 1840 arriva à Paris M. Porter, du Board of Trade, homme fort éclairé, qui devait essayer de négocier un traité de commerce. Les événemens politiques survenus en Orient cette année mirent fin brusquement à sa mission.
  3. C’étaient notamment les verres et cristaux, le papier, les toiles peintes, le savon, les briques, la culture du houblon.
  4. En cela, ils se méprenaient. Le Moniteur les avait avertis dès le 17 octobre 1856 que le gouvernement se réservait de lever les prohibitions dans cinq ans à partir du 1er juillet. Quoique le traité de commerce ait été signé au commencement de 1860, la date du 1er juillet 1861 a été observée à l’égard des prohibitions. Jusqu’à cette date, le traité de commerce n’a eu d’effet que pour les marchandises non prohibées.
  5. On consultera avec profit, au sujet de cette réforme essentiellement démocratique, mais de la bonne démocratie, l’exposé des motifs du projet de loi de 1867 sur les ventes judiciaires d’immeubles, les-partages et les purges d’hypothèques, par M. Riche, conseiller d’état.
  6. La loi qui concerne les denrées coloniales (sucres compris) et les alcools était votée dès le 8 juillet 1871.
  7. Savoir, impôt foncier 34,080,000 fr., impôt mobilier 9,560,000 fr., portes et fenêtres 6,806,000 fr., patentes 14 millions.
  8. M. Bouffet, ingénieur des ponts et chaussées, dans une brochure qui n’est pas irréprochable, mais où abondent cependant les aperçus justes et les renseignemens exacts, a établi que nous possédons moins de chemins de fer, toute proportion gardée, que la plupart des nations éclairées de l’Europe.